DEUXIEME PARTIE : CHAPITRE SIX CHINE, VIETNAM, CUBA : INQUIETUDES ET ESPOIRS#
CHAPITRE SIX
CHINE, VIETNAM, CUBA : INQUIETUDES ET ESPOIRS#
LA CHINE
Mes options politiques m’avaient amené à suivre de près l’évolution de la Chine depuis 1960. A partir de 1980 nous nous sommes rendus en Chine, Isabelle et moi, assez régulièrement et pour des séjours d’un mois à chaque fois. Nous partageons notre temps entre Pékin où je suis régulièrement invité par les différents instituts de l’Académie et rencontre en général des responsables du Parti et de la direction économique du pays, et la visite systématique de ce pays gigantesque. Nous avons ainsi parcouru des milliers de kilomètres, de Pékin à Tianjin, Shangaï, Nankin, Hangzhou (les provinces riches de la côte du centre est), du Hunan à Gwilin, Canton et Hong Kong, de Pékin à Xian (les provinces pauvres du nord ouest), du Sichuan (Chengdu, Choungqing) à l’extrême ouest du pays, Kachgar. Nous ne connaissons pas encore deux grandes régions - le nord est (l’ancienne Mandchourie), le Yunan et le Tibet.
Les peintres chinois ont saisi à la perfection l’essentiel de ce qui constitue les grandes particularités des paysages de leur pays, de ses montagnes en pains de sucre et des brumes dans lesquelles se perdent leurs cimes. Mais rien ne remplace la promenade dans ces paysages insolites, sans pareils à ma connaissance. La Chine est immense et, de par ses climats qui s’étalent du sibérien au quasi équatorial, du Pacifique des moussons tropicales au désert du Taklamakan, plus redoutable encore que le Rub el Khali ou le Ténéré, de par son relief qui descend de l’Everest à la dépression la plus basse de la surface du globe, des plaines de rizières plates au Tibet, au Qinhai et à l’Altaï, elle offre au visiteur une infinité de paysages différents.
Le Sichuan (une province de 120 millions d’habitants seulement), nous a offert plusieurs belles promenades. Dans les rizières riches alimentées par un système de barrages qui remontent à la plus haute antiquité, construits en « déplaçant des montagnes » à la pelle et à la pioche pour les « faire tomber dans le fleuve » et barrer son passage. Sur les pentes raides du versant oriental du Tibet, où se perchent de magnifiques monastères bouddhistes. De Choungqing à Wuhan, embarqués pour une croisière de quatre jours sur un beau navire avec certes quelques touristes étrangers mais surtout des vacanciers de la nouvelle bourgeoisie chinoise, nous avons traversé ces extraordinaires gorges du Yang Tse et de ses affluents. Nous étions en compagnie de Fawzy et Gerda Mansour. C’était la dernière année avant que le nouveau grand barrage ne modifie à jamais la topographie de ces lieux. Pour visiter l’une des gorges d’un affluent parmi les plus sauvages il nous a fallu quitter le gros navire et nous embarquer dans des pirogues qui arrivaient à peine à vaincre le courant. Sur les berges de la rivière des paysans chinois, rigolards comme ils le sont toujours, nous observaient avec amusement. Ils avaient installé tout un commerce de produits de « secours » (biscuits, thé, lainages etc...) en prévision d’un naufrage éventuel. Belle occasion pour vendre ! Les « organisateurs » chinois du voyage avaient également un goût du risque prononcé, allant jusqu’à l’irresponsabilité. Comme, en retard, nous n’accostions une rive du Yang Tse que la nuit et qu’il y avait un superbe monastère perché sur la montagne à visiter, ils n’hésitèrent pas à remettre en marche un télésiège et à nous y embarquer, malgré l’orage violent. Puis visite du monastère éclairé par des lampes torches !
Je ne décrirai pas par le détail la quantité des paysages et des villes que nous avons visités. A Pékin, outre la grande muraille, la Cité Interdite, le Palais d’été et bien d’autres monuments, à Xian - ville superbe encore entourée de ses murs d’enceinte antiques - l’extraordinaire cimetière des statues de l’armée impériale bien connu, à Nankin le pont du Yang Tse et quantité d’autres choses, dans les villes comme Hangzhou,Suzhou et la vielle ville de Shao Xi et d’autres les délicieux salons de thé installés sur ces lacs-jardins artificiels dont les Chinois raffolent, à Shanghaï les quartiers imposants du port de cette capitale du capitalisme compradore découpée en concessions étrangères etc... Paysages du loess poussiéreux du Fleuve jaune, sur la route de Yenan, paysages de rizières à perte de vue des plaines du centre est. Montagnes extraordinaires du Guan Xi, autour de Gwilin, sur la rivière Li, puis à travers le Guandoung, le long de la rivière des Perles. Le Huang Shan - la montagne verte - source d’inspiration des peintres et des poètes, redescendue à pied par l’escalier de pierre qui grimpe à 1860 mètres! Fort heureusement il y avait, au bas de la montagne, un masseur de pieds!
A Pékin nous avions été logés en 1980 dans le guest house principal des hôtes du Parti, à l’écart de la ville. Sollicitude particulière à notre égard, certes, mais nous avons mieux aimé, par la suite, descendre dans un de ces nombreux hôtels du centre ville, qui sont aujourd’hui devenus fort nombreux.
A l’époque maoïste, que nous avons connue, Pékin offrait ce spectacle inoubliable du fleuve des vélos occupant toute la largeur de ses immenses avenues. Le costume dit mao (en fait inauguré par Sun Yat Sen) bleu ou vert (couleur des militaires, adopté par les jeunes qui se déclaraient à gauche dans le parti), la casquette que les jeunes filles portaient fort penchée, ce qui leur donnait un petit air de titi moqueur et mettait en valeur leur grâce, constituait l’uniforme pour toute la population. Je n’ai jamais trouvé cette formule détestable, mais au contraire un bon moyen de commencer à créer quelques unes des conditions nécessaires pour que s’affirme l’égalité des individus. De surcroît la veste bleue est à la fois solide et élégante. La Chine de Mao était parvenue par ce moyen - sans l’avoir véritablement voulu - à créer une mode culturelle d’une portée mondiale aussi forte que celle véhiculée par le jean américain. Nous avons fait le plein de nos vestes Mao - bleues, vertes et grises - et Isabelle et moi continuons à en faire un usage presque quotidien - quand la saison le permet. Certains nous regardent peut être un peu comme des « dinosaures », mais qu’importe. L’uniforme est aujourd’hui abandonné, au profit du costume-cravate tristement anonyme pour les hommes. Mais l’abandon du Mao bleu ou vert permet aux jeunes chinoises, que je trouve belles dans l’ensemble, de mettre en valeur leur coquetterie : robes légères et petits chapeaux de paille souvent décorés par une fleur, ou - pour les circonstances plus solennelles - robes chinoises fourreaux fendues sur le côté...
Pékin n’est pas une ville commune. Avant l’accélération de sa modernisation dans les dernières années elle avait gardé son cachet de capitale impériale austère. Longues rues, assez étroites mais bien droites, longées de murs uniformément gris, derrière lesquelles se logent les yamen - demeures aristocratiques organisées en carré autour de la cour fermée sur l’extérieur par une belle porte chinoise. De la rue ce qu’on voit, ce sont les toits de tuiles colorées dont l’exubérance et la grande variété colorée ressortent d’autant qu’ils font contraste avec la sobriété sévère des murs. Nos amis Sol et Patricia Adler logeaient dans un de ces yamens superbes rue Nancaochang (Deng Xiaoping s’y était installé en 1949 à la libération de Pékin), Mao avait donné l’ordre à l’époque d’évacuer toutes ces belles maisons et soit d’y loger des amis étrangers soit d’en faire des écoles et maisons de la culture. Sol est un vieil américain, venu dans une mission d’aide à la Chine pendant la guerre contre le Japon. Comme Bill Hinton, que je connais également, il est resté dans le pays, et a placé toutes ses qualités au service de la Chine maoïste. Et il en avait beaucoup, culture, finesse, connaissance de la politique américaine et des visions stratégiques de sa classe dirigeante. Les autorités chinoises ont toujours traité avec la plus grande confiance fraternelle leurs amis étrangers, même pendant les moments les plus durs de la Révolution culturelle, quand le « soupçon » pesait sur tous. De ce point de vue rien d’analogue avec le comportement des pouvoirs soviétiques, qui a souvent été plus qu’odieux avec les étrangers. Sol est décédé; mais il serait mort beaucoup plus tôt s’il n’avait été en Chine : atteint d’un cancer des poumons il a subi des opérations successives que les meilleurs chirurgiens de Pékin lui ont faites et qui l’ont maintenu en vie pendant plusieurs années.
Il y a à Pékin une rue des antiquaires où Isabelle et moi aimons toujours flâner. Les antiquaires chinois, même ceux du secteur public, sont de véritables antiquaires, hommes de goût et de finesse. Mais il y a à Pékin également une sorte de grand bazar (le Khan Khalili chinois, l'équivalent du bazar du Caire) où on trouve de tout, y compris évidemment des objets de grande qualité et beauté. Un jeune étudiant chinois qui avait suivi mes conférences nous avait offert ses services de guide. Garçon charmant qui nous a conduit dans des lieux peu fréquentés par les étrangers, avec lequel nous ne cessions de parler de politique (il parlait l’anglais - assez mal mais suffisamment). Il était critique de gauche mais estimait toujours utile de militer au parti qui reste, selon lui, suffisamment vivant pour que les débats y demeurent animés et sérieux. Nous mangions avec lui dans des gargotes populaires. Rien à leur reprocher : il est rare qu’en Chine on mange mal.
La modernisation de Pékin n’est pas une catastrophe. Et c’est déjà çà. Les gratte ciel, qui poussent comme des champignons, forment des ensembles particularisés par leurs options architecturales diverses, aérés - les Chinois gardent le souci de laisser beaucoup de place aux arbres et aux jardins où ils adorent flâner. La vieille ville a subi des destructions certes, mais en contre partie ses quartiers aristocratiques et commerçants de style, qui se dégradaient, ont été bien rénovés. Parfois « un peu trop » ! Avec retard, comme partout dans le tiers monde, les Chinois prennent conscience du patrimoine à sauvegarder. Les restaurations des vielles villes, comme Shao Xi, ou des vieux quartiers de Canton, celles des concessions anglaises et françaises ( magnifiques à Canton ) témoignent de cette prise de conscience. D'une manière générale l'urbanisation nouvelle - la Chine compte désormais 400 millions d'urbains dont 200 millions sont constitués par la première génération d'immigrés des campagnes, doit être reconnue comme une réussite certaine. Par la qualité et la belle originalité de ses plans d'urbanisme et de beaucoup de ses ensembles immobiliers. Face à Hong Kong la Chine a bâti en une quinzaine d'années une ville de la même taille : Shen Zhen, 7 millions d'habitants. Histoire de montrer que la Chine était capable de construire en 15 ans autant que les Anglais en 100 ! Comparaison qui s'impose : Brasilia, ville nouvelle, est une horreur;les villes chinoises nouvelles, comme Shen Zhen, sont belles.
Le peuple chinois n’est pas commun non plus. Et il n’est pas difficile d’entrer en communication avec lui, si ce n’est cette terrible affaire de langue ! Les Chinois sont dans l’ensemble curieux de connaître, s’abordent et abordent les étrangers sans problème. Jamais le régime n’a imposé la ségrégation des étrangers à la soviétique. J’aime donc flâner dans les rues de Pékin. Un soir de septembre, dans la moiteur humide de cette saison, je me rendais place Tien An Men. Les Chinois sont des paysans et leurs comportements très « baladi » (le terme de la langue populaire égyptienne pour désigner les gens simples). La place était envahie par les familles venues picniquer : on étend à même le sol une couverture de plastic, on s’allonge sur des coussins ou on s'assoit sur des pliants, et on ouvre la boite de gâteaux secs, le thermos de thé dont on ne se sépare jamais et nulle part, on mange des pastèques. On m’interpellait et m’invitait à partager. J’acceptais et tentais de bavarder... on allait recruter dans la foule, chez des voisins, un jeune qui avait appris un peu d’anglais. Politique évidemment, et fort librement. Le « marché », c’est bien par certains aspects, mais ça fabrique des riches et çà c’est mauvais, etc...
