DEUXIEME PARTIE
PROLOGUE : LES VAGUES SUCCESSIVES DE L’EVEIL DU SUD
Cette deuxième partie de mes Mémoires propose un compte rendu détaillé de mes activités depuis 1970 – dans les cadres successifs de l’IDEP et du FTM – et le prolonge jusqu’à ce jour de Juin 2014 – dans le cadre FTM/FMA.
La matière d’une bonne partie de ces Mémoires avait été publiée dans L’Eveil du Sud et couvert la période jusqu’au début des années 2000. J’ai vécu de l’intérieur l’époque de Bandoung d’abord en Egypte (1957-1960), puis au Mali (1960-1963), dans l’exercice de mes fonctions d’alors. J’en ai donné un compte rendu dans la première partie. Dans l’exercice de mes fonctions à l’IDEP et au FTM nous étions encore dans l’époque de Bandoung, déclinante. Le compte rendu de mes activités pour ces années en est le témoignage.
La période contemporaine de l’histoire que j’ai vécu se partage elle-même en trois temps distincts : 1°) la période de l’essor puis de l’essoufflement de Bandoung – 1955 à 1980; 2°) la période de restauration de l’ordre impérialiste nouveau qualifié de « mondialisation libérale » – 1980 à 1995; 3°) avec l’amorce de l’implosion de ce système du capitalisme/impérialisme, à partir de 1995, l’amorce parallèle d’un renouveau des combats pour un « autre monde, meilleur », en particulier dans le nouveau « grand Sud ».
Le sous-titre donné à mes Mémoires – « l’éveil du Sud – répond à cette vision de l’histoire globale qui est la mienne.
Le XXe siècle a été le siècle de déploiement d’une première vague de luttes victorieuses qui se sont donné l’objectif de sortir du capitalisme, et/ou de l’impérialisme. Les victoires de la libération de la domination impérialiste portaient en elles potentiellement celle d’aller au-delà du capitalisme, vers le socialisme.
Cette première vague a épuisé ses capacités de développement et permis, à partir des années 1980, la restauration d’un nouvel ordre capitaliste/impérialiste sauvage, pour nous, peuples du Sud, quasiment synonyme de colonisation de pillage. Mais l’ordre nouveau, instable par nature, est déjà remis en question par la montée d’une seconde vague d’éveil du Sud. Le défi est sérieux plus que jamais : cette seconde vague va-t-elle, comme la première, n’occuper le devant de la scène que dans les pays des périphéries du système mondial ? Ou bien va-t-elle amorcer la transformation concomitante du Sud et du Nord de la planète mondialisée, par des avancées au- delà du capitalisme au Nord comme au Sud ?
Cet ouvrage se situe dans la catégorie des Mémoires, c'est-à-dire qu’il est un compte rendu personnel de mes interventions. Mais, comme je l’ai fait pour la première partie et comme je le fais dans les chapitres de cette deuxième partie, il m’est paru utile d’offrir, dans ce prologue, quelques présentations de synthèse, sans lesquelles le lecteur aurait du mal à comprendre les motivations qui ont inspiré mes interventions.
D’abord quatre documents succincts qui précisent ce qu’a été mon analyse des trois moments successifs de l’histoire considérée : 1°) Bandoung et la première mondialisation des luttes; 2°) le capitalisme des monopoles généralisés; 3°) l’émergence et le lumpen développement. Je les complète par un bref exposé de ce je comprends par maoïsme, entendu comme forme (et peut- être étape) du déploiement du marxisme historique.
Ensuite trois documents qui résument ma vision des défis majeurs auxquels l’humanité est confrontée : 1°) la question agraire (centrale pour les peuples des trois continents – Asie, Afrique et Amérique latine); 2°) la question de la démocratisation des sociétés; 3°) la question de la dimension écologique du défi.
Ces trois documents m’éviteront beaucoup de redites. Car ces questions sont revenues sans cesse dans tous les débats de la gauche radicale et les arguments que j’ai développés dans mes interventions ne pouvaient pas les ignorer. Il en a été de même, également, pour certaines autres questions, comme celle concernant « l’aide internationale », qui revient d’une manière lancinante dans tous les débats, en particulier africains. C’est pourquoi j’ai pensé également utile de rappeler dans les chapitres de ces mémoires, ce qu’ont été – et sont – mes arguments sur ces questions.
1. Bandoung et la première mondialisation des luttes (1955-1980)
Le texte qui suit complète celui écrit dans la première partie sous le titre de « déploiement et érosion de Bandung ».
Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique proclamaient à Bandoung en 1955 leur volonté de reconstruire le système mondial sur la base de la reconnaissance des droits des nations jusque là dominées. Ce « droit au développement » constituait le fondement de la mondialisation de l’époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire négocié, imposé à l’impérialisme contraint, lui, à s’ajuster à ces exigences nouvelles. Le succès de Bandoung – et non son échec comme on le dit de plus en plus sans réfléchir – est à l’origine d’un bond en avant gigantesque des peuples du Sud, dans les domaines de l’éducation et de la santé, de la construction de l’Etat moderne, souvent de la réduction des inégalités sociales, enfin de l’entrée dans l’ère de l’industrialisation. Sans doute les limites de ces réalisations - en particulier le déficit démocratique des régimes du populisme national qui ont « donné aux peuples » mais ne leur ont jamais permis de s’organiser par eux mêmes – doit-il être pris en considération sérieuse dans le bilan de l’époque.
Le système de Bandoung s’articulait aux deux autres systèmes caractéristiques de l’après guerre mondiale, celui du soviétisme (et du maoïsme) et celui du Welfare State de la social-démocratie occidentale. Des systèmes en compétition certes, en conflit même (encore que ceux-ci aient été parfaitement contenus dans les limites ne permettant pas leur dérive au delà de conflits armés localisés), mais certainement également de ce fait complémentaires les uns des autres. Parler dans ces conditions de la mondialisation des luttes fait sens et, s’agissant pour la première fois dans l’histoire du capitalisme de luttes se déployant dans toutes les régions de la planète et à l’intérieur de toutes les nations qui la constituent, inaugure une première dans la direction de cette évolution.
La preuve de l’interdépendance qui caractérisait les luttes et les compromis historiques assurant la stabilisation de la gestion des sociétés concernées a été apportée a contrario par les évolutions qui ont fait suite à l’érosion parallèle des potentiels de développement des trois systèmes. L’effondrement du soviétisme a entraîné également celle du modèle de la social-démocratie, dont les avancées sociales – tout à fait réelles – s’étaient imposées parce qu’elles constituaient le seul moyen possible capable de faire face au « défi communiste ». On devrait se souvenir également à cet endroit de l’écho de la révolution culturelle chinoise dans l’Europe de 1968.
Les progrès de l’industrialisation amorcés durant l’ère de Bandoung ne procèdent pas de la logique du déploiement impérialiste mais ont été imposés par les victoires des peuples du Sud. Sans doute ces progrès ont-ils nourri l’illusion d’un « rattrapage » qui paraissait en cours de réalisation, alors qu’en fait l’impérialisme, contraint lui de s’ajuster aux exigences du développement des périphéries, se recomposait autour de nouvelles formes de domination. Le vieux contraste pays impérialistes/pays dominés qui était synonyme de contraste pays industrialisés/pays non industrialisés cédait peu à peu la place à un contraste nouveau fondé sur la centralisation d’avantages associés aux « cinq monopoles nouveaux des centres impérialistes » (le contrôle des technologies nouvelles, des ressources naturelles, des flux financiers, des communications et des armements de destruction massive).
Les réalisations de la période comme leurs limites invitent à revenir sur la question centrale de l’avenir de la bourgeoisie et du capitalisme dans les périphéries du système. Il s’agit là d’une question permanente pour autant que le déploiement mondialisé du capitalisme, par ses effets polarisants produits par sa nature impérialiste, caractérise l’inégalité fondamentale des potentiels du développement bourgeois et capitaliste au centre et à la périphérie du système. En d’autres termes la bourgeoisie des périphéries était-elle nécessairement contrainte de se soumettre aux exigences de ce développement inégal ? Est-elle de ce fait de nature nécessairement compradore ? La voie capitaliste est-elle, dans ces conditions, nécessairement une impasse ? Ou bien la marge de manœuvre que la bourgeoisie peut mettre à profit dans certaines circonstances (qu’il faudra alors préciser) permet-elle un développement capitaliste national, autonome, capable d’avancer dans la direction du rattrapage ? Où sont les limites de ces possibilités ? Dans quelle mesure l’existence de ces limites impose-t-elle de qualifier l’option capitaliste d’illusion ?
Des réponses doctrinaires et tranchées ont été apportées à ces questions, se sont succédées et affirmées dans un sens puis dans son contraire, pour toujours s’adapter expost à des évolutions jamais prévues correctement ni par les uns (les forces dominantes) ni par les autres (les classes populaires). Au lendemain de la seconde guerre mondiale le communisme de la Troisième Internationale qualifiait toutes les bourgeoisies du Sud de compradore et le maoïsme proclamait que la seule voie de libération possible était celle qu’ouvrait une « révolution socialiste par étapes », dirigée par le prolétariat et ses alliés (les classes populaires paysannes en particulier), et surtout par leur porte parole d’avant garde – le parti communiste. Bandoung allait prouver que le jugement était hâtif, que sous la direction de la bourgeoisie un bloc hégémonique national populiste pouvait faire avancer le développement en question. La page de Bandoung tournée avec l’offensive néo-libérale du capital des oligopoles du centre impérialiste (la triade : Etats Unis, Europe, Japon) à partir de 1980 les bourgeoisies du Sud ont paru à nouveau s’inscrire dans une perspective de soumission compradorisée qui s’exprime dans l’ajustement unilatéral imposé (qui est l’ajustement des périphéries aux exigences du centre, en quelque sorte l’inverse de l’ajustement des centres que les périphéries ont imposé durant l’ère de Bandoung). Mais à peine ce renversement de tendance s’imposait-il qu’à nouveau dans les pays dits « émergents » - singulièrement en Chine, mais également dans d’autres pays comme l’Inde ou le Brésil – une marge se dessinait offrant ses chances à l’avancée d’options de développement capitaliste national. Analyser le potentiel de ces avancées, leurs contradictions et limites demeure au centre des débats sans l’approfondissement desquels on ne pourra pas penser la construction des stratégies efficaces de convergence des luttes aux échelles locales et à celle du monde.
2. Le capitalisme des monopoles généralisés
Le capitalisme contemporain est un capitalisme de monopoles généralisés. J’entends par là que les monopoles constituent désormais non plus des îles (fussent-elles importantes) dans un océan de firmes qui ne le sont pas – et qui, de ce fait, sont encore relativement autonomes – mais un système intégré et que, de ce fait, ces monopoles contrôlent désormais étroitement l’ensemble de tous les systèmes productifs. Les petites et moyennes entreprises, et même les grandes entreprises qui ne relèvent pas elles-mêmes de la propriété formelle des ensembles oligopolistiques concernés – sont enfermées dans des réseaux de moyens de contrôle mis en place en amont et en aval par les monopoles. Leur marge d’autonomie s’est rétrécie de ce fait comme une peau de chagrin. Ces unités de production sont devenues des sous-traitants des monopoles. Ce système des monopoles généralisés est le produit d’une étape nouvelle de la centralisation du capital dans les pays de la triade (les Etats Unis, l’Europe occidentale et centrale, le Japon) qui s’est déployée au cours des années 1980 et 1990.
Simultanément ces monopoles généralisés dominent l’économie mondiale. La « mondialisation » est le nom qu’ils ont eux-mêmes donné à l’ensemble des exigences par lesquelles ils exercent leur contrôle sur les systèmes productifs des périphéries du capitalisme mondial (le monde entier au- delà des partenaires de la triade). Il ne s’agit de rien d’autre que d’une étape nouvelle de l’impérialisme.
Le capitalisme des monopoles généralisés et mondialisés constitue un système qui assure à ces monopoles la ponction d’une rente de monopole prélevée sur la masse de la plus value (transformée en profits) que le capital extrait de l’exploitation du travail. Dans la mesure où ces monopoles opèrent dans les périphéries du système mondialisé cette rente de monopole devient une rente impérialiste. Le procès d’accumulation du capital – qui définit le capitalisme dans toutes ses formes historiques successives – est, de ce fait, commandé par la maximisation de la rente monopolistique/impérialiste.
Ce déplacement du centre de gravité de l’accumulation du capital est à l’origine de la poursuite continue de la concentration des revenus et des fortunes, au bénéfice de la rente des monopoles, largement accaparée par les oligarchies (« ploutocraties ») qui gouvernent les groupes oligopolistiques, au détriment des rémunérations du travail et même des rémunérations du capital non monopolistique.
Ce déséquilibre en croissance continue est lui-même, à son tour, à l’origine de la financiarisation du système économique. J’entends par là qu’une fraction croissante du surplus ne peut plus être investie dans l’élargissement et l’approfondissement des systèmes productifs et que le « placement financier » de cet excédent croissant constitue alors la seule alternative possible pour la poursuite de l’accumulation commandée par les monopoles. A son tour cette financiarisation, qui accuse la croissance de l’inégalité dans la répartition des revenus (et des fortunes), génère le surplus grandissant dont elle se nourrit. Les « placements financiers » (ou encore les placements de spéculation financière) poursuivent leur croissance à des rythmes vertigineux, sans commune mesure avec ceux de la « croissance du PIB » (elle-même devenue de ce fait largement fictive) ou ceux de l’investissement dans l’appareil productif. La croissance vertigineuse des placements financiers exige – et alimente – entre autre celle de la dette, dans toutes ses formes, et en particulier celle de la dette souveraine. Lorsque les gouvernements en place prétendent poursuivre l’objectif de « réduction de la dette », ils mentent délibérément. Car la stratégie des monopoles financiarisés a besoin de la croissance de la dette (qu’ils recherchent et non combattent) – un moyen financièrement intéressant d’absorber le surplus de rente des monopoles. Les politiques d’austérité imposées, « pour réduire la dette » dit-on, ont, au contraire, pour conséquence (recherchée) d’en augmenter le volume.
La ploutocratie, nouvelle classe dirigeante du capitalisme sénile
La logique de l’accumulation est celle de la concentration et de la centralisation croissantes du contrôle du capital. La propriété formelle peut être disséminée (comme celle des « propriétaires » de parts de droits à la retraite dans les fonds de pension), alors que la gestion de cette propriété est contrôlée par le capital financier.
Nous sommes parvenus à un niveau de centralisation des pouvoirs de domination du capital tel que les formes d’existence et d’organisation de la bourgeoisie telles qu’on les a connues jusqu’ici sont abolies. La bourgeoisie était constituée de familles bourgeoises stables. D’une génération à l’autre les héritiers perpétuaient une certaine spécialisation dans les activités de leurs entreprises. La bourgeoisie construisait et se construisait dans la longue durée. Cette stabilité favorisait la confiance dans les « valeurs bourgeoises », leur rayonnement dans la société toute entière. Dans une très large mesure, la bourgeoisie, classe dominante, était acceptée comme telle. Pour les services qu’elle rendait, elle paraissait mériter son accès aux privilèges de l’aisance ou de la richesse. Elle paraissait aussi largement nationale, sensible aux intérêts de la nation, quels qu’aient été les ambiguïtés et les limites de ce concept manipulé. La nouvelle classe dirigeante s’écarte brutalement de cette tradition. Certains qualifient la transformation en question de déploiement d’un actionnariat actif rétablissant pleinement les droits de la propriété (voire d’un actionnariat populaire). Cette qualification laudative et trompeuse qui légitime le changement, omet de rappeler que l’aspect majeur de la transformation concerne le degré de concentration du contrôle du capital et de centralisation du pouvoir qui lui est attaché. La nouvelle classe dirigeante ne se compte plus que par dizaines de milliers et non par millions, comme c’était le cas de l’ancienne bourgeoisie. De surcroît une bonne proportion de celle-ci est constituée de nouveaux venus qui se sont imposés plus par le succès de leurs opérations financières (notamment en bourse) que par leur contribution aux percées technologiques propres à notre époque. Leur ascension ultra rapide fait contraste avec celle de leurs prédécesseurs, qui s’étalait sur de nombreuses décennies.
La centralisation des pouvoirs, encore plus marquée que la concentration des capitaux, renforce l’interpénétration des pouvoirs économiques et politiques. L’idéologie « traditionnelle » du capitalisme plaçait l’accent sur les vertus de la propriété en général, en particulier de la petite – en fait moyenne ou moyenne grande- considérée par sa stabilité comme porteuse de progrès technologique et social. En contrepoint la nouvelle idéologie encense les « gagnants » et méprise les « perdants » sans autre considération. Car le « gagnant » a ici presque toujours raison, même lorsque les moyens qu’il a mis en œuvre, s’ils ne tombent pas sous le coup de la loi pénale, frisent l’illégal et en tout cas ignorent les valeurs morales communes.
Le capitalisme contemporain est devenu par la force de la logique de l’accumulation, un « capitalisme de connivence ». Le terme anglais- « crony capitalism » - ne peut plus être réservé aux seules formes « sous développées et corrompues » de l’Asie du Sud-est et de l’Amérique latine que les «économistes » (c’est à dire les croyants sincères et convaincus des vertus du libéralisme) fustigeaient hier. Il s’applique désormais aussi bien au capitalisme des Etats Unis et de l’Europe contemporains. Dans son comportement courant cette classe dirigeante se rapproche alors de ce qu’on connaît de celui des « mafias », quand bien même le terme paraîtrait insultant et extrême.
Le système politique du capitalisme contemporain est désormais un système ploutocratique. Celui-ci s’accommode de la poursuite de la pratique de la démocratie représentative, devenue « démocratie de basse intensité » : vous êtes libre de voter pour qui vous voulez, cela n’a aucune importance puisque c’est le marché et non le Parlement qui décide de tout ! Il s’accommode aussi ailleurs de formes de gestion autocratique du pouvoir ou de farces électorales.
Ces transformations ont modifié le statut des classes moyennes et leur mode d'intégration dans le système global. Ces classes sont désormais largement constituées de salariés et non plus de petits producteurs marchands comme naguère. Cette transformation prend l'allure de crise des classes moyennes, marquée par une différenciation croissante : les privilégiés (hauts salaires) sont devenus les agents directs de la classe dominante des oligopoles, tandis que les autres sont paupérisés.
Les affairistes, nouvelle classe dominante dans les périphéries
Le contraste centres/périphéries n’est pas nouveau; il a accompagné l’expansion capitaliste mondialisée dès ses origines, il y a cinq siècles. De ce fait les classes dirigeantes locales des pays du capitalisme périphérique, qu’il s’agisse de pays indépendants ou même de colonies, ont toujours été des classes dirigeantes subalternisées mais néanmoins alliées par les bénéfices qu’elles tiraient de leur insertion dans le capitalisme mondialisé.
La diversité de ces classes, en grande partie issues de celles qui dominaient leurs sociétés avant leur soumission au capitalisme/impérialisme, est considérable. La reconquête de l’indépendance a souvent entraîné la substitution à ces classes subordonnées anciennes (collaboratrices) de nouvelles classes dirigeantes – bureaucraties, bourgeoisies d’Etat – plus légitimes aux yeux de leurs peuples (au départ) du fait de leur association aux mouvements de libération nationale. Mais ici encore, dans ces périphéries dominées par l’impérialisme ancien (les formes antérieures à 1950) ou par l’impérialisme nouveau (celui de la période de Bandoung jusque vers 1980), les classes dirigeantes locales bénéficiaient d’une stabilité relative visible. Les bouleversements entraînés par le capitalisme des oligopoles du centre impérialiste collectif nouveau (la triade Etats Unis/Europe/Japon) ont véritablement déraciné les pouvoirs de toutes ces anciennes classes dirigeantes des périphéries pour leur substituer ceux d’une nouvelle classe que je qualifierai « d’affairistes ». L’affairiste en question est un « homme d’affaires », pas un entrepreneur créatif. Il tient sa richesse de ses relations avec le pouvoir en place et les maîtres étrangers du système qu’il s’agisse de représentants des Etats impérialistes (de la CIA en particulier) ou des oligopoles. Il opère comme un intermédiaire, fort bien rémunéré, qui bénéficie d’une véritable rente politique dont il tire l’essentiel de la richesse qu’il accumule. L’affairiste n’adhère plus à un système de valeurs morales et nationales quelconque. A l’image caricature de son alter-ego des centres dominants il ne connaît plus que la « réussite », l’argent, la convoitise qui se profile derrière un prétendu éloge de l’individu. Là encore les comportements maffieux, voire criminels, ne sont jamais éloignés.
La constitution de la classe nouvelle des affairistes est indissociable du déploiement des formes de lumpen-développement qui caractérisent largement le Sud contemporain. Mais l’axe principal du bloc dominant n’est constitué par cette classe que dans les situations de « non émergence » du pays concerné. Dans les pays émergents le boc dominant est autre.
Les classes dominées : un prolétariat généralisé mais segmenté
Marx a défini le prolétaire d’une manière rigoureuse (l’être humain contraint de vendre au capital sa force de travail) et reconnu que les conditions de cette vente (« formelles » ou « réelles » pour reprendre les termes mêmes de Marx) ont toujours été diverses. La segmentation du prolétariat n’est pas chose nouvelle. On comprend alors que la qualification ait été plus visible pour certains segments de la classe, comme les ouvriers de la nouvelle machinofacture du 19 ième siècle ou mieux encore de l’usine fordisée du 20 ième. La concentration sur les lieux de travail facilitait la solidarité dans les luttes et la maturation de la conscience politique, alimentant l’ouvriérisme de certains marxismes historiques. L’émiettement de la production produite par les stratégies du capital mettant en œuvre les possibilités offertes par les technologies modernes sans pour autant perdre le contrôle de la production sous-traitée ou délocalisée, affaiblit bien entendu la solidarité et renforce la diversité dans la perception des intérêts.
Le prolétariat semble donc disparaître au moment même où il se généralise. Les formes de la petite production autonome, les millions de petits paysans, d’artisans, de petits commerçants disparaissent pour laisser la place à des statuts de sous-traitance, aux grandes surfaces etc. Le statut formel de salarié devient celui de 90% des travailleurs, tant pour la production matérielle qu’immatérielle. J’ai tiré les conséquences de la diversification des rémunérations, qui loin d’être homothétiques des coûts de formation des qualifications requises, les amplifie à l’extrême. Il n’empêche que le sentiment de solidarité est en voie de renaissance. « Nous, les 99% » disent les mouvements d’occupation. Cette double réalité – l’exploitation de tous par le capital et la diversité des formes et de la violence de cette exploitation – interpelle la gauche qui ne peut ignorer les « contradictions au sein du peuple » sans renoncer à faire converger les objectifs, ce qui implique à son tour la diversité des formes d’organisation et d’action du nouveau prolétariat généralisé. L’idéologie du « mouvement » ignore ces défis. Passer à l’offensive exige la reconstruction incontournable de centres capables de penser l’unité des objectifs stratégiques.
L’image du prolétariat généralisé dans les périphéries émergentes ou pas est différente sur au moins quatre plans : (i) par la progression de la « classe ouvrière », visible dans les pays émergents; (ii) par la persistance d’une paysannerie nombreuse mais néanmoins de plus en plus intégrée dans le marché capitaliste et de ce fait soumise à l’exploitation du capital, fut-elle indirecte; (iii) par la croissance vertigineuse des activités de « survie » produites par le lumpen développement; (iv) par les postures réactionnaires de couches importantes des classes moyennes, lorsque celles-ci sont les bénéficiaires exclusifs de la croissance.
Le défi pour les gauches radicales est ici « d’unir les paysans et les ouvriers », pour reprendre la manière de s’exprimer de la Troisième Internationale, d’unir le peuple des travailleurs (« informel » inclus), l’intelligentsia critique et les classes moyennes dans un front anti compradore.
Les formes nouvelles de la domination politique
Les transformations de la base économique du système et des structures de classes qui les accompagnent ont modifié les conditions d’exercice du pouvoir. La domination politique s’exprime désormais à travers une « classe politique » de style nouveau et un clergé médiatique, l’un et l’autre au service exclusif du capitalisme abstrait des monopoles généralisés. L’idéologie de « l’individu-roi » et les illusions du « mouvement » qui pourraient transformer le monde, voire « changer la vie » !, sans poser la question de la prise du pouvoir par les travailleurs et les peuples confortent ce mode d’exercice du nouveau pouvoir du capital.
Dans les périphéries la forme caricaturale extrême est atteinte lorsque le lumpen développement confie l’exercice du pouvoir à un Etat et une classe d’affairistes compradores. Par contre, dans les pays émergents des blocs sociaux d’une autre nature exercent un pouvoir réel qui tient sa légitimité du succès économique des politiques mises en œuvre. Les illusions que l’émergence « dans le capitalisme mondialisé et par des moyens capitalistes » permettra le rattrapage, les limites de ce qui serait possible en fait dans ce cadre, les conflits sociaux et politiques, ouvrent la porte à des évolutions différentes possibles allant vers le meilleur (en direction du socialisme) ou le pire (l’échec et la re-compradorisation).
Le capitalisme sénile et la fin de la civilisation bourgeoise
Les caractères des nouvelles classes dominantes décrits ici ne sont pas de la nature de phénomènes conjoncturels passagers. Ils correspondent rigoureusement aux exigences de fonctionnement du capitalisme contemporain.
La civilisation bourgeoise – comme toute civilisation – ne se réduit pas à la logique de la reproduction de son système économique. Elle intégrait un volet idéologique et moral : l’éloge de l’initiative individuelle certes, mais aussi l’honnêteté et le respect du droit, voire la solidarité avec le peuple exprimée au moins au niveau national. Ce système de valeurs assurait une certaine stabilité à la reproduction sociale dans son ensemble, empreignait le monde des représentants politiques à son service. Ce système de valeurs est en voie de disparition. Pour faire place à un système sans valeurs. L’inculture et la vulgarité caractérisent une majorité croissante de ce monde des « dominants ». Une évolution dramatique de cette nature annonce la fin d’une civilisation. Elle reproduit ce qu’on a déjà vu se manifester dans l’histoire dans les époques de décadence. Pour toutes ces raisons, je considère que le capitalisme contemporain des oligopoles doit être désormais qualifié de sénile, quelles que soient ses succès immédiats apparents, car il s’agit de succès qui enfoncent dans la voie d’une nouvelle barbarie. (Je renvoie ici à mon étude, Révolution ou décadence ? vielle de près de 30 ans).
Le système du capitalisme des monopoles généralisés, « mondialisés » (impérialistes) et financiarisés implose sous nos yeux. Ce système, visiblement incapable de surmonter ses contradictions internes grandissantes, est condamné à poursuivre sa course folle. La « crise » du système n’est pas due à autre chose qu’à son propre « succès ». En effet jusqu’à ce jour la stratégie déployée par les monopoles a toujours donné les résultats recherchés: les plans « d’austérité », les plans dits sociaux (en fait antisociaux) de licenciement, s’imposent toujours, en dépit des résistances et des luttes. L’initiative demeure toujours, jusqu’à ce jour, dans les mains des monopoles (« les marchés ») et de leur serviteurs politiques (les gouvernements qui soumettent leurs décisions aux exigences dites du « marché »).
L’analyse des luttes et des conflits amorcés et replacés dans la perspective de la remise en cause de la domination impérialiste permet à son tour de situer le phénomène nouveau de « l’émergence » de certains pays du Sud.
Mais cet automne ne coïncide pas avec « un printemps des peuples » qui implique que les travailleurs et les peuples en lutte aient pris la mesure exacte des exigences non pas de « sortir de la crise du capitalisme », mais de « sortir du capitalisme en crise » (titre d’un de mes ouvrages récents). Ce n’est pas le cas, ou pas encore. L’écart qui sépare l’automne du capitalisme du printemps possible des peuples donne au moment actuel de l’histoire tout son caractère dangereusement dramatique. La bataille entre les défenseurs de l’ordre capitaliste et ceux qui, au- delà de leur résistance, peuvent engager l’humanité sur la longue route au socialisme, conçu comme un stade supérieur de la civilisation, est à peine engagée. Toutes les alternatives sont alors possibles, les meilleures comme les plus barbares.
L’existence même de l’écart exige explication. Le capitalisme n’est pas seulement un système fondé sur l’exploitation du travail par le capital; il est également un système fondé sur la polarisation de son déploiement à l’échelle mondiale. Capitalisme et impérialisme constituent les deux faces indissociables de la même réalité, celle du capitalisme historique. La remise en cause de ce système s’est déployée durant tout le 20 ième siècle, jusqu’en 1980, dans une longue vague de luttes victorieuses des travailleurs et des peuples dominés. Les révolutions conduites sous les étendards du marxisme et du communisme, les réformes conquises dans la perspective d’une évolution socialiste graduelle, les victoires des mouvements de libération nationale des peuples colonisés et opprimés, ont toutes et ensemble construit des rapports de force moins défavorables aux travailleurs et aux peuples qu’ils ne l’avaient été jusque-là. Mais cette vague s’est essoufflée sans parvenir à créer les conditions de son dépassement par de nouvelles avancées. Cet essoufflement a permis alors au capital des monopoles de reprendre l’offensive et de rétablir son pouvoir absolu et unilatéral, alors que les contours de la nouvelle vague de remise en cause du système se dessinent encore à peine. Dans la grisaille du paysage de la nuit qui n’est pas achevée alors que le jour n’a pas encore percé, se dessinent des monstres et des fantômes. Car si le projet du capitalisme des monopoles généralisés est effectivement monstrueux, les réponses des forces du refus sont encore largement fantomatiques.
3. Emergence et lumpen développement
Le terme d’émergence fait l’objet d’utilisations par les uns et les autres dans des contextes différents à l’extrême et le plus souvent sans que la précaution d’en préciser le sens ait été prise. L’émergence ne se mesure ni par un taux de croissance du PIB (ou des exportations) élevé sur une période longue (plus d’une décennie), ni par le fait que la société concernée ait atteint un niveau élevé de son PIB per capita, comme le fait la Banque Mondiale et les économistes conventionnels. L’émergence implique bien davantage : une croissance soutenue de la production industrielle dans le pays concerné et une montée en puissance dans la capacité de ces industries d’être compétitives à l’échelle mondiale.
Encore faut-il préciser de quelles industries il s’agit et ce qu’on entend par compétitivité. Il faut exclure de l’examen les industries extractives (mines et combustibles) qui peuvent à elles seules, dans des pays bien dotés par la nature de ce point de vue, produire une croissance accélérée sans entraîner dans son sillage l’ensemble des activités productives dans le pays concerné. L’exemple extrême de ces situations « non-émergentes » est celui des pays du Golfe, ou du Vénézuéla, du Gabon et d’autres. Il faut également comprendre la compétitivité des activités productives dans l’économie considérée comme celle du système productif pris dans son ensemble et non d’un certain nombre d’unités de production envisagées par elles mêmes. Par les biais de la délocalisation ou de la sous traitance, des multinationales opérant dans les pays du Sud peuvent être à l’origine de la mise en place d’unités de production locales (filiales des transnationales ou autonomes) capables en effet d’exporter sur le marché mondial, ce qui leur vaut la qualification de compétitives dans le langage de l’économie conventionnelle. La compétitivité d’un système productif dépend de facteurs économiques et sociaux divers, entre autre des niveaux généraux d’éducation et de formation des travailleurs de tous grades comme de l’efficacité de l’ensemble des institutions qui gèrent la politique économique nationale (fiscalité, droit des affaires, droits du travail, crédit, soutiens publics etc.). A son tour le système productif en question ne se réduit pas aux seules industries de transformation productives de biens manufacturés de production et de consommation (mais l’absence de celles-ci annule l’existence même d’un système productif digne de ce nom), mais intègre la production alimentaire et agricole comme les services exigés pour le fonctionnement normal du système (transports et crédit en particulier).
Le concept d’émergence implique donc une approche politique et holistique de la question. Un pays n’est émergent que dans la mesure où la logique mise en œuvre par le pouvoir s’assigne l’objectif de construire et de renforcer une économie autocentrée (fut-elle ouverte sur l’extérieur) et d’affirmer par là même sa souveraineté économique nationale. Cet objectif complexe implique alors que l’affirmation de cette souveraineté concerne tous les aspects de la vie économique. En particulier elle implique une politique qui permette de renforcer sa souveraineté alimentaire, comme également sa souveraineté dans le contrôle de ses ressources naturelles et l’accès à celles-ci hors de son territoire. Ces objectifs, multiples et complémentaires, font contraste avec ceux d’un pouvoir compradore qui se contente d’ajuster le modèle de croissance mis en œuvre dans le pays concerné aux exigences du système mondial dominant (« libéral-mondialisé ») et aux possibilités que celui-ci offre.
La définition de l’émergence proposée jusqu’ici ne dit rien concernant la perspective dans laquelle s’inscrit la stratégie politique de l’Etat et de la société concernés : capitalisme, ou socialisme ? Néanmoins cette question ne peut être évacuée du débat, car le choix de cette perspective par les classes dirigeantes produit des effets majeurs positifs ou négatifs du point de vue du succès même de l’émergence. Le rapport entre les politiques d’émergence d’une part et les transformations sociales qui l’accompagnent d’autre part ne dépend pas exclusivement de la cohérence interne des premières, mais également du degré de leur complémentarité (ou de leur conflictualité) avec les secondes. Les luttes sociales – luttes de classes et conflits politiques – ne viennent pas « s’ajuster » à ce que produit la logique du déploiement du projet d’Etat d’émergence; elles constituent un déterminant de celui-ci. Les expériences en cours illustrent la diversité et les fluctuations de ces rapports. L’émergence est souvent accompagnée d’une aggravation des inégalités. Encore faut-il préciser la nature exacte de celles-ci : inégalités dont ces bénéficiaires sont une minorité infime ou une forte minorité (les classes moyennes) et qui se réalisent dans un cadre qui produit la paupérisation des majorités de travailleurs ou qui, au contraire, s’accompagne d’une amélioration des conditions de vie de ceux-ci, quand bien même le taux de croissance de la rémunération du travail serait inférieur à celui des revenus des bénéficiaires du système. Autrement dit les politiques mises en œuvre peuvent associer ou pas l’émergence et la paupérisation. L’émergence ne constitue pas un statut définitif et figé qui qualifie le pays concerné; elle est faite d’étapes successives, les premières préparant avec succès les suivantes ou au contraire engageant dans l’impasse.
De la même manière le rapport entre l’économie émergente et l’économie mondiale est lui-même en transformation constante et s’inscrit dans des perspectives générales différentes, soit que celles-ci favorisent le renforcement de la solidarité sociale dans la nation ou au contraire l’affaiblissent. L’émergence n’est donc pas synonyme de croissance des exportations et montée en puissance du pays concerné mesuré de cette manière. Car cette croissance des exportations s’articule sur celle du marché interne à préciser (populaire, des classes moyennes) et la première peut devenir un soutien ou un obstacle à la seconde. La croissance des exportations peut donc affaiblir ou renforcer l’autonomie relative de l’économie émergente concernée dans ses rapports au système mondial.
L’émergence est un projet politique et pas seulement économique. La mesure de son succès est donc donnée par sa capacité à réduire les moyens par lesquels les centres capitalistes dominants en place perpétuent leur domination, en dépit des succès économiques des pays émergents mesurés dans les termes de l’économie conventionnelle. J’ai pour ma part défini ces moyens en termes de contrôle par les puissances dominantes du développement technologique, de l’accès aux ressources naturelles, du système financier et monétaire global, des moyens d’information, de la disposition d’armes de destruction massive. Et j’ai soutenu la thèse de l’existence d’un impérialisme collectif de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) qui entend conserver par tous les moyens ses positions privilégiées dans la domination de la planète et interdire aux pays émergents de remettre en question cette domination. J’en ai conclu que les ambitions des pays émergents entrent en conflit avec les objectifs stratégiques de la triade impérialiste, et que la mesure de la violence de ce conflit était donnée par le degré de radicalité des remises en cause par chacun par des pays émergents des privilèges du centre énumérés plus haut.
L’économie de l’émergence n’est donc pas dissociable de la politique internationale des pays concernés. S’alignent-ils sur la coalition politico-militaire de la triade ? acceptent-ils de ce fait les stratégies mises en œuvre par l’OTAN ? ou au contraire tentent-ils de les contrer ?
Aux antipodes de l’évolution favorable que dessinerait un projet d’émergence authentique de cette qualité la soumission unilatérale aux exigences du déploiement du capitalisme mondialisé des monopoles généralisés ne produit que ce que j’appellerai un « lumpen-développement ». J’emprunte ici librement le vocable par lequel le regretté André Gunder Frank avait analysé une évolution analogue, mais dans d’autres conditions de temps et de lieu. Aujourd’hui le lumpen- développement est le produit de la désintégration social accélérée associée au modèle de « développement » (qui de ce fait ne mérite pas son nom) imposé par les monopoles des centres impérialistes aux sociétés des périphéries qu’ils dominent. Il se manifeste par la croissance vertigineuse des activités de survie (la sphère dite informelle), autrement dit par la paupérisation inhérente à la logique unilatérale de l’accumulation du capital.
Parmi les expériences d’émergence certaines paraissent pleinement mériter la qualification, parce qu’elles ne sont pas associées à des processus de lumpen-développement; il n’y a pas de paupérisation qui frappe les classes populaires, mais au contraire une progression de leurs conditions de vie, modeste ou plus affirmée. Deux de ces expériences sont visiblement intégralement capitalistes – celles de la Corée et de Taïwan (je ne discuterai pas ici des conditions historiques particulières qui ont permis le succès du déploiement du projet dans ces deux pays). Deux autres héritent du legs des aspirations de révolutions conduites au nom du socialisme – la Chine et le Vietnam. Cuba pourrait intégrer ce groupe s’il parvient à maîtriser les contradictions qu’il traverse actuellement.
Mais on connaît d’autres cas d’émergence qui sont associés au déploiement de processus de lumpen-développement d’une ampleur manifeste. L’Inde en fournit le meilleur exemple. Il y a bien ici des segments de la réalité qui correspondent à ce qu’exige et produit l’émergence. Il y a une politique d’Etat qui favorise le renforcement d’un système productif industriel conséquent, il y a une expansion des classes moyennes qui lui est associée, il y a une progression des capacités technologiques et de l’éducation, il y a une politique internationale capable d’autonomie sur l’échiquier mondial. Mais il y a également pour la grande majorité – les deux tiers de la société – paupérisation accélérée. Nous avons donc affaire à un système hybride qui associe émergence et lumpen-développement. On peut même mettre en relief le rapport de complémentarité entre ces deux faces de la réalité. Je crois, sans suggérer ici une généralisation abusive, que tous les autres cas de pays considérés comme émergents appartiennent à cette famille hybride, qu’il s’agisse du Brésil, de l’Afrique du Sud ou d’autres.
Mais il y a aussi – et c’est le cas de beaucoup d’autres pays du Sud – des situations dans lesquelles des éléments d’émergence ne se dessinent guère tandis que les processus de lumpen- développement occupent à peu près seuls toute la scène de la réalité.
4. La contribution du maoïsme
Le marxisme de la IIe Internationale, ouvriériste et eurocentriste, partageait avec l’idéologie dominante de l’époque une vision linéaire de l’histoire selon laquelle toutes les sociétés doivent passer d’abord par une étape de développement capitaliste (dont la colonisation – de ce fait « historiquement positive » - jetait les germes) avant de pouvoir aspirer au socialisme. L’idée que le « développement » des uns (les centres dominants) et le « sous développement » des autres (les périphéries dominées) étaient indissociables comme les deux faces d’une même pièce, produits immanents l’un et l’autre de l’expansion mondiale du capitalisme lui était parfaitement étrangère.
Or la polarisation inhérente à la mondialisation capitaliste – fait majeur par sa portée sociale et politique à l’échelle mondiale – interpelle la vision qu’on peut se faire du dépassement du capitalisme. Cette polarisation est à l’origine du ralliement possible de fractions importantes des classes ouvrières et surtout des classes moyennes (dont le développement est lui même favorisé par la position des centres dans le système mondial) des pays dominants au social/colonialisme. Simultanément elle transforme les périphéries en « zone des tempêtes » (selon l’expression chinoise) en rébellion naturelle permanente contre l’ordre mondial capitaliste. Certes rébellion n’est pas synonyme de révolution, mais seulement de possibilité de celle-ci. D’autre part les motifs de rejet du modèle capitaliste ne manquent pas non plus au centre du système, comme 1968 entre autre l’a l’illustré. Sans doute la formulation du défi retenue à un moment donné par le PCC – « les campagnes encerclent les villes » - est-elle de ce fait trop extrême pour être utile.
Une stratégie mondiale de transition au delà du capitalisme en direction du socialisme mondial doit articuler les luttes dans les centres et les périphéries du système.
Dans un premier temps Lénine prend quelques distances avec la théorie dominante de la IIème Internationale, et conduit avec succès la révolution dans le « maillon faible » (la Russie), mais toujours avec la conviction que celle-ci sera suivie par une vague de révolutions socialistes en Europe. Espoir déçu; Lénine amorce alors une vision qui donne plus d’importance à la transformation des rébellions de l’Orient en révolutions. Mais il appartenait au PCC et à Mao de systématiser cette perspective nouvelle.
La maoïsme a contribué d’une manière décisive à prendre la mesure exacte des enjeux et du défi que représente l’expansion capitaliste/impérialiste mondialisée. Il nous a permis de placer au centre de l’analyse de ce défi le contraste centres/périphéries immanent à l’expansion du capitalisme « réellement existant », impérialiste et polarisant par nature, et d’en tirer toutes les leçons qu’il implique pour le combat socialiste, tant dans les centres dominants que dans les périphéries dominées. Ces conclusions ont été résumées dans une belle formule « à la chinoise » : « les Etats veulent l’indépendance, les nations la libération, les peuples la révolution ». Les Etats –c’est à dire les classes dirigeantes (de tous les pays du monde, quand elles sont autre chose que des laquais, courroies de transmission de forces extérieures) – s’emploient à élargir l’espace de mouvement qui leur permet de manœuvrer dans le système mondial (capitaliste) et de s’élever de la position d’acteurs « passifs » (condamnés à subir l’ajustement unilatéral aux exigences de l’impérialisme dominant) à celui d’acteurs « actifs » (qui participent au façonnement de l’ordre mondial). Les Nations -c’est à dire les blocs historiques de classes potentiellement progressistes – veulent la libération, c’est à dire le «développement » et la « modernisation ». Les peuples – c’est à dire les classes populaires dominées et exploitées – aspirent au socialisme. La formule permet de comprendre le monde réel dans toute sa complexité et, partant, de formuler des stratégies d’action efficace. Elle se situe dans une perspective de longue – très longue – transition du capitalisme au socialisme mondial, et, par là même, rompt avec la conception de la « transition courte » de la IIIe Internationale.