CHAPITRE HUIT
LE NORD ET LA QUESTION DE L’IMPERIALISME
Le conflit Nord/ Sud (centres/périphéries) est une donnée première dans toute l'histoire du déploiement capitaliste. Le capitalisme historique (il n'y en a pas d'autres sauf dans l'imaginaire irréel de la doctrine libérale) se confond avec l'histoire de la conquête du monde par les Européens et leurs descendants qui ont fait les Etats Unis (plus le Canada et l'Australie). Une conquête victorieuse pendant quatre siècles – de 1492 à 1914- devant laquelle les résistances des peuples victimes avaient toujours échoué. Un succès donc qui permettait de fonder sa légitimité par la supériorité du système européen, synonyme de modernité, de progrès, de bonheur pour employer les termes de la doctrine anglaise de “l'utilitarisme”, fondement de l'eurocentrisme. Une conquête qui a persuadé les peuples des centres impérialistes (tous Européens d'origine, auxquels se sont agrégés les Japonais qui ont choisi d'imiter leurs prédécesseurs, mais dont été exclus les Latino-Américains) de leur droit “préférentiel” aux richesses de la planète. Une sorte de racisme profond qui ne revêt plus les formes primitives de la croyance dans l'inégalité des « races ».
Cette page de l'histoire est en voie d'être tournée, remise en question par l'éveil du Sud. Un éveil qui s'est manifesté tout au long du XX ième siècle par les révolutions conduites au nom du socialisme dans la semi périphérie russe puis dans les périphéries de Chine, Vietnam, Cuba, comme par les libérations nationales d'Asie et d’Afrique et les avancées de l'Amérique latine. J’ai proposé, pratiquement à travers tous mes écrits, des analyses concrètes de ces remises en cause comme des développements plus théoriques et généraux de leur articulation aux transformations du système capitaliste/ impérialiste. Le petit ouvrage de Claudia Roffinelli (Samir Amin, La théorie du système capitaliste, critique et alternative; Ed Parangon, 2013) propose une synthèse excellente de mes thèses. Dans ces Mémoires, j'y ai ajouté une note plus personnelle.
La lutte des peuples du Sud pour leur libération – désormais victorieuse dans sa tendance générale- s'articule à la remise en question du capitalisme. Cette conjonction est inévitable. Les conflits capitalisme/socialisme et Nord/Sud sont indissociables. Il n'y a pas de socialisme concevable hors de l'universalisme, qui implique l'égalité des peuples. Dans les pays du Sud les majorités sont victimes du système, dans ceux du Nord ils en sont les bénéficiaires. Les uns et les autres le savent parfaitement bien que souvent soit ils s'y résignent (dans le Sud) soit s'en félicitent (dans le Nord). Ce n'est donc pas un hasard si la transformation radicale du système n'est pas à l'ordre du jour dans le Nord, tandis que le Sud constitue toujours "la zone des tempêtes", des révoltes répétées, potentiellement révolutionnaires. De ce fait les initiatives des peuples du Sud ont été décisives dans la transformation du monde comme toute l'histoire du XX ième siècle le démontre. Constater ce fait permet de situer dans leur cadre les luttes de classes dans le Nord : celui de luttes économiques revendicatives qui en général ne remettent en question ni la propriété du capital ni l'ordre mondial impérialiste. Cela est particulièrement visible aux Etats-Unis, ce que j'explique par les effets des vagues successives d'immigration, qui ont fait avorter la politisation des luttes sociales pour lui substituer l'affirmation de communautarismes dans le cadre d'une culture politique du consensus. La situation est plus complexe en Europe du fait de sa culture politique du conflit opposant droite et gauche, depuis les Lumières et la révolution française, puis ensuite avec la formation d'un mouvement ouvrier socialiste et la révolution russe (cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). Néanmoins l'américanisation des sociétés européennes, en cours depuis 1950, atténue graduellement ce contraste. De ce fait également les modifications de la compétitivité comparée des économies du capitalisme central, associées aux développements inégaux des luttes sociales, ne méritent pas d'être placées au centre des transformations du système mondial, ni au cœur des différentes variantes possibles des rapports entre les Etats-Unis et l'Europe, comme le pensent beaucoup des partisans du projet européen. De leur côté les révoltes du Sud, quand elles se radicalisent, se heurtent aux défis du sous- développement. Leurs "socialismes" sont de ce fait toujours porteurs de contradictions entre les intentions de départ et les réalités du possible. La conjonction, possible mais difficile, entre les luttes des peuples du Sud et celles de ceux du Nord constitue le seul moyen de dépasser les limites des uns et des autres. Cette conjonction définit ma lecture du marxisme. Une lecture qui part de Marx, refuse de s'arrêter à lui, ou Lénine ou Mao. Un marxisme conçu comme méthode d'analyse et d'action et non comme l'ensemble des propositions tirées de l'usage de celle-ci, et donc un marxisme qui ne craint pas de rejeter certaines conclusions, fussent-elles de Marx, un marxisme sans rivages, toujours inachevé.
C'est pourquoi le suis un internationaliste. J’ai toujours pensé que le capitalisme étant un système mondial et non la simple juxtaposition de systèmes capitalistes nationaux, les luttes politiques et sociales, pour être efficaces, devaient être conduites simultanément dans l’aire nationale (qui reste décisive parce que les conflits, les alliances et les compromis sociaux et politiques se nouent dans cette aire) et au plan mondial. Ce point de vue – banal à mon avis – me paraît avoir été celui de Marx et des marxismes historiques (« Prolétaires de tous les pays unissez-vous »), ou dans la version maoïste enrichie (« Prolétaires de tous les pays, peuples opprimés, unissez-vous »). Les débats et les combats auxquels j’ai participé – le lecteur s’en sera rendu compte – se situaient simultanément dans ces différents plans. Cela impliquait évidemment non pas un « tiers mondisme » mais un « mondialisme » (ou internationalisme), nuance forte sur laquelle je me suis exprimé souvent. De là ma défense de l'idée d'une Cinquième Internationale nécessaire (cf S. Amin, Pour la Cinquième Internationale, 2007). La nature des organisations dans lesquelles se situent les débats auxquels j’ai participé – qu’il s’agisse de l’IDEP, du FTM ou du Forum Mondial des Alternatives – impliquait que nous cherchions à construire des ponts efficaces pour l’action internationale.
Dans le moment actuel la page de la libération du Sud paraît néanmoins tournée. Les classes dirigeantes du Sud semblent accepter de se soumettre aux exigences de la mondialisation, les unes avec l'espoir d'en tirer profit, les autres contraintes. L "occidentalisation" du monde est en marche. La doctrine libérale triomphe et croit trouver la preuve de la justesse de sa vision: l'homogénéisation du monde, le "rattrapage" serait possible dans le capitalisme, sa réalisation dépend de l'intelligence des classes dirigeantes concernées. Je crois avoir fourni de bons arguments qui démontrent qu'il n'en est rien, que la polarisation commande l'avenir du système comme son passé. La libération des peuples du Sud reste donc indissociable de la construction d'une perspective socialiste, de la progression du capitalisme au socialisme mondial.
Illusion, répète t- on, que l'effondrement définitif des modèles soviétiques et maoistes illustre. A ceux qui pensent donc le socialisme impossible, je dis : le capitalisme n'est pas sorti d'un seul coup du triangle Londres-Amsterdam-Paris au XVII ième siècle; trois siècles plus tôt il s'était cristallisé dans les villes italiennes dans une première forme qui a sombré mais sans laquelle sa forme "définitive" plus tardive aurait été impensable. Il en sera probablement de même du socialisme. Mais ce probable ne deviendra réalité que si l'articulation libération du Sud/invention des étapes de la longue transition au socialisme mondial s'organise avec l'efficacité nécessaire pour "changer le monde". Cela implique que s'affirme "la vocation afro asiatique" du marxisme, comme je l'ai écrit. Certes le Sud ne paraît pas engagé sur cette voie. Au contraire ce sont les illusions passéistes qui ont le vent en poupe chez beaucoup de ses peuples. L'Amérique latine, mais surtout la Chine, qui font exception, feront elles sortir des ornières? Je le crois possible. Un nouveau "front du Sud" ("Bandoung 2") peut associer dans des formules diverses à géométrie variable Etats et peuples du Sud. Un Bandoung mieux armé que le premier, les pays du Sud ayant désormais beaucoup plus de possibilités fructueuses de coopération.
A en croire le discours répétitif des médias occidentaux, l’idée d’un renouveau du Non Alignement serait chimérique. Dans ce discours tout ce qui s’était passé dans le monde entre 1945 et 1990 ne s’expliquerait que par « la guerre froide », et par rien d’autre. L’URSS disparue et la page de la guerre froide tournée, aucune posture « analogue » à celles qu’on a connues à l’époque n’a de sens. Mesure-t-on l’ineptie de ce propos ? et le préjugé incroyablement méprisant voire raciste – qui constitue son fondement ? L’histoire vraie de Bandoung et du Non Alignement qui en est issu a démontré que les peuples d’Asie et d’Afrique ont bel et pris à l’époque une initiative, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Le lecteur trouvera dans ce que j’ai écrit sur la question la démonstration que le Non Alignement était déjà un « non alignement sur la mondialisation », sur le modèle de mondialisation que les puissances impérialistes voulaient imposer aux pays qui venaient de reconquérir leur indépendance, en substituant au colonialisme défunt un néo colonialisme. Le Non Alignement procédait du refus de se plier aux exigences de cette mondialisation impérialiste renouvelée. Cette initiative a gagné la bataille et fait reculer, pour un temps, l’impérialisme. Elle a donc été par elle-même un facteur positif de transformation du monde, et pour le meilleur en dépit de toutes ses limites. L’Union soviétique a alors compris le bénéfice qu’elle pouvait tirer de son soutien au Non Alignés. Car l’Union soviétique elle aussi était en conflit avec le système de la mondialisation dominant, et souffrait de l’isolement dans lequel les puissances atlantistes l’enfermaient. Moscou a donc compris qu’en se rapprochant des Non Alignés il brisait cet isolement. Par contre les puissances impérialistes ont combattu le Non-Alignement, parce qu’il était « non alignement sur la mondialisation ». Aujourd’hui les pays du Sud sont à nouveau confrontés à un projet impérialiste de mondialisation dont ils seraient les victimes. Leur volonté qui se dessine de ne pas se plier à ses exigences remet à l’ordre du jour une « renaissance » du non alignement sur la mondialisation. Appelons cela un « Bandoung 2 » si on veut. Bien sûr le monde a changé depuis (cette constatation relève de la banalité extrême). Et de ce fait la nouvelle mondialisation impérialiste n’est pas la copie conforme de celle à laquelle Bandoung s’était confronté.
Le discours qui réduit le Non Alignement à un avatar de la guerre froide procède d’un préjugé tenace en Occident : les peuples d’Asie et d’Afrique n’étaient pas capables d’initiative par eux- mêmes, et ils ne le sont pas davantage aujourd’hui, ni demain ! Ils sont condamnés à être indéfiniment manipulés par les puissances majeures (en priorité les Occidentaux bien entendu). Ce mépris cache mal un racisme profond. Comme si les Algériens par exemple avaient pris les armes pour faire plaisir à Moscou, peut-être à Washington, qu’ils avaient été manipulés à cette fin par quelques leaders qui auraient choisi de jouer la carte d’une puissance ou d’une autre. Non, leur décision procédait simplement de leur volonté de se libérer du colonialisme, la forme de la mondialisation de l’époque. Et lorsqu’ils ont mis en œuvre leur décision propre, les camps se sont dessinés entre ceux qui les soutenaient et ceux qui les combattaient. Voilà la réalité de l’histoire.
Il est impossible de dessiner la trajectoire que dessineront ces avancées inégales produites par les luttes au Sud et au Nord. Mon sentiment est que le Sud traverse actuellement un moment de crise, mais que celle-ci est une crise de croissance, au sens que la poursuite des objectifs de libération de ses peuples est irréversible. Il faudra bien que ceux du Nord en prennent la mesure, mieux qu'ils soutiennent cette perspective et l'associent à la construction du socialisme. Un moment de solidarité de cette nature a bien existé à l'époque de Bandoung. A l'époque les jeunes Européens affichaient leur "tiers mondisme", sans doute naïf, mais combien plus sympathique que leur repliement « européen » actuel !
Sans revenir sur les analyses du capitalisme mondial réellement existant que j’ai développés ailleurs et qui ne sont pas l’objet de ces mémoires, je rappellerai simplement leurs conclusions : qu’à mon avis l’humanité ne pourra s’engager sérieusement dans la construction d’une alternative socialiste au capitalisme que si les choses changent aussi en Occident développé. Cela ne signifie en aucune manière que les pays de la périphérie doivent attendre ce changement et, jusqu’à ce qu’il se produise, se contenter de "s’ajuster " aux possibilités qu’offre la mondialisation capitaliste. Au contraire c’est plus probablement dans la mesure où les choses commenceront à changer dans les périphéries que les sociétés de l’Occident, contraintes de s’y faire, pourraient être amenées à leur tour à évoluer dans le sens requis par le progrès de l’humanité toute entière. A défaut le pire, c’est à dire la barbarie et le suicide de la civilisation humaine, reste le plus probable. Je situe bien entendu les changements souhaitables et possibles dans les centres et dans les périphéries du système global dans le cadre de ce que j’ai appelé « la longue transition ». Je renverrai ici le lecteur à mon article récent « Unité et diversité dans le mouvement au socialisme ». Mes analyses me conduisaient également à situer en Chine, et peut être en Europe, les probabilités les plus grandes d’évolutions favorables possibles. Je reconnais néanmoins que la part d’intuition dans ce type d’analyses « futuristes » ne peut jamais être éliminée. Chacun de nous connaît ou croît connaître les sociétés de l’Occident développé, les forces d’inertie produites par l’avantage de leurs positions centrales dans le système mondial, la stabilité relative que cette inertie donne à ces sociétés, mais aussi l’ouverture d’esprit qui les caractérise, leur imagination créatrice, autrement dit leurs capacités de répondre aux défis par des avancées souvent difficiles à prévoir, mais non moins étonnantes. Chacun de nous connaît l’immensité des savoirs – bons et moins bons – accumulés dans les universités et centres de recherche du « premier monde ».
Mes Mémoires concernent essentiellement le Sud. Néanmoins ma posture politique universaliste et internationaliste exige que, fut ce en guise d'épilogue, j'explicite ma vision du Nord. Cette posture et l’exercice de mes fonctions exigeaient que ces contacts et échanges de vues fussent d’une bonne densité. Sans doute mes options m’amenaient-elles à fréquenter davantage ceux des milieux scientifiques, intellectuels et politiques du premier monde dont les préoccupations rejoignaient les nôtres, c’est à dire les réflexions critiques concernant la mondialisation et le développement. En même temps il me fallait consacrer quelque temps à la recherche des moyens financiers susceptibles de soutenir nos actions.
Mon expérience des « bailleurs de fonds » (occidentaux ou internationaux) comme on dit dans le langage un peu vulgaire de la « profession » est certainement mitigée. Certaines institutions sont clairement au service de l’impérialisme (l’USAID, les grandes fondations nord américaines, mais aussi la plupart des services de coopération des grandes puissances occidentales). Il était inutile et aurait même été inacceptable politiquement de nous adresser à elles. D’autres, à certains moments, pouvaient être des interlocuteurs capables d’accepter l’expression de points de vue qui ne rejoignent pas les courants dominants à travers lesquels s’expriment les exigences unilatérales de l’expansion capitaliste. Soit que la combinaison politique qui assure à un moment la direction de ces institutions l’ait permis, soit même, dans certains cas, qu’elles bénéficient d’un statut authentiquement démocratique et manifestent une ouverture d’esprit particulière. Tel a été le cas, pour ce qui nous concerne, de certaines institutions de coopération des Pays Bas, de la Norvège, de la Suède (jusqu’au moment où ce pays à viré à droite dans ses conceptions concernant la politique internationale), de l’Italie (avant la montée de la nouvelle droite qui a le vent en poupe dans ce pays), du Luxembourg, de certaines institutions d’inspiration chrétienne, de quelques rares fondations carrément de gauche (comme la Fondation Rosa Luxembourg du PDS allemand), de certaines institutions des Nations Unies (l’UNU et la CNUCED en particulier, dans certaines conjonctures). Le système des Nations Unies, quant à lui, est désormais très largement vassalisé par ses maîtres américains (c’est le cas du PNUD en particulier, sans parler évidemment de la Banque Mondiale). Je ne crois pas utile d’en dire davantage, cela serait fastidieux et sans grand intérêt.
Quelles sont les conditions permettant d'envisager que les pays du Nord s'écartent de la voie dans laquelle ils sont engagés depuis cinq siècles : celle de la guerre permanente contre les peuples du Sud et des guerres non moins permanentes entre eux pour le partage du butin ?
Ma thèse est que le système impérialiste est passé à un stade nouveau de son développement, caractérisé par la substitution d'un impérialisme collectif de la triade à la pluralité des impérialismes en conflit permanent dans l'histoire antérieure du capitalisme. Produite par la centralisation grandissante du capital, cette transformation place aux postes de commande une ploutocratie financière foncièrement anti démocratique (cf S. Amin, L’implosion du capitalisme contemporain). Devenu sénile, le capitalisme doit être dépassé par l'invention du socialisme du XXI ième siècle. Mais le capitalisme ne mourra pas de sa belle mort; au contraire la ploutocratie en place n'a d'autre choix que celui de tenter de détruire le Sud, devenu capable de se développer par lui-même. Les peuples du Nord s'associeront ils dans cette entreprise criminelle à leurs classes dirigeantes ? Mon analyse pour y répondre ne place pas l'accent, comme d'autres le font, sur les contradictions qui opposeraient les oligopoles des centres (en particulier les Etats-Unis et l'Europe) mais sur les singularités des cultures politiques des différents peuples concernés, qui permettent d'imaginer des ruptures du front des ploutocraties de la triade. Car à mon avis ces singularités expliquent autant les parcours du passé et les perspectives d'avenir que les conditions économiques et sociales générales. La pensée bourgeoise, dominée par l'économisme, l'ignore. Marx y portait une attention particulière. Mais pas le marxisme simplifié comme en témoignent les discours de nombreux segments de l'extrême gauche européenne qui se contentent de stigmatiser le "capital exploiteur" sans souci de développer des stratégies politiques de lutte, lesquelles impliquent nécessairement qu'on n'ignore rien du poids des cultures politiques concrètes des peuples concernés.
Le lecteur de ce qui suivra jugera peut être mes "jugements" un peu trop sévères. Ils le sont. Mes développements antérieurs concernant le Sud ne l'étaient pas moins. Au demeurant les cultures politiques ne sont pas des invariants trans historiques. Elles évoluent, parfois pour le pire, mais tout autant pour le meilleur. J'estime que la construction de la "convergence dans la diversité" dans la perspective socialiste l'exige.
Les Etats-Unis.
J'ai explicité les raisons pour lesquelles je ne vois pas comment le vent du changement pourrait trouver son lieu de départ dans la métropole "la plus avancée" du capitalisme (cf S. Amin, Le virus libéral; 2003). Précisément parce que cette "perfection" du modèle capitaliste signifie que le peuple dans son ensemble est ici profondément aliéné dans la culture politique du "marché roi" et l'illusion que l’"individu" est également roi. La puissance de l’idéologie vulgaire du capitalisme, acceptée ici par tous, autorise alors la crapulerie particulière de la classe dirigeante. Dans l’idéologie des Lumières les valeurs de liberté et d’égalité sont associées comme si elles étaient naturellement convergentes, alors qu’elles sont conflictuelles et que la construction de leur complémentarité éventuelle exige de penser un système social « au-delà du capitalisme ». Aux Etats Unis plus qu’ailleurs la valeur « liberté » s’est imposée d’une manière unilatérale, légitimant l’inégalité. Que la liberté dans ces conditions soit dénuée de potentiel créatif, devenant soumission consensuelle manipulable, que « l’individu » sacralisé dans le discours ne soit plus en réalité qu’un pantin désossé incapable de participer à la construction de son avenir, ne sont pas l’objet de questionnement des victimes du système. Par ailleurs la politisation des luttes de classe a été ici handicapée par les communautarismes produits par la succession des vagues migratoires. J'ai proposé des développements sur ces questions qui ont été également l'objet de mes discussions majeures avec beaucoup d'amis aux Etats-Unis. Toujours est-il que cet état des choses permet à la classe dominante des Etats Unis de gérer la société dans son intérêt exclusif, par des moyens redoutables associant cynisme dans les faits et hypocrisie extrême dans les discours. Comme Noam Chomsky je crois que les Etats Unis sont le véritable et principal « Etat- voyou » (rogue State) sur la scène du monde contemporain pour employer la terminologie de Clinton; et je m’attends toujours au pire de la part des Présidents des Etats Unis (y compris le génocide de ses adversaires, comme l’a démontré le très courageux Daniel Ellsberg ). Ceux qui connaissent bien cette classe – et de l’intérieur (comme Sweezy )- confirment mes craintes. L'élection - douteuse - de G.W. Bush était un quasi coup d'état et les Etats Unis sont désormais gouvernés par une véritable junte de criminels de guerre qui, entre autre, a donné à sa police des pouvoirs semblables à ceux qu’on ne trouve que dans les Etats policiers de l’histoire moderne. A court terme rien n'indique que le peuple américain soit capable de prendre conscience de la tragédie que porte en lui le projet démesuré et criminel de cette junte (" le contrôle militaire de la planète "), lequel entraîne le monde dans la guerre permanente et annihile le sens de la démocratie, devenue dérisoire.
Personnellement, fort peu attiré donc par les "lumières" américaines, j'ai toujours décliné, pour cette raison, les offres alléchantes de positions dans certaines des universités majeures du pays (Harvard, Yale, UCLA, Denver). Mais en général l’expression de ce point de vue vous vaut immédiatement le qualificatif « d’anti américain primaire etc. », anathème facile qui illustre en fait la lâche capitulation des intellectuels médiatiques.
De l’Atlantique au Pacifique les Etats-Unis offre le paysage d’un désert urbain qui serait absolu si on en excluait la géniale invention de Manhattan des années 1920. Los Angeles, que Barbara Stuckey nous a fait parcourir en autoroutes pour nous dire avec humour au terme du périple : « vous avez tout visité », m’a inspiré un article : United States of Plastika. La finale : Las Vegas avec sa reconstitution en carton-pâte d’une Rome comme l’imaginent les Italo-américains de la troisième génération, avec la statue géante d’un métis de Bacchus et de Néron, tournant sur lui- même et parlant américain. Le Disneyland de Los Angeles où l’on peut admirer le tour du monde organisé par la Bank of America, annonçant fièrement que « partout où opère la Bank of America, les peuples sont heureux » ! Et ce film documentaire – vu par plus de cent millions de spectateurs « vous êtes venus ici pour vous enrichir, vous serez riches … ». On ne pourra pas me faire croire que, projetée en Europe, une telle bande dessinée obtiendrait autre chose que les sifflets des spectateurs. On peut multiplier les exemples d'un répertoire caricatural unique au monde.
Toutes ces tristes réalités ne sont rien d’autre à mon avis que les ravages d’un capitalisme qui est ici, hélas, plus « pur » qu’il ne l’est ailleurs. Mais derrière cette façade de plastique kitch il y a quand même un peuple en dépit de sa niaiserie politique. Au-delà d’amis personnels que je tiens dans ma plus haute estime (comme Sweezy, Magdoff, Braverman à la Monthly Review ou Wallerstein, Arrighi, AG Frank) mon sentiment – et celui d’Isabelle – est que ce peuple est gentil (au sens positif du terme, c’est à dire pas méchant). Dans l’incroyable West où nous randonnions, nous arrêtant dans ces Bagdad Café où tout est déglinglé comme dans un pays du tiers monde, on ne rencontrait pas des patrons style petits bourgeois aigris comme ils l’auraient été en Europe dans des situations similaires, mais plutôt des « j’m’en foutistes » calmes, pas mal de désaxés aussi ! Et puis après tout le peuple américain est l’un des trois seuls (avec les Français et les Suédois) qui aient réagi par un glissement à gauche en réponse à la crise des années 1930. Ce qui s’est passé à Seattle en janvier 2000, l’accueil fait à José Bové, viennent rappeler les possibilités de ce peuple.
Mon intuition est néanmoins que l’initiative du changement ne viendra pas de là-bas, même s’il n’est pas impossible que le wagon américain vienne par la suite s’accrocher à d’autres qui amorceraient le mouvement. J’avais, comme d’autres, placé quelques espoirs dans les Noirs américains. Invité à leur caucus à l’époque héroïque des Blacks Panthers, qui s’est tenu finalement en 1972 à Montréal parce qu’il était devenu impossible de se réunir sous ce drapeau sur le territoire des Etats Unis, j’ai mesuré l’ampleur du désastre intellectuel, culturel et politique dont ils étaient les victimes et dont ils ne parvenaient pas à concevoir les moyens de sortir. Donc beaucoup de gestes, sympathiques et parfois amusants (comme de placarder à la colle forte des portraits de Mao dans les couloirs de l’hôtel prestigieux Elisabeth II !). Mais aucune analyse. Des attitudes purement émotives intériorisant le racisme, accepté et retourné. Notre ami nigérien Abdou Moumouni s’étant assis aux pieds d’Isabelle, dans une salle comble, quelques-uns des organisateurs du caucus se montraient révoltés, persuadés que la posture ne pouvait être interprétée autrement que signe de soumission ! Isabelle avait d’ailleurs dû « passer un examen » pour entrer dans la salle. « Oseriez-vous tirer sur un policier blanc qui nous attaquerait ? » Le « oui, bien sûr » naturel d’Isabelle désarçonnait : impensable pour eux aux Etats Unis. Témoignage hélas correct de la profondeur immense du racisme de cette société. J'ai toujours pensé que les ravages du colonialisme interne étaient sans commune mesure avec ceux du colonialisme externe. L'esclavage, pratiqué dans la société des Etats Unis, a donc produit des effets terribles en comparaison de ceux associés à l'esclavage pratiqué par les Européenss dans de lointaines colonies.
Le Canada peut-il être autre chose que la province extérieure des Etats-Unis, comme l'Australie ? L’économiste de tempérament est incapable d’imaginer un Canada autre que celui-ci, en dépit des traditions politiques du Canada anglais et du rejet culturel du Québec. Mais les esprits les plus lucides du pays (comme Beaudet, Dostaler et d'autres) non seulement l’imaginent mais s’emploient à faire avancer la conscience de cette exigence. La route sera longue et difficile. Quel que sympathique que soit – pour Isabelle et moi-même – le peuple québecois, juste et important son combat culturel, il n’empêche que les forces politiques majeures du pays – polarisées sur la dimension linguistique de leur résistance – ne conçoivent pas une déconnexion de leur économie par rapport à celle du grand voisin. Lequel, évidemment, dans ces conditions, se moque pas mal d’une autonomie ou même d’une indépendance du Québec. Les Etats Unis pourront continuer à piller au bénéfice de leur gaspillage les immenses ressources naturelles du Canada – l’eau entre autre.
Le Japon
Voilà un pays qui est placé dans une posture exactement inverse : économie capitaliste dominante et simultanément ascendance culturelle non européenne. Laquelle de ces deux dimensions l’emportera : la solidarité avec les partenaires de la « triade » (les Etats Unis et l’Europe) contre le reste du monde ou la volonté d’indépendance, soutenue par « l’asiatisme » ? Les réflexions – voire les élucubrations – sur ce thème constituent à elles seules une bibliothèque entière.
L’analyse non seulement économique mais également de la géopolitique du monde contemporain me conduit à conclure que le Japon restera dans le sillage de Washington. Comme l’Allemagne a accepté de l'être jusqu'à ce jour, pour des raisons identiques. La globalisation à la mode est construite – comme on ne le dit presque jamais – sur une asymétrie entre les partenaires principaux de l’économie mondiale. Les Etats Unis enregistrent un déficit structurel croissant de leur balance extérieure, la Chine et les autres concurrents capitalistes majeurs (en particulier l'Allemagne et le Japon) disposent de surplus importants. Cette asymétrie fonde une solidarité des partenaires dans le malheur. Car sa disparition entraînerait tout le capitalisme dans un chaos indescriptible dont l’humanité ne pourrait sortir qu’en amorçant l’invention d’un autre système. Aussi cette solidarité paraît-elle être bien solide : non seulement les classes dirigeantes du Japon et de l’Allemagne en ont une conscience claire, mais encore leurs peuples semblent en accepter le prix. Pourquoi et jusqu’à quand ?
