DEUXIEME PARTIE : CHAPITRE DEUX L’AFRIQUE : SOCIALISMES AFRICAINS, DESASTRES COLONIAUX, LUEURS D’ESPOIR
CHAPITRE DEUX
L’AFRIQUE : SOCIALISMES AFRICAINS, DESASTRES COLONIAUX, LUEURS D’ESPOIR
L’Afrique indépendante est partagée de 1960 à 1963 en deux camps: celui de Casablanca (Egypte, Maroc, Guinée, Ghana et Mali) qui considère que les indépendances ”octroyées” n’ont pas réglé la question de la libération, et celui de Monrovia (les autres pays) qui acceptent leur sort, qualifié par les premiers de “néo colonialiste”. Elle se retrouve réunie dans l’OUA, crée en 1963 à l’initiative de Hailé Sélassié. Toute l’Afrique indépendante adhère alors au Mouvement des Non Alignés, produit de Bandoung, dont l’esprit a trouvé un écho suffisant pour engager non seulement ses peuples mais encore les classes dirigeantes et les gouvernements.
Ayant été personnellement associé à la vie intellectuelle et politique du continent dès cette époque et même avant, je crois que le panorama que je vais proposer au lecteur dans les pages qui suivent pourrait aider à mieux comprendre les vicissitudes des tentatives du continent de sortir des ornières de la colonisation.
Mais l’Afrique nouvelle est fragile, précisément par l’héritage misérable que cette colonisation lui lègue. La plupart des sociétés africaines sont menacées de désintégration et quelques unes sont désormais avancées dans ce processus terrible. Le discours dominant sur le sujet en attribue la responsabilité à la « maturité insuffisante » de ces sociétés, sous entendu trop vite décolonisées. Du coup on passe sous silence la véritable cause du drame : le marché. Car le marché par lui même opère toujours comme une force centrifuge, désintégratice. Et c’est seulement lorsqu’il est régulé par l’Etat qu’il cesse de l’être. Dans des économies aussi fragiles que celles que l’Afrique a héritées de la colonisation cet effet désintégrateur a des effets dévastateurs encore plus marqué qu’ailleurs. Car ici nous n’avons pas de système productif digne de ce nom; et le marché ne le crée pas; il ne l’a jamais créé nulle part; c’est à l’Etat - instrument de la société et des compromis sociaux qui la caractérise à chaque étape de son évolution, fut-elle capitaliste - que revient la responsabilité de créer un système productif cohérent avec le projet sociétaire. En l’absence de celui-ci ce que font les forces du marché c’est tout simplement exploiter les segments épars d’un système qui, n’existant pas, ne peut pas leur opposer de résistance. La compradorisation est la forme sociale, politique et idéologique à travers laquelle s’exprime cette situation de « non Etat ». Il n’y a pas « trop d’Etat » en Afrique; il y a seulement une mauvaise administration compradore qui n’est pas même un Etat véritable. En termes idéologiques cette situation se traduit par le triomphe de l’intérêt individuel, ou celui de clans et clientèles, l’absence de sens de la solidarité (de classe et nationale), la réduction du combat politique à des pratiques opportunistes vulgaires, laquelle à son tour dépolitise les peuples et retarde la formation de citoyens responsables, condition incontournable de la démocratisation.
Le néocolonialisme ne se déploie donc que sur un fond de crise permanente. Il est lui même en crise permanente. C’est la raison pour laquelle il a été sans cesse remis en question, ici et là, par des mouvements qui, même s’ils n’ont pas acquis la cohérence et la force nécessaires pour constituer une alternative efficace et viable - comme cela a été le cas jusqu’ici - n’en sont pas moins annonciateurs des exigences d’un avenir meilleur. C’est pourquoi les vagues de ce que j’appelle des ripostes nationales populistes plutôt que des projets socialistes se succèdent en Afrique sans désemparer. La première de ces vagues - le Ghana de Nkrumah, le Mali de Modibo, la Guinée, le Congo - s’était à peine épuisée que se renouvelle la tentative, en Afrique de l’Ouest au Bénin, puis au Burkina Faso alors qu’une renaissance s’amorce peut être au Ghana et au Mali, en Afrique de l’Est en Tanzanie, en Ethiopie, à Madagascar puis en Afrique australe. J’ai suivi de près toutes ces tentatives de construire une alternative au néocolonialisme en crise.
Faillite de l’Afrique? Non. Il faut dire : faillite du capitalisme, incapable d’offrir à l’Afrique quoi que ce soit d’acceptable. Aujourd’hui que la page de Bandoung est tournée, l’impasse est plus dramatique que jamais. L’attaque frontale contre la paysannerie que promeut le programme de libéralisation de l’OMC accélère la transformation du continent en un monde de campagnes désolées et de bidonvilles. La pression migratoire qui en résulte (les nouveaux “boat peoples”) en est la conséquence inéluctable, tandis que les Européens s’entêtent à ne pas vouloir y reconnaître leur responsabilité écrasante.
Je proposerai dans ce qui suit un tableau successif des expériences du socialisme africain et, en contraste, celui des miracles sans lendemains, des sables mouvants et des désastres néo coloniaux.
1. LES EXPERIENCES DU SOCIALISME AFRICAIN
J’ai vécu ma seconde expérience de Bandung au Mali (et complété cette expérience par mes visites au Ghana de Nkrumah et à la Guinée de Sékou Touré), et en ai fait le compte rendu dans la première partie de ces Mémoires. Je ne reviendrai donc pas sur cette étape de l’histoire. Les pages qui suivent ne concernent donc que le Mali après Modibo et le Ghana après Nkrumah.
Le Mali après Modibo
L’I.D.E.P. avait organisé l’un de ses séminaires à Bamako, en 1972. Un évènement important puisque nous discutions à la fois de l’expérience du régime de Modibo et des politiques mises en oeuvre après sa chute en 1968, sans faire de concessions ni dans la critique du passé ni dans celle du régime de Moussa Traoré. Le séminaire se déroulait dans ce fameux Motel de l’époque, proche de l’ancien aéroport sur les bords du Niger. Une installation sommaire. A la demande de nos partenaires nous fîmes - de bon gré - des conférences supplémentaires tous les soirs, suivies par la plupart des cadres anciens ou nouveaux.
Je revoyais régulièrement, après qu’ils fussent sortis de prison, d’anciens responsables, Mamadou Gologo, Madeira Keita, qui venait de temps à autre se faire soigner à Dakar et me faisait signe à chacune de ces occasions. Bien qu’il fût du genre qui n’avait rien oublié et peu appris j’ai toujours poursuivi avec plus que du plaisir la conversation avec cet homme d’une droiture et d’un courage remarquables, doté de surcroit d’une grande chaleur humaine, n’oubliant jamais ses vieux amis. Sa mort m’a beaucoup peiné. Il est l’oncle de Ibrahima Keita, l’un des dirigeants de la révolte des jeunes contre la dictature - devenu Premier Ministre du Gouvernement de Konaré. Ibrahima en présence de Madeira, me dit un jour : mon oncle me demande pourquoi je ne suis pas à l’Union Soudanaise, mais partisan de l’ADEMA - le nouveau mouvement démocratique; je crois qu’il pense que les gènes de l’US sont indestructibles ! Au delà des anciens je faisais connaissance de la nouvelle génération des militants de l’ADEMA, du CNID, du mouvement populaire et féministe (Aminata Traoré) et de nombreux jeunes qui se mobilisaient à cette époque. Une génération plus prometteuse sans doute que celle des « jeunes cadres » de la première vague du début des années 1960, dont j’ai fait une critique dans l’ensemble sévère. Amadou Toumani Touré, qui fût le militaire démocrate, fin et ouvert qui a assuré une transition remarquable et qui m’a reçu après la chute de Moussa Traoré, m’a convaincu que l’éducation « marxiste » donnée à l’armée à l’époque de Modibo, en dépit de toutes ses simplifications dogmatiques outrageuses, avait quand même eu du bon, puisqu’elle a produit un corps de militaires qui ne s’est pas comporté avec la sauvagerie coutumière dans beaucoup des armées du tiers monde. J’ai revu ATT au Caire, à l’occasion du sommet euro-africain de 2000, dans les coulisses duquel nous nous retrouvions. ATT a développé sur les questions de sécurité un point de vue cohérent, conscient à la fois des ravages de la dépolitisation produite par le désastre social néo-libéral et des dangers de leur exploitation par les impérialistes. La géostratégie et la géopolitique constituent des dimensions de la réalité qu’on a toujours tort d’oublier. C’est aussi mon point de vue.
La victoire emportée par le peuple malien, qui est parvenu par son seul courage – sans appuis extérieurs, au contraire (les puissances occidentales se sont rangées en fait derrière le dictateur, en dépit de leurs prétentions « démocratiques ») – avait donc, naturellement, soulevé l’enthousiasme des classes populaires, et même de la majorité des classes moyennes et des intellectuels. On s’attendait entre autre, à ce que le nouveau président (Alpha Konaré) soit à l’écoute du mouvement démocratique profond qui a mobilisé le peuple malien et inaugure un style nouveau de direction et de gestion du pays. Ces espoirs ont été déçus. Au-delà de la responsabilité possible des individus je rapporte l’échec au poids écrasant que le système mondial a exercé sur les choix de Bamako, lui imposant la soumission inconditionnelle au diktat néo- libéral. Une fois de plus l’association démocratie – options néo-libérales, ne produisant que la catastrophe sociale, s’avère en définitive anti-démocratique dans son essence. L’exemple de la crise qui a secoué l’Argentine en 2002 en est l’exemple le plus probant par son éclat. La catastrophe sociale est visible à l’œil nu Bamako que je visitais lors du Forum Social Africain (janvier 2002) est devenue une métropole misérable, son centre dévasté par « l’informel » qui est le seul moyen de survie que le capitalisme offre désormais aux peuples.
Il y a néanmoins des lueurs à l’horizon, annonciatrices de la montée de luttes nouvelles, porteuses d’avenir. La naissance d’un mouvement paysan indépendant du pouvoir et des « partis » opportunistes constitue un changement qu’on aurait eu du mal à imaginer il y a seulement encore dix ans. Le « contrôle » des paysanneries par les mouvements de libération nationaux et à leur suite les administrations de l’Etat constituait une caractéristique générale en Afrique, et paraissait inébranlable. Dans l’ensemble des pays francophones de l’Afrique de l’Ouest – et singulièrement au Burkina Faso (qui a été à l’origine de ce changement – héritage de Sankara) et au Sénégal, comme au Mali – la paysannerie amorce son émancipation de ces tutelles. Au Mali une première grève des paysans – refusant de cultiver le coton – a imposé la négociation au gouvernement et au capital étranger (ici français) qui contrôle la « filière coton » et impose ses conditions et prix de misère.
L’organisation d’une session du Forum Mondial 2006 à Bamako a confirmé mes espoirs. Le soutien enthousiaste de toutes les forces populaires qui émergent à nouveau au Mali a garanti le succès de l’entreprise. Un grand merci ici à tous les militants du Comité Malien et à Aminata Traoré. L’Appel de Bamako, qui en a été le résultat, ouvre de nouveaux horizons au déploiement du mouvement mondial de remise en cause de l’ordre libéral impérialiste. L ‘Afrique a retrouvé sa place dans la mondialisation des luttes.
Le Sahelistan, un projet au service de quels intérêts ?
Mes visites répétées à Bamako à partir de 2005 m’ont permis de suivre de visu la dégradation continue des conditions sociales du peuple malien, soumis par les puissances occidentales, Europe et France en particulier, à un régime d’austérité plus sévère que celui qu’elles avaient imposé à la dictature de Moussa Traoré. Les coupes dans un budget déjà misérable se soldaient par l’abandon du Nord de la République. Dans ces conditions la conquête de la démocratie perdait son sens, ouvrant la voie à la montée de l’Islam politique, financé par les pays du Golfe. Des intellectuels respectables, que j’avais connu combattants de la démocratie et du progrès passaient au wahabisme. Je discutais de tout cela avec mes amis maliens, nombreux, la merveilleuse Aminata Traoré, toujours disponible pour faciliter mes séjours, Issaka Bagayogo, Mamadou Goita, Assétou Samaké, sans oublier les responsables de partis politiques qui m’avaient fait l’honneur de m’inviter à leur grande fête commémorative pour rapporter sur ce que fût le Plan malien de 1960-65. Je prolongeais ces discussions avec mes amis du Niger, Abdou Ibro en particulier. Mon inquiétude était grande en sorte que lorsqu’en 2013 l’armée malienne fût chassée du Nord du pays par El Qaida dans le Maghreb Islamique, je n’en ai pas été surpris.