La foule chinoise témoigne de la forte mixité de la société. Sans pareille ailleurs dans beaucoup de régions du tiers monde. Chez les jeunes, garçons et filles vont par paires et les couples d’amoureux ne se cachent pas. Mais grattez un peu, dit-on et vous atteindrez le noyau solide du patriarcat. C’est sans doute vrai, mais il n’empêche que les progrès sont visibles, par le caractère déluré des filles qui n’hésitent pas à remettre les garçons à leur place quand il le faut et ne font preuve d’aucune timidité. Rien de comparable au Japon ou en Corée où les mêmes moeurs patriarcales d’origine continuent à gérer tous les comportements quotidiens. Même comportement libre entre collègues de travail. Les Chinois ai-je dit sont des paysans. Ils adorent donc les occasions de festoyer en groupe. Dans les innombrables restaurants des villes chinoises la moitié au moins de l’espace est consacrée à des sortes de box - séparés les uns des autres par quelques rideaux légers. Les groupes s’y mettent à l’aise et bénéficient d’une certaine intimité. Toutes les occasions sont saisies pour organiser des gueletons collectifs ou familiaux de ce genre - fêtes officielles, départ à la retraite d’un collègue, promotion d’un autre etc... La société est toujours mixte - les conjoints et collègues de travail des deux sexes participent. Les Chinois sont paillards, boivent pas mal (dans ces occasions tout au moins), mangent autant que possible, et, selon ce qu’on m’a dit, ont un langage gaulois facile.
Il y a d’autres aspects de la vie sociale chinoise qu’on ne peut manquer de remarquer. Le confucianisme n’a pas été éradiqué, en dépit de la révolution culturelle. Le modèle du cadre « parfait » reste celui du confucéen : élégant, sobre, calme, poli. A l’époque de Mao, habillé comme les autres, il ne se distinguait que par sa discrète distinction. Le « vieux » Wang Yué qui m’avait guidé dans notre premier voyage en Chine, en était un modèle parfait. Pu Shan également. Je reconnais que l’idéologie confucéenne, même si elle comporte des dimensions conservatrices fortes évidentes, développe également ce qui me parait constituer des qualités appréciables. A l’époque maoïste les cadres se partageaient visiblement entre deux modèles - les confucéens (ce qui n’implique en rien que tous les confucéens aient été du même bord - il y en avait à droite, au centre et à gauche) et les « prolétariens ». Ces derniers étaient des cadres issus directement de la classe ouvrière ou de la paysannerie pauvre, presque toujours par principe anticonfucéens pour de bonnes raisons (car c’est l’idéologie de la classe dominante de la Chine traditionnelle) et - pour les paysans - fortement marqués par le taoïsme. La révolution culturelle ne reconnaissait comme communistes que ce second type de cadres. Aujourd’hui un troisième modèle a fait son apparition, ouvertement : le bourgeois. J’ajouterai sans trop d’hésitation : de style nouveau riche, compradore et vulgaire. Dans les hôtels de luxe, sur le bateau de notre croisière sur le Yang Tse ils étaient et sont bien visibles. D’où viennent-ils ? Beaucoup d’entre eux sont des Chinois de l’extérieur qui ont toujours été ainsi. Font-ils tâche d’huile dans le milieu des nouveaux « entrepreneurs » chinois ? Probablement.
Autre aspect de la vie chinoise : la famille, les vieux et les enfants (« uniques »). La famille a toujours constitué une cellule de base forte en Chine. Elle le reste. Avec le respect des vieux qui dépasse tout ce qu’on connaît ailleurs (sauf dans l’aire de culture chinoise : Viet Nam, Corée et Japon). On ne prend pas sa retraite (quand on est cadre) en Chine. A 80 ans on est encore un directeur « actif » (ou dit tel). Un peu plus tard on vous nomme « président », pour garder un bureau et continuer à recevoir les salutations des jeunes et donner quelques conseils. Les grandes mères sont toujours présentes et se réunissent dans les jardins publics, ou sur les trottoirs devant leurs immeubles; elles gardent les enfants. Des enfants trop gâtés - résultat de la loi qui impose « l’enfant unique » - entourés de leurs deux parents et jusqu’à quatre de leurs grands-parents... Beaucoup de Chinois m’ont dit être inquiets de ce que donnera à l’avenir l’égoïsme que cette politique démographique développe.
J’avais été invité en Chine en particulier par deux camarades occupant des postes relativement élevés dans la hiérarchie :les regrettés Wang Yué et Pu Shan. Wang avait été chargé de suivre quelques unes des activités des maoistes du tiers monde et entre autre avait entretenu des relations avec notre revue Révolution dont j’ai déjà parléplus haut. Lui, comme Pu Shan, à l’académie, comptent à mon avis parmi les cadres les plus ouverts, fins et bien informés de ce qui se passe dans le monde, au delà des frontières de la Chine. J’ai toujours éprouvé un grand plaisir à discuter avec eux.
L’interprète qui nous avait été affecté était le jeune (à l’époque) Li Baoyuan, qui avait fait des études à Aix, parlait parfaitement le français et de surcroît connaissait bien la France et sa vie culturelle, sociale et politique. Cultivé, Li était le meilleur traducteur possible pour les conférences que je faisais et que je ne voulais pas proposer avec moins de précision et de nuances qu’ailleurs. J’abordais des questions difficiles concernant la théorie marxiste, mes thèses relatives au capitalisme mondial, les sociétés du tiers monde et particulièrement de l’Afrique et du monde arabe. J’ai vérifié, à cette occasion, que mes thèses n’étaient pas inconnues en Chine. Pas mal de mes écrits avaient été traduits, circulaient à l’Académie et au Comité Central du Parti; quelques uns avaient été édités pour les universités et le public. J’ignorais tout cela... Je signale au passage que les soviétiques n’ont pas traduit une ligne de mes écrits, ce qui n’empêchait pas les Bogomolov et autres de me « fustiger » dans leurs revues ! Li est devenu un ami, évidemment. Lui et son épouse Yiping sont d’ailleurs venus par la suite à Dakar où Li occupait le poste de premier secrétaire à l’ambassade. Nous les avons revu tous les deux récemment à Pékin.
Je mettais au point en Chine une formule qui a fait plaisir à nos hôtes. J’avais bien compris que cela devait être bien assommant pour les Chinois que de recevoir tous ces étrangers curieux d’en savoir plus sur leur pays, questionnant et requestionnant, sans apporter à leurs hôtes en contrepartie quoi que ce soit. Je me mettais à leur place. Je proposais donc à mes hôtes d’alterner : un jour j’assisterais à une discussion où l’on parlerait de la Chine et de ses problèmes (et je poserais des questions, ferais des commentaires etc...), l’autre jour je ferais moi un exposé sur un sujet concernant l’Afrique, le monde arabe, le système mondial, les problèmes du socialisme et du marxisme, qui serait à son tour l’objet de notre discussion collective. La formule a parfaitement fonctionné et m’a permis d’établir un bon contact avec les Chinois. Je ne compte plus les dizaines de discussions auxquelles j’ai participé dans ce cadre, invité par les différents Instituts de l’Académie et les écoles de cadres à Pékin, à Nankin, à Shanghaï, à Chengdu. Je crois connaître pas mal les couloirs de tous ces bâtiments qui, à Pékin, sont concentrés le long de la grande avenue Jianguomennie Dajie. A Shanghaï nous avions été logés, Isabelle et moi, dans une splendide maison mi-traditionelle, mi-moderne d’un riche commerçant chinois, au cœur de l’ancienne concession française, la partie la plus joliment urbanisée de Shanghaï. Isabelle prétend avoir reconnu les lieux dont elle avait lu une description précise dans je ne sais quel roman. La maison servait de guest house pour les hôtes de marque.
Les participants chinois parfois fort nombreux se regroupaient selon leurs affinités politiques, comme dans un Parlement. Gauche, centre et droite comme toujours et partout. Ce qui m’a frappé c’est que dans chacun des groupes il avait des hommes - moins de femmes - de tous âges, s’étalant des jeunes de vingt ans aux octogénaires, ces derniers traités avec grande déférence par les partisans des points de vue qu’ils représentaient. Nous discutions tout à fait librement. Rien de comparable avec l’atmosphère des pays du monde soviétique, où au demeurant il eut été impensable qu’on invite quelqu’un à exposer sur des grands problèmes un point de vue qui se prétendait marxiste sans être nécessairement orthodoxe. Dans le monde soviétique on invitait des professeurs américains réactionnaires et on écoutait leurs sornettes libérales avec déférence, voire admiration ouverte. C’était le seul discours autre que celui de la langue de bois officielle qui pouvait être entendu. En Chine c’était bien différent. Les débats étaient donc animés, chauffés parfois par des déclarations tonitruantes des uns ou des autres. J’exprimais toujours mon point de vue, sans restriction autre que celle que la courtoisie du langage - à laquelle je tiens beaucoup - implique.
Cela m’a valu, je crois, d’être considéré comme un ami sincère de la Chine, ce que je suis réellement. J’ai certainement des opinions sur beaucoup de problèmes. Mais je ne crois pas être de ceux qui sont persuadés qu’ils ont pris le médicament qui garantit que leur point de vue soit nécessairement le bon. Je donne mes arguments et écoute ceux des autres. En tout état de cause l’avenir de la Chine dépend, à mon avis, des Chinois et les nombreux donneurs de leçons occidentaux sur les vertus du marché, l’efficacité ou même la démocratie n’insupportent. Les Chinois comme tout le monde connaissent tout cela, ou peuvent le connaître par eux-mêmes. Le choix de la Chine est là-bas comme ailleurs le résultat des luttes de classes et des compromis qui peuvent en résulter. On peut estimer ce choix bon ou mauvais et on a le droit de le dire. Mais on ne peut que souhaiter, à mon avis, que la Chine s’affirme comme une puissance forte, capable de résister aux assauts de l’extérieur. C’est l’une des conditions nécessaires pour que le meilleur - du point de vue de l’avenir socialiste de l’humanité - puisse trouver là-bas aussi sa voie de développement. C’est dans ce sens précis que je suis un « ami de la Chine ». Dans ce sens je refuse catégoriquement d’apporter de l’eau au moulin de tous ceux qui s’alignent finalement sur les objectifs stratégiques de l’hégémonisme américain, qui sont d’affaiblir la Chine, de la démembrer par le soutien au Tibet et au Sinkiang, par l’encouragement des tendances centrifuges chez les compradores, par la mise en avant de mots d’ordre en apparence « démocratiques » parfaitement manipulés pour servir en fait simplement les objectifs anti-socialistes de l’impérialisme. Que les insuffisances de la politique mise en œuvre par l’Etat-parti crée un terrain favorable à l’adversaire impérialiste est une autre affaire et je ne cache mon opinion à propos de ces insuffisances. La solution préconisée par les forces dominantes du capitalisme mondial n’est jamais la meilleure; au contraire c’est toujours la pire.
Les débats auxquels j’ai participé dans ces cadres se prolongeaient toujours par des discussions avec les uns ou les autres, notamment mes amis Pu Shan, Wang Yué, Li Baoyuan. Des jeunes également. C’est ainsi que j’ai fait connaissance de ceux qui se déclarent eux-mêmes « néo- maoistes »; fidèles aux principes fondamentaux du maoïsme et simultanément critiques de ses pratiques antidémocratiques. La conception de la démocratie qu’ils défendent s’assigne le double objectif d’être ouverte au pluralisme idéologique et politique et de permettre aux classes populaires de faire avancer le respect de leurs exigences sociales. Une conception défendue par Lin Chun avec des arguments d’une grande force théorique et politique. Fort éloignée évidemment de celle orchestrée par les médias occidentaux, mettant en relief quelques uns des mots d’ordre avancés pendant l’occupation de la place Tien An Men par ceux qui, à travers l’amalgame démocratie-marché, tentent de faire avancer les positions du capitalisme qu’ils représentent. Pour ceux-ci la « démocratie » n’est qu’un moyen, destiné à assurer le passage accéléré à leur domination, quitte à s’en débarrasser par la suite, leur véritable objectif étant le triomphe du « marché » et guère davantage.
A d’autres occasions j’ai eu la possibilité de discuter, assez sérieusement je crois, des stratégies économiques promues par l’Etat, notamment avec Ma Jiantang, responsable du Plan au Conseil d’Etat (l’équivalent du Conseil des Ministres). Mes questions portaient sur trois points essentiels : la redistribution sociale du revenu, le renforcement de l’intégration de toutes les provinces de la Chine dans un système productif unique et le financement, dans ce cadre, des provinces pauvres par les bénéficiaires de l’ouverture, la maîtrise des relations extérieures. J’ai commenté ailleurs les réponses qui m’ont été faites et les documents d’appui mis à ma disposition à cet effet.
Une dernière observation que je souhaiterais enregistrer dans ces Mémoires, concernant mes intuitions relatives aux milieux dirigeants chinois. La classe dirigeante de la Chine de Deng et de ses successeurs est certainement partagée entre des tendances différentes. Au delà des courants divergents qui opèrent au sein de la direction du Parti, il faut inclure dans cette classe les chefs d’entreprises privées mais aussi semi-publiques qui relèvent de la propriété des provinces, des villes, des groupements de villages comme celle de l’Etat. D’autres intérêts politiques sociaux - l’armée certainement, les syndicats dans certains cas - sont également représentés au sein de la classe dirigeante. L’ensemble de ces milieux d’influence se coagulent parfois (souvent ?) dans des blocs de défense des intérêts de la province, fut ce contre l’Etat central. Compte tenu de la taille gigantesque du pays et des perspectives immédiates de développement inégal ces tendances régionalistes pourraient devenir d’autant plus dangereuses que les forces extérieures (Chinois de l’extérieur, impérialisme US), s’emploient à encourager leurs propensions centrifuges. Mon intuition est que néanmoins le pouvoir central est parvenu jusqu’ici à maintenir l’unité d’une sorte de bloc dominant national par une politique centriste, qui penche vers le centre droit (d’encouragement au capitalisme). Les moyens mis en œuvre sont, semble-t-il, efficaces, entre autre grâce au sentiment national unitaire qui est très fort. En dépit des régionalismes que la taille du pays génère fatalement, la nation chinoise (han) est une réalité (et je m’en félicite). Les seules questions nationales gérées d'une manière discutable (encore que je ne partage pas du tout le point de vue des prétendus " défenseurs de la démocratie " passés à l’éloge, quand cela n'est pas au service, des lamas et des mollahs qui, au delà de leur obscurantisme, ont toujours exploité leurs peuples avec la violence la plus barbare, jusqu'à ce que la révolution chinoise vienne les en libérer ) sont celles qui concernent les Tibétains et les Ouigours,; et l’impérialisme s’emploie activement à exploiter ces faiblesses du régime. J’irai un peu plus loin dans l’expression de mes intuitions. J’ai eu l’occasion, évidemment, de discuter des problèmes les plus divers avec des dirigeants de rangs moyens élevés, (guère plus) occupant des fonctions de natures diverses. Mon intuition (trop généralisante ?) est que ceux qui s’occupent de la gestion économique penchent plutôt à droite, mais que ceux qui gèrent le pouvoir politique demeurent lucides sur un point qui, pour moi, est fondamental : ils « n’aiment pas » les Etats Unis et considèrent généralement l’hégémonisme de Washington comme l’ennemi numéro un de la Chine (comme nation et Etat, pas seulement parce qu’elle est « socialiste »). Ils le disent assez facilement et souvent. Je reste frappé par la différence, sur ce plan, entre leur langage et celui que j’ai entendu utiliser (avec conviction semble-t-il) par les dirigeants politiques soviétiques (et a fortiori ceux des ex démocraties populaires). Ces derniers m’ont toujours paru ne pas être du tout conscients des objectifs véritables de Washington et des alliés occidentaux dans son sillage. Le type de discours que Gorbatchev a prononcé à Reykjavik, proclamant - avec une naïveté incroyable - la « fin » de l’hostilité des Etats Unis à l’égard de l’URSS, est impensable en Chine. Le hasard me faisait en discuter peu après à Pékin. Tous les Chinois étaient abasourdis par cette « imbécillité » et, s’échauffant, n’hésitaient pas à conclure : les Etats Unis sont et resteront notre ennemi, l’ennemi principal.
Les jugements que je porte sur la Chine actuelle dont je sais qu'elle s'est engagée dans la voie du capitalisme, paraîtront curieux à ceux qui connaissent mon attachement irréductible au socialisme. Ce n'est pas le lieu, dans des mémoires, de reprendre les analyses politiques sur le sujet, que j’ai produites ailleurs. Jusqu'à ce jour le développement capitaliste de la Chine n'est pas analogue à celui qu'on connaît ailleurs dans le tiers monde. Pourquoi? Parce que le peuple chinois a fait l'expérience d'une grande révolution. Par ce fait, il est devenu résolument moderne, sans complexe. Aucune névrose pseudo-culturelle de la "spécificité" comme on la voit s'épanouir ailleurs. C'est pourquoi les Chinois ne se comparent pas aux autres peuples du tiers monde, mais à ceux du premier monde. Qu'ils pensent pouvoir "rattraper" est sans doute une illusion dangereuse dont se nourrissent les nouvelles classes moyennes en plein essor, et qui sert bien l'opportunisme des classes dirigeantes. Mais il y a également l'aspect positif de ce bond en avant dans la modernité : les classes populaires chinoises savent se battre, elles ont confiance en elles- mêmes. Aucune attitude de soumission, comme on en voit quotidiennement des expressions multiples ailleurs. Un record de luttes sociales, souvent violentes, et pas toujours défaites, loin de là. Tout cela contraint la voie capitaliste à s'accommoder autant que possible de l'exigence d'égalité portées par la révolution. Les Chinois ont un sens de l'égalité et de la justice sociale aussi fort que celui des Français par exemple (qui eux aussi ont fait une grande révolution), sans comparaison avec l'acceptation de l'injustice et de l'inégalité dont s'accommodent les Américains (qui n'ont jamais fait de révolution). La Chine est - avec le Viet Nam (qui lui aussi a fait une grande révolution) - le seul pays au monde où tous les ruraux ont conservé, jusqu'à ce jour, un droit d'accès égal à la terre qu'on ne pourra pas facilement remettre en cause. Bien entendu je continue à suivre d'aussi prés que possible l'évolution du pays, grâce entre autre à nos amis du Forum, Wen Tiejun, Lin Chun, Lau Kin Chi, Huang Ping. (cf S. Amin, Pour un monde multipolaire, 2005, chapitre Chine).
Le résultat est que la Chine est un pays pauvre (qui parvient à nourrir 22 % de la population de la planète avec seulement 6 % des terres arables ) où l'on ne voit pas beaucoup de pauvres. L'opposé diamétral du Brésil, pays riche où l'on ne voit que des pauvres. Je mesure bien mon propos. J'ai parcouru en automobile des milliers de kilomètres à travers les provinces riches et pauvres de la Chine. Rien de comparable à la misère atroce qu'on rencontre à chaque pas, de l'Inde à l'Egypte, au Mexique, au Brésil ou à l'Afrique du Sud. Des villages riches, qui soutiennent la comparaison avec ceux du Japon, des villages pauvres comme ils l'étaient il y a encore à peine cinquante ans dans certaines régions de l'Europe, pas de millions d'urbains bidonvillisés comme il y en a partout ailleurs.
Tout cela est cependant bien menacé, dira-t-on. La logique capitaliste ne finira-t-elle par s'imposer ? Et ceux qui en sont les porteurs en Chine ne m'inspirent aucune sympathie : je les vois comme je vois toutes les bourgeoisies compradores vulgaires de notre époque. La dépolitisation des jeunes (sans doute dans les classes moyennes), que l'opportunisme du pouvoir, toujours autocratique, encourage bien entendu, opère en faveur d'une évolution négative possible. Le peuple chinois la permettra-t-il ? Je ne le crois pas et je constate que ce point de vue - qui paraîtra bien optimiste à certains - est partagé par les nombreux amis que j'ai en Chine, avec lesquels je n'ai jamais cessé de poser ces questions.
La Chine, puissance émergente
Au cours des vingt dernières années j’ai donné une priorité à de longues visites fréquentes en Chine. Dernière en date : le voyage d’un mois en décembre 2012 de Xian à Chongqing, d’un collectif FMA/FTM/Chine, coordonné par Lau Kin Chi, vice-présidente du FMA, débordante d’activité et de gentillesse à notre égard (Isabelle m’accompagne presque toujours dans ces voyages en Chine), d’une efficacité sans défaut, et par Wen Tiejun, personnage influent qui anime un réseau de « rénovation des campagnes chinoises ». Le voyage nous a permis de discuter avec des responsables d’organisations populaires, indépendantes du PC mais non hostiles, dans cinq provinces du centre du pays. Passionnant. Ce qui suivra éclairera le lecteur sur les analyses du défi chinois que j’ai tirées de ces discussions (il en saura davantage s’il lit mon article Chine 2013 publié en 2013 dans la Pensée).
Je suis « connu » en Chine. Beaucoup de mes écrits sont traduits, parfois plus rapidement qu’ils ne le sont en anglais ! (c’est le cas des interviews concernant les « révolutions arabes », les développements politiques en Afrique, en Russie et ailleurs). Je suis donc reçu par des responsables influents dans de nombreuses institutions du pays : Institute of Marxism Leninism and Mao Zedong Thought, Centre for World Politics (Huang Ping), China center for comparative politics and economics (Li Qing), les Universités Tshing Hua et Beijing (Wang Hui, Lu Ai Guo, Dai Jinhua), les revues International Critical Thought, Marxism and Reality, Beijing Cultural Review, sans oublier China Daily et la Télévision.
On s’adresse parfois à moi sur des questions difficiles et controversées dans l’establishment chinois. Par exemple la question de la convertibilité du yuan. Des amis m’ont alors soumis deux papiers sur la question, l’un produit par la banque britannique HSBC (libéral à outrance bien entendu), l’autre provenant d’une source proche de la direction de la Banque centrale de Chine. Mes commentaires ont été publiés en Chine. Le lecteur en trouvera la version française et anglaise sur le site de Pambazuka daté du 21 juin 2013).
La question probablement centrale de notre époque concerne l’avenir de la Chine. Où conduit la voie choisie par le pouvoir chinois ? A un capitalisme, fut-il national, régulé par un Etat actif, tempéré par une politique agricole qui sauvegarde l’accès de tous les paysans – ou presque – au sol ? Et dans ce cas quel type de régime politique peut en assurer la viabilité ? L’évolution lente, sur le modèle de Taïwan, dans la direction de concessions limitées à la tolérance démocratique sans remise en question du pouvoir d’un Etat-parti dirigeant, ne me parait pas à exclure. Les discussions sur ce thème auxquelles j’ai participé à Beijing et à Taipeh (en 2008) m’ont inspiré cette idée – qui pourrait paraître saugrenue – d’un PC devenant une sorte de Kuo Min Tang. La perspective du socialisme serait-elle alors définitivement éloignée ? Je l’ai entendu dire par certains des participants aux think tanks associés à nos réseaux de débats. Mais d’autres ne le pensent pas et fondent leur argument sur les progrès des luttes sociales engagées par des mouvements qui se qualifient de « néo-maoïstes », capables d’infléchir l’évolution, d’inventer et de faire avancer dans la pratique les formes de démocratisation qu’exige la socialisation progressive de la gestion de ce capitalisme d’Etat qui deviendrait alors une étape qu’on pourrait qualifier de socialisme de marché. La conscience que l’implosion du capitalisme mondialisé et la montée des conflits entre les intérêts nationaux de la Chine émergente et ceux de la triade impérialiste peut contraindre le pouvoir à s’orienter dans cette direction est, à mon avis, visible.
La Chine constitue le second pôle dont les évolutions différentes possibles pèseront lourd sur l’avenir du système mondial. L’avantage de la Chine ne tient pas seulement à sa taille continentale, mais surtout au fait qu’elle est à peu près le seul pays du tiers monde (avec la Corée) à être avancée dans la construction d’une économie autocentrée, qui lui donne à la fois une marge d’autonomie et une capacité de négociation appréciables. Cela ne préjuge pas du succès garanti de la poursuite d’un projet qui pourrait finalement s’inscrire dans la perspective de la longue transition au socialisme, lequel exigerait un épanouissement d’une démocratie populaire. Cela n’est pas impossible, même si ce n’est ni le choix du pouvoir – nationaliste mais autocratique – ni celui de la nouvelle bourgeoisie compradore « pro occidentale ».
Les questions auxquelles je donnerai dans les pages qui suivent mes réponses d’aujourd’hui (en 2014) ont été l’objet de longues discussions avec mes amis en Chine, au cours de quatre séjours d’un mois chacun, en 2002,2004, 2008 et 2012. Des fragments ont été soumis par écrit à l’un ou l’autre de ces amis. Lu Aiguo avait annoté (en chinois) ses remarques. Longue discussion qui m’a permis de comprendre les raisons de son insistance sur la distinction qu’il faut faire entre « socialisme d’Etat » et « capitalisme d’Etat ». Wen Tiejun est le meilleur connaisseur de la réalité rurale chinoise, dont j’ai appris tout ce que j’ai retenu dans ces mémoires. Il partage également avec moi la même analyse de l’importance de la résistance de la Chine à la mondialisation financière, condition de succès de tout « projet souverain » digne de ce nom. Wang Hui, publié et connu à l’étranger, a beaucoup éclairé ma lanterne pour ce qui est de la vision chinoise de l’histoire dans la longue durée et dans sa vision du monde contemporain et du défi qu’il constitue. Huang Ping m’a fait comprendre mieux que quiconque les nuances dans les conflits au sein de la classe politique dirigeante du Parti et de l’Etat. A distance, j’ai beaucoup appris non seulement de la lecture des ouvrages de Lin Chun, mais tout autant de mes discussions avec elle.
Je ne fais pas de pronostic à long terme comme les futurologues occidentaux aiment le faire. La Chine sera-t-elle « fatalement » la première économie mondiale, capitaliste et impérialiste bien entendu, même sans être la première puissance militaire ? Je doute qu’on puisse être l’un sans l’autre. Ou bien le colosse aux pieds d’argile s’effondrera comme l’URSS qui, dans les années 1930, paraissait construire un système supérieur, face aux Etats Unis et à l’Europe frappés par la grande crise ? Je ne réponds pas à cette fausse question. Pour moi l’histoire reste ouverte; le meilleur et le pire sont également possibles. Tout dépend du développement des consciences politiques des partenaires et des adversaires en lutte dans la société, en Chine comme ailleurs.
Les débats concernant le présent et l’avenir de la Chine – puissance « émergente » – me laissent toujours peu convaincu. Les uns considèrent que la Chine a définitivement opté pour la « voie capitaliste », s’en félicitent et souhaitent seulement que ce « retour à la normale » soit accompagné par une évolution démocratique sur le mode occidental. D’autres le déplorent au nom des valeurs du « socialisme trahi ». En fait la question (la Chine est-elle capitaliste ou socialiste ?) est mal posée, car la Chine est effectivement engagée sur une voie originale depuis 1950 et peut être même depuis la révolution des Taipings au XIXe siècle.
La nature de la révolution conduite en Chine par son parti communiste a été qualifiée par Mao de révolution anti impérialiste/antiféodale s’inscrivant dans une perspective socialiste. Il a toujours caractérisé cette construction de phase première sur la longue route au socialisme. Il me paraît nécessaire de souligner le caractère tout à fait particulier de la réponse donnée par la révolution chinoise à la question agraire. La terre (agricole) partagée n’a pas été privatisée; elle est demeurée la propriété de la nation représentée par les communautés villageoises et seulement donnée en usage aux familles rurales. Cela n’avait pas été le cas en Russie où Lénine, mis devant le fait accompli par l’insurrection des paysans en 1917, a reconnu la propriété privée des bénéficiaires du partage. Cette « spécificité chinoise» – dont les effets sont d’une ampleur majeure – interdit rigoureusement de qualifier la Chine actuelle (encore en 2014) de « capitaliste ». Car la voie capitaliste est fondée sur la transformation de la terre en bien marchand.
Le principe (la terre bien commun, le soutien de la petite production sans petite propriété) est à l’origine de ces résultats sans pareils. Il a permis un transfert relativement maîtrisé de la migration rurale/urbaine. Comparez avec la voie capitaliste, au Brésil par exemple. La propriété privée du sol agraire a vidé les campagnes du Brésil – aujourd’hui 11% de la population du pays. Mais 50% au moins des urbains vivent dans des bidonvilles (les favélas), et ne survivent que par la grâce de « l’économie informelle » (crime organisé inclus). Rien de pareil en Chine, dont la population urbaine est dans l’ensemble, correctement employée et logée.
La première qualification qui s’impose à l’analyste de la réalité chinoise est : capitalisme d’Etat. Il s’agit de capitalisme au sens que le rapport auquel les travailleurs sont soumis par les pouvoirs qui organisent la production est analogue à celui qui caractérise le capitalisme : travail soumis et aliéné, extraction de sur travail. Des formes brutales à l’extrême d’exploitation des travailleurs – dans les mines de charbon, dans les cadences infernales des ateliers qui emploient de la main d’œuvre féminine – existent en Chine. Néanmoins la mise en place d’un régime de capitalisme d’Etat est incontournable; et le demeurera partout. La socialisation et la réorganisation du système économique à tous ses niveaux, de l’entreprise (l’unité élémentaire) à la nation et au monde exigent la poursuite de longs combats pendant un temps historique qui ne peut être raccourci.
Le capitalisme d’Etat chinois a été construit pour la réalisation de trois objectifs : (i) la construction d’un système productif industriel moderne intégré et souverain; (ii) la gestion du rapport de ce système avec la petite production rurale; (iii) le contrôle de l’insertion de la Chine dans le système mondial, lui-même dominé par les monopoles généralisés de la triade impérialiste (Etats Unis, Europe, Japon).
La Chine est entrée dans la mondialisation à partir de 1990 par la voie du développement accéléré des exportations manufacturées. Le triomphe du néo-libéralisme favorisait le succès de cette option pendant une quinzaine d’années (de 1990 à 2005). Sa poursuite non seulement est discutable par ses effets politiques et sociaux, mais encore menacée par l’implosion du capitalisme mondialisé néo libéral, amorcée à partir de 2007. Dire, comme on l’entend ad nauseam, que le succès de la Chine doit être attribué à l’abandon du maoïsme, à l’ouverture extérieure et aux entrées de capitaux étrangers, est tout simplement idiot. La construction maoïste a mis en place les fondements sans lesquels l’ouverture ne se serait pas soldée par le succès qu’on connait. La comparaison avec l’Inde, qui n’a pas fait de révolution comparable, le démontre. Dire que le succès de la Chine est principalement (et même « intégralement ») redevable aux initiatives du capital étranger est non moins idiot. Ce n’est pas le capital des multinationales qui a construit le système industriel chinois, réalisé les objectifs de l’urbanisation et de l’infrastructure. Le succès est redevable à 90% au projet chinois souverain. Certes l’ouverture aux capitaux étrangers a rempli des fonctions utiles : accélérer l’importation des technologies modernes. Mais par ses formules de partenariat la Chine a absorbé ces technologies et en maîtrise désormais le développement. Rien d’analogue ailleurs, même en Inde ou au Brésil, a fortiori en Thaïlande, Malaisie, Afrique du Sud et autres.
L’insertion de la Chine dans la mondialisation est demeurée, au demeurant, partielle et contrôlée (ou au moins contrôlable si on le veut). La Chine est demeurée en dehors de la mondialisation financière. La gestion du yuan relève toujours de la décision souveraine de la Chine. Beijing peut dire à Washington : « le yuan est notre monnaie, c’est votre problème », comme Washington avait dit en 1971 aux Européens : « le dollar est notre monnaie, c’est votre problème ». De surcroît la Chine conserve une réserve considérable de déploiement de son système de crédit public. La dette publique reste négligeable comparée aux taux d’endettement jugés intolérables aux Etats Unis, en Europe, au Japon comme dans beaucoup de pays du Sud. La Chine peut donc accélérer l’expansion de ses dépenses publiques sans danger grave d’inflation.
L’attraction des capitaux étrangers dont la Chine a bénéficié n’est pas à l’origine du succès de son projet. C’est au contraire le succès de ce projet qui a rendu l’investissement en Chine attractif pour les transnationales occidentales. Les pays du Sud qui ont ouvert leurs portes bien plus largement que la Chine et accepté sans condition leur soumission à la mondialisation financière ne sont pas devenus attractifs au même degré. Le capital transnational n’est guère attiré ici que pour piller les ressources naturelles du pays. Ou pour y délocaliser des productions et bénéficier de la main d’œuvre à bon marché. Sans pour autant qu’il n’y ait transfert de technologie, effets d’entraînement et insertion des unités délocalisées dans un système productif national, toujours inexistant. Ou encore pour y opérer une razzia financière et permettre aux banques impérialistes de déposséder les épargnants nationaux, comme ce fut le cas au Mexique, en Argentine et en Asie du Sud-est.
Pour ma part j’avance que si la Chine est bien une puissance émergente c’est précisément parce qu’elle n’a pas choisi la voie capitaliste de développement pure et simple; et que, en conséquence, si elle venait à s’y rallier son projet d’émergence lui-même serait mis en danger sérieux d’échec. Mao a compris – mieux encore que Lénine – que la voie capitaliste ne mènerait à rien et que la résurrection de la Chine ne pourrait qu’être l’œuvre des communistes. Les Empereurs Qing de la fin du XIXe siècle, puis Sun Yatsen et le Kuo Min Tang avaient déjà nourri le projet de résurrection chinoise, en réponse au défi de l’Occident. Mais ils n’imaginaient pas d’autre voie que celle du capitalisme et ne disposaient pas de l’équipement intellectuel qui leur aurait permis de comprendre ce qu’est réellement le capitalisme et pourquoi cette voie était fermée pour la Chine, comme pour toutes les périphéries du système capitaliste mondial. Mao, marxiste indépendant d’esprit, l’a compris. J’ai personnellement toujours partagé cette analyse de Mao et je renvois sur ce sujet à ce que j’ai écrit concernant le rôle de la Révolution des Taipings, que je situe à l’origine lointaine du maoïsme. La Chine n’est pas engagée sur une voie particulière depuis 1980 seulement, mais depuis 1950, bien que cette voie soit passée par des phases contrastées par beaucoup d’aspects. La Chine a développé un projet souverain cohérent qui lui est propre et qui n’est certainement pas celui du capitalisme dont la logique exige que la terre agricole soit traitée comme un bien marchand. Ce projet demeure souverain tant que la Chine reste hors de la mondialisation financière contemporaine. Que le projet chinois ne soit pas capitaliste ne signifie pas qu’il « est » socialiste; mais seulement qu’il permet d’avancer sur la longue route du socialisme. Néanmoins il est également toujours menacé de dérive qui l’en éloigne et finisse par l’intégrer dans un retour pur et simple au capitalisme.
Le succès de l’émergence de la Chine est intégralement le produit de ce projet souverain. Dans ce sens la Chine est le seul pays authentiquement émergent (avec la Corée et Taïwan). Aucun des nombreux autres pays auxquels la Banque Mondiale a décerné un certificat d’émergence ne l’est réellement. Car aucun de ces pays ne poursuit avec persévérance un projet souverain cohérent. Tous adhérent aux principes fondamentaux du capitalisme pur et simple, y compris pour ce qui est de segments éventuels de leur capitalisme d’Etat. Tous ont accepté de se soumettre à la mondialisation contemporaine dans toutes ses dimensions, y compris financière. La Russie et l’Inde font encore exception – partiellement – sur ce dernier point, mais ni le Brésil, ni l’Afrique du Sud et les autres. Il y a parfois des segments de « politiques industrielles nationales », mais rien de comparable avec le projet chinois systématique de construction d’un système industriel complet, intégré et souverain (notamment au plan de la maîtrise technologique). Pour toutes ces raisons les apparences d’émergence – taux de croissance honorables, capacités d’exporter des produits manufacturés – sont toujours associés ici à des processus de paupérisation qui frappent la majorité de leur population (en particulier les paysans), ce qui n’est pas le cas de la Chine. Certes la croissance de l’inégalité se manifeste partout – y compris en Chine; mais cette observation reste superficielle et trompeuse. Car une chose est inégalité dans la répartition des bénéfices d’un modèle de croissance qui néanmoins n’écarte personne (et même s’accompagne de la réduction des poches de pauvreté – c’est le cas en Chine); autre chose est l’inégalité associée à une croissance qui ne profite qu’à une minorité (de 5 à 30% de la population selon les cas) tandis que le sort des autres demeure désespéré.
La Corée et Taïwan sont les deux seuls exemples de succès d’une émergence authentique dans et par le capitalisme. Ces deux pays doivent ce succès à des raisons géostratégiques qui ont conduit les Etats Unis à accepter qu’ils réalisent ce que Washington interdisait aux autres. La comparaison entre le soutien des Etats Unis au capitalisme d’Etat de ces deux pays, combattu avec la violence la plus extrême dans l’Egypte nassérienne ou l’Algérie de Boumediene est, à ce titre, éclairante.
Pour comprendre la nature des défis auxquels la Chine est confrontée aujourd’hui il est indispensable de savoir que le conflit entre le projet souverain chinois tel qu’il est et celui de l’impérialisme nord américain et de ses alliés subalternes européens et japonais est appelé à croître en intensité au fur et à mesure de son succès. Les domaines du conflit sont multiples : le contrôle par la Chine des technologies modernes, l’accès aux ressources de la Planète, le renforcement des capacités militaires de la Chine, la poursuite de l’objectif de reconstruction de la politique internationale sur la base de la reconnaissance des droits souverains des peuples à choisir leur système politique et économique. Les guerres préventives engagées au Moyen Orient par les Etats Unis poursuivent cet objectif, et dans ce sens elles constituent le préliminaire à la guerre préventive (nucléaire) contre la Chine, envisagée froidement comme éventuellement nécessaire par l’establishment nord-américain. Tenir au chaud l’hostilité à l’égard de la Chine par le soutien aux esclavagistes du Tibet et du Sinkiang, le renforcement de la présence navale américaine en Mer de Chine, l’encouragement prodigué au Japon engagé dans la reconstruction de sa force militaire, est indissociable de cette stratégie globale hostile à la Chine. Simultanément Washington s’emploie à manœuvrer pour amadouer les ambitions éventuelles de la Chine et des autres pays qualifiés d’émergents par la création du G 20, destiné à donner aux pays concernés l’illusion que leur adhésion à la mondialisation libérale servirait leurs intérêts. Le G2 (Etats Unis/Chine) constitue – dans cet esprit – un piège, qui en faisant de la Chine le complice des aventures impérialistes des Etats Unis, ferait perdre toute sa crédibilité à la politique extérieure pacifique de Beijing.
La seule réponse efficace possible à cette stratégie doit marcher sur deux jambes : (i) renforcer les capacités militaires de la Chine et les doter d’une puissance de riposte dissuasive; (ii) poursuivre avec ténacité l’objectif de la reconstruction d’un système politique international polycentrique, respectueux de toutes les souverainetés nationales, et agir dans ce sens pour la réhabilitation de l’ONU marginalisée par l’OTAN. J’insisterai sur l’importance décisive de cet objectif qui implique la reconstruction prioritaire d’un « front du Sud » (Bandung 2 ?) capable de soutenir les initiatives indépendantes des peuples et des Etats du Sud. Il implique à son tour que la Chine prenne conscience qu’elle n’a pas les moyens d’un éventuel absurde alignement sur les pratiques prédatrices de l’impérialisme (le pillage des ressources naturelles de la Planète), faute de puissance militaire analogue à celle des Etats Unis, laquelle constitue en dernier ressort la garantie du succès des projets impérialistes. La Chine par contre a beaucoup à gagner en développant son offre de soutien à l’industrialisation des pays du Sud, que le Club des « donateurs » impérialistes s’emploie à rendre impossible.
L’autre volet du défi concerne la question de la démocratisation de la gestion politique et sociale du pays. Mao avait conçu et mis en œuvre un principe général de la gestion politique de la Chine nouvelle qu’il avait résumé dans les termes suivants : rassembler la gauche, neutraliser (j’ajoute : et non éliminer) la droite, gouverner au centre gauche. Il s’agit là, à mon avis, de la meilleure manière de concevoir d’une manière efficace la progression par avancées successives, comprises et soutenues par les grandes majorités. Mao avait donné de cette manière un contenu positif au concept de démocratisation de la société, associé au progrès social sur la longue route au socialisme. Il en avait formulé la méthode de mise en œuvre : « la ligne de masse » (descendre dans les masses, apprendre de leurs luttes, remonter aux sommets du pouvoir). Lin Chun a analysé avec précision la méthode et les résultats qu’elle a permis. La question de la démocratisation associée au progrès social – par contraste avec la « démocratie » dissociée du progrès social (et même fréquemment associée à la régression sociale) – ne concerne pas seulement la Chine, mais tous les peuples de la Planète. En tout cas la formule offerte par la propagande médiatique occidentale – pluripartisme et élections – est tout simplement à rejeter. Et la « démocratie » qu’elle permet tourne à la farce, même en Occident, a fortiori ailleurs. La « ligne de masse » constituait le moyen de produire le consensus sur des objectifs stratégiques successifs, en progression continue. Elle fait contraste avec le « consensus » obtenu dans les pays occidentaux par la manipulation médiatique et la farce électorale, ce consensus n’étant rien d’autre que l’alignement sur les exigences du pouvoir du capital. Mais aujourd’hui par où commencer pour reconstruire l’équivalent d’une nouvelle ligne de masse dans les conditions nouvelles de la société ? La tâche n’est pas facile. Car le pouvoir de direction passé largement aux droites dans le parti communiste assoit la stabilité de sa gestion sur la dépolitisation et sur les illusions naïves qui l’accompagnent. Le succès même des politiques de développement renforce la tendance spontanée à aller dans cette direction. On croit largement en Chine, dans les classes moyennes, que la voie royale au rattrapage du mode de vie des pays opulents est désormais ouverte sans obstacle; on croit que les Etats de la triade (Etats Unis, Europe, Japon) ne s’y opposent pas; on admire même les modes américaines sans critique.
Le pouvoir en Chine n’est pas insensible à la question sociale. Non pas seulement par tradition d’un discours fondé sur le marxisme mais tout également parce que le peuple chinois qui a appris à lutter et continue à le faire l’y oblige. Et si, dans les années 1990 cette dimension sociale avait reculé devant les priorités immédiates de l’accélération de la croissance, aujourd’hui la tendance est inversée. Les objectifs de la re-politisation et la création des conditions favorables à l’invention de réponses nouvelles ne peuvent être obtenus par des campagnes de « propagande ». Ils ne peuvent être impulsés qu’à travers la poursuite des luttes sociales, politiques et idéologiques. Cela implique la reconnaissance préalable de la légitimité de ces luttes, une législation fondée sur les droits collectifs – d’organisation, d’expression et de prises d’initiatives. Cela implique que le parti lui-même s’engage dans ces luttes; autrement dit ré-invente la formule maoïste de la ligne de masse. La re-politisation n’a pas de sens si elle n’est pas associée à des procédures qui favorisent la conquête graduelle de responsabilité des travailleurs dans la gestion de leur société à tous les niveaux – l’entreprise, la localité, la nation. Un programme de ce genre n’exclut pas la reconnaissance des droits de la personne individuelle. Au contraire il en suppose l’institutionnalisation. Sa mise en œuvre permettrait de ré-inventer des formules nouvelles de l’usage de l’élection pour le choix des responsables.
Une note brève concernant Hong Kong, Macao et Taïwan
Hong Kong que nous visitions Isabelle et moi pour la première fois en 1972 était encore sous le joug colonial britannique. Pendant 95 ans la colonie avait été soumise à un régime policier impitoyable, ne reconnaissant aux Chinois ni habeas corpus ni aucuns droits élémentaires. Militants, syndicalistes et surtout « communistes » étaient soumis quotidiennement aux arrestations arbitraires et à la torture, parfois froidement assassinés. Ce n’est que quelques années seulement avant la restitution du territoire à la Chine (en juillet 1997) que les Britanniques ont octroyé à la colonie un statut « démocratique », et accepté des élections. Grosse ficelle dont on voit immédiatement l’intention.
Le site de Hong Kong - que nous visitions en touristes - est splendide, comme chacun le sait. L’impression que je tirais de cette visite était que, une fois les Britanniques partis, il ne resterait rien de leur présence pendant un siècle. Notre seconde visite en 2002 l'a pleinement confirmé. Quelques grosses constructions de style victorien - des banques - comme on en voit à Shanghai le long des quais du Wampoa (Huang Pu). Mais rien de plus. La ségrégation totale qui régnait dans le territoire, l’isolement de la petite colonie anglaise, leur racisme profond et le mépris dans lequel ils tenaient les Chinois les avaient privés d’avoir une influence culturelle quelconque. Les Chinois donc, qui n’avaient jamais cessé de le demeurer, redeviendraient des Chinois ordinaires comme leurs concitoyens. Pour cette raison, entre autre, je n’ai jamais cru que le retour de Hong Kong à la Chine poserait un problème spécifique quelconque. Contrairement à l’opinion de la majorité sans doute des observateurs, des journalistes prétendus spécialisés dans les affaires de l’Orient et même d’un grand nombre d’intellectuels de gauche. Ici comme ce fut le cas à Shanghai, l’avenir dépendra essentiellement de l’évolution des rapports internes propres à la Chine, entre ses classes populaires et ses classes dirigeantes, sa paysannerie et son prolétariat d’une part, sa bourgeoisie ancienne et nouvelle (de Shanghai, de Hong Kong et d’ailleurs) d’autre part, et du règlement de leurs conflits que cela soit pas le triomphe du « socialisme » (et de sa forme étatiste plus précisément), soit par celle d’une forme de capitalisme, qu’elle soit nationale ou compradore, soit enfin par un compromis historique d’étape.
Nous mettions à profit notre voyage de 1972 pour visiter également Macao, revue en 2002. Cette mini colonie présente un aspect totalement différent de Hong Kong. Ici, comme à Goa en Inde, les Portugais se sont réellement mêlés aux autochtones, produisant une culture métisse originale. Par exemple une cuisine sino-portugaise associant dans ses recettes les traditions cantonaises, l’huile d’olive et le vin. Même mélange - heureux lui aussi - dans l’architecture.
J’ai découvert tardivement Taïwan (en 2008). Je n’ai pas été surpris de constater qu’en dépit de leurs réserves motivés à l’égard du système chinois, en particulier pour ce qui concerne les libertés, l’attachement à la mère patrie et la solidarité avec elle face à l’étranger (Etats Unis et Japon) sont puissants. Le slogan de Beijing (« une nation, deux systèmes ») trouve un écho réel, non seulement chez les hommes d’affaires bénéficiaires des échanges avec la Chine, mais tout également dans le peuple ordinaire et dans les classes politiques issues du vieux Kuo Min Tang. Les propos de la Ministre des relations avec Beijing, qui m’a reçu, m’en ont convaincu.
Note amusante : Lin Shenjing (qui me traduit du français en chinois), que Lau Kin Chi m’a fait connaître et qui avait organisé notre colloque se trouve être une personne qu’Isabelle a immédiatement reconnue. Elle l’avait remarqué dans les manifestations de rue de Paris de 1995, ce que Lin a confirmé. Le monde est décidemment petit ! Lin nous a promené également dans les beaux paysages de cette île à laquelle le nom admiratif de Formose donné par les Portugais convient parfaitement.
LE VIETNAM
Ma première visite au Viet Nam, faite avec Isabelle, remonte à 1997 seulement. Comme celles de Cuba, les autorités dirigeantes du Viet Nam avaient fait une option « pro-soviétique » sans nuances. Au point que l’effondrement brutal du système en 1991 les a totalement surpris comme beaucoup d’autres. Je ne me suis pas réjoui de cet effondrement, dans les formes qui ont été les siennes, mais il ne m’a certainement pas surpris. Depuis trente ans je disais et écrivais que si le régime ne s’engageait pas dans des réformes de gauche (démocratisation et socialisation réelle de la propriété publique), il était condamné à accélérer son évolution – fut ce en catastrophe (ce qui est arrivé) - vers la restauration pure et simple d’un capitalisme « normal » auquel sa classe dirigeante était totalement ralliée. Après la chute de l’URSS, le système vietnamien, resté passablement enfermé dans sa dogmatique, aux abois, me semblait fortement tenté par les modèles d’ouverture de l’Asie du Sud est capitaliste (la Thaïlande et la Malaysie). La crise qui frappe la région - à peine amorcée quand nous visitions le Viet Nam - va peut être faire réfléchir et donner l’occasion de s’engager dans une autre voie.
Le peuple vietnamien est irrésistiblement sympathique. Isabelle et moi avons donc immédiatement aimé à l’extrême le Viet Nam. J’étais invité à une conférence de la francophonie organisée à Hué, en vue de préparer le sommet qui s’est tenu à Hanoi deux mois plus tard. Nous nous sommes rendus d’abord à Hanoi. Notre voyage avait été préparé par les contacts que notre vieil ami intime le regretté Ngo Manh Lan avait établis, et, de ce fait, s’est déroulé dans de superbes conditions.
Nous fûmes accueillis par un « guide » qui était un colonel en retraite de l’armée, Pham Xuan Phuong. Pham avait rejoint l’armée de libération à peine sorti de l’adolescence en 1946 et ne l’avait quitté qu’après la libération de Saigon en mai 1975 : trente ans de guerre continue, d’abord la guerre française - Pham était capitaine à Dien Bien Phu et avait conquis l’un des forts dont il fit prisonnier les hauts officiers français - puis la guerre américaine. Inutile de dire qu’une personne comme lui ne pouvait que devenir immédiatement notre ami. Nous discutions longuement de tout, et Isabelle, surtout, le questionnait dans le détail. Côté personnel, sa mère s’était remariée à l’époque coloniale avec un Corse et en avait eu un fils. Le demi-frère de Pham se trouvait avoir fait carrière dans l’armée française - pas dans la guerre du Viet Nam bien sûr - dont il était devenu également colonel. Pham est revenu récemment en Corse visiter la tombe de sa mère. Le Général Bigeard était venu récemment au Viet-Nam et Pham l’avait accompagné à Dien Bien Phu. Avec toute l’inconscience et l’absence de tact qui caractérisent souvent les militaires des armées coloniales, Bigeard insistait pour faire élever sur les lieux un monument aux morts... français. Les autorités du Viet Nam ont dressé une colonne à tous les morts. Isabelle, furieuse, a écrit à Bigeard, pour lui demander comment il aurait reçu une requête des Allemands pour la construction d’un monument à leurs morts sur les plages de Normandie. Elle lui signalait alors les ignominies qu’il avait pu écrire sur leur traitement comme prisonniers : les prisonniers recevaient la même ration que les soldats vietnamiens qui s’en contentaient parce qu’ils savaient pourquoi ils combattaient. Bigeard a fait une réponse dans laquelle perce au fond son histoire triste : celle d’un enfant de troupe auquel aucune éducation politique n’avait été donnée (et il paraissait en prendre conscience).
Cela étant les Vietnamiens font la différence entre les Français et les Américains. La guerre française était une guerre coloniale infâme; mais l’armée de métier - l’opposition du peuple français rendait impensable l’envoi du contingent au Viet Nam - se contentait de faire la guerre, avec la brutalité qui en caractérise les comportements (exécutions sommaires, tortures). Les Américains par contre n’ont pas fait la guerre; ils ont appris du bombardement de Guernica par les nazis qu’il vaut mieux soumettre le peuple « ennemi » aux bombardements terroristes que leur supériorité technique permettait. Pham nous expliquait qu’ils étaient lâches : dès qu’encerclés c’était la débandade, ils se tuaient entre eux. Leur état major vengeait leur défaite par un bombardement massif des villages de la région. Cela n’empêche les autorités américaines d’avoir le culot de réclamer au gouvernement vietnamien la restitution des corps de tous leurs soldats... disparus et morts, le plus souvent de faim, de soif, de blessures... car tous les prisonniers ont été correctement traités. Ce qui n’était pas le cas des vietnamiens, toujours exécutés sur le champ par les soldats américains, leurs officiers et les sbires à leur solde. De surcroît les Vietnamiens font la différence entre l’opposition du peuple français à une guerre à laquelle il refusait de participer, opposition fondée sur la conviction politique que cette guerre était juste pour les Vietnamiens, et celle du peuple américain que ne motivait que la crainte de « mourir au Viet Nam ». Sur la longue route que nous avons parcourue en automobile du nord au sud du Viet Nam on ne peut pas ne pas voir, tous les cinq kilomètres peut être, les cimetières de combattants et de civils massacrés. Une densité de morts qu’on ne retrouve qu’en Champagne et autour de Verdun. J’éprouve, de ce fait, une haine totale sans restriction pour la classe dirigeante américaine. C’est l’ennemi principal de tous les peuples, la classe la plus dangereusement criminelle de notre époque.
Avec un guide comme Pham on pouvait évidemment se comprendre vite et nous imposer un programme d’une densité exceptionnelle. A Hanoi nous étions logés au centre de la vieille ville, à quelques mètres de la rue de la Soie, dans un petit hôtel mignon et parfaitement confortable. Cette ville impériale a un grand charme. De surcroît les Français y ont laissé de belles constructions coloniales - comme à Saigon d’ailleurs - entretenus avec tout le soin dont les Vietnamiens sont capables, c’est à dire celui de la perfection. Son musée militaire doit certainement être vu, et la reproduction commentée de la bataille de Dien Bien Phu une leçon qu’il faut entendre. A Saigon nous avons également visité, pour les mêmes raisons, le musée militaire et suivi la scène reproduisant la libération de la capitale du Sud. Le hasard faisait que je me trouvais ce jour même de 1975 à New York. Quelle joie que de suivre en direct à la télé la débâcle des armées américaines. Et ce spectacle incroyable - mais tout à fait prévisible - des officiers se bousculant, bousculant femmes et enfants (américains bien sûr) pour être les premiers à sauter dans les hélicoptères, tenant sous le bras les oeuvres d’art volées au pays ! Quelle joie de voir le regard amusé des militaires vietnamiens observant la scène et regardant leur montre pour savoir si le temps qu’ils avaient donné aux fuyards était ou non épuisé !
Ce que je ne soupçonnais pas - et découvrais au musée d’art moderne - c’est qu’il existait une peinture vietnamienne de qualité qui avait su faire une synthèse féconde de la tradition (style chinois) et de la modernité apportée par les Français. Il n’y a rien de pareil en Chine, ni même à Hong Kong. C’est l’un de ces signes - mais ils sont nombreux - de ces rapports complexes du Viet Nam et de la France. Le Viet Nam n’a jamais cessé de lutter contre la domination coloniale, particulièrement absurde dans ce pays, constitué par une nation forte qui n’a jamais souffert du moindre complexe à l’égard des autres. Mais de ce fait, parce que sans complexe (ce qui n’est pas toujours le cas chez les colonisés), et donc sans besoin névrotique d’affirmer sa « spécificité », le peuple vietnamien voit la France - et le reste du monde - comme ils sont, dans toute la variété des facettes de leur réalité. C’est un avantage qui peut être décisif, un plus dans les chances de savoir faire face aux défis du monde moderne.
Bien entendu nous avons également fait la visite en bateau de la baie d’Along. Une baie tellement connue par la profusion des belles images qu’on en a reproduit que nous avions le sentiment bizarre d’y avoir déjà été. Ce qui n’enlève rien à la beauté du lieu et à l’émerveillement qu’on éprouve quand on s’y promène. Dans un bon petit restaurant du village côtier, près de l’hôtel où nous étions logés, nous entendions les bavardages du jeune gars qui le tenait - un Vietnamien de Nouvelle Calédonie rentré au pays - qui gardait un souvenir ému des allées et venues de Catherine Deneuve, l’actrice française venue y tourner le film « Indochine ». A partir de Hanoi nous avons également fait un petit tour vers la frontière nord ouest, la province de montagnes de Son La et fait un stop dans le village thaï de Moc Chau, sur la route de la cuvette de Dien Bien Phu. Cela donne une forte envie d’aller plus loin, d’en voir davantage. Mais le temps ne permet pas toujours de tout voir. Hué, où se tenait le colloque de la francophonie, est un haut lieu de l’histoire du Viet Nam, capitale impériale du XIXe siècle. Il faut voir ses extraordinaires cimetières impériaux anciens et ses monuments baroques que les Empereurs ont fait construire à l’époque du protectorat, mélangeant les styles traditionnel et moderne. Il faut voir également ce qu’il reste du vieux palais impérial, détruit par les bombardements haineux et sauvages des Américains, fort heureusement en voie de belle restauration. Il faut manger sa cuisine d’une finesse incomparable - et cela n’est pas peu dire tant la cuisine vietnamienne est fine - et sa vingtaine de sortes de « banh cuon » (raviolis de pâte de riz).
Nous avons parcouru la route de Hué à Saigon, dans un taxi loué avec un gentil guide qu’un ami de Ngo Manh Lanh nous avait recommandé. On passe évidemment par le superbe col des Nuages, longe la baie de Da Nang, ravagée par les destructions américaines, comme celle de Cam Ranh plus au sud, qui a été longtemps la base navale et aérienne principale à partir de laquelle les bombardiers américains partaient pour leurs missions peu glorieuses et dont toute la végétation aux alentours a été impitoyablement détruite aux armes chimiques, pour éviter l’infiltration de soldats vietnamiens. Gloire aux défenseurs américains de l’environnement ! On attendrait de Green Peace qu’il ouvre le procès et face comparaître à son tribunal les criminels toujours en place, Mac Namara en tête puisque c’est cet ami des peuples (comme on le présente à la Banque Mondiale dont il fut Président) qui a ordonné les destructions en question. Peu après Da Nang on passe par l’ancien port de Hoi An. Merveilleuse petite ville qui connut son temps de grande prospérité au XVIIIe siècle, lorsque les marchands navigateurs chinois et japonais venaient s’y ravitailler en produits « exotiques » - la nacre entre autre. Plus au sud nous nous arrêtions à la station balnéaire de Nha Trang. Plage superbe - face à des îles non moins superbes à visiter - et fort peu encombrée... nous n’étions guère que les seuls étrangers, et, à distance respectable les uns des autres, quelques parasols sous lesquels des familles vietnamiennes venaient goûter la mer. A partir de Nha Trang nous bifurquions vers l’intérieur pour nous rendre à Dalat. Sur la route les tours Champa constituent de beaux vestiges de la civilisation antérieure à la conquête récente du pays par les Vietnamiens. Dalat rappelle irrésistiblement les villes d’eau « à la française », ce qu’elle était à l’époque coloniale. Station de montagne, elle bénéficie d’un climat sec et frais qui tranche avec la moiteur chaude des plaines côtières qui font le Viet Nam rural. Mais nous sommes habitués aux climats tropicaux... ils ne nous gênent pas. De Dalat à Saigon on longe les énormes plantations de caoutchouc des bénéficiaires principaux de la colonisation de l’époque. Saigon est certainement très différente de Hanoi. Capitale commerçante et économique du temps colonial - et elle l’est restée en partie - la ville a bénéficié d’une urbanisation moderne qui, à mon avis, est tout simplement bien réussie. Nous avons aimé, Isabelle et moi, Saigon autant que Hanoi, mais d’une manière différente. Ses monuments coloniaux - l’Hôtel de Ville, l’Opéra - superbes, sont fort bien entretenus. Ses cafés très parisiens, et bien agréables pour les visiteurs à pied que nous étions.
Je ne cache pas la sympathie extrême qu’Isabelle et moi nourrissons à l’égard de Vietnam comme de Cuba, de ces deux peuples et des très belles pages de l’histoire que leurs révolutions ont écrites. J’ai donc tenu à répondre à l’invitation de leurs autorités pour participer à quelques colloques internationaux qu’elles organisaient. Davantage – et signe manifeste de confiance – j’essayais de répondre à leurs attentes dans des débats internes concernant directement les problèmes auxquels ils étaient confronté. Deux visites mémorables à Hanoi en 2007 et 2009, trois à la Havane en 1999, 2003 et 2009.
Je n’ai pas hésité à ouvrir le débat sur les questions les plus difficiles (l’avenir du socialisme, les réformes et les exigences de préserver à travers elles l’avenir) dans les discussions organisées à Hanoï par la Fondation pour la Paix et le Développement (dirigée alors par Mme Binh, et dont l’ami Tran Dac Loi a été longtemps le secrétaire actif), la puissante Académie Ho Chi Minh (centre de formation idéologique des cadres politiques du Parti), l’Institute of World Economics and Politics, avec la participation du premier Secrétaire du Comité Central du Parti – Truong Tan Sang – et d’autres cadres du plus haut niveau. Nous avons partagé, Madame Binh, Isabelle et moi une grande sympathie réciproque et immédiate. Je tiens à dire combien les gestes d’amitié personnelle de Madame Binh m’ont touché. La collaboration entre les institutions du Vietnam et nos réseaux du FMA/FTM se poursuit évidemment.
Madame Binh avait organisé une rencontre avec un groupe restreint de dirigeants haut placés (bureau politique et Etat-major inclus). Une séance de plus de cinq heures. On attendait de moi la présentation de quelques-unes de mes réflexions concernant le renouveau impérialiste, ses objectifs stratégiques, ses forces et ses faiblesses, ses interventions militaires au Moyen Orient et en Afrique. Ce que je fis en me concentrant sur les questions difficiles. Je n’étais pas là pour « donner des leçons », mais préciser des arguments et des contre arguments. Les commentaires des Vietnamiens ont été fins. Puis, le sujet épuisé, je me suis permis d’aller plus loin et de poser carrément la question du conflit avec la Chine sur la Mer du Sud. J’ai dit en substance ce qui suit : « Si j’étais Président du Vietnam ou de la Chine – et vous voyez que cette probabilité étant nulle, mes propos sont sans incidence – je ferai la chose suivante. Je dirai : nous, ensemble, Vietnamiens et Chinois – contrôlerons cette Mer que nous appellerons la Mer du Sud, sans la qualifier davantage (comme on dit « le Golfe » pour éviter de le qualifier d’arabe ou d’iranien). Nos deux marines de guerre y patrouilleront ensemble. Un haut officier vietnamien sera embarqué sur chaque navire chinois et vice versa. Nous interdirons aux intrus –le Japon et les Etats-Unis - de s’y faire voir. Et puis, pour ce qui est de l’exploitation des ressources de la Mer, nous constituerons une Haute Commission chargée d’en définir les formes et les conditions ». Je n’attendais pas de réponse; et je n’en ai pas eue. Mais je pouvais lire sur les visages : cet homme est un rêveur; il manque de réalisme. Ma conclusion : Oui, les hommes de pouvoir, encore aujourd’hui et partout, se pensent réalistes, mais leur realpolitik ne l’est pas. Le réalisme, c’est être révolutionnaire, agir pour changer les choses et non pas s’ajuster au jour le jour.
CUBA
Cuba est certainement un cas particulier en Amérique latine. Le pouvoir cubain m’avait personnellement longtemps « boycotté ». Classé « prochinois », mais surtout ayant de surcroît porté des jugements autres que ceux de Moscou - que La Havane adoptait sans retenue notable, convaincue ou forcée - dans différentes questions concernant les stratégies de libération en Afrique à l’occasion de débats mentionnés plus haut. Les choses ont bien évolué depuis. Mes discussions avec Isabelle Monal, Marta Harnecker et d’autres rencontrés à l’étranger m’ont aidé à suivre un peu les débats internes longtemps retardés mais que désormais la situation impose.
Ma visite à Cuba en 1999 a été bien organisée par les camarades de l’Association des Economistes cubains (Roberto Verrier) et plus particulièrement par l’ami Dario Machado et son épouse argentine - militante adorable - Isabelle Rauber. Un programme dense, qui à raison de deux ou trois discussions de fond chaque jour, dans les principales institutions de l’Etat et du Parti, ne laissait guère de temps pour se reposer. Quelques visites rapides ici et là quand même, arrachées. Elles nous ont permis de constater que la vieille ville coloniale de La Havane l’a échappée belle : elle était vouée à la destruction par la bourgeoisie compradore et les transnationales du tourisme nord américain, qui ne rêvent que de gratte-ciel. Le socialisme l’a sauvé, même si c’était pour la laisser longtemps se dégrader, faute de moyens. Elle est aujourd’hui en voie de restauration et Isabelle et moi avons pu en apprécier l’extrême richesse. La visite de la vieille ville coloniale de Trinidad, laisse deviner la beauté de l’île. A Santa Clara on peut voir la très belle statue du Che. La visite du mémorial où reposent ses restes et ceux de ses compagnons ne peut pas ne pas émouvoir. Au centre culturel de la ville nous avons rencontré un dessinateur caricaturiste avec qui nous avons beaucoup sympathisé et qui nous rappelait qu’à Cuba l’humour reste une arme politique progressiste véritable. Grand plaisir également à retrouver à La Havane notre vieille amie Jacqueline Meppiel, qui fut condamnée par un tribunal parisien avec Isabelle, pour le même délit – celui de distribution de tracts anti-impérialistes !
Le peuple cubain n’est pas seulement ouvert, accueillant et sympathique. Il est véritablement vaillant et sait qu’il lui faut accepter beaucoup de sacrifices pour résister au rapace yankee. Sans ce patriotisme le régime aurait succombé à l’effondrement soviétique, devenu son protecteur à la fois par la force des choses – la réalité géostratégique – et par les propres erreurs de la direction révolutionnaire – largement gagnée à l’époque aux concepts soviétiques de la construction du socialisme. Amis et ennemis prévoyaient que le régime ne passerait pas le cap des années épouvantables 1992-1995, lorsqu’il a fallu réduire la ration alimentaire en dessous du soutenable. Cuba est parvenu à remonter la pente. Mais maintenant que faire ? Tel était évidemment le thème de toutes nos discussions. Quelles concessions faire au capitalisme mondialisé triomphant ? Comment conjuguer les dangers de dérive sociale interne que ces concessions entraînent nécessairement ? Les avis que j’ai entendu exprimer, ou parfois deviné, se situent dans un éventail passablement ouvert, traduction évidente d’intérêts sociaux réels en conflit et de visions sociétaires et idéologiques de natures diverses.
Les dangers sont évidents. Pour s’en sortir Cuba s’est ouvert au tourisme dont les ravages ne sont pas seulement culturels, comme toujours, mais également politiques et sociaux. Dans toutes les Caraïbes les options faites pour « relancer la croissance » par une nouvelle insertion dans le système mondial prenant le relais du sucre essoufflé sont identiques : émigration (et envois des mandats des émigrés aux familles), tourisme, zones franches accueillant des implantations d’industries légères d’exportation dont les super profits – fondés sur la main d’œuvre à bon marché et les exonérations d’impôts – sont captés par les transnationales qui dominent les technologies et les marchés. Or partout dans les Caraïbes ces activités ne sont pas devenues les pôles de développement promis par la Banque mondiale mais des chancres qui n’entraînent pas le reste de l’économie et de la société mais au contraire les rongent. Les devises et les profits produits dans ces secteurs sont en effet soit réexportés soit réinvestis exclusivement dans l’excroissance des chancres en question. La bourgeoisie compradore, seule bénéficiaire local de ce type de mal développement déséquilibré, renforcée politiquement, peut assumer alors ses fonctions de courroie de transmission dans la gestion de ce capitalisme périphérique.
Cuba sera-t-il capable d’éviter un sort analogue ? Une fraction de la « nouvelle classe » produite par le socialisme bureaucratique des décennies précédentes aspire ouvertement, par la privatisation et l’économie du dollar, à exercer des fonctions compradore de ce type. Mais d’autres forces font entendre leur voix dans la société cubaine. Les cadres éduqués dans l’esprit du marxisme ne sont pas tous des nostalgiques d’une interprétation simple et dogmatique du socialisme. Certains (ou beaucoup ? je n’en sais rien) comprennent que les classes populaires ne défendront le socialisme que si celui-ci s’exprime par leur contrôle effectif de la décision à tous les niveaux. Grâce à nos amis cubains, qui partagent ce point de vue, nous avons pu constater qu’il y a bien, ici et là, l’amorce d’organisations autonomes des classes populaires. Suffisamment pour faire pencher la balance en leur faveur ? Autorisés à s’épanouir, ou capables de l’imposer ? Difficile à dire. Et que se passera-t-il après Castro ? Bénéficiant d’une aura incontestée et méritée (qui de surcroît ne fait pas l’objet d’un « culte de la personnalité », invisible ici), Castro peut maintenir un équilibre entre des courants adverses qui pourraient, lui disparu, s’affronter dans des combats douteux.
Toujours est-il que, au travers de quelques-unes des discussions que j’ai pu avoir, il m’a semblé que les « cadres dirigeants » étaient passablement conscients du danger que le complexe « tourisme - zones franches - appel aux capitaux extérieurs – dollarisation » représentera et du risque de son développement en forme de chancre. Des mesures sont préconisées pour l’éviter, imposant le transfert des devises et des profits gagnés ici au bénéfice du financement du développement d’autres activités destinées à renforcer l’autonomie relative du pays vis à vis du système mondial (par l’autosuffisance alimentaire, peut être énergétique par exemple). Sont-elles mises en oeuvre réellement et avec suffisamment de force ? Difficile à dire. En tout cas les bons signes ne manquent pas, comme la sortie de la dollarisation, bien amorcée. Mes visites m’ont permis également d’entendre sur la question de l’engagement de Cuba en Afrique le point de vue de quelques uns de ceux qui furent parmi les plus hauts responsables de cette option, dont en particulier le très sympathique camarade Risquet. Pas l’ombre du moindre doute ne pèse sur leur conviction internationaliste fondamentale. Je dirais même que, faisant contrepoint à l’attirance que l’Europe exerce sur presque toute la gauche latino-américaine, lui faisant oublier que l’Amérique latine appartient avec l’Asie et l’Afrique au monde du capitalisme périphérique, cette option a toute ma sympathie. Cependant, quelles que soient les opinions des uns et des autres concernant la meilleure stratégie qui permette à Cuba à la fois de sauvegarder ses acquis sociaux gigantesques (en comparaison du reste de toute l’Amérique latine), de s’adapter aux conditions nouvelles du déséquilibre mondial et de garder la porte ouverte sur une évolution favorable pour l’avenir, j’affirme (et je le répète dans toutes les occasions qui me sont offertes) que le strict devoir de tous les démocrates du monde est de soutenir Cuba contre ses agresseurs nord-américains, dont il n’y a rien à attendre, quelle que soit la rhétorique « démocratique » éventuelle dont ils se gorgent. Les partis démocratiques latino-américains et ceux de la gauche européenne socialiste ont sur ce terrain des responsabilités majeures. Eux seuls pourraient faire reculer les agresseurs et donner au peuple cubain le temps et les moyens d’avancer dans la solution de ses problèmes. Ils ne le font pas, hélas. Les partis latino-américains se taisent, croyant pouvoir justifier leur silence par des phrases du style « Cuba n’est plus un modèle ». Certes, mais la question n’est pas là. Les partis sociaux-démocrates et socialistes d’Europe sont ici, comme pour les pays de l’Est, alignés sur les discours de la droite mondiale dirigée par Washington et ses instruments (Banque Mondiale, FMI, OMC). Ni les uns ni les autres n’acceptent de donner la moindre importance au fait que Cuba a résolu les problèmes élémentaires qu’aucun pays d’Amérique latine - même ceux qui sont infiniment plus riches - n’a commencé même à traiter. Ni la moindre importance au fait que la solution « libérale » que Washington veut imposer par tous les moyens se soldera nécessairement par une régression fantastique sur tous les plans, sociaux et démocratiques.
A Cuba j’ai eu la possibilité de participer à des discussions internes sur les mêmes sujets difficiles. J’ai même eu le bonheur d’entendre Fidel se prononcer sur ces questions, en comité resteint. J’ai constaté qu’il n’y avait pas de « culte de sa personnalité »; ses collègues n’hésitaient pas à lui taper avec gentillesse sur l’épaule pour lui dire : « ne te répète pas, réponds à nos questions ».
Rémy Herrera, secrétaire exécutif du FMA, nous offre dans les deux volumes parus de Cuba Révolutionnaire un recueil d’excellentes études concernant Cuba, produites par les meilleurs intellectuels du pays.
Cuba : une authentique révolution
La révolution cubaine est la troisième révolution populaire authentique du continent américain, après celle des esclaves de Saint Domingue (Haïti fin du XVIIIe siècle) puis des paysans du Mexique (1910-1920). En contrepoint les révolutions américaines des colonies anglaises et espagnoles n’ont pas été autre chose que des guerres d’indépendance conduites par les classes dirigeantes locales produites elles mêmes par la colonisation mercantiliste européenne.
La révolution cubaine, considérablement plus radicale que les précédentes sur le continent, a été qualifiée de socialiste pour cette raison, non sans quelques bonnes raisons. Dans ce sens elle s’inscrit, aux côtés des révolutions russe, chinoise et vietnamienne du XXe siècle, dans cette première vague de luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples.
L’essor de la production de sucre dans Cuba demeuré esclavagiste au XIXe siècle, s’était encore accéléré avec la substitution de la colonisation des Etats Unis à celle de l’Espagne. Cette prolétarisation coloniale plus marquée qu’ailleurs en Amérique latine est à l’origine de la radicalisation, associant naturellement la dimension anti-impérialiste du combat national et les ambitions socialistes des classes populaires et de l’intelligentsia. Jose Marti, l’ancêtre auquel la révolution cubaine fait remonter son idée d’origine se distingue de ce fait des héros de l’indépendance des Amériques par son sens aigu de l’égalité sociale et sa conscience que la question ne se réduit pas à la conquête de l’indépendance et de la « liberté », mais exige une transformation radicale des rapports sociaux. A l’horreur de la colonisation étasunienne Cuba a répondu rapidement par l’organisation de ses classes populaires et leur adhésion au communisme.
La radicalité authentique de la révolution cubaine va donc se déployer sur le plan interne par la mise en œuvre effective des réformes révolutionnaires et de constructions politiques à vocation socialiste inspirées par le marxisme, et sur le plan international par l’affirmation de positions anti-impérialistes conséquentes théoriques et pratiques. En contraste avec beaucoup des « révolutions » américaines antérieures et postérieures qui ont souvent fait usage d’une rhétorique violente à l’égard de Washington mais simultanément prenaient soin de peser leurs mots quand il s’agissait de remettre en question les intérêts des classes nationales privilégiées, Cuba a confronté d’abord et directement ses classes locales bourgeoises et compradores. Cuba ne s’est jamais nourrie de l’illusion d’un « capitalisme national indépendant ».
Engagé sur la voie de la construction du socialisme, Cuba tient à son actif d’immenses réalisations effectives dont la liste non seulement dans les domaines de l’éducation et de la santé, mais encore dans ceux concernant la vie quotidienne des classes populaires (logement, alimentation) est impressionnante, et tout simplement sans pareille sur tout le continent. Cuba est le seul pays de ce continent qui n’offre pas le spectacle de la misère la plus désolante banale partout ailleurs. Il reste que le peuple cubain et ses militants communistes attendent avec raison davantage que de faire mieux que le reste du continent. Ils ont choisi l’idéal de la construction d’une société nouvelle, sans classes, libérée de toutes les formes d’oppression et d’exploitation. Ils ont mis en œuvre, dans cette perspective, des moyens divers, inspirés par l’expérience des autres ou inventés par eux-mêmes. Des moyens qui certes n’ont pas toujours bénéficié de l’efficacité attendue, mais ont finalement toujours donné lieu à des réflexions critiques utiles pour l’avenir.
Cuba s’est certainement largement inspiré du « modèle soviétique », dont l’influence a été d’autant plus réelle que le soutien de l’Union Soviétique, économique (fourniture de pétrole) et politico-militaire était sans alternative pour faire face au blocus et aux interventions militaires permanentes des Etats Unis et de leurs alliés. Mais Cuba a su garder quelques distances à l’égard de ce modèle à la fois dans la gestion économique de son système et dans sa gestion politique. Le Parti unique a été ici le produit de la libération et de la fusion du mouvement castriste et de l’ancien Parti Communiste, de deux partenaires qui en ont compris l’exigence que l’histoire leur imposait. En dépit des limites de la théorie et de la pratique de ce Parti nouveau, le pouvoir n’est jamais tombé ici ni dans le culte de la personnalité ni dans les dérives extrêmes du modèle soviétique. Cette capacité de se re-saisir a été démontrée dans les faits par les réponses de Cuba au défi qui a suivi l’effondrement de l’URSS. On donnait alors le pouvoir cubain pour définitivement perdu. Contre cette attente Cuba s’est montré capable de sortir de l’impasse en cinq ans, entre 1990 et 1995, et est parvenu à remonter la pente. Mais bien entendu Cuba fait face depuis à de nouveaux défis sur lesquels je reviendrai.
A l’intérieur même du système cubain des voix critiques du modèle adopté se sont toujours exprimées. Che Guevara est l’une d’entre elles. Chacun à sa manière, le Che, Togliatti, Mao, avait compris que le modèle soviétique avait épuisé sa capacité d’innover et de faire avancer la société dans la voie du socialisme; chacun à sa manière avait compris que la dérive conduisait à la restauration capitaliste, dont l’implosion des années 1985-1991 a révélé la fatalité. Analyser de près les écrits du Che relatifs à cette dérive doit continuer à être l’objet de débats attentifs, auquel j’éviterai ici de substituer des jugements hâtifs à l’emporte pièce.
Dès l’origine Cuba a adopté une ligne de pensée et d’action anti-impérialiste et internationaliste conséquente. Cuba a été le seul pouvoir en Amérique latine qui ait pris la mesure de l’importance du front de libération inauguré à Bandoung (1955) et du Mouvement des Non Alignés (NAM) qui en est sorti. Ce mouvement – NAM – a donc été constitué par l’Asie et l’Afrique plus Cuba comme on le disait. Cuba a cherché, à juste titre, à intégrer l’Amérique latine dans ce front du Sud, et à cet effet, pris l’initiative de la création de la Tricontinentale (1966). Cependant, tandis que Bandoung réunissait en Asie et en Afrique les peuples des deux continents et leurs Etats représentés par des gouvernements bénéficiant alors de la légitimité que leur constitution à partir des luttes de libération leur conférait, en Amérique latine la Tricontinentale regroupait les mouvements populaires engagés dans la lutte contre les gouvernements en place, soumis aux Etats Unis. Che Guevara a tenté de donner forme aux luttes armées dans lesquelles s’engageait la Tricontinentale. L’histoire a démontré que les conditions objectives n’étaient pas réunies à l’époque pour permettre à ces luttes de sortir des impasses de leur isolement. Il a donc fallu attendre pour que plus tard, sous la forme de mouvements populaires civils, l’Amérique latine entre à son tour dans la transformation du monde, au moment même où la vague nationale/populaire de Bandoung s’épuisait. Cette nouvelle vague de floraison de mouvements populaires et les victoires qu’elle a permis au Brésil, en Argentine, en Uruguay, au Venezuela, en Bolivie, en Equateur, a sorti Cuba de l’isolement dans lequel les Etats Unis et l’Organisation de l’Unité Américaine (le Ministère des Colonies de Washington) l’avaient enfermé pendant quarante ans. Le succès des opérations d’intervention des médecins et des éducateurs cubains à travers le continent, conjugué à l’écho de l’initiative que la création de l’ALBA par le Venezuela a trouvé ont renversé les rapports de force. Aujourd’hui ce sont les Etats Unis et non Cuba qui sont isolés sur leur continent. Des années plus tôt, Cuba avait démontré son attachement à la cause anti-impérialiste par son soutien militaire à l’Angola en guerre contre les interventions Sud africaines conjuguées avec celles des « amis » du camp impérialiste. La défaite infligée par les Cubains aux armées sud-africaines n’a pas été sans effet, accélérant par là même l’implosion du régime odieux de l’apartheid.
Cuba est aujourd’hui confronté à des défis nouveaux. La révolution cubaine s’est située dans le sillage de la première vague de luttes pour l’émancipation des travailleurs et des peuples, celle qui a façonné le XXe siècle. La page de cette première vague est tournée. Mais déjà commencent à se faire sentir les premières vibrations annonciatrices de la formation d’une nouvelle vague de luttes. Et Cuba, qui a survécu lorsque d’autres acteurs de la première vague s’effondraient, pourrait faire le trait d’union entre le passé et l’avenir. En recevant en 2007 à la Havane le sommet des Non Alignés (désormais les Non Alignés sur la mondialisation impérialiste), Cuba a rappelé aux pays du Sud qu’ils peuvent mettre en déroute le système de la dictature de la ploutocratie financiarisée des oligopoles impérialistes et du déploiement de leur projet de contrôle militaire de la planète.
Ce système impérialiste dominant est lui-même entré en crise dès l’automne 2008 dont la première manifestation est constituée par l’effondrement de son marché monétaire et financier intégré. Derrière cet effondrement se dessine, en profondeur, la crise systémique de ce capitalisme/impérialisme obsolète. Parallèlement les conditions d’une réponse humaniste, populaire et démocratique se dessinent, avec les premières avancées victorieuses des peuples d’Amérique latine et du Népal. Marx est de retour. L’affirmation de la seconde vague de luttes de libérations des travailleurs et des peuples est désormais à l’ordre du jour. Cet avenir meilleur possible deviendra une réalité qui s’imposera si les forces de progrès, à Cuba comme partout ailleurs dans le monde, tirent les leçons des limites des conceptions théoriques et des pratiques de la première vague.
Le socialisme du XXIe siècle doit être démocratique. Non pas au sens bourgeois du terme, qui dissocie la démocratie politique – limitée à l’électoralisme para-pluripartite – du progrès social, mais dans un sens plus riche et plus profond, capable d’associer la démocratisation des sociétés au progrès social. Cuba peut innover dans cette direction. Car Cuba a déjà donné l’exemple d’une vie démocratique qui, en dépit de ses insuffisances, a été incomparablement plus réelle que les fausses démocraties électorales d’ailleurs associées à la régression sociale. Cela étant Cuba doit savoir aller de l’avant, dépasser ses insuffisances, inventer des formes juridiques et institutionnelles adéquates, capable d’associer le respect des droits individuels et le progrès social. Les conceptions de la IIIe Internationale, à l’origine des révolutions du XXe siècle n’avaient pas suffisamment pris en considération les conséquences que la polarisation inhérente à l’expansion capitaliste/impérialiste mondialisée impliquaient pour ce qui concerne la « construction du socialisme ». Il nous faut comprendre que la polarisation produite par l’histoire du capitalisme réellement existant impose une autre vision de la longue transition (séculaire) du capitalisme au socialisme. Cette longue transition doit être, pour les peuples du Sud, constituée de phases successives de déploiement de structures nationales, populaires et démocratiques. Celles- ci sont seules capables d’associer les exigences contradictoires d’un développement efficace des forces productives encore incontournable et celles de la progression, d’étape en étape, de logiques sociales nouvelles, celles du socialisme, en mesure de donner toute leur ampleur au respect de la démocratie dans toutes ses dimensions sociales, et de répondre aux exigences de la vie sur la planète, menacée par l’irrationalité de la logique de l’accumulation capitaliste. Le marxisme créateur doit être capable de produire les conceptualisations théoriques et inspirer les stratégies de la transition nécessaires au déploiement du socialisme du XXIe siècle. Cuba est bien placé pour participer à cette création humaine.