Une réponse trop facile invoque à ce propos les traditions autocratiques, l’esprit de soumission, l’acceptation du principe de l’inégalité etc. Ce sont là des réalités historiques, mais comme toutes celles-ci, n’ont pas de vocation à être éternelles. Une réponse un peu meilleure à mon avis donne plus d’importance aux options stratégiques de Washington au lendemain de la seconde guerre mondiale. Les Etats Unis avaient alors choisi non pas de « détruire » ces deux adversaires – les seuls à avoir menacé l’inexorable essor du candidat à l’hégémonie mondiale que les Etats Unis représentaient – mais au contraire de les aider à se reconstruire et devenir deux alliés fidèles. La raison évidente est qu’il y avait à l’époque une menace « communiste » réelle, que représentaient l’URSS et la Chine. Ce que, soit dit en passant, les dirigeants de la nouvelle Russie n’ont pas compris. J’ai entendu dire par quelques uns de ceux là que, ayant opté pour le capitalisme, la Russie se trouvait désormais dans une situation analogue à celle du Japon et de l’Allemagne : elle a perdu la guerre mais peut gagner la paix et la bataille économique. C’était oublier que n’ayant plus de concurrents dangereux, l’establishment américain a opté ici pour la destruction totale de son adversaire battu. Avec d’autant plus de cynisme que l’Europe lui emboîte le pas, sans vouloir comprendre qu’elle contribue ainsi à rendre beaucoup plus difficile la remise en cause de l’hégémonisme américain.
Revenant au Japon, y trouve-t-on quelques indices d’une réaction populaire (je ne dis pas populiste au sens démagogique du mot) et nationale (je ne dis pas nationaliste au sens chauvin du terme) ? Derrière la façade de conformisme aveuglant au point d’inspirer des caricatures faciles, à peine ébréchée en apparence par la « fin du miracle » et l’essoufflement du parti unique dirigeant, comment pense le peuple japonais ? La société japonaise est difficile à connaître. L’obstacle est en partie linguistique : les Japonais traduisent à peu près tout ce qui s’écrit ailleurs (mes livres en cette langue sont vendus en plus grande quantité qu’en français !) mais personne ou presque ne traduit du japonais ! Pour en percer le mystère il faut donc connaître des Japonais et les connaître bien. J’ai eu la chance de me trouver un peu dans cette situation grâce entre autre à Kinhide Mushakoji, Masao Kitazawa, Muto Ichiyo, Yoko Kitazawa et les militants du groupe Ampo, d’entendre les analyses de vieux (et de jeunes) communistes, orthodoxes et maoïstes (inconnus à l’étranger). La croûte de glace formelle brisée on découvre évidemment un peuple comme un autre. En fait un peuple vulnérable, jamais « sûr de lui ». L’abus répétitif du terme « né » (qui veut dire « n’est-ce pas ? ») dont est égrené le langage de tous en témoigne sans doute. Invité au théâtre – où l’on jouait un mélo épouvantable mais facile à suivre de ce fait – j’ai observé nos bureaucrates occupant des postes de responsabilité élevée, en uniforme – cravate sortir leurs mouchoirs – draps de lit tant leurs larmes étaient abondantes. Autre exemple de la susceptibilité japonaise extrême. Comme un jour que j’achetais des billets d’autobus pour une randonnée à l’intérieur du pays – dans les belles montagnes du Fuji Yama – et que je calculais mentalement plus juste que le vendeur muni d’une calculette inutile. Je le lui fis remarquer. J’ai cru qu’il allait soit me tuer sur le champ, soit se faire harakiri. Gros effort pour le rassurer que je ne pensais pas qu’il était un imbécile. Les bains super chauds – que j’aime beaucoup pratiquer – sont aussi peut être à mettre au compte de cette angoisse permanente d’êtres humains inquiets de culture sinon de nature. Quelques autres cérémonies amusantes. Dans une réunion du conseil de l’Université des Nations Unies un nord américain trônait avec toute l’arrogance des idiots. Mon voisin – un universitaire japonais de très haute envergure – se mit à rugir comme un lion. Je m’attendais à ce qu’il sorte un sabre de samouraï et tranche le cou de l’imbécile. Je le lui suggérais à voix basse pour exprimer ma solidarité : cela le fit rire aux éclats au point que toute l’assistance en fut surprise ! J’avoue non seulement apprécier, mais aimer même l’exactitude japonaise (je dois partager la même névrose). Comme on m’avait fixé un rendez-vous à 15 h et trois minutes et que je me rendais évidemment au lieu dit très exactement à cette heure d’une précision qu’il est inutile de commenter, je réalisais que mon hôte avait voulu, par extrême politesse, me mettre à l’aise. Le train qui desservait la station arrivait à 15 h et il fallait 2 minutes pour aller de la gare au lieu du rendez-vous. S’il m’avait invité pour 15 h j’aurais du courir pour être à l’heure, pour 15 h 15 par exemple j’aurais du tourner en rond 12 minutes !
J’ai donc eu l’occasion de visiter assez systématiquement les plus grandes universités du pays (à Tokyo, Yokohama, Nagoya, Kyoto, Osaka) et d’y participer à des discussions que je ne crois pas avoir été banales ou limitées aux questions « techniques » (économie savante, économie politique etc.) comme les Japonais les imposent généralement à leurs hôtes étrangers (dans l’intention non cachée de tirer profit des autres sans rien donner). Ce que je crois en avoir compris c’est que les certitudes complaisantes que le masque du conformisme suggère sont moins solides qu’on ne le pense souvent. Entre autre « un certain complexe d’infériorité » envers la Chine m’a semblé revenir avec fréquence : nous avons loupé notre modernisation, ayant singé les Occidentaux, les Chinois feront mieux (la seconde partie est peut être discutable, mais c’est là une autre question).
Le chinois reste la langue de référence culturelle, un mauvais anglais n’étant utilisé que pour les relations commerciales. L’un de mes livres me paraissant de visu imprimé plutôt en chinois qu’en japonais mon traducteur me dit avec fierté : c’est un livre important, je l’ai donc écrit comme l’Empereur écrit son discours annuel à la Diète, en japonais certes mais exclusivement avec des caractères chinois ! Une autre fois, invité à discuter avec le directeur d’un grand journal (tirage énorme de plusieurs millions par jour), surpris que son anglais était totalement insuffisant, lui demandant « vous ne connaissez pas de langue étrangère ? », j’encaissais la réplique à ma question stupide : « oui, comme tout le monde, le chinois et le coréen » ! Néanmoins le rapprochement avec la Chine que cette ligne de pensée pourrait inspirer reste fort difficile. D’abord parce que le capital qui domine le Japon reste ce qu’il est; comme tout capital dominant impérialiste. Ensuite parce que les Chinois et les Coréens le savent, au delà même de leur méfiance – justifiée – à l’égard de la puissance ennemie d’hier.
L’Europe
L’amorce d’un changement aurait-elle plus de chances en Europe qu’aux Etats Unis ou au Japon ? Je le pense – intuitivement – sans sous estimer néanmoins les difficultés tenant à la diversité « des Européens », et voudrais tenter de m’en expliquer ici.
La première raison de cet optimisme relatif tient au fait que les nations de l’Europe ont une histoire riche et variée, dont témoigne l’incroyable accumulation de ses vestiges médiévaux imposants. Mon interprétation de cette histoire n’est certainement pas celle de l’eurocentrisme dominant, dont j’ai rejeté (et je pense réfuté) les mythes, développant en contrepoint la thèse que les mêmes contradictions propres à la société médiévale qui ont été dépassées par l’invention de la modernité opéraient ailleurs. Néanmoins je rejette avec autant de détermination les élucubrations « anti européennes » de certains intellectuels du tiers monde qui veulent se convaincre sans doute que leurs sociétés étaient plus riches, plus avancées, et même meilleures que celles de l’Europe médiévale « arriérée ». C’est oublier que le mythe du Moyen Age arriéré est lui même le produit du regard ultérieur de la modernité européenne. En fait si l’histoire prémoderne de l’Europe n’est pas meilleure que celle d’autres régions du monde – les parcours historiques sont même plus semblables que beaucoup le pensent, à mon avis – elle n’est certainement pas davantage « pire » ou « inférieure ». Et en tout état de cause ayant franchi la première le seuil de la modernité l’Europe a acquis depuis des avantages qu’il me paraît absurde de nier.
L’Europe est bien entendu diverse, en dépit d'une certaine homogénéisation en cours et du discours "européen". Beaucoup d’Européens observateurs des spécificités des autres sans les réduire au dénominateur commun du qualificatif creux d’oriental s’emploient néanmoins à rapporter les différences observées à des « modèles » européens pris pour référence – eurocentrisme oblige. On dit alors par exemple que le Japon est la Prusse de l’Asie. J’ai eu le bonheur de discuter de ces problèmes concernant le général et le particulier dans l’histoire avec des intellectuels d’Asie (de Chine et du Japon pour être plus précis) dont les réflexions m’ont fortement intéressé, entre autre parce qu’ils inversaient spontanément les termes de la comparaison et voyaient par exemple dans l’Allemagne un modèle japonais, dans la France et la Russie des « Chine de l’Europe »… Cette inversion, qui n’était pas toujours subconsciente mais bel et bien réfléchie, oblige à penser en termes universels tant les généralités que les particularités. C’est la méthode que je m’efforce de mettre en œuvre. Dans cette Europe diverse quels sont les éléments positifs et négatifs du point de vue du potentiel de changement ?
L’Angleterre et la France sont les initiateurs de la modernité, les deux sociétés qui l’ont construite systématiquement. Cette affirmation un peu brutale ne signifie pas que cette modernité n’ait pas eu des racines antérieures, en particulier – pour l’Europe - dans les villes italiennes puis aux Pays Bas. Les contributions de l’Angleterre et de la France dans la construction de la forme définitive de la modernité capitaliste loin d’être similaires se sont déployées selon des axes différents même si on peut les lire comme ayant été peut être finalement complémentaires.
L’Angleterre a traversé une période fort tumultueuse de son histoire à l’époque de la naissance des rapports capitalistes (mercantilistes) nouveaux; elle s’est transformée de la « Merry England » médiévale dans la triste Angleterre puritaine, a exécuté son Roi et proclamé la République au XVIIe siècle. Puis tout s’est calmé; elle a franchi l’étape de l’invention de la démocratie moderne, bien que censitaire, au XVIIIe, siècle puis au XIXe siècle celle de l’accumulation ouverte par la révolution industrielle sans conflits majeurs. Non sans luttes de classes certes, qui culminent avec le chartisme au milieu du siècle dernier, mais sans que ces luttes ne se politisent au point de remettre en cause le système dans son ensemble. Et ce caractère paraît bien se prolonger jusqu’à nos jours. La France par contre franchit les mêmes étapes à travers une série ininterrompue de conflits politiques violents. C’est la révolution française qui invente les dimensions politiques et culturelles de la modernité contradictoire du capitalisme, c’est en France que des luttes des classes populaires, pourtant beaucoup moins clairement cristallisées que dans l’Angleterre des seuls véritables prolétaires de l’époque, se politisent dès 1793, puis 1848, en 1871, et encore plus tard en 1936 autour d’objectifs socialistes au sens fort du terme. Il n’y a pas eu de 1968 en Angleterre. Il y a certes beaucoup d’explications qui ont été données à ces parcours différents. Marx y fut très sensible et ce n’est pas un hasard s’il a porté l’essentiel de son attention à l’analyse de ces deux sociétés, pour proposer une critique de l’économie capitaliste à partir de l’expérience de l’Angleterre et une critique de la politique moderne à partir de celle de la France.
Le passé britannique explique peut-être le présent : la patience avec laquelle le peuple britannique supporte la dégradation de sa société. Depuis les trains (qui parcourent le trajet Londres- Edinbourg en 5 heures et demi, autant qu’au temps de Marx qui s’en émerveillait !), les appartements mal chauffés, la mal bouffe triomphante, la pauvreté visible, la détérioration de l’éducation. Il est vrai que l’enseignement avait toujours été en Angleterre plus inégal qu’en France ou en Allemagne et longtemps réservé à la seule aristocratie, qui a donné un ton snob qui persiste dans ses grandes universités (Oxford et Cambridge). L’Angleterre industrielle était en retard par rapport à la France et à l’Allemagne dans les domaines de l’éducation primaire et même de l’alphabétisation ordinaire. Certes l’Angleterre contemporaine se situe dans certains domaines à la pointe de la recherche. Mais à côté de cela que de conventionalisme creux, notamment dans les sciences sociales. Tout cela m’a convaincu qu’à l’origine de la dégradation se situe non pas tant le « déclin de l’Empire » et celui de l’industrie (celui ci est plus une conséquence que la cause du mal) que le peu d’attachement des Britanniques aux valeurs d’égalité. Le Labour Party dans l’après guerre immédiat avait tenté de remonter la pente. Cette page paraît être tournée. Peut être cette passivité s’explique-t-elle par le report sur les Etats Unis de la fierté nationale britannique. Les Etats Unis ne sont pas pour les Britanniques un pays étranger comme les autres; ils restent leur enfant prodigue et quelque peu monstrueux; et on sait que depuis 1945 l’Angleterre a fait l’option de se situer inconditionnellement dans le sillage de Washington. L’extraordinaire domination mondiale de l’anglais aide à vivre ce déclin sans peut être même en ressentir l’ampleur. Les Anglais revivent leur gloire passée par procuration à travers les Etats Unis. La Grande Bretagne reste une puissance clé pour l’avenir de l’Europe.Et si une bonne partie de sa « nouvelle gauche » a glissé à droite sans état d’âme – mais ici encore le phénomène est très général dans toute l’Europe – une pléiade d’intellectuels britanniques qui ne sont pas des « dinosaures » pour quiconque voit que le chaos néo libéral n’a pas d’avenir contribuent activement au renouveau d’une pensée critique. C’est évidemment le cas d’Eric Hobsbawn, et de quelques autres.
De surcroît Londres est à mon avis l’une des trois seules métropoles mondiales, avec Paris et New York. La ville par elle-même est à mon goût d’une laideur banale, produite par les destructions et l’absence de goût de son capitalisme victorien précoce. Mais elle est une capitale cosmopolite authentique. Toutes les autres capitales du premier monde, Berlin, Rome, Madrid, Tokyo sont provinciales en comparaison des trois seules cités mondiales. Il en est de même des mégapolis du tiers monde, qu’il s’agisse de Beijing, de Mexico ou de Sao Paulo, du Caire ou de Bombay. Le nombre des étrangers ne constitue pas le critère de mon classement; il y a beaucoup de travailleurs immigrés dans tout le premier monde. Le cosmopolitisme des trois capitales du monde plonge ses racines dans l’histoire, et pas seulement coloniale et impériale. On ne peut pas comprendre Paris sans connaître le rôle que cette ville a rempli dans la peinture moderne universelle par exemple. On ne peut pas dire connaître le monde londonien d’aujourd’hui et ignorer la contribution des étrangers, ne pas avoir pris la température des problèmes auprès de ces innombrables Africains et Asiatiques qui vont et viennent à Londres comme d’autres à Paris. La question de la coexistence avec les nouvelles masses de travailleurs immigrés constitue un tout autre problème. La tendance générale est à leur ghettoisation. Encore faut-il ici faire des nuances. En Angleterre, en Allemagne comme aux Etats Unis avec les Noirs et les « hispaniques », la séparation est plus fortement marquée qu’elle ne l’est en France. Il suffit pour s’en convaincre de regarder les sorties d’écoles (mélangées en France, presque jamais ailleurs) ou le nombre relatif des couples mixtes. Les effets de la doctrine assimilationiste de la tradition française – hélas attaquée aujourd’hui au nom de cet absurde droit réactionnaire à la soit disant « différence » - tranchent avec ceux des traditions « communautaristes », ou même « ethnicistes ». Les sondages d’opinion sont ici particulièrement trompeurs; démentis par les faits réels.
L’histoire n’est néanmoins pas plus parvenue à son terme en Grande Bretagne qu’ailleurs. Mais mon sentiment est que ce pays ne pourra rejoindre le train du changement que si et lorsqu’il coupera le cordon ombilical qui l’attache aux Etats Unis. Je n’en vois pas, pour le moment, le moindre signe. J’ai posé cette question difficile à Hobsbawn, qui m’est apparu partager mes craintes. L’Allemagne le pourrait-elle ? Le parallèle que j’ai fait plus haut entre ce pays et le Japon, tous deux brillants seconds des Etats Unis et constitutifs de la véritable triade – le G3 – (Etats Unis, Allemagne, Japon plutôt que Amérique du nord, Europe, Japon) ne le suggérait pas.
Ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Russie ne seraient parvenus à la modernité capitaliste sans les brèches ouvertes par l’Angleterre et la France. Je ne veux pas dire par là que les peuples de ces pays auraient été pour quelque raison mystérieuse incapables de cette invention, réservée au seul génie anglo-français. Je veux dire que les potentialités d’une invention analogue n’étaient ici qu’analogues à celles disons des autres régions du monde – Chine, Inde ou Japon par exemple. Mais une fois entré dans la modernité capitaliste chaque peuple en façonne les modalités à sa manière, que sa position dans celle-ci soit celle d’un centre nouveau (cas des pays européens mentionnés et du Japon) ou celle d’une périphérie dominée.
Je lis l’histoire de l’Allemagne – et des autres – à la lumière de cette option de méthode fondamentale. Je m’explique de cette manière que le nationalisme allemand, mis en œuvre par les ambitions prussiennes, ait compensé la médiocrité de la bourgeoisie, que Marx déplorait. Le résultat n’a pas été seulement une forme autocratique de gestion de ce nouveau capitalisme, qui au demeurant et en dépit de la tonalité ethniciste sur laquelle il fondait son recours au nationalisme (faisant contraste avec les idéologies universalistes anglaise et surtout française puis russe) n’est pas parvenu à rassembler tous les Allemands (d’où l’éternel problème de l’Anschluss autrichien non résolu jusqu’ici). Il a été aussi un facteur favorable à la dérive criminelle et démentielle du nazisme. Mais il a été également, après le désastre, un motif puissant de la construction de ce que certains ont qualifié de « capitalisme rhénan », soutenu par les Etats Unis pour les raisons que j’ai évoquées plus haut. Une forme capitaliste qui a délibérément opté pour une démocratisation copiée du modèle anglo-franco-américain. Mais qui reste sans racines historiques locales profondes, compte tenu de la vie brève de la République de Weimar (le seul moment démocratique de l’histoire allemande) et des ambigüités pour le moins qu’on puisse dire du socialisme de la RDA. Beaucoup d’amis allemands ont confirmé mon sentiment sur le sujet, en particulier mon ami très cher de l’ex RDA, Joachim Wilke, mais aussi dans une certaine mesure le regretté Otto Kreye et de ses co- équipiers de Starnberg, Elmar Altvater, Wolfgang et Frieda Haug et d'autres.
Mon explication est historique, elle n’est pas « atavique » et l’histoire ne connaît pas de fin. Or l’Allemagne est aujourd’hui confrontée à des problèmes graves. Car le « capitalisme rhénan » n’est pas le « bon capitalisme » par contraste avec le modèle libéral extrémiste anglo-saxon ou l’étatisme de la France « jacobine ». Chacun est différent, mais tous sont malades de la même maladie, celle du capitalisme parvenu à un stade tardif caractérisé par la prédominance de ses aspects destructifs. Face à ce défi que peut-on imaginer des réactions allemandes possibles ?
A court terme la position de l’Allemagne – dans la mondialisation sous hégémonie américaine, comme celle du Japon – paraît confortable. Et la reprise d’une expansion vers l’Est, par une sorte de latino américanisation de la Tchèquie, de la Pologne, de la Hongrie, des pays baltes, de la Slovénie, de la Croatie – l’os et la viande jetés à l’Allemagne par les Etats Unis, peut nourrir l’illusion que le choix de Berlin est durable. Cette option se satisfait sans problème d’une démocratie de basse intensité et de médiocrité économique et sociale, confortés par les choix du système européen de Maastrich et de l’euro. Mais il ne faut pas exclure, dans le cas d’un entêtement des classes politiques de la droite classique chrétienne et libérale et de la gauche social démocrate à poursuivre dans cette voie sans issue, l’émergence de populismes de droite, fascisants sans être pour autant des remake du nazisme de l’entre deux guerres, dont Haider en Autriche n’est hélas que le prototype. Le trio Berlusconi-Fini-Bossi en Italie ne vaut pas mieux. Les succès électoraux du Front national en France témoignent de la réalité du danger général en Europe. En France la tradition bonapartiste triomphe à nouveau avec Sarkozy qui interprète dans ce sens la très réactionnaire constitution de la cinquième république (cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). A plus long terme, dans cette perspective, les difficultés de l’Allemagne devraient s’aggraver et non s’atténuer. La fragilité allemande se résume en deux mots : une démographie déclinante (dans un quart de siècle l’Allemagne ne pèsera pas plus que la France et la Grande-Bretagne), une capacité inventive fort limitée. Le système éducationnel allemand produit de bons agents d’exécution, peu de capacités créatives comme me le faisait remarquer Joachim Wilke qui constatait que son petit pays malade (la RDA) était meilleur sur ce plan que la prospère République fédérale. Les atouts économiques actuels de l’Allemagne reposent sur des productions industrielles classiques (mécanique, chimie) qui incorporent de plus en plus, pour se moderniser, du software inventé ailleurs. Et l’Allemagne, qui déclare vouloir ouvrir ses portes aux informaticiens et mathématiciens indiens, le reconnaît. Alors ? Que se passera-t-il ? Les générations passent et le passé négatif s’estompe. Rien n’interdit de penser une réaction positive du peuple allemand prenant conscience qu’il lui faut amorcer un changement hors des sentiers battus. Je crois que si la France et la Russie reprennent plus d’initiative un autre avenir pour l’Europe devient possible. Ce choix pourrait tout autant entraîner une reprise de mouvements positifs amorcés dans les Europe méditerranéenne et nordique, mais vite avortés.
L’Europe du Sud s’était un moment propulsée au centre de la réflexion (et de l’action) critique, à partir du « long 1968 » des années 1970. Je suivais d’aussi près que possible ces développements, visitais avec assiduité l’Italie de l’époque, soutenu par les réseaux du Manifesto à partir de 1970- 1972 (Luciana Castellina, Rossana Rossanda, Lucio Magri, Valentino Parlato), de la gauche critique, de la Fondation Lelio Basso – j’avais bien connu Lelio à l’époque de ses interventions actives en faveur des mouvements de libération- de Punto Rosso (Giorgio Riolo, Luigi Vinci) et tant d’autres. La puissance du mouvement était suffisante pour influencer d’une certaine manière l’Etat de « centre gauche » de l’époque, en dépit du renfermement du PCI sur lui même qui ne promettait rien de bon. C’est ainsi que le Forum du Tiers Monde est parvenu à obtenir un soutien (y compris financier) de l’Etat italien – grâce au dynamique Guiseppe Santoro, éliminé par la suite dans une opération plus que douteuse de cette « justice » qu’on dit « indépendante » et qui en Italie, comme en France, déploie probablement une stratégie systématique de destruction de l’indépendance politique de la gauche. Le magnifique colloque organisé à Naples dans le Castel del Uovo en 1983 dont j’ai parlé plus haut (page 165) a été l’un des produits de cette sympathie exprimée par l’Italie officielle pour une autre politique envers le Sud que celle qui dominait dans les autres pays du Nord. Tiers mondisme peut être, comme celui du Portugal, de la Grèce et de la Suède. Néanmoins exceptions en Europe.
Côtés personnels et parfois amusants de ma fréquentation de l’Italie. Invité à signer le protocole de soutien financier au Forum du Tiers Monde, mes hôtes romains – Andreotti lui même accompagné d’autres personnalités – me reçoivent dans un hôtel d’une incroyable splendeur sur la côte près de Naples : superbe monastère ancien aménagé, salles de bains plongeant sur la mer qu’on pouvait admirer allongé dans une baignoire-piscine etc. Au dîner la table voisine était occupée par deux hommes, Borsalino conservés pendant le dîner, souliers blancs, discutant à voix basse, accompagnés de deux femmes blondes d’une belle vulgarité. La mafia, ici version caricature, est toujours présente. En Sicile, j’ai traversé avec mon ami Nicola Cipolla et le maire de Palerme le village célèbre de Corleone, par une après midi chaude, rues désertes, mais avec la certitude que notre passage était enregistré par les yeux qui derrière les volets clos ne cessent d’observer ! Mais la Sicile n’est pas seulement le pays de la mafia. Elle est aussi celui de ceux qui lui ont résisté et, en 1944, ont été massacrés avec la complicité ouverte des autorités américaines, et pour lesquels un monument original a été érigé : de magnifiques blocs de pierre sur les lieux où chacune de la centaine des victimes est tombée. Une idée d’une grande beauté. Parcourrue de Palerme à Catane, avec arrêt prolongé dans cette curieuse « plaine des Albanais », en visite avec Giorgio Riolo qui en est originaire par sa famille où l’on parle encore l’albanais. La Sicile est aussi la seule province de l’Italie qui donne le sentiment d’être ailleurs que dans ce pays : la conjonction des trois cultures, latine, byzantine et arabe n’a de pareille nulle part ailleurs dans l’ensemble méditerranéen. Une rencontre qui a produit un moment de richesse culturelle exceptionnelle. Mon souvenir le plus ému d’Italie est le « diplôme » que m’ont décerné en 1975 les mineurs de Sardaigne. Leur association culturelle avait choisi de récompenser mon « Développement inégal ». Qu’une association de ce genre – qui ailleurs consacre généralement un poète régional ou un archéologue amateur du coin – fasse un choix comme celui-ci témoigne du sérieux de la politisation de l’époque.
Cette belle page de l’histoire de l’Italie est sans doute tournée. On ne peut alors que se poser les questions relatives aux faiblesses de la société qui l’ont permis. Un sens civique national peu développé pour le moins qu’on puisse dire et que notre amie Carla de Benedetti explique par le fait que les maîtres des Etats italiens ayant été le plus souvent des étrangers les peuples concernés ne voyaient en eux que des adversaires à tromper autant que possible. La nation italienne – qui existe – n’a pas encore suffisamment surmonté ce handicap et, peut être que, fragilisée de ce fait, elle a laissé encore la porte ouverte à cette incroyable involution que représente la « Ligue Lombarde ». Cette catastrophe s’articule sur l’émergence d’un populisme qui se nourrit de la remontée à la surface du fond fasciste. En Italie comme en France la libération aux temps de la seconde guerre avait été également une quasi guerre civile. De ce fait les fascistes furent contraints de se cacher dans les décennies qui ont suivi 1945 mais ils n’avaient jamais véritablement disparu. Néanmoins une telle involution est difficilement imaginable sans faire appel aux deux raisons suivantes. D’abord l’évolution de l’économie du pays qui, en dépit de son « miracle » qui avait assuré aux Italiens jusqu’à la crise en cours un niveau de vie meilleur que celui des Britanniques, demeure fragile. Une fragilité sur laquelle les discours parfois dithyrambiques sur la « troisième Italie » et son « capital social » exceptionnel restent trop silencieux. Mais ensuite par ce que l’intégration européenne telle que conçue (depuis Maastricht surtout) a flatté la dérive et ses illusions. L’option européenne sans réserves qui a conquis tout l’espace politique italien est à mon avis le responsable principal de la voie sans issue dans laquelle le pays s’est engagé.
Le même ralliement frénétique et sans réflexion au projet européen tel qu’il est a fortement contribué à faire avorter le potentiel de radicalité éventuelle des mouvements populaires qui ont mis un terme aux fascismes en Espagne, au Portugal et en Grèce.
Ce potentiel était, il est vrai, limité en Espagne où le franquisme est simplement mort de la belle mort de son chef tandis que la transition avait été bien préparée par cette même bourgeoisie qui avait constitué l’épine dorsale du fascisme espagnol. Les trois composantes socialiste, communiste et anarchiste du mouvement ouvrier et populaire avaient été déracinées par une dictature demeurée sanglante jusque tard dans les années 1970 (on fusillait encore à cette époque), une dictature soutenue par les Etats Unis en échange de son anti communisme et de la concession de bases aux forces américaines. En 1980 l’Europe posait comme condition à l’adhésion de l’Espagne à l’Europe de la Communauté son entrée dans l’OTAN, c’est à dire la formalisation définitive de sa soumission à l’hégémonisme de Washington ! Le mouvement ouvrier n’en a pas moins tenté de jouer un rôle dans la transition, par le canal de ses « commissions ouvrières » constituées dans la clandestinité au cours des années 1970, que je rencontrais dès que cela fut possible. La Izquierda Unida et ses héritiers sont des amis toujours actifs. Il était malheureusement évident que faute d’avoir pu rallier le soutien des autres segments des classes populaires et intellectuelles cette aile radicale du mouvement ne pouvait pas arracher à la bourgeoisie réactionnaire la maîtrise de la transition. On comprend alors le désarroi, puis la dérive peut être même, d’anciens communistes comme Jorge Semprun (qui m’invitait à Madrid alors qu’il était ministre de la culture) ou Fernando Claudin (une ancienne connaissance de l’époque de son exil en France).
Par contre, le potentiel radical des forces qui ont véritablement abattu le fascisme au Portugal et en Grèce n’était en aucune manière négligeable.
La révolte des forces armées qui a mis un terme au salazarisme en avril 1974 a été suivi d’une gigantesque explosion populaire dont l’épine dorsale était constituée par les communistes tant du PC officiel que du maoisme. L’atmosphère de Lisbonne, visitée dès l’été 1974, en témoignait. Reçus par la famille amie depuis Bamako des Da Nobrega, nous visitions Isabelle et moi cette magnifique ville de Lisbonne. Ce fut pour moi l’occasion de discuter avec beaucoup des dirigeants populaires de l’époque, en particulier avec Otelo Carvalho, et de mesurer l’effet que la lecture de mes ouvrages avait pu avoir sur la formation de leur pensée stratégique. Carvalho animait la tendance mondialiste-internationaliste du groupe dirigeant portugais et se méfiait – à juste titre – de « l’Europe » telle qu’elle est. La défaite de cette tendance au sein même du groupe dirigeant et l’arrestation de Carvalho me valurent quelque temps plus tard une curieuse réception à Lisbonne. La police de l’aéroport hésitait à me laisser entrer. Je leur suggérais de téléphoner à la Présidence, ce qui fut fait. Admis, le surlendemain le président Eanes me recevait et m’expliquait (ou tentait de le faire) que les choix « européen » et « internationaliste » n’étaient pas contradictoires. Pas très convaincant. Le retournement faisait le jeu de la droite et allait substituer à la dominance de Lisbonne et du Sud où la gauche est plus forte celle des paysans catholiques traditionnels du nord qui fournissent l’essentiel des émigrants portugais en Europe. Le leadership de la gauche passait de ce fait à des socialistes fort peu téméraires pour le moins qu’on puisse dire. Depuis, le pays politique s’est endormi à nouveau d’un sommeil profond et ce qui reste des mouvements révolutionnaires vit dans la nostalgie des années 1974-1975. Ce n’est pas un hasard si la maison d’édition qui m’a publié en portugais (animée par les camarades actifs de Abril em Maio, Bruno da Ponte, Rodrigues Martines et Ana Barradas) a choisi de s’appeler « O Dinosauro ».
En Grèce également le choix en faveur de l’Europe telle qu’elle est ne s’imposait pas d’évidence au lendemain de la chute des colonels. Le peuple grec n’avait pas oublié que ce régime fasciste avait précisément été soutenu par les Etats Unis et l’Europe – même si la France accueillait, au titre de réfugiés politiques, un bon nombre d’intellectuels. Je faisais leur connaissance à l’Université de Vincennes et mes liens d’amitié avec Kostas Vergopoulos remontent à cette époque. Parmi eux le regretté Nicos Poulantzas. Je devais les retrouver ainsi que d’autres dans des positions dirigeantes à Athènes. Andreas Papandréou, fondateur du Pasok qui allait gagner les élections de 1980 avait été lui même – pendant son exil canadien – le traducteur en grec de mon « Accumulation à l’échelle mondiale ». Les options internationales qu’il faisait à l’époque n’étaient donc pas sans fondement réfléchi. Et même si les communistes des deux partis (de l’intérieur et de l’extérieur) exprimaient des réserves à l’égard de la personne de Papandréou – dirigeant de style « patriarcal » - et de l’hétéroclisme du Pasok, ils partageaient tous ensemble l’héritage de l’EAM. Pendant la seconde guerre mondiale le PC était parvenu ici, comme en Yougoslavie, à constituer autour de lui le front unique antifasciste. De ce fait la Grèce et la Yougoslavie sont les deux seuls pays qui n’ont pas seulement « résisté » comme d’autres aux envahisseurs allemands, mais n’ont jamais cessé de conduire une véritable guerre qui a joué un rôle décisif dans l’effondrement instantané des armées italiennes en 1943 et fixé sur leurs territoires d’importantes armées allemandes. Or la résistance grecque, devenue révolution en 1945, a été battue par l’intervention des Etats Unis et de la Grande Bretagne. La droite grecque mise en place par ce moyen, avec l’approbation de l’Europe occidentale, non seulement n’avait aucun titre de résistance à exhiber, mais est de surcroît responsable de l’intégration de leur pays dans l’OTAN (aux côtés de la Turquie !) dans le cadre duquel s’inscrit le projet européen tel qu’il est. Que les classes populaires grecques et leurs leaderships politiques aient été méfiants à l’égard des avances faites par la CEE à partir de 1980 n’est donc ni difficile à comprendre, ni sans fondement.
La grande crise dans laquelle le capitalisme mondialisé est désormais entré, et la stratégie mise en œuvre par les monopoles financiers dominants (transférer le poids de la crise sur les partenaires fragiles du système, entre autre la Grèce en l’occurrence) doit faire réfléchir sur l’erreur stratégique de ceux qui ont pensé, en Grèce et ailleurs, que l’adhésion au projet européen leur offrait une chance historique inespérée.
Les difficultés économiques éprouvées par la Grèce du Pasok – passablement isolée – combinées aux pressions européennes ont fini par éroder les espoirs placés dans l’option internationaliste, « neutraliste », à tonalités « tiers mondistes ». Peu à peu donc la Grèce évoluait en direction de son intégration dans la nouvelle Europe, une intégration qui à son tour a renforcé la bourgeoisie de ce pays, de type compradore « cosmopolitique » (au sens négatif du terme) dont les armateurs (parfois véreux) sont les modèles types, et face à laquelle le Pasok est devenu un parti socialiste impuissant, comme ailleurs en Europe. Il reste néanmoins quelques arrêtes dans la gorge du peuple grec : la position dominante de la Turquie dans le système régional de l’OTAN (qui lui a pardonné sans grand émoi son agression contre Chypre), l’agression de l’OTAN contre la Yougoslavie. Les médias dominants présentent les protestations du peuple que comme le produit d’une « solidarité orthodoxe ». Cela les dispensé d’analyser la réalité, c’est à dire la contradiction ressentie par ce peuple grec entre le discours démocratique de l’Europe et son alignement américain archi réactionnaire.
J’ai assisté à un basculement de même type dans la petite île de Malte. Pays curieux et sympathique, de langue arabe et de religion catholique revenue avec la Reconquista et l’ordre de Malte. Le souvenir du passé est suffisamment vivant pour que les Maltais désignent le carème chrétien de l’avant Pâques de « ramadan ». Les quelques mots anglais de la langue courante ont été totalement arabisés, les pluriels « cassés » : on dit « cash » (paiement comptant) et au pluriel « cawash » ! (le lecteur arabe comprendra !). Un parti de gauche populaire (le Parti du Travail – « Labour Party ») plus radical que les membres de la famille socialiste, teinté de communisme, majoritaire, nourrissait l’espoir d’un rapprochement réel avec le monde arabe. Le mépris dans lequel les Anglais tenaient ce peuple « demi-arabe » favorisait peut être ce sentiment. Mais les Etats arabes – tout à fait insensibles – n’ont jamais répondu aux attentes des Maltais, dont le seul souvenir est pour eux celui de ces colons de seconde zone venus dans les fourgons de l’armée britannique. Invité en 1991 par son leader Mifsud Bonnici à discuter de ces problèmes par la direction politique du parti et du gouvernement, je sentais le vent tourner. Malte pourrait-elle résister aux sirènes européennes ? Quelques mois plus tard la nouvelle majorité de droite catholique optait pour l’Europe. Chypre a finalement succombé de la même manière, après que l’époque du patriarche Makarios, ami de l’Union Soviétique et de Nasser, fût révolue. Le peuple de Chypre doit le regretter aujourd’hui.
Pour des raisons sans doute différentes les pays nordiques ont maintenu jusqu’à tardivement des attitudes de méfiance à l’égard du projet européen tel qu’il est. La Suède était hors OTAN, par son choix propre, la Finlande par obligation, tandis que la Norvège et le Danemark optaient pour l’OTAN.
C’est la Suède qui, sous la conduite d’Olof Palme, tentait de faire avancer le plus loin possible une option mondialiste – internationaliste – neutraliste. Je ne reviendrai pas ici sur ce que j’ai dit ailleurs (Memoirs, p 232-33) concernant mon contact précoce avec ce pays, ma participation à la Conférence sur l’environnement (1972), mes rapports avec Olof Palme et la SAREC (à partir de 1975), les séries de conférence que je donnais dans les universités du pays. La Suède présentait alors une figure très particulière en Europe que je résumais dans une phrase brève : « Une Union soviétique civilisée ». Je voulais dire par là que son option « étatiste-socialiste » comme son sens de l’internationalisme tranchaient sur les tendances dominantes ailleurs dans les forces social- démocrates d’Europe. Les amis nombreux que je me suis fait en Suède ont été rencontrés à cette époque turbulente. L’ami Rolf Gustavson qui m’avait introduit dans tous ces milieux est passé au libéralisme. Le FTM doit beaucoup à l'ami Gerhard Hulcrantz qui a toujours passionnément défendu notre dossier auprès de la Sarec.
Le retournement a donc été brutal à partir de l’option européenne du pays et le glissement à droite de sa social démocratie, non moins rapide. Le discours à la mode est connu : le temps du Welfare State est passé, il nous faut être comme les autres Européens etc. Rien d’original dans toutes ces billevesées. Ce retournement oblige néanmoins à réfléchir sur les points faibles de l’expérience exceptionnelle de la Suède : le rôle peut être trop personnel de Palme, les illusions de la jeunesse qui, longtemps enfermée dans ce pays relativement très isolé, découvrait tardivement le monde avec une bonne dose de naïveté après 1968, mais aussi le passé terne pendant la seconde guerre mondiale, longtemps caché.
La Norvège, la Finlande, les Pays Bas, ont mieux résisté semble-t-il, pour des raisons diverses. Les institutions de ces trois pays avaient donc, dans le passé, apporté leur soutien généreux au Forum.
La société norvégienne constituée de petits paysans et pêcheurs, sans la présence d’une classe aristocratique analogue à celle de la Suède et du Danemark, est particulièrement sensible, de ce fait, au thème de l’égalité. Ce qui explique sans doute la puissance relative de son parti de gauche (communiste) AKP et l’option radicale de sa social démocratie qui jusqu’à ce jour résiste à sa manière aux syrènes européennes et néo libérales. Les Verts sont apparus dans ce pays avant les autres, et le norvégien Johan Galtung a été un pionnier de l’idéologie écologique. Je me dois de mentionner ici le nom de Tertit Aasland qui a défendu avec lucidité le dossier du Forum auprès de la NORAD, dans l’idée de renforcer la tendance mondialiste universaliste active dans l’opinion publique. En contrepoint l’appartenance du pays à l’OTAN et l’aisance financière que lui procure le pétrole de la Mer du Nord (une aisance toujours un peu corruptive à la longue) freinent certainement ces tendances positives.
L’indépendance que la Finlande a obtenu sans combat pendant la révolution russe (Lénine l’avait acceptée sans la moindre réticence) était moins le produit d’une volonté unanime qu’on ne le dit souvent. Le grand duché bénéficiait déjà dans l’Empire russe d’une très large autonomie jugée satisfaisante par l’opinion d’alors; et ses classes dirigeantes servaient le Tsar avec autant de sincérité que celles des pays baltes (la statue du Tsar à Helsinki n’a jamais été déboulonnée). Les classes populaires elles, n’ont pas été insensibles au programme de la révolution russe.. C’est pourquoi l’indépendance ne réglait pas les problèmes du pays, qui ne le furent qu’au terme d’une guerre civile interne, finalement gagnée de justesse par la réaction (avec l’appui de l’Allemagne impériale puis des Alliés), qui devait plus tard glisser vers le fascisme dont elle fut l’alliée pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, compte tenu de ce qu’allait devenir l’Union Soviétique, l’indépendance de la Finlande a certainement été finalement positive. Ce qu’on appelle la « finlandisation » que la propagande de l’OTAN présentait comme un statut inacceptable n’était en fait qu’un neutralisme (certes imposé à l’origine par le traité de paix) qui aurait pu constituer l’une des bases d’une reconstruction européenne meillleure que celle du projet atlantiste. La présence jusqu’aujourd’hui d’une gauche finnoise regroupée sous la bannière d’une « alliance de gauche » (Left Wing Alliance) avec les dirigeants de laquelle j’ai eu l’occasion de discuter de tous ces problèmes est, à mon avis, l’expression de ce potentiel qui n’a pas disparu. Les pressions européennes, qui l’ont emporté sur le terrain monétaire (par la participation de la Finlande à l’euro), parviendront-elles à ronger cet héritage historique intéressant ?
Peut-on attendre quelque chose du Danemark, dont l’économie dépend trop largement de celle de l’Allemagne? Cette dépendance est vécue un peu névrotiquement, comme en ont témoigné les votes successifs ambigus et confus sur la question de l’Euro; mais il ne me semble pas qu’elle puisse être remise en question par une social démocratie ici tout à fait classique. Les amis Jacques et Hélène Hersch, comme ceux de « l’alliance rouge-verte », sont, me semblent-ils, passablement isolés.
On ne peut ignorer que les Pays Bas ont été à l’origine de la révolution bourgeoise au XVIIe siècle, avant l’Angleterre et la France. Mais la taille modeste des Provinces Unies devait empêcher ce pays de réaliser ce que ses élèves concurrents allaient faire. Néanmoins l’héritage de cette histoire n’est pas perdu, loin de là. Les Pays Bas ne sont pas seulement une démocratie qui, bien que bourgeoise, se situe à l’avant garde de la tolérance et de la liberté. Ils sont aussi un pays cosmopolite (au sens positif du terme) et Amsterdam est – en petit – ce que Londres et Paris sont, des capitales mondes, non pas tant par la prolifération – devenue banale – des restaurants « exotiques » et des immigrés, que par son atmosphère et quelques unes de ses institutions, qu’il s’agisse de l’ISS (Institute for Social Studies), du TNI (Transnational Institute), de l’Amsterdam School for Social Research. Je n’ai donc pas été surpris de trouver dans ce pays des soutiens efficaces aux activités du Forum (le Forum doit beaucoup à l'ami Hans Slot). Néanmoins au plan de son système économique, financier et monétaire, les Pays Bas évoluent désormais dans le giron du mark/euro.
A un moment, durant les décennies 1970-1980, j’avais pensé que la constitution en Europe d’un axe nord-sud « neutraliste » Suède-Finlande-Autriche-Yougoslavie-Grèce était pensable et aurait pu avoir des effets positifs tant sur les pays du noyau européen occidental que sur ceux de l’Est. Il aurait contribué à faire réfléchir les premiers sur leur alignement atlantiste et peut être aurait trouvé un écho favorable en France. Hélas de Gaulle n’était plus là et les gaullistes avaient bel et bien oublié les réserves du général à l’encontre de l’OTAN. Un tel axe aurait aussi peut être contribué à donner plus de chances à un glissement des pays de l’Est européen vers des positions de centre gauche, évitant leur chute à droite ultérieure. Ce projet aurait amorcé la construction d'une authentique "autre Europe", véritablement sociale et donc ouverte sur l’invention d'un socialisme du XXI ème siècle, respectueuse des nations qui la composent, indépendante des Etats Unis, facilitant une réforme digne de ce nom dans les pays soviétisés. Cette construction était possible, en parallèle avec l'Europe de Bruxelles, alors réduite à une Communauté économique d'une portée encore limitée. J’étais parvenu à porter ces idées à la connaissance de la direction de la gauche unie finlandaise, de la direction de la social-démocratie suédoise, de Chancelier Kreisky à Vienne, du gouvernement yougoslave et du Pasok. J’ai même eu l’impression que l’idée ne leur déplaisait pas. Mais il n’y a pas eu de suite.
Les gauches européennes n'ont pas pris la mesure de l'enjeu et ont soutenu le déploiement du projet de Bruxelles. Un projet réactionnaire dés le départ, conçu par Monnet (dont les opinions farouchement anti démocratiques sont connues comme on peut le lire dans le livre de JP Chevènement, La faute de M. Monnet, 2006). Un projet fabriqué avec le Plan Marshall par Washington pour réhabiliter les droites ( sous le couvert de la "démocratie chrétienne", voire fascistes) que la seconde guerre mondiale avait condamné au silence, pour anihiler toute portée à la pratique de la politique démocratique. Les partis communistes l’avaient compris. Mais à l'époque l’alternative d’une Europe "soviétique" n'était déjà plus crédible. Leur ralliement inconditionnel ultérieur ne valait pas mieux, quand bien même ait il été déguisé en "euro communisme".
Aujourd’hui non seulement l’Union européenne a enfermé les peuples du continent dans l’impasse, bétonnée par le double choix "libéral" et atlantiste ( l’Otan), mais encore est devenue l’instrument de "l’américanisation" de l’Europe, substituant la culture du "consensus" des Etats Unis à la culture politique du conflit de la tradition européenne (cf S. Amin, Le virus libéral, 2003). Le ralliement « définitif » (pour autant que cette qualification ait un sens) de l’Europe à l'atlantisme n'est pas impensable. La conscience des avantages que procure l'exploitation de la planète au bénéfice de l'impérialisme collectif de la triade hante bien des esprits. Pour ceux là le « conflit » avec les Etats Unis tourne autour du partage du butin, guère plus. Ce que j'appelle « l'altermondialisme des bobos » (pour utiliser un terme du jargon parisien qui désigne bien les segments des classes moyennes des pays opulents en question) exprime, avec ou sans lucidité, cette tendance. Et si jamais le projet devait être poursuivi envers et contre tout, alors les instances de l'Europe seraient devenues l'obstacle principal au progrès de ses peuples. Car, et c'est ma thèse depuis longtemps, plus la société est imprégnée des "valeurs" du capitalisme (le marché roi, l'individu façonné par celui ci se pensant également roi), plus difficile est leur dépassement.
La reconstruction européenne passe donc par la déconstruction du projet en place. Cette remise en cause du projet européen-atlantique tel qu’il est et la cristallisation d’une alternative de construction d’une Europe à la fois sociale et non impérialiste à l’égard du reste du monde sont- ils encore aujourd’hui pensables ? Je le crois, et crois même que leur amorce à partir d’un pôle quelconque ne tarderait pas à trouver des échos favorables dans toute l’Europe. Une gauche authentique en tout cas ne devrait pas pouvoir penser autrement. Si elle ose le faire je suis de ceux qui pensent que les peuples européens démontreraient alors qu'ils peuvent encore jouer un rôle important dans le façonnement du monde de demain. A défaut la probabilité la plus forte est l'effondrement du projet européen dans le chaos. Ce qui ne déplairait pas non plus à Washington. Dans tous les cas, avec sa « constitution » ou dans le chaos, l'Europe s'emploie à annihiler sa place dans le monde. L'Europe sera socialiste, si ses gauches osent le vouloir, ou ne sera pas.
Ce texte avait été écrit au début des années 2000 (le lecteur le vérifiera dans l’Eveil su Sud); et je n’y ai introduit ici que des mises à jour mineures qui n’ont pas modifié l’argument central. Je n’imaginais pas que la suite des évènements allait conforter aussi rapidement mes craintes. Je renvoie ici au chapitre que j’ai consacré à la crise de l’euro et derrière elle celle du système européen dans L’implosion du capitalisme contemporain. Mais comment les peuples européens réagissent-ils au défi ? Force est de constater que les opinions générales ne veulent pas imaginer qu’il leur faut déconstruire le système européen; elles préfèrent faire la politique de l’autruche et se convaincre que cette Europe est réformable.