J’ai alors immédiatement rédigé le texte qui suit. Bien accueilli par quelques-uns; rejeté avec violence (et insultes à l’occasion) non seulement par ceux qui avaient rejoint la dissidence islamique (pas surprenant), mais également par d’autres qui en restaient au principe simple que l’intervention française servait les intérêts coloniaux de Paris. Ce que je n’ignorais pas, sans pour autant faire l’impasse sur le projet de Sahelistan, et faire comme si ce projet ne remettait en cause que les intérêts coloniaux français, bref ignorer que son succès aurait tout simplement été synonyme de destruction du Mali, sur le modèle de la Somalie.
Je reprends donc ici ce texte.
De Gaulle avait caressé le projet d’un « Grand Sahara français ». Mais la ténacité du FLN algérien et la radicalisation du Mali de l’Union Soudanaise de Modibo Keita ont fait échouer le projet, définitivement à partir de 1962-1963. Aujourd’hui le projet de Sahélistan n’est pas celui de la France – même si Sarkozy s’y était rallié. Il est celui de la nébuleuse constituée par l’Islam politique et bénéficie du regard éventuellement favorable des Etats Unis et dans leur sillage de leurs lieutenants dans l’Union Européenne.
Le Sahélistan « islamique » permettrait la création d’un grand Etat couvrant une bonne partie du Sahara malien, mauritanien, nigérien et algérien doté de ressources minérales importantes : uranium, pétrole et gaz. Ces ressources ne seraient pas ouvertes principalement à la France, mais en premier lieu aux puissances dominantes de la triade. Ce « royaume », à l’image de ce qu’est l’Arabie Saoudite et les Emirats du Golfe, pourrait aisément « acheter » le soutien de sa population clairsemée, et ses émirs transformer en fortunes personnelles fabuleuses la fraction de la rente qui leur serait laissée. Le Golfe reste, pour les puissances de la triade, le modèle du meilleur allié/serviteur utile, en dépit du caractère farouchement archaïque et esclavagiste de sa gestion sociale – je dirai grâce à ce caractère. Les pouvoirs en place dans le Sahélistan s’abstiendraient de poursuivre des actions de terrorisme sur leur territoire, sans pour autant s’interdire de les soutenir éventuellement ailleurs. La France, qui était parvenue à sauvegarder du projet du « Grand Sahara » le contrôle du Niger et de son uranium, n’occuperait plus qu’une place secondaire dans le Sahélistan. Le pouvoir algérien a démontré sa parfaite lucidité : il sait que l’objectif du Sahélistan vise également la Sud algérien et pas seulement le nord du Mali.
Je suis donc de ceux qui souhaitent et espèrent que la guerre du Sahara sera gagnée, ces Islamistes éradiqués dans la région (Mali et Algérie en particulier), le Mali restauré dans ses frontières. Cette victoire est la condition nécessaire incontournable, mais est loin d’être la condition suffisante, pour une reconstruction ultérieure de l’Etat et de la société du Mali. Cette guerre sera longue et son issue reste incertaine. La reconstruction de l’armée malienne relève du tout à fait faisable. Le Mali de Modibo était parvenu à construire une force armée compétente et dévouée à la nation, suffisante pour dissuader les agresseurs comme le sont les Islamistes d’AQMI aujourd’hui. Cette force armée a été systématiquement détruite par la dictature de Moussa Traoré et n’a pas été reconstruite par ses successeurs. Mais le peuple malien ayant pleine conscience que son pays a le devoir d’être armé, la reconstruction de son armée bénéficie d’un terrain favorable. L’obstacle est financier : recruter des milliers de soldats et les équiper n’est pas à la portée des moyens actuels du pays, et ni les Etats africains, ni l’ONU ne consentiront à pallier cette misère. Il n’y a pas grand’chose à attendre des pays de la CDEAO. Les gardes prétoriennes de la plupart de ces pays n’ont d’armée que le nom. Certes le Nigeria dispose de forces nombreuses et équipées, malheureusement peu disciplinées pour le moins qu’on puisse dire; et beaucoup de ses officiers supérieurs ne poursuivent pas d’autre objectif que le pillage des régions où elles interviennent. Le Sénégal dispose également d’une force militaire compétente et de surcroît disciplinée, mais petite, à l’échelle du pays. Plus loin en Afrique, l’Angola et l’Afrique du Sud pourraient apporter des appuis efficaces; mais leur éloignement géographique, et peut être d’autres considérations, font courir le risque qu’ils n’en voient pas l’intérêt.
La reconstruction du Mali ne peut être que l’œuvre des Maliens. Encore serait-il souhaitable qu’on les y aide plutôt que d’ériger des barrières qui rendent impossible cette reconstruction. Les ambitions « coloniales » françaises – faire du Mali un Etat client à l’image de quelques autres dans la région – ne sont pas absentes chez certains des responsables de la politique malienne de Paris. La Françafrique a toujours ses portes paroles. Mais elles ne constituent pas un danger réel, encore moins majeur. Un Mali reconstruit saura aussi affirmer – ou réaffirmer – rapidement son indépendance. Par contre un Mali saccagé par l’Islam politique réactionnaire serait incapable avant longtemps de conquérir une place honorable sur l’échiquier régional et mondial. Comme la Somalie il risquerait d’être effacé de la liste des Etats souverains dignes de ce nom.
Le Mali avait, à l’époque de Modibo, fait des avancées en direction du progrès économique et social comme de son affirmation indépendante et de l’unité de ses composantes ethniques. L’Union Soudanaise était parvenue à unifier dans une même nation les Bambara du Sud, les pêcheurs bozo, les paysans songhaï et les bella de la vallée du Niger de Mopti à Ansongo (on oublie aujourd’hui que la majorité des habitants du Nord Mali n’est pas constituée par les Touaregs), et même fait accepter aux Touaregs l’affranchissement de leurs serfs bella. Il reste que faute de moyens – et de volonté après la chute de Modibo – les gouvernements de Bamako ont par la suite sacrifié les projets de développement du Nord. Certaines revendications des Touaregs sont de ce fait parfaitement légitimes. Alger qui préconise de distinguer dans la rébellion les Touaregs (désormais marginalisés), avec lesquels il faut discuter, des Djihadistes venus d’ailleurs souvent parfaitement racistes à l’égard des « Noirs » - fait preuve de lucidité à cet endroit. Les limites des réalisations du Mali de Modibo, mais aussi l’hostilité des puissances occidentales (et de la France en particulier), sont à l’origine de la dérive du projet et finalement du succès de l’odieux coup d’état de Moussa Traoré (soutenu jusqu’au bout par Paris) dont la dictature porte la responsabilité de la décomposition de la société malienne, de sa paupérisation et de son impuissance. Le puissant mouvement de révolte du peuple malien parvenu, au prix de dizaines de milliers de victimes, à renverser la dictature, avait nourri de grands espoirs de renaissance du pays. Ces espoirs ont été déçus. Pourquoi ?
Le peuple malien bénéficie depuis la chute de Moussa Traoré de libertés démocratiques sans pareilles. Néanmoins cela ne semble avoir servi à rien : des centaines de partis fantômes sans programme, des parlementaires élus impotents, la corruption généralisée. Des analystes dont l’esprit n’est toujours pas libéré des préjugés racistes s’empressent de conclure que ce peuple (comme les Africains en général) n’est pas mûr pour la démocratie ! On feint d’ignorer que la victoire des luttes du peuple malien a coïncidé avec l’offensive « néolibérale » qui a imposé à ce pays fragilisé à l’extrême un modèle de lumpen-développement préconisé par la Banque mondiale et soutenu par l’Europe et la France, générateur de régression sociale et économique et de paupérisation sans limites. Ce sont ces politiques qui portent la responsabilité majeure de l’échec de la démocratie, décrédibilisée. Cette involution a créé ici comme ailleurs un terrain favorable à la montée de l’influence de l’Islam politique réactionnaire (financé par le Golfe) non seulement dans le Nord capturé par la suite par l’AQMI mais également à Bamako.
La décrépitude de l’Etat malien qui en a résulté est à l’origine de la crise qui a conduit à la destitution du Président Amani Toumani Touré, au coup d’état irréfléchi de Sanogho puis à la mise sous tutelle du Mali par la « nomination » d’un Président « provisoire » – dit de transition – par la CDEAO, dont la présidence est exercée par le Président ivoirien A. Ouattara qui n’a jamais été qu’un fonctionnaire du FMI et du Ministère français de la coopération. C’est ce Président, dont la légitimité est aux yeux des Maliens proche de zéro, qui a fait appel à l’intervention française. Mais surtout la reconstruction du Mali passe désormais par le rejet pur et simple des « solutions » libérales qui sont à l’origine de tous ses problèmes. Or sur ce point fondamental les concepts de Paris demeurent ceux qui ont cours à Washington, Londres et Berlin. Les concepts « d’aide au développement » de Paris ne sortent pas des litanies libérales dominantes.
Le Ghana après Nkrumah
Après la chute de Nkrumah je n’avais fait que passer à plusieurs reprises par Accra. Mais mon collègue Kwame Amoa, directeur adjoint de l'IDEP, se rendait fréquemment dans son pays. Il fréquentait avec assiduité les deux mouvements populaires qui, au cours des années 70, allaient créer les conditions favorables pour l’intervention de l’armée, sous la direction de Rawlings. Je dis bien intervention et non coup d’état. Car le mouvement de l’armée se conjugait ici avec ceux des avants gardes populaires. Ce qui n’allait pas, certes, sans créer des problèmes dans les relations entre ces deux bras du mouvement de rejet du compradorisme affairiste des régimes civils et militaires qui s’étaient succédé de 1966 à 1980.
Nous avons donc été invités, Amoa et moi même, à rencontrer la nouvelle équipe de Rawlings en 1981. Notre mission principale était de tirer au clair les comptes du Trésor, laissés par la gabegie des régimes précédents dans un état de confusion totale. Le FMI et la Banque Mondiale exploitaient la situation, comme c’est toujours le cas, pour le plus grand profit des multinationales - les seules institutions auprès desquelles ils se sentent responsables. FMI et Banque Mondiale présentaient donc au régime populaire une « ardoise » dont ils n’avaient jamais exigé le règlement par leurs serviteurs corrompus renversés. Dettes extérieures extravagantes etc. J’avais développé comme je l’ai dit, une certaine compétence dans ce domaine et avoue toujours trouver du plaisir à débrouiller les fils dans ce genre de situations. Nous étions à même, Amoa et moi, avec bien sûr l’aide de nombreux camarades sur place, notamment P.V. Obeng, une sorte de premier ministre du gouvernement provisoire, et Kwesi Botchwey, nommé par la suite Ministre des Finances, de laisser un gros rapport qui a eu son utilité je crois. Il permettait de réduire considérablement les prétentions du FMI, de la Banque Mondiale et des multinationales, d’établir leurs responsabilités propres : ces institutions avaient activement soutenu de nombreux projets pourris qui étaient à l’origine du désastre. Leurs fonctionnaires auraient du savoir également que ces projets étaient la source des malversations qui avaient fait la fortune gigantesque de leurs amis au pouvoir. Et s’ils ne l’avaient pas vu - comme ils feignent de vouloir le faire croire en montrant un visage naïf de pourfendeurs de la corruption - ils auraient du être révoqués pour incompétence notoire. Bien entendu notre travail n’était pas destiné à nous faire des amis à Washington !
Mais nous nous étions par ailleurs donné des objectifs plus directement politiques. Pouvions-nous contribuer à un échange de vues plus calme entre les différentes composantes du mouvement ? Les organisations populaires, les « Comités de défense de la Révolution » et autres, mis en place et animés par des cadres dont beaucoup sortaient du maoisme local, n’étaient certes pas sans racines ni échos dans les classes populaires. Mais elles n’avaient pas toujours une vision stratégique cohérente, et les revendications posées comme prioritaires ici et là étaient parfois conflictuelles, ou « gauchistes ». Il n’y a pas à s’effrayer de cela. On ne voit pas comment un véritable mouvement populaire commencerait autrement. Néanmoins je suis de ceux qui continuent à penser que la coordination et l’organisation s’imposent, si l’on veut que le mouvement ne s’essouffle pas, préparant ainsi les conditions d’une contre offensive réactionnaire. Encore faut-il que cette organisation progresse dans la démocratie et fasse avancer la pratique de celle-ci. Ce qui n’est jamais facile. Encore moins lorsqu’il faut composer avec une aile du mouvement qui occupe des positions décisives dans le pouvoir, ici Rawlings, son groupe (en particulier P.V. Obeng, chef de l’administration civile et Kodzo Tsikata, un militaire remarquable, un peu chef des services secrets et du contrôle politique de l’armée, Emmanuel Hansen, l’idéologue du groupe) et son armée. De longues discussions à six (Rawlings, Obeng, Hansen, Tsikata, Amoa et moi) m’ont convaincu que le groupe de Rawlings appartenait à cette génération nouvelle, beaucoup plus sensible que les directions précédentes de la libération nationale aux exigences minimales de la démocratie, plus à l’écoute des revendications exprimées par les classes populaires. Mais également, comme c’est souvent le cas en terre anglophone, limités par le pragmatisme. La question centrale était celle de la stratégie à adopter vis à vis de la bourgeoisie ghanéenne - de son aile compradore-bureaucratique corrompue (ennemi), mais aussi de son aile économique active (les planteurs aisés, les commerçants). Neutraliser ceux-ci ? Les intégrer dans le système ? Comment imaginer des formes démocratiques - pluripartisme, mouvements populaires, modes d’élection et organisation des pouvoirs - qui fassent avancer les choses, renforcent le poids réel des voix populaires tout en évitant le chaos économique ?
Le Ghana ne manque pas de cadres, de ce point de vue. A l’Université de Legon, le groupe qui anime depuis les débats du Forum - m’a sollicité pour des conférences-débats que je ne refuse jamais, a rempli des fonctions actives dans les discussions internes du mouvement. Les opinions étaient diverses, et ont peut être progressivement évolué au fur et à mesure que le régime se stabilisait au centre droit dans une conjoncture mondiale et régionale difficile qui devrait inciter à la prudence dans les jugements. Cela n’exclut pour l’avenir ni une reprise à gauche plus cohérente, ni non plus un retour à la recompradorisation au service du capitalisme dominant.
Le Congo Brazzaville
A la suite de la chute du pitre Fulbert Yulu à Brazzaville en 1963, les camarades (ils s’appelaient ainsi) des mouvements populaires qui avaient été à l’origine du changement m’invitaient (en 1968-69) à discuter de leurs stratégies économiques. Je faisais donc connaissance du groupe de ces jeunes radicaux, les frères Antoine et Joseph Van den Reysen (nous sommes depuis liés par une solide amitié personnelle), Ambroise Noumazalaye, Pascal Lissouba, Da Costa, Pierre Nzé, Aba Ganzion, Henri Lopez qui est devenu par la suite directeur général adjoint de l’UNESCO, Charles Ganao (un diplomate de première grandeur, défenseur des intérêts collectifs de l’Afrique dans de nombreuses arènes internationales), Ange Diawara, le chef des milices de jeunes, organisateur d’un maquis, assassiné dans d’atroces circonstances par la suite. Les analyses de Pierre Philippe Rey, à l’époque affecté par l’ORSTOM à Brazzaville, me furent également fort utiles.
Ce premier séjour me permettait d’entrer dans le vif de la vie politique compliquée de ce pays, impossible à réduire soit au cliché du « tribalisme », cher à beaucoup d’anthropologues et de politologues, soit aux « analyses de classe » que proposaient les différentes tendances en conflit au sein du mouvement : syndicalistes, militants populaires de la jeunesse révolutionnaire, cadres intellectuels et bureaucrates d’appareils. J’ai suivi pendant de nombreuses années l’évolution chaotique du mouvement congolais et de l’économie du pays (voir S. Amin et C. Coquery, Du Congo français à l'UDEAC;1978).
L’IDEP a donc organisé à Brazzaville en 1974 un bon séminaire, à un moment important - caractérisé par l’intensification des débats. Au plan économique quoi faire exactement ? La tentation était forte de céder aux facilités qu’offrait l’exploitation du pétrole pour se contenter de financer par les redevances l’inflation de la fonction publique, mais aussi le développement de l’éducation (dans un pays déjà relativement bien scolarisé en 1960) et l’amélioration des services sociaux. Comment greffer sur cette situation un programme sérieux d’intensification de la production agricole et un programme d’industrialisation spécifique qui tienne compte de l’espace économique limité à l’extrême de ce pays démographiquement petit mais vaste géographiquement ? L’audience collective que le Président nous a consacrée ne révèlait rien, sauf l’impression fâcheuse d’un appétit de pouvoir illimité.
J’ai continué par la suite à me rendre de temps à autre dans ce pays sympathique, en dépit de son évolution politique dramatique. Lissouba, alors Premier Ministre, souhaitait que je lui fasse des propositions permettant un minimum de redressement de la gestion du secteur public. Question pertinente. Il me fallait donc aller voir sur place, de Fort Rousset et Makoua au Nord jusqu’à Pointe Noire en passant par le Niari, une série d’entreprises mal en point. On m’affectait un camion tout terrain, un chauffeur et un accompagnateur. Cela m’a permis de voir la grande forêt primaire équatoriale, ses arbres gigantesques et ses sous bois impénétrables. Belle, très belle mais terrifiante. Le long de la route, arrêts pour se nourrir, les Pygmées, qui sortaient d’on ne sait où, se présentaient immédiatement et nous offraient la seule marchandise qu’ils avaient : des singes. L’accompagnateur, bon cuistot rigolard, les préparait grillés et sautés à la poêle, puis flambés au whisky - flambés à la parisienne, disait-il. Mais aussi tableau incroyable de l’exploitation des Pygmées par les planteurs bantous : les Pygmées venaient travailler - dur - quelques jours pour la collecte du café et étaient payés... en vin rouge de dernière qualité, boisson à volonté, absorbée à partir d’une citerne par pompage avec un tuyau en caoutchouc. Temps de boisson : une ou deux heures, après quoi, ivres morts, les Pygmées dormaient à même le sol, pour disparaître le lendemain pour un an - jusqu’à la prochaine récolte - dans leur grande forêt.
Je réalisais, par la visite du pays, combien était difficile un démarrage quelconque de l’agriculture dans ce pays sous peuplé. Des agriculteurs isolés dans des poches de la forêt, ne pouvant au mieux livrer au commerce que quelques sacs de produits qu’il faudrait transporter sur des centaines de kilomètres par des routes impossibles. Regrouper les agriculteurs ? Mais ceux-ci ne veulent pas l’entendre. Je réalisais également que les « industries » ne pourraient guère être conçues et gérées sans tenir compte de toutes sortes de données propres au pays.
Je me suis trouvé à Brazzaville, en route pour Luanda, deux jours après l’élection présidentielle dont Lissouba était sorti victorieux. Lissouba, qui m’a reçu, m’avait fait bonne impression. Il parlait démocratisation, dépassement des clivages ethniques, réconciliation avec les militants du Parti Congolais du Travail qui venait de perdre le pouvoir. Je n’avais pas été étonné par cette défaite. Progressivement, rente pétrolière aidant, la bureaucratie d’Etat - dans laquelle s’était intégrée la majorité des intellectuels - avait absorbé le « Parti », dit marxiste léniniste, supprimé l’autonomie des organisations populaires, massacré les jeunes révoltés. L’armée était devenue une composante essentielle de cette forme banale d’étatisme autoritaire. Abandon de tout effort de développement des productions agricoles et industrielles et simple redistribution sociale de la rente pétrolière, suffisante pour calmer les revendications populaires. Le vent de démocratisation soufflant à partir de 1990, ambitieux de toutes sortes ont agité le drapeau du multipartisme pour partir à l’assaut de la forteresse décrépite du pouvoir. Une démocratisation farce qui faisait bien l’affaire du capital transnational dominant par le moyen du néolibéralisme mondialisé. Elle permettrait de mettre un point final aux chances - si minces fussent-elles - d’un renouveau de la gauche -, liquiderait les vestiges de l’étatisme et ses velléités d’indépendance, sans menacer les intérêts transnationaux. Démocratie qui se conjuguerait parfaitement avec la compradorisation du système local. L’élection de Lissouba dans ces conditions laissait flotter l’incertitude de l’avenir. Avait-il été élu pour mettre en place cette démocratie farce compradore ? Ou bien contre celle-ci, dont les candidats réels - l’horrible Paul Kaya, ancien laquais de Fulbert Yulu, l’inquiétant Thyster Tchicaya, ex PCT particulièrement violent dans les réponses répressives qu’il proposait pour régler tous les problèmes, converti au libéralisme... - avaient été battus à plate couture par des électeurs qui s’étaient finalement partagés entre Lissouba et le PCT ? J’espérais personnellement beaucoup que la seconde hypothèse soit la bonne. J’en discutais avec quelques uns des anciens responsables du PCT et recueillais des avis variables. La suite de l’histoire a démontré que Lissouba n’envisageait rien d’autre que d’affermir son pouvoir personnel, de jouer pour cela la pire des cartes, celle du chauvinisme ethnique - préparant ainsi les conditions les plus favorables à des affrontements violents sur ce terrain. Acceptant le néolibéralisme sans discussion ni réserves, mais croyant pouvoir asseoir son monopole comme interlocuteur de l’Occident par des avances opportunistes aux uns et aux autres. Sassou Nguesso est parvenu sans difficulté, mais au prix de victimes civiles qui se comptent par milliers, à ressouder derrière lui l’armée et sans doute l’opinion lasse de la mégalomanie de Lissouba.
Le Bénin
Les deux décennies 1970 et 1980 ont été marquées au Bénin par une tentative de « faire quelque chose ». La décennie des années 1960 avait été en effet, de l’avis unanime des analystes béninois, qu’ils aient été favorables au régime du Président Kérékou ou critiques de celui-ci, une véritable farce. Un « non Etat », en fait une mauvaise administration coloniale qui avait comme survécu à la proclamation de l’indépendance. Une administration gérée, pour leur profit personnel et celui de leur petite clientèle micro régionale, par des politiciens au sens le plus vulgaire du terme, dont les noms sont Apithy, Zinsou et Maga. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le projet populiste de l’armée et de son chef Kérékou ait eu un écho immédiat réel dans le peuple de ce pays, même si - avec quelque clairvoyance et peut être un peu de sectarisme - les marxistes du PC du Dahomey en avaient vu rapidement les contradictions et les limites.
L’IDEP a organisé à Cotonou, aux débuts de l’expérience, en 1975, un grand séminaire dont les objectifs, définis en commun avec les institutions de la gestion économique de l’Etat (que notre ami Justin Gnidéhou coordonnait) et les universitaires, étaient réellement ambitieux : contribuer à la définition du projet sociétaire, à l’identification des difficultés auxquelles il serait confronté, à l’élaboration d’une stratégie d’étapes pour en faire avancer la progression. Je crois que ce séminaire est demeuré, dans le souvenir de tous ses participants, une date dans l’histoire du pays. Non pas que des réponses finales aient été données aux questions posées plus haut. Loin de là. Mais un débat sérieux, contradictoire et riche les a toutes abordées frontalement. Le Président Kérékou est venu lui même clôturer le séminaire, non par un discours formel, mais par une participation directe au débat de conclusion. Il acceptait donc de répondre lui même à des questions qui lui seraient posées, sans les avoir connues à l’avance. On dira ce qu’on voudra mais je ne connais pas beaucoup de Présidents - en Afrique et ailleurs - qui auraient accepté un défi de ce genre. Et, bien que l’atmosphère fut quelque peu tendue - ce qui prouve que le débat était réel et sérieux - je crois que cette confrontation n’a pas été négative et inutile, même si ce qui en est sorti dans les faits n’a pas eu autant d’effets positifs qu’on l’aurait souhaité.
Personnellement je ne reproche pas au projet de n’avoir pas été « véritablement socialiste » (encore faudrait-il s’entendre sur le sens de cette qualification). Un projet national populaire me paraissait le mieux qu’on puisse faire dans les conditions de ce petit pays vulnérable. A condition d’entendre par là plus que du populisme, parce que, face aux agressions prévisibles de l’adversaire, il n’y a pas, à mon avis, de remparts possibles autre que l’organisation autonome et démocratique des classes populaires. Le système est resté populiste, et a même glissé progressivement vers des formes autoritaires. Mais non terroristes. Les medias occidentaux, encore une fois, ont défiguré l’image qu’ils donnaient du pays à cette époque. Le gouvernement du Bénin de l’époque n’a pas accumulé les actes de répression criminelle comme son voisin le Togo qui, sous la dictature d’Eyadema, les pratiquait couramment. Et pourtant on présentait Kérékou comme un monstre assoiffé de sang - puisque se déclarant marxiste léniniste - tandis qu’on passait sous silence les crimes répétés d’Eyadéma, le « libéral », c’est à dire celui qui laisse les compradores et les transnationales faire ce qu’ils veulent.
Le bilan des décennies Kérékou est sans doute suffisamment contrasté pour qu’on puisse mettre en relief, si on le veut, soit ses aspects positifs (le recul du régionalisme, la croissance économique positive, la moindre inégalité sociale) soit ses aspects négatifs (l’inefficacité de la gestion, les déficits publics, le désordre administratif, voire la corruption). Dans ce bilan on doit également tenir compte de ce qui s’est passé dans le pays après que la page du régime populiste fut tournée. Une opération de « démocratisation » bien manipulée devait conduire à un « pluripartisme » de pacotille et à des « élections ». Beaucoup d’intellectuels béninois sont entrés dans le jeu, même parmi les meilleurs. On peut les excuser par les absurdes exactions auxquelles le régime populiste les avait soumis et peut être par leur foi naïve dans la démocratie électorale. Le résultat en fut l’épisode « Soglo ». Gouverné par un Président fonctionnaire bombardé par la Banque Mondiale et dépourvu de sens politique, livré au diktat de l’ajustement structurel présenté comme « correctif des erreurs du passé » (ce que l’ajustement structurel n’est pas, ni au Bénin ni ailleurs, étant seulement un projet de soumission unilatérale aux exigences de la gestion de la crise du capitalisme mondial), soumis aux billevesées de l’idéologie néo-libérale, le Bénin n’a enregistré depuis qu’une détérioration des conditions de ses masses populaires. Et Kérékou vieilli a été réélu ! Mais évidemment dans des conditions qui ne permettent guère de voir la sortie du tunnel. Les défenseurs de principe de ce libéralisme idiot s’empressent de dire que la faillite est due à la vulnérabilité de ce petit pays à la conjoncture extérieure. Mais n’est-ce pas cette même vulnérabilité qui est également largement responsable des échecs du projet populiste ?
J’ai visité à plusieurs reprises ce petit pays attachant. Dont l’histoire est néanmoins tragique puisqu’il fut l’un des lieux les plus « florissants » de la traite négrière. Et que celle-ci a produit contradictoirement des systèmes politiques locaux qui se sont inscrits dans sa logique et d’autres qui lui ont résisté; on ne visite pas sans émotion le fort de Ouidah sur lequel - jusque je ne sais plus quand exactement - continuait à flotter le drapeau portugais ! Au palais d’Abomey j’ai pu mesurer l’efficacité réelle des méthodes probablement d’hypnose que les « sorciers » du lieu pratiquent. Le Bénin est un pays riche à la fois d’intellectuels modernistes fins et de féticheurs craints dans toute la région.
Le Burkina Faso
Dans un premier temps de l’histoire de la Haute Volta indépendante le RDA modéré - c’est à dire s’inscrivant dans le sillage de la Côte d’Ivoire dont elle n’était que l’annexe économique - l’avait emporté. « Colonie de colonie » la Haute Volta a fourni par l’émigration l’essentiel des travailleurs qui ont construit l’économie coloniale de la Côte d’Ivoire, tandis que les villages d’origine de ces batisseurs de prospérité ne survivaient que des miettes du festin. En général l’émigration appauvrit les régions de départ qui supportent le coût de la formation des travailleurs, de leur naissance à leur départ, et souvent celui de la retraite des vieux quand ils retournent au pays; enrichit les classes dirigeantes des pays d’accueil bénéficiaires du travail des immigrés, généralement à bon marché. Le contraire de ce que la théorie néolibérale prétend, que les medias répercutent, façonnant ainsi presque toujours un préjugé hostile aux immigrants. La Côte d’Ivoire avait tout intérêt à ce que ce pays soit, dans ces conditions, « indépendant », c’est à dire à être débarassée des charges de son entretien (la majeure partie de la Haute Volta avait fait partie de la colonie de Côte d’Ivoire jusqu’en 1947). Si l’on considère ensemble les deux pays, ce qui correspond strictement à la réalité de leur association économique inégale, les chiffres du « miracle » ivoirien doivent être divisés par deux.
Cette situation a toujours été connue des Burkinabé, peuple et intellectuels. Elle les révoltait spontanément. Au cours d’une conférence à l’université de Ouagadougou, discutant de ce problème, j’étais invité à répondre à une question malicieuse d’un étudiant. Je dis carrément : prenez vos bicyclettes (les Burkinabé sont les seuls sur tout le continent à faire un usage intensif de cet instrument et Ouagadougou ressemble de ce fait à Beijing !) et descendez jusqu’à Abidjan y proclamer l’unité des deux pays. Deux problèmes seront résolus du même coup : le problème économique de la Haute Volta, le problème politique de la Côte d’Ivoire ! Je fus applaudi comme jamais. Cette révolte est peut être l’une des raisons pour lesquelles l’intelligentsia burkinabé était, et reste, dominée par la gauche. Tout le monde, ou presque, appartient ici ou a appartenu à l’un des courants du communisme, du PAI d’origine ou des mouvements maoistes (le Parti Communiste Révolutionnaire de Haute Volta PCRHV et d’autres organisations). Il n’est pas étonnant donc que cette influence se soit étendue jusque dans l’armée, et qu’un groupe d’officiers ait même oser prendre le nom de ROC (Rassemblement des Officiers Communistes).
La mascarade de l’administration néocoloniale du RDA de Yaméogo ne pouvait donc durer. Mais la radicalisation de la réponse n’était pas gagnée d’avance. L’agitation urbaine, animée par des syndicats puissants, refusant d’être domestiqués par le pouvoir du Parti unique (car cette formule n’est pas le monopole du « socialisme », le Parti unique de Côte d’Ivoire, applaudi par les puissances occidentales, avait domestiqué les syndicats), mais néanmoins forcément enfermés dans les limites de leurs clientèles de la petite bourgeoisie (enseignants, fonctionnaires) faute de base industrielle et ouvrière, n’avait dans un premier temps qu’ouvert les portes à un régime militaire mou et velléitaire, celui de Lamizana. Jusqu’au jour où le ROC, dirigé par Thomas Sankara, prenait la relève.
Se posaient immédiatement les problèmes classiques de ces situations : que faire ? Dépassera-t- on le populisme et encouragera-t-on les masses paysannes et urbaines pauvres à sorganiser librement, ou tentera-t-on de les « encadrer » au point d’en annihiler la vigueur potentielle ? Quelles relations le pouvoir établira-t-il avec les organisations révolutionnaires marxistes ? Cherchera-t-il à les absorber dans un nouveau parti unique ou acceptera-t-on une formule plus démocratique de front réel tolérant les différences de vues et ouvrant le débat ? Tel fut l’objet de discussions répétées avec Thomas Sankara qui m’invitait en 1986 à donner mon point de vue. Sankara, je dois l’avouer, est une personnalité qui m’est apparue immédiatement très sympathique. Réellement simple, direct (même dans son regard franc), ouvert, écoutant ce qu’on dit et y répondant sans abus de la position de chef. De surcroit réellement féministe, insistant sur l’importance du bouleversement des moeurs en faveur de l’égalité des sexes - ce qui est fort rare chez les « grands hommes », et cultivé - ayant lu les « classiques » du marxisme avec autant d’attention qu’un bon intellectuel civil. Je me sentais personnellement donc tout à fait à l’aise avec lui et, s’il n’avait pas été un chef d’Etat, serait devenu un ami sans problème. Son assassinat m’a donc bouleversé.
Concernant le volet « stratégie de développement économique et social » du problème Sankara avait, à mon avis, vu juste - au moins théoriquement. Dans une première étape il fallait penser « petits projets », c’est à dire actions d’amélioration rapide des conditions de production des collectivités rurales, aussi peu coûteuses que possible, et bénéfices de cette amélioration revenant intégralement aux collectivités concernées. Choix non pas motivé par la philosophie douteuse de « small is beautiful », mais à la fois par réalisme (qu’est-ce qui est possible immédiatement) et sens politique (c’est à travers ce genre d’opérations qu’une organisation et démocratisation de la vie rurale peuvent être amorcées). De surcroit Sankara avait décidé - inspiré peut être par le modèle chinois - d’envoyer les fonctionnaires et les techniciens faire des stages à la base, dans les villages. Espérant « qu’ils apprendraient des masses » (connaitraient leurs vrais problèmes) et « apprendraient aux masses » (en mettant à leur service leurs savoirs d’agronomes, de vétérinaires, de médecins, d’enseignants, de comptables). Je n’avais certainement rien à redire, ou à ajouter, à un plan de ce genre. J’ai donc dit à Sankara que je souhaitais seulement voir - au moins un peu - comment çà marche sur le terrain. J’ai l’impression qu’il attendait cette question. Mais, encore mieux, sa réponse : tu ne pourras pas tout voir (il était passé rapidement au tutoiement de camarades), il te faudrait rester un an pour cela, mais alors fais toi même ton choix, va voir tes amis (tout le monde savait que je fréquentais toute la gauche burkinabé) et choisis en fonction de ce qu’ils te diront (beaucoup d’entre eux doutent et proposeront des exemples d’échec). Ce que je fis. Je n’ai pas l’audace de dire que j’aurais pu faire un rapport sérieux à partir de mes observations qui n’ont été que rapides et impressionnistes. Je dirais seulement que mes impressions ont été plutôt favorables. Peut être par ignorance des vrais difficultés et réalités qui m’a fait accepter trop vite ce que les deux ou trois personnes de chacun des lieux visités étaient en position de dire et d’analyser. Mais le seul fait qu’un tiers peut être des fonctionnaires et techniciens rencontrés sur le terrain étaient heureux du sort qui leur était réservé (la vie matérielle est plus dure qu’à Ouagadougou, mais qu’est-ce qu’on apprend ! et puis on se sent tellement utile !) me paraissait un succès. Peut être deux tiers de ces « déportés » - silencieux n’étaient pas de cet avis. Mais je considère que la proportion d’un tiers était beaucoup plus que je ne l’avais imaginé (je pensais : 10 % au maximum). Cela me rappelait la phrase d’Amilcar Cabral : le suicide de la petite bourgeoisie en tant que classe. En tout cas les résultats matériels de l’opération - augmentation réelle de la production, de l’autoconsommation et des ventes - témoignent d’un succès au moins partiel, qui aurait pu être amélioré avec le temps.
Sur le second volet - les rapports avec les organisations révolutionnaires - les choses étaient plus difficiles. Sankara savait que je verrais « mes amis ». Il le souhaitait même et je crois espérait que je jouerais le rôle d’une sorte d’intermédiaire officieux. Je tenais à rester à ma place : celle d’un étranger trop ignorant de beaucoup des réalités sous jacentes pour s’ériger en donneur de leçons arrogant. J’ai certainement rencontré tout le monde, ou à peu près, et beaucoup écouté leurs analyses - au demeurant diverses et souvent même divergentes. Basile et Joséphine Guissou, Talata Kafando, Arba Diallo, Phillippe Ouedraogo, Taladie Thiombiano et tant d’autres (sans compter les hommes politiques modérés comme Ki Zerbo, Charles Kaboré, et les économistes, comme Pierre Damiba et d’autres). Le pouvoir avait mis en place ses propres organisations - Comités de défense de la révolution et autres. Leurs comportements, le degré de leur organisation et de leur contrôle éventuel, leurs rapports avec les militants des organisations révolutionnaires, rien de cela n’était suffisemment clair pour qu’on en déduise (tout au moins moi) des conclusions concernant la stratégie politique, tant du pouvoir que des organisations révolutionnaires. Les directions de celles-ci, que je rencontrais normalement séparément les unes des autres, avaient des points de vue que je me contentais d’écouter. Ma seule intervention fut de dire à tous - à eux et à Sankara - : gardez vos différences et respectez vous mutuellement, si c’est possible, mais essayez aussi de travailler ensemble, sur des points de convergence. Après tout, il y en a. Ce que je pense réellement.
L’expérience du Burkina Faso s’est enlisée et a mal tourné. Sankara a été assassiné par des proches comme on le sait. Et le pays n’a pas amorcé depuis une sortie des sentiers battus du néocolonialisme banal. Mais l’avenir reste ouvert, et une reprise à gauche n’est pas inimaginable si les conditions internes et externes en permettent le développement. Le Burkina Faso est, comme le Mali et le Ghana, en état d’attente.
La Tanzanie
Accra avait été, de 1958 à 1966, une sorte de capitale de l’Afrique. L’importance que Nkrumah attachait à la perspective de l’unité africaine - « Africa must unite » -, la concentration de la représentation des mouvements de libération des pays encore en lutte pour leur indépendance et des courants radicaux quand ils étaient pourchassés chez eux, donnaient à Accra une importance qu’elle a perdue avec la chute de Nkrumah. Mais le relai allait être immédiatement repris par Dar es Salaam. Deux évènements majeurs inauguraient la décennie glorieuse de la Tanzanie.
Le premier fut la révolution à Zanzibar en 1964. Zanzibar, ou les Antilles arabes, ai-je écrit. Plantations esclavagistes, produisant ici le clou de girofle pour tous les peuples de l’Océan indien; planteurs arabes venus du Sud de la péninsule, quelque temps capitale où le Sultanat d’Oman s’était transféré; esclaves noirs razziés en Afrique orientale. La visite de Bagamoyo, petit port tanzanien qui lui fait face, l’embarcadère pour l’esclavage, inspire immédiatement (du moins à moi) une tristesse profonde. Ce sont des lieux dont la visite devrait être obligatoire, comme celle des camps nazis, pour ne jamais oublier l’infamie dont l’humanité est capable et qui menace toujours. La révolution avait été faite par le parti dirigé par l’un de mes plus anciens amis, Babu, dont j’ai dit comment je l’avais rencontré à Londres en 1953, retrouvé dans la revue Révolution en 1963 (Memoirs, p 184). Babu est mort et sa compagne anglo-indienne Amrit Wilson m’a invité à retracer les étapes de sa vie à la cérémonie de souvenir de sa mémoire un an après. Babu avait promis des Mémoires. Il n’a laissé que quelques notes. Mais je connaissais suffisamment bien son évolution intellectuelle et politique, parallèle à la mienne, pour remplir honorablement je crois ma mission. La révolution de Zanzibar a été brève mais terrible. Sultan et propriétaires restés quasi esclavagistes - en dépit de leur statut légal libre les paysans continuaient à être traités en fait en esclaves - ont été tous massacrés, avec méchanceté. C’était inévitable : trois siècles d’oppression dans les formes les plus odieuses qu’on puisse imaginer ne peuvent être effacés que dans une explosion de haine victorieuse.
Mais la société de Zanzibar est restée une société créole, avec tous ses préjugés de couleurs hiérarchisées. Pressé de vouloir effacer cette stupidité du legs du passé, le maire de Zanzibar (c’est lui qui m’a raconté l’histoire surprenante qui va suivre) constatant que les Blancs ne se mariaient qu’entre eux comme les métis, les Noirs et que même les quarterons ne sortaient pas de leur groupe, il décida de les obliger à se mélanger : tiens, toi là (un Blanc dans la queue), tu épouses celle-ci (une Noire) etc.... Et sur le papier le métissage fut enregistré ! Je m’abstiendrai de tout commentaire.
Histoire amusante concernant l’île. Elle avait un mini-gouvernement dont l’un des « ministres » me dit : nous avons recours à l’aide extérieure en choisissant les partenaires selon leurs compétences, aux Russes l’industrie lourde (à Zanzibar !), aux Allemands de l’Est la police, aux Egyptiens la propagande. Recette pour la faillite garantie lui ai-je répondu. Je ne crois pas qu’il ait compris.
Le second évènement fut la déclaration d’Arusha en 1967, par laquelle le parti du mouvement de libération nationale de l’ex Tanganyka (TANU) et son leader Julius Nyerere proclamaient leur volonté de sortir des sentiers du néocolonialisme et de s’engager dans une voie socialiste. Ce qui en a résulté en fait, ici également, n’a pas dépassé le populisme. Et cela en dépit de l’existence de nombreux cadres tout à fait concients du problème.
Dar était devenue, ai-je dis, la capitale de l’Afrique. Sur ce plan l’option de Nyerere était tout à fait remarquable et a fait de lui un personnage positif de l’histoire africaine. Dar accueillait tous les mouvements de libération de l’Afrique australe, MPLA (Angola) et Frelimo (Mozambique), Freedom Fighters du Zimbabwe (alors la Rhodésie) et de l’Afrique du Sud. La Tanzanie était devenue la base arrière, de repos et d’entrainement des guérillas. Nyerere est à l’origine de l’initiative de la constitution du groupe des pays du front (Front Line States), antiapartheid et actif sur le plan international quand les Occidentaux se taisaient (Nelson Mandela l’a rappelé à Bill Clinton). La Tanzanie accueillait aussi les morceaux épars du lumumbisme et les encourageait à reprendre la lutte de libération au Zaïre mis en coupe réglé par l’horrible Mobutu; comme elle accueillait les fractions plus ou moins radicales mais au moins honnêtes des mouvements de libération nationale de l’Ouganda, du Kenya et du Malawi.
Je me rendais donc fréquemment à Dar à cette époque entre 1972 et 1975. L’IDEP y a organisé un séminaire double d’une importance non négligeable à mon avis. Pour moitié ce séminaire portait sur les stratégies économiques et politiques de la Tanzanie. Débat ouvert dans lequel les points de vue du gouvernement étaient présentés directement par les Ministres Amir Jamal et Chagula, leurs meilleurs fonctionnaires et technocrates de l’économie. Quelques uns des organisateurs politiques de l’Etat et du Parti parmi les plus en vue (comme Ngombale Mwiru et d’autres) apportaient leurs contributions, concernant plus précisément le projet sociétaire (l’Ujamaa) et ses implications. Des universitaires de première qualité comme Justinian Rweyemamu, Othman Haroub, Issa Shivji, CSL Chachage, Simon et Marjorie Mbilinyi et beaucoup d’autres présentaient des aspects particuliers du problème. Les étudiants constituaient la grande masse des participants, mais beaucoup de militants de la ville - syndicalistes entre autre avaient également décidé de participer à ces débats et d’y apporter leur expérience.
Le débat révélait un clivage réel. D’un côté ceux qui ne voyaient pas au delà du populisme, toujours disposés à accepter sans trop de discussion les propositions de l’Etat, même les plus discutables comme le regroupement des populations rurales dans des villages collectifs dont les résultats se sont revelés désastreux et qui ont fait perdre au TANU la popularité qu’il avait acquise dans la lutte de libération nationale, avec une conséquence dramatique à terme : la dépolitisation qui rendait de nouvelles avancées démocratiques impossibles. On les trouvait dans tous les groupes, intellectuels, militants et agents de l’Etat ou du Parti. De l’autre côté ceux qui voyaient parfaitement les limites de ce système. Leurs propositions alternatives n’étaient pas nécessairement « gauchistes » - accusation facile que leur adressaient les « satisfaits du régime ». L’accent mis sur la démocratie ouvrière (des syndicats autonomes, la participation ouvrière à la gestion du secteur public) et paysanne (pas de regroupements forcés, élections locales authentiques) n’était pas - à mon avis - « dangereux », mais au contraire la réponse correcte aux défis. On trouvait ces camarades également dans tous les groupes, mais incontestablement Babu était parmi eux l’homme politique le plus expérimenté et le plus construit dans ses analyses et propositions.
Nyerere a opté pour la première vision de l’Ujamaa. Il n’y a pas de doutes à ce sujet. Peut-on l’expliquer par sa personne ? Peut être, en tout cas en partie. Nyerere était un pasteur et n’avait jamais beaucoup lu au delà des textes religieux et moraux. Les amis Tanzaniens - Babu particulièrement - qui le fréquentaient de près m’ont tous dit qu’il n’avait jamais lu du marxisme plus qu’une brochure anglaise. Ses discours - sur le ton de la prêche - avaient été efficaces pour mobiliser le peuple en faveur de l’indépendance et même du socialisme défini simplement en termes moraux - la justice, l’égalité, le respect des individus etc... Les aspects positifs de ses convictions - horreur du « tribalisme », horreur de la démagogie prétendue nationaliste dirigée contre la minorité d’origine indienne (qui n’a jamais souffert en Tanzanie de l’exclusion dont elle a été victime au Kenya et en Ouganda) - sont à son honneur. Mais les limites aussi de sa perception morale des relations sociales. Babu m’a dit de lui : il ne comprend pas la différence qu’il y a entre le mot populaire et le mot populiste. Babu a payé très cher son désaccord profond avec la ligne de l’Ujmaa de Nyerere. Babu avait été arrêté en 1972, quelques jours après l’assassinat du vice Président de Tanzanie, Président de Zanzibar, Karume. Accusé sans preuve de participation dans la participation à ce « complot », il a été jeté en prison et n’en est sorti qu’en 1978. Dans les mémoires trop brèves qu’il a laissées, Babu explique comment il avait retrouvé en prison de nombreux militants des mouvements de libération établis à Dar, dont les dirigeants voulaient se débarrasser pour une raison ou une autre (généralement parce que la ligne de gauche de ces militants les gênait, ou pour des raisons plus banales de conflits de pouvoir). Les autorités tanzaniennes exécutaient sans discussion les décisions des directions de ces mouvements – MPLA, Frelimo, ANC, Swapo, lumumbistes et autres. De ce fait, et quelles que soient ses qualités personnelles, Nyerere porte largement la responsabilité de la dérive qui s’est clôturée par une recompradorisation conduite en partie par le Parti lui même - dégénéré - et en partie par des manoeuvriers de droite... soutenus par l’Occident démocratique comme il se doit. Mais en Tanzanie comme au Burkina et dans quelques autres pays les forces de gauche sont toujours présentes sur le terrain. Le pays est en attente. Quelques observateurs étrangers, naguère admirateurs du « miracle kényan » et que la dérive et l’échec du socialisme en Tanzanie amusaient, découvrent aujourd’hui que les potentialités de ce pays restent grandes et qu’en contre point l’ampleur du désastre au Kenya est sans commune mesure.
La seconde partie du séminaire portait sur des problèmes plus généraux - la construction du socialisme en Afrique - et sur ceux de la libération de l’Afrique australe. Cette partie du séminaire bénéficiait de la participation des mouvements ayant pignon sur rue à Dar et des intellectuels - nombreux - réfugiés en Tanzanie. Kenyans et Ougandais : parmi eux Mahmood Mamdani, Ahmad Mohieddine, Yash Tandon, Dan Nabudere, Museveni (le futur Président de l’Ouganda), Abdallah Bujra (que je recrutais pour me donner un coup de main à Dakar dans la création du CODESRIA). Du Zimbabwe : Ibbo Mandaza, Nathan Shamuyarira, Tekere, que nous retrouverons plus loin. Je reviendrai sur les positions prises par les camarades des colonies portugaises présents à l’époque. De nombreux antillais anglophones avaient opté pour Dar, comme on trouve ailleurs en Afrique francophone beaucoup d’Antillais de langue française. Walter Rodney, par la suite dirigeant populaire en Guyana, a été comme on le sait assassiné par un gang au service de la réaction dans son pays. C’était un esprit brillant et un caractère courageux.
La discussion était tendue. La raison en était évidemment le poids que le point de vue officiel des Soviétiques avait sur toutes ces questions. Sur ce plan Nyerere et son régime conservaient leurs réserves. On sait qu’ils étaient classés « prochinois » (donc « antisoviétiques ») par les chancelleries étrangères. Un peu à la légère, même si la Chine populaire avait ses entrées. Elle finançait le seul grand projet qui a modifié la géopolitique de la région en faveur de la libération: le chemin de fer Tanzam qui désenclavait la Zambie et la libérait de l’emprise sud africaine. Le point de vue officiel soviétique était défendu systématiquement, avec acharnement, par Ruth First, la compagne de Joe Slovo, le Secrétaire général du PC d’Afrique du Sud. Sur tous les plans : qu’est-ce que le socialisme ? C’est l’URSS, qui est parfaite, les défauts sont des erreurs humaines secondaires et corrigibles. Qu’est-ce que la libération ? C’est la « voie non capitaliste » c’est à dire ce populisme dont les modalités - du nassérisme égyptien au nkrumaïsme et à l’Ujamaa ont pourtant démontré les contradictions et limites. Toute autre opinion, disait-elle avec une belle assurance, n’est au mieux que déviation, et plutôt infiltration de la propagande impérialiste. Simple. Et, quelqu’ait été le talent de cette militante de qualité (et elle en avait à revendre), sa personnalité forte et même sympathique par beaucoup de côtés, son courage, le discours non seulement ne pouvait pas me convaincre personnellement mais irritait la moitié des participants.
Organisateur du débat, responsable de cette rencontre que je souhaitais entre « les deux écoles » j’essayais de tenir la balance correcte sur le plan formel - liberté d’expression des deux parties etc.... Sans m’abstenir de donner mon point de vue - dans des termes neutres, jamais polémiques, encore moins insultants. J’ai immédiatement écrit, à la suite de ce séminaire, un article sur « l’avenir de l’Afrique australe » (The future of Southern Africa, Journal of Southern African Affairs, n° 3, 1977). Je n’y fais pas référence - volontairement - aux positions du PC d’Afrique du Sud d’alors (ce n’était pas le moment de polémiquer contre une des composantes de la lutte sur le terrain contre l’apartheid). Mais je me contentais de dire qu’une solution impérialiste aux contradictions de la région n’était pas impossible. Les accords ultérieurs de Lancaster pour le Zimbabwe et les résultats de la chute de l’apartheid en Afrique du Sud n’ont pas infirmé mon analyse. A tel point que lorsque je rencontrais Slovo dans Johannesburg libéré (Ruth avait été assassinée dans son exil de Maputo par un colis piégé envoyé par la police sud africaine), celui-ci m’est tombé dans les bras et m’a dit : « nos querelles appartiennent au passé ». L’Union soviétique n’existe plus, lui dis-je, et je n’en suis pas heureux. J’espérais toujours que le régime tomberait à gauche. Il est tombé à droite comme je le craignais.
Côté pays, la Tanzanie est fort belle. Avec Isabelle nous avons visité la région du magnifique Kilimanjaro et le parc superbe de Ngoro Ngoro, logé dans un critère de volcan éteint. L’une des plus belles réserves de la nature de la planète. J’ai eu l’occasion également de parcourir pas mal de kilomètres en compagnie de Babu. Babu était une force de la nature, riant en permanence fort et de tout, car doté d’un sens de l’humour et de la critique sociale aigu, sans préjugé, mais néanmoins sérieux dans ses analyses, courageux et persévérant dans son militantisme. J’ai pu vérifier que partout où l’on passait il connaissait les gens et les problèmes. Un vrai leader populaire.
Madagascar
Je n’ai pas été surpris par la chute du régime néo-colonial de Tsiranana à Madagascar. C’était plutôt son existence même qui était une aberration, laquelle ne s’explique que par les massacres coloniaux de 1947 qui avaient décapité un mouvement national précoce et puissant. Mais, à la différence de ce qui s’est passé ailleurs dans des situations analogues, le sentiment national, demeuré vif a permis une reprise rapide du mouvement. Tsiranana n’était pas accepté; il était le symbole de la défaite et de la capitulation. Les médias français ont expliqué son absence de popularité par le fait qu’il était « sakalave » c’est à dire issu d’une population côtière méprisée par l’aristocratie hova des plateaux, qui domine le pays. Cette explication ne vaut pas grand chose. Ratsiraka, qui est devenu le président « socialiste » de Madagascar et a été réélu, à la suite de la faillite de la première mascarade néo-libérale, est lui même un côtier. Madagascar est une nation, bien organisée autour de sa langue unificatrice et de sa royauté historique qui, avec les moyens de l’époque et donc les limites de son pouvoir réel, gouvernait tout l’île. Une nation créée par le métissage d’immigrants venus de l’Indonésie (les historiens hésitent sur leur origine : Sumatra peut être) et d’Africains bantous, les premiers ayant fait escale sur les côtes de l’Afrique orientale, probablement continué à en importer des esclaves ou à en recevoir des migrants. Sans doute, comme presque toujours, le métissage laisse-t-il la place à des types physiques et des couleurs de peaux qui s’étalent de l’Asiatique dit jaune à l’Africain dit noir. Encore que les caractères physiques n’aient pas du tout ici la valeur qu’ils ont dans les sociétés créoles. Plus important est l’appartenance régionale (originaire des Plateaux ou des côtes) et surtout le statut social (noblesse hova, paysan libre ou dépendant de statut inférieur). Dans ce sens la nation malgache peut être effectivement vue - de l’extérieur - comme faiblement intégrée. Mais c’est le cas de toutes les nations pré-modernes et même de beaucoup des nations dites modernes. La colonisation française a exaspéré ces différences, pour diviser comme c’est toujours le cas. Mais elle n’est jamais parvenue à effacer le sentiment national unitaire vif de tous les Malgaches. Et c’est cet échec qui explique à la fois la précocité du mouvement indépendantiste - dont les dirigeants n’imaginaient dès le départ que la perspective de l’indépendance, fut-elle associé à la France, alors que beaucoup d’autres en Afrique continentale, à l’époque, ne l’imaginaient pas, comme je l’ai dit (plus haut p 51) - et la chute de Tsiranana.
Les régimes successifs qui ont gouverné l’île depuis ont été confrontés à une question majeure, non tranchée jusqu’ici. S’agit-il seulement de réaliser l’objectif national : gouverner Madagascar comme un pays organisé indépendant comme elle l’avait été dans toute son histoire pré-coloniale? Ou bien les transformations sociales, politiques et idéologiques apportées par l’insertion au monde moderne sont telles que le contenu social du pouvoir malgache doit leur être adapté ? Autrement dit c’est la lutte des classes qui définit ce contenu. Comme les autres, la société malgache a été profondément transformée par la colonisation; les rapports entre les anciennes classes dirigeantes - dites féodales, que le terme soit correct ou pas - et leurs paysans sont devenus, à des degrés divers, des rapports de propriétaires à tenanciers ou ouvriers agricoles, dont les productions sont en grande partie marchandes. Une classe de paysans libres riches et moyens s’est constituée. Il y a désormais des salariés urbanisés en grand nombre, et une petite bourgeoisie d’employés, de fonctionnaires et d’autres catégories. Il y a des « pauvres » urbanisés, produits par l’exode rural. Il y a une bourgeoisie compradore de commerçants et d’intermédiaires. Il y a aussi une « élite » nationale, éduquée, qui se voit comme l’héritière naturelle de la classe gouvernante nationale.
J’avais été invité par le gouvernement peu après la chute de Tsiranana, en 1974 et 1975, toujours pour la même mission qui m’avait fait connaître des technocrates : faire le point de la situation des finances publiques, laissées dans le plus grand chaos par la gabegie néo-coloniale du régime renversé. J’ai rempli cette mission. C’était en même temps évidemment l’occasion pour moi de faire connaissance de cette société afro-asiatique unique, attachante par la synthèse réussie qu’elle a produit de caractères venant de la tradition des riziculteurs d’Asie (précision des gestes, artisanat fin, goût artistique, travail intense etc....), et des paysans d’Afrique (goût de la liberté, sens de l’égalité etc....). De faire également connaissance des traditions d’Etat de ce pays, fier de l’histoire de sa monarchie. Une monarchie souvent féminine, les Reines de Madagascar éclipsant parfois les Rois ou les Princes consorts et exerçant le pouvoir de décision réel. Un caractère qui se retrouve dans toute la société, où la place des femmes est moins subalternisée qu’en beaucoup d’autres pays. Personne ne s’étonne ici que la direction de l’AKFM, le parti radical héritier de l’insurrection de 1947, soit confiée à une femme, énergique et intelligente (de surcroît fort belle) - Gisèle Rabesahala. La tradition veut également qu’il y ait toujours, semble-t-il, ce qu’on appelle dans l’intelligentsia du pays la « Reine de Madagascar ». Les Présidents successifs ont tous eu des égéries qui n’étaient pas des maîtresses sans poids politique même si, dans beaucoup de cas - en Afrique et ailleurs - ces femmes savent parfaitement utiliser leurs charmes pour exercer une certaine influence (notamment dans les nominations à des postes importants). Non; les égéries malgaches sont avant tout des conseillères politiques. Ce sont donc des femmes fortement politisées, cultivées et généralement intelligentes. Or il se faisait que les égéries malgaches successives avaient toutes été de mes étudiantes, remarquées par leur intelligence et leur volonté de travail !
Le milieu intellectuel et universitaire malgache est politisé et actif. Il a produit quelques uns des leaders de mouvements et partis populaires puissants, comme Manandafy Rakotonirana. Celui-ci se situait à l’extrême gauche, mobilisant les déshérités urbains (le lumpen pour certains, les masses réelles pour d’autres) avec efficacité. Il a fait carrière et a évolué vers la droite, après la défaite électorale de Ratsiraka, est entré dans ce jeu qui acceptait le néo-libéralisme sans beaucoup de réserves. Mais l’université n’a pas le monopole de la production des leaders populaires. Monja Jaona, le vieux leader du puissant mouvement paysan du sud de l’île, est un pasteur protestant.
La place et le rôle qu’occupent les religions chrétiennes dans la société malgache sont passablement particuliers. Au XIXe siècle la monarchie malgache s’était officiellement convertie au protestantisme, proposé par des pasteurs Anglais. Cette adhésion a été par la suite une manière pour la classe dirigeante hova de se démarquer du pouvoir colonial français, dominé dans l’armée et chez les colons par l’influence catholique, en dépit du caractère laïc de l’Etat. Les missions catholiques ont dû se rabattre sur les classes populaires, peu christianisées jusque là. Mais catholiques ou protestants, les Malgaches ont fait une synthèse du christianisme et de leurs croyances religieuses antérieures. La tradition du « retournement des morts » qu’on déterre d’année en année pendant longtemps, pour ramener à la maison, prendre un repas en leur compagnie puis ramener à leurs tombes, est l’une des manifestations des plus connues de cette synthèse.
Il était normal que je pense à Madagascar pour organiser la conférence afro-asiatique de l’IDEP (voir plus haut page 145). Les universitaires, les militants et les fonctionnaires des ministères que je connaissais avec lesquels j’organisais cet évènement (Willy Léonard, François Rajaona - par la suite recteur - mon étudiante Céline Rabevazaha, Léon Rasolomanana et d’autres) ont été des collaborateurs et des organisateurs efficaces dans cette entreprise; je leur dois beaucoup. La conférence a été un grand succès, je crois. D’abord parce qu’elle faisait découvrir chacun des continents aux intellectuels de l’autre, connaître des courants de pensée que les uns et les autres ignoraient largement. Ensuite parce qu’elles faisait découvrir aux deux ensembles des partenaires que l’Afro-Asie existait, Madagascar en était le symbole de la réalité. Cette réalité frappait et renforçait la solidarité des Non Alignés - qui sont asiatiques et africains. La chose m’a été répétée plusieurs fois à diverses occasions par les Secrétariats du MNA (Mouvement des Non Alignés) qui considèrent que cette conférence a eu sur cette générations d’intellectuels des deux continents plus d’influence qu’on ne pourrait l’imaginer. Je suis, sans fausse vanité, assez fier de cette réalisation.
Je m’intéressais évidemment également au projet politique et social malgache, sujet permanent de mes discussions avec des responsables de tous bords. Les uns - l’exrême gauche - avaient soutenu la tentative de Ratsimandrava de radicaliser les luttes de classes en s’appuyant sur les paysans pauvres autour d’un programme de réforme agraire radicale. L’épisode du gouvernement de Ratsimandrava a été très bref comme on le sait et son leader assassiné pour des raisons qui n’ont jamais été bien clarifiées mais qui sont évidentes : les classes possédantes, puissantes dans tous les appareils de l’Etat, ne pouvaient accepter qu’on mette le doigt dans cet engrenage.
Ce qui a suivi était prévisible. A la stratégie radicale fut substitué un vague projet de coopératives, ressuscitant une tradition plus ou moins réelle ou prétendue - celle des fokolonana (les communautés villageoises). Le discours bien connu du socialisme qui plongerait ses racines dans la tradition nationale; en fait une manière de diluer l’acuité des problèmes. Avec, évidemment, des nuances. La position de ceux qui ne voulaient guère que rien faire, et se contenter de discours idéologiques. Celle de ceux qui pensaient pouvoir s’emparer des contradictions du projet pour faire avancer les luttes paysannes. Parallèlement les régimes malgaches, surtout à partir de leur stabilisation par Ratsiraka, faisaient avancer la construction nationale, par la malgachisation de l’enseignement, les nationalisations, la sortie de la zone franc, l’ouverture à la coopération avec les pays de l’Est et la Chine, l’adoption d’une ligne diplomatique non alignée consistante etc.... Dans ce cadre également, des positions diverses se confrontaient sur le terrain des luttes urbaines. Beaucoup étaient satisfaits du système tel quel : il offrait un terrain d’expansion à la petite bourgeoisie éduquée, des postes et des promotions, voire plus tard - des occasions d’enrichissement moins légales. D’autres s’impatientaient et voyaient que l’évolution naturelle de ce système ne pouvait pas faire réellement sortir le pays des ornières néo-coloniales. Ils avaient, à mon avis, raison. Mais quelles forces sociales mobiliser, et comment, pour inverser le cours des choses ? La petite bourgeoisie radicale - les jeunes, les étudiants - renforcée par les syndicats ? Ou les masses pauvres de la ville ? D’où les conflits violents qui ont parfois ensanglanté la capitale.
J’ai eu l’occasion d’entendre tous ces points de vue largement argumentés par leurs défenseurs. J’ai eu l’occasion d’en discuter plus directement avec les principaux dirigeants du régime, « reine » de Madagascar et Président Ratsiraka inclus. Les médias français ont souvent présenté Ratsiraka comme un mégalomane dangereux. Ce n’est pas du tout l’image que je me suis fait de lui. Au contraire un homme politique raisonnable. Cultivé - il connaît bien le marxisme (mais c’est là pour les médias peut être un vice). Modéré au sens que, sur les expériences historiques de l’URSS et de la Chine je ne l’ai entendu faire que des commentaires retenus et réfléchis, ni soumission idéologique stupide ni dénigrement systématique. Ni pro-français à la façon des laquais coloniaux, ni anti-français névrotique. Un homme qui connaît la France, aime sa culture, sa gauche, mais n’aime pas du tout ses colons et son impérialisme. La commémoration des massacres de 1947 ne donnait pas lieu à des violences verbales nationalistes mais à des discours internationalistes, rappelant la solidarité exprimée par le PCF. Sur le plan interne Ratsiraka était pour l’adoption d’une ligne médiane. Ce qui me paraissait la seule ligne possible, laissant l’avenir ouvert. Mais force est de constater que cette ligne ne s’est pas imposée, du moins avec suffisamment de force pour empêcher la dérive. Son pouvoir, qui était loin d’être absolu, mais devait compter à la fois avec les forces sociales de droite aux postes de commande et avec les oppositions de gauche actives, n’est pas parvenu à mettre en oeuvre les politiques médianes préconisées. Le secteur public est devenu le champ d’action des ambitions des uns et des autres, des clans bourgeois ou d’intérêts sectoriels ou régionaux. Tout cela, sur le fond d’une économie faible et vulnérable, ne pouvait conduire qu’à l’aggravation des déficits. Les moyens de fortune employés pour faire face à la détérioration de l’économie - endettement extérieur, retards dans l’entretien des infrastructures etc.... - ne faisaient qu’aggraver les choses à terme. Le jour est donc venu où, la crise mondiale s’aiguisant, le capitalisme dominant passait à l’offensive, partout dans le monde comme on sait. Programmes d’ajustement structurel, coïncidant avec l’effondrement de l’URSS. L’arme politique mobilisée pour servir la stratégie impérialiste a été la « démocratie ». Entendue évidemment comme un pluripartisme de pacotille qui permettait aux fractions de la bourgeoisie - cette même bourgeoisie qui avait affermi ses positions dans le cadre du projet populiste - de jouer les unes contre les autres, offrant aux intérêts étrangers un champ d’intervention élargi. Ratsiraka a été battu. Le régime dit démocratique qui a suivi n’a rien corrigé des « erreurs » du passé; les déficits se sont aggravés; et Ratsiraka est revenu, réélu. Mais vieilli et dans des conditions internes et extérieures qui ne ne sont plus celles des années 1970. Encore un pays en attente.
Attente longue. La récente élection présidentielle douteuse a porté au devant de la scène « l’alternance », sous la conduite du maire d’Antananarivo, Marc Rasolomanana. Un de ces « hommes d’affaires » de style « US », pro-libéral et sans culture autre que celle que « la gestion du marché » (des yaourts en l’occurrence) lui a peut être enseignée, de surcroît lui aussi, comme Gbagbo, convaincu par une de ces sectes américaines qui ravagent l'Afrique. Sa victoire s’est soldé par une nouvelle catastrophe comme l’association démocratie/néo-libéralisme la produit nécessairement. Mais d’un autre côté l’entêtement de Ratsiraka avait freiné considérablement une recomposition indépendante à gauche, qui dispose pourtant d’atouts historiques importants dans le pays.
Un aspect de la question qui a mon avis est d’une importance centrale pour l’avenir de la région de tout l'Océan indien et qui concerne donc, au delà de Madagascar, les Comores et les Seychelles, est celle de sa géopolitique. C’est un aspect que généralement les économistes ignorent. A tort. Les dirigeants politiques de la région, moins naïfs (le « marché » n’est pas tout!), m’ont toujours mentionné la dimension géostratégique du problème de l’Océan Indien, que ce soit à Madagascar, en Tanzanie ou au Sri Lanka et en Inde. La question était à l’ordre du jour du sommet des Non Alignés de Colombo. La base américaine nucléaire et marine gigantesque de Diego Garcia, qui menace tout le Moyen orient, l’Asie du Sud et l’Afrique de l’Est, a été offerte à Washington comme on le sait par les Britanniques qui ont simplement abusé ici de leurs droits, puisque l’île relève juridiquement de la souveraineté de Maurice.
L’Ethiopie
Je suis allé à Addis Abeba pour la première fois en 1962, pour participer à l’équipe qui devait mettre en place l’IDEP. L’Ethiopie est un pays qui m’a immédiatement paru nécessaire de bien connaître. Comme le Yémen d’en face, mais à une plus grande échelle, le pays est pauvre mais constitue néanmoins une société cohérente pleine de potentialités. Troisième pays en Afrique par le chiffre de sa population (aujourd’hui 80 millions d’habitants) l’Ethiopie est un Etat depuis deux mille ans; elle a eu la chance de ne pas être entièrement colonisée au XIXe siècle, bien qu’elle ait perdu à cette époque sa province maritime (devenu l’Erythrée). Les Ethiopiens sont certainement fiers de l’ancienneté de leur Etat, que la légende fait remonter à la reine de Saba (cette légende n’est autre que l’expression de l’origine yéménite de son peuple). On connaît l’histoire du journaliste étranger qui posait la question à l’Empereur Hailé Selassié au début des années 1960 - à une époque où la plupart des chefs des Etats africains proclamaient le caractère « sans classes » de leur société, dans la soit disant tradition africaine. Et chez vous, y a-t-il des classes ? Bien sûr, répondit le Négus, nous sommes civilisés !
Au cours de mes voyages dans le pays l’occasion nous a été donnée de faire connaissance des Falacha. Juifs Ethiopiens, paysans pauvres comme les autres, produisant les mêmes jolies poteries que les Coptes (qu’on ne distingue que par les étoiles de David qu’ils utilisent en motif décoratif), les Falacha n’avaient jamais fait l’objet d’une discrimination particulière. Leur judaïsme, le christianisme copte de la majorité ou l’Islam de certaines communautés étaient et sont toujours vécus par les uns et les autres de ce peuple paysan comme des variantes aux frontières floues et peu décisives de la même « religion vraie ». Les fanatismes - qui existent maintenant - sont les produits de la modernisation et de la petite bourgeoisie urbaine. Il a fallu toute la rouerie des agents du sionisme - rabbins polonais arriérés qui y voyaient une population fruste qu’ils pourraient embriguer dans leurs cohortes fondamentalistes, militaires de tradition allemande et hommes d’affaires américanisés qui y voyaient de futurs soldats ou de la main d’œuvre à bon marché - pour arracher ces malheureux à leur patrie et en faire, en Israël, la dernière communauté dans la hiérarchie sociale de ce pays.
Qu’on le qualifie de féodal ou autrement, le système d’exploitation des paysans éthiopiens était particulièrement violent. J’ai vu les cohortes de paysans enchaînés par leurs propriétaires, menés je ne sais où pour être punis, sans doute de n’avoir pas payé les fermages exorbitants exigés d’eux. Au crédit du régime du DERG : la réforme agraire qui a allégé ces ponctions. Mais cette réforme - dont les effets en termes d’amélioration de l’autoconsommation et même de la commercialisation - résistera-t-elle au vent dominant du libéralisme ? La tradition veut aussi que tout le monde dans ce pays soit armé. Les propriétaires fonciers et les bourgeois avec des revolvers placés en bandoulière sous la veste (comme je l’ai vu quand au restaurant, à la campagne, ils retirent leur veste), les paysans de vieux fusils. D’une manière générale la société éthiopienne est violente. Les conflits politiques, même strictement idéologiques, s’y règlent facilement par l’exécution.
L’indépendance que l’Ethiopie a maintenu jusqu’en 1935 a donné à la société et même à ses classes dirigeantes successives un comportement qu’on n’aime pas dans les capitales occidentales, où on a pris l’habitude de traiter les peuples africains comme des candidats normaux à la soumission coloniale. Réalistes, comme toutes les classes dirigeantes, celles de l’Ethiopie impériale et de l’Ethiopie « socialiste » (de 1975 à 1991) n’ont pas été insensibles au compromis, à l’alliance avec les forces extérieures dominantes ou importantes, voire même à la soumission s’il le fallait. Elles ont toujours voulu néanmoins être des alliés et non des agents, qu’il s’agisse de l’Empereur Haïlé Sélassié dans ses relations au protecteur américain, ou de Mengistu dans ses rapports avec Moscou.
L’Ethiopie est une société « multi-ethnique » comme l’ont été tous les Etats dépassant l’horizon d’un village, à toutes les époques précapitalistes et dans toutes les régions du monde. Le concept même d’ethnie est ici aussi flou qu’ailleurs. Néanmoins, puisqu’il en est question, il faut savoir que l’Ethiopie moderne compte 28 % d’Amhara, 28 % d’Oromo, 10 % de Tigray, le reste étant partagé entre un grand nombre d’ethnie et de groupe s linguistiques passablement éparpillés. Elle compte aussi 61 % de Chrétiens-Coptes et 33 % de Musulmans.
L’Erythrée n’a, dans ce panorama ethnique, aucune personnalité qui lui soit propre. Elle est peuplée majoritairement de Tigray - qu’on retrouve de l’autre côté de la frontière coloniale dans la province du Tigray - eux mêmes en majorité Coptes. Comme toutes les frontières de la colonisation, celles de l’Erythrée n’ont aucun fondement historique. Le nom même d’Eryhtrée est une invention européenne inconnue dans les langues des peuples qui l’habitent. La « personnalité » érythréenne - si elle existe - ne serait donc rien de plus que le produit de cette colonisation. Il ne s’agit bien entendu pas d’une identité culturelle nouvelle - l’Erythrée coloniale était restée diverse sur ce plan comme toutes les colonies - mais seulement l’expression de l’aspiration de la nouvelle petite-bourgeoisie, produite par le capitalisme colonial, à prendre la relève de l’administration étrangère pour en assumer les mêmes fonctions fondamentales - celles de permettre l’intégration du pays au capitalisme mondial. La légende veut donc que de ce fait, l’Erythrée était « en avance » sur le reste de l’Ethiopie. Elle ne l’était guère en fait, au-delà de quelques apparences superficielles. L’essor de l’Eryhtrée par la suite, à partir de 1960, doit beaucoup précisément à son intégration à l’Ethiopie qui lui a ouvert un marché important. Mais la province érythréenne par elle-même reste une province pauvre, dont l’agriculture est frappée par la sécheresse sahélienne.
La question ethnique en Ethiopie n’est certainement pas une invention artificielle des chancelleries étrangères. Mais elle n’a pas la dimension déterminante que, dans la phase actuelle, on lui attribue dans les médias qui orchestrent l’opinion mondiale. Le régime impérial puis son successeur du DERG assuraient-ils la domination des Amhara et l’oppression des autres groupes ethniques ? Les termes utilisés ici sont abusifs et projettent sur la société éthiopienne des pratiques qu’il faut analyser dans leur contexte historique véritable. Comme presque toujours dans les Etats précapitalistes un tant soit peu importants, la classe dirigeante transgresse ses origines ethniques pour affirmer son pouvoir impérial sur des communautés paysannes diverses (« ethniquement »), toutes également soumises à son exploitation, également sauvage. La monarchie éthiopienne n’échappe pas à la règle. La classe dominante intégrait, sans aucune gêne, des hommes d’origines diverses. L’Etat modernisé monarchiste puis républicain a poursuivi cette politique : la fonction publique, l’armée, la police, les centres de décision aux plus hauts niveaux n’ont jamais pratiqué la moindre discrimination « en faveur » des Amhara. Et si les paysans Oromo ou Tigray, les éleveurs Somali ou Afar étaient odieusement exploités, les paysans Amhara ne l’étaient pas moins.
La langue amharique ou amharinya restait néanmoins celle de l’Etat et de l’école. Peut-on parler à cet égard d’oppression culturelle ? Il faut situer ce jugement dans son contexte historique correct. Qu’on le veuille ou non, l’amharinya s’est imposé aussi par son avance culturelle, au point que si l’Ethiopie devait éclater en Etats ethniques, ceux-ci seront probablement incapables d’utiliser leurs « langues nationales » et conserveront l’usage de l’amharinya comme langue d’administration et de communication, ou... seraient contraints (comme les autres Etats africains) d’adopter à sa place... l’anglais ? ou l’italien ? Il reste que le développement de la scolarisation et l’urbanisation ont créé un problème nouveau. Dans la société paysanne illettrée du passé, la question linguistique n’a pas de poids important : les paysans parlent la leur, l’administration peut en utiliser une autre, elle n’intervient guère dans la vie quotidienne rurale. La société modernisée est différente; l’école et la ville imposent un usage de la langue écrite considérablement plus dense. La petite bourgeoisie nouvelle éduquée ressent alors le fait linguistique dans toutes ses dimensions et surtout prend la mesure de la nouvelle situation qui acquiert alors parfois l’allure d’une véritable discrimination « culturelle ».
Cela étant, dans certaine circonstances, la classe dirigeante, entrainant le bloc hégémonique qu’elle constitue autour d’elle (qui inclut ici les petites bourgeoisies urbaines nouvelles), ne joue pas la carte de l’ethnicité, mais au contraire celle de l’unité « nationale » (de l’Etat); dans d’autres circonstances, elle change d’attitude et se mobilise autour du thème de la différence ethnique. Pourquoi ? là est la question véritable. Pour quelles raisons donc, des forces politiques et sociales en Eryhtrée, puis dans d’autres régions de l’Ethiopie (notamment dans la province du Tigray) ont-elles choisi la carte du séparatisme ? La guerre en Erythrée remonte aux années 1960, celles de la modernisation accélérée de l’Ethiopie. En fait, il ne s’agissait alors que d’un problème régional (non ethnique) limité au départ, sinon artificiel, produit par les ambitions, démesurées, d’une fraction des classes moyennes érythréennes refusant de s’intégrant au bloc hégémonique national. Les encouragements et le soutien des Puissances (Etats Unis et URSS) toujours cyniques dans leurs calculs variables à court terme ainsi que des Etats voisins (ici arabes) dont les visions sont commandées par l’opportunisme à courte vue ou le fanatisme religieux (Nasser fait ici exception), ont également joué un rôle non négligeable dans cette histoire. Mais bien entendu, la responsabilité de l’aggravation continue de la situation repose principalement sur le pouvoir central éthiopien. Celui-ci n’a répondu au régionalisme érythréen que par la répression militaire. Là encore, le cas éthiopien ne fait pas eception à la règle, mais la confirme. Tous les régimes autocratiques se sont révélés presque par nature incapables de répondre au moindre défi autrement que par la violence brutale. La pratique du compromis - propre à la démocratie - leur est étrangère.
Le renversement de la monarchie éthiopienne en 1975 aurait pu inaugurer un changement salutaire. On a d’ailleurs été à un doigt de celui-ci. Malheureusement les faiblesses propres au mouvement (déclenché non par un « couip d’Etat » mais une mutinerie militaire), et les encouragements donnés au pouvoir du DERG par l’URSS - la promesse de l’aider à obtenir une « victoire militaire » en Erythrée - ont fait perdre l’occasion. La suite devenait donc tragique : épuisement de l’armée, aggravé par les purges successives (liquidations inutiles d’officiers, une sorte de vengeance répétée des soldats mutins); éclatement de la classe dirigeante et de la petite bourgeoisie d’abord en factions diverses (y compris révolutionnaires, au moins dans les intentions), puis en clans ethniques. C’est alors qu’on voit naître la « guérilla Tigray » qui n’est pas le produit de l’ethnicisme tigréen, mais un sous-produit de cette dégradation continue de la situation. De la même manière, les « Fronts de libération » Oromo et autres qui se constituent alors, loin d’avoir un quelconque ancrage réel dans leurs « peuples » respectifs, sont alors encore de simples reclassements au sein de la petite bourgeoisie. Cette dégradation se déploie à un moment où la crise de l’accumulation a déjà mis un terme à l’essor modernisant antérieur : les années 1970 et 1980 sont celles des sécheresses successives, de la famine etc...
J’ai suivi d’aussi près que possible le développement du drame éthiopien, particulièrement à partir de 1974. Les conceptions du socialisme du DERG n’ont jamais dépassé les horizons d’un nationalisme étatiste autocratique à tonalité populiste. Très proche du nassérisme par beaucoup d’aspects. Mais l’intelligentsia éthiopienne est différente. Elle est nombreuse, active, bien éduquée (Addis Abeba avait l’une des meilleures universités du continent), cultivée et critique. Tous les observateurs ont remarqué la dominance du marxisme chez les étudiants éthiopiens, d’Addis et à l’étranger. Les communistes éthiopiens ont toujours été d’un courage incroyable, actifs dans des conjonctures où le seul soupçon de militantisme valait condamnation à mort certaine. Mais aussi toujours divisés en organisations adverses un peu comme en Egypte. Et ici aussi les critères du clivage n’étaient pas faciles à identifier; l’opposition ligne soviétique/ligne maoïste par exemple était diffuse et se retrouvait au moins, me semble-t-il, au sein des deux principales organisations : Meison et EPRP. La question - coopérer avec le DERG ou le combattre ? - était bien sûr sous jacente aux débats internes. D’autant que le DERG se proclamait lui même avec Haïlé Mariam « marxiste léniniste » et que Moscou le traitait comme tel J’ai longuement entendu les arguments des uns et des autres et j’ai beaucoup de respect pour la plupart des nombreux militants que j’ai rencontrés, que leurs points de vue me soient apparus raisonnables ou pas. Je ne suis pas leur juge. D’ailleurs je me suis toujours abstenu de prendre une position publique quelconque « en faveur » de telle ou telle ligne, bien que j’ai été invité fréquemment à parler en public en Ethiopie, invité par l’université ou par des instances de l’Etat.
L’entrée à Addis Abeba en Mai 1991 des guerilleros Tigray et à Asmara de celles du FPLE (EPLF) ne couronne pas une véritable victoire militaire qu’elles auraient remportée, mais l’effondrement de l’armée du DERG, abandonnée par l’Union Soviétique moribonde. D’emblée la solution est dictée par Washington : l’Eryhtrée sera adminsitrée par le FPLE en qualité de parti unique (par exception à la règle selon laquelle les puissances occidentales soutiendraient par principe le multipartisme !); le reste de l’Ethiopie partagé a priori en 14 régions pseudo- ethniques et des « élections » seront organisées sur cette base. Autrement dit, la « démocratisation » est ici prisonnière dès le départ de l’ethnicisme et sa fonction est de donner une légitimité à l’éclatement du pays sur cette base. Pourtant une bonne partie du pays n’en veut pas, non seulement les « Amhara par chauvisme traditionnel », comme on le proclame dans les médias. Les paysans Tigray, Oromo et autres n’ont pas été consultés pour savoir si véritablement leur volonté est de créer leur « Etat » ethnique ou s’ils considèrent que leurs problèmes véritables sont autres. Les urbains, quand ils manifestent leur inquiétude et expriment leur volonté de maintenir l’unité du pays, sont réprimés sauvagement, comme le démontre le massacre des étudiants en Janvier 1993. En Erythrée, une véritable discussion démocratique ouverte - dont on craint qu’elle ne remette en question l’indépendance décidée a priori - est interdite.
Le danger de la dérive criminelle est aggravé par toutes les mesures prises par les pouvoirs en place, et qui sont dictées par Washington. La démobilisation de l’ex-armée éthiopienne a jeté dans les campagnes des dizaines de milliers de soldats sans ressources, que les clans qui se disputent le pouvoir remobilisent à leur service. On crée ainsi volontairement une situation à la somalienne; sans doute les occidentaux s’en laveront-ils les mains demain. Le gouvernement veut imposer la constitution de « partis ethniques » et entrave celle des partis qui refusent de s’inscrire dans cette perspective. Or un coup d’œil sur les 14 régions pseudo-ethniques dessinées sur la carte (celle de la gestion de l’Afrique orientale par Mussolini d’ailleurs) montre que nous allons directement vers une guerre civile permanente, des transferts de population gigantesques etc... On organise donc, comme en Yougoslavie et en Irak, en imposant l’éclatement pseudo- ethnique du pays, sa décomposition.
En Erythrée les difficultés seront immenses et le nouvel Etat compradore ne survivra que s ’il parvient à « vendre » son existence à des intérêts extérieurs. La classe dirigeante comptait-elle ainsi monnayer son ralliement opportuniste aux uns (argent arabe ?) ou aux autres (base américaine, base israélienne ?) selon les circonstances ou les possibilités ? Il reste qu’on doit se poser la question de savoir pourquoi et comment des groupes « révolutionnaires » (les Erythréens et les Tigray avaient adopté le langage « marxiste-léniniste » à l’origine) peuvent dériver de la sorte ? L’histoire montre que de telles dérives sont possibles et fréquentes lorsque « l’avant garde » en question commet une erreur d’appréciation historique sur la nature des forces sociales qu’elle prétend mobiliser et sur les objectifs que ces forces peuvent se donner. Privées de la base sociale cohérente avec leur discours, ces avant-gardes peuvent dégénérer vers un aventurisme pur et simple. C’est le cas en Ethiopie.
Le scénario catastrophe envisagé ici sera-t-il mis en échec par un sursaut de patriotisme et de raison des classes dirigeantes, des intellectuels et des responsables des forces politiques actives en Erythrée et en Ethiopie ? Quelques indices allaient heureusement dans ce sens. Le gouvernement d’Asmara s’était vite rendu compte des difficultés gigantesques auxquelles il était confronté : l’Erythrée ne constitue pas un pays viable, les soutiens financiers extérieurs espérés ne sont qu’illusions, le Soudan (et derrière lui de l’Arabie Séoudite) poursuivent inlassablement leurs actions déstabilisatrices. Asmara semblait donc avoir compris qu’il lui fallait se rapprocher d’Addis Abeba, sauvegarder l’unité économique des deux pays, opter pour une sorte de confédération. En Ethiopie les forces politiques les plus diverses refusent d’entrer dans le jeu des « élections ethniques », largement boycottées. Mais le régime fragile qui gouverne à Addis n’a pas les moyens de désobéir aux injonctions de Washington, qui poursuit son objectif : détruire le pouvoir d’Etat, démanteler le pays. La formule - qu’on prétend justifier au nom de la démocratie! - est la recette la plus sûre conduisant tout droit à l’effondrement économique et à la guerre civile. Mais c’est aussi sans doute la manière la plus efficace par laquelle Washington « gère la crise » du capitalisme mondial et perpétue son hégémonie. On doit replacer dans ce cadre les hauts et les bas dans les relations Ethiopie-Erythrée. Il reste, qu’à mon avis, la responsabilité majeure de la détérioration de ces rapports (allant jusqu’à la reprise de la guerre en 1999) incombe à Asmara, aux abois. La récente intervention éthiopienne en Somalie ne dit non plus rien qui vaille.
L’intrusion active des Etats Unis dans toute l’histoire contemporaine de l’Ethiopie, bien étudiée par le co-auteur de mon ouvrage sur la question ethnique (Joseph Vansy; in S. Amin, L'ethnie à l'assaut des nations, l’Harmattan, 1994) ne doit pas étonner. L’importance géostratégique des pays de la Corne de l’Afrique est déterminante dans la stratégie politique des Etats Unis. Venu en visite dans la région Fidel Castro avait déclaré : la solution au problème est la constitution d’une confédération à cinq ou six : Ethiopie, Erythrée, Somalie, Djibouti et Yemen (Sud et Nord). Tous se proclament socialistes, quelques uns même marxistes-léninistes. La confédération équilibrait les rapports entre Musulmans et Chrétiens, Arabes et autres, ce qui encourageait la tolérance et la démocratie. Elle contrôlerait une région géostratégique clé dans le monde et pourrait en exclure les intrus impérialistes. Cela valait la peine d’être dit, même si, d’évidence, les conditions élémentaires pour amorcer une évolution dans ce sens n’existent pas, pour le plus grand bénéfice des impérialistes.
Les colonies portugaises
Lorsque, en 1960, la France, la Grande Bretagne et la Belgique acceptaient le principe de la décolonisation politique, le Portugal par contre s’y refusait. Il ne restait donc plus aux mouvements de libération nationale que de s’engager dans des guerres de libération. La guerre inspire toujours à la fois des possibilités réelles de radicalisation de la politique, mais aussi des illusions romantiques. Une bonne partie de ceux qui ont soutenu la lutte de ces mouvements, en Afrique et hors d’Afrique (notamment parmi les tiers mondistes occidentaux) ont nourri de telles illusions. Je ne leur en fait certainement pas le reproche; leur internationalisme affirmé et leur sensibilité au respect du droit des peuples constituent des motifs suffisants pour qu’on leur soit reconnaissant; leurs actions courageuses sont tout à leur honneur.
J’ai évidemment connu beaucoup des dirigeants et des militants de ces mouvements, qui, je crois, souhaitaient discuter avec moi de toutes sortes de questions, concernant l’avenir de leur pays, de l’Afrique, du système mondial, du socialisme. J’ai toujours accepté la responsabilité que ces discussions peuvent entrainer. Je donnais librement mon point de vue, tout en sachant bien que l’histoire n’est pas faite par les intellectuels et les idées - ni les miennes, ni celles des autres - mais résulte de la confrontation de forces objectives. Les idées n’en sont, au mieux, que l’expression des visions et des stratégies.
Le Cap Vert et la Guinée-Bissao
Amilcar Cabral était probablement l’un des meilleurs penseurs de notre époque, non pas seulement dans son petit pays, mais à l’échelle de toute l’Afrique et au delà. Il était aussi un véritable militant c’est à dire une personne qui veut comprendre le monde pour le transformer. J’ai eu l’occasion de discuter avec lui de deux questions majeures.
La première concernait sa thèse du « suicide de la petite bourgeoisie en tant que classe ». Sans doute les conditions créées par la guerre favorisent-elle souvent l’épanouissement des qualités humaines, dont même les « petits bourgeois » ne sont pas dépourvus « par nature ». Le courage, la solidarité, le contact permanent avec les masses paysannes réelles, peuvent contribuer à gommer les préjugés et les ignorances de départ. Mais je restais peu convaincu que, une fois l’indépendance acquise, les réalités sociales - c’est à dire les avantages que procurent les positions d’encadrement, fatalement réservées à une minorité quand bien même aurait-elle admis en son sein des cadres venus de la base - cesseraient d’opérer dans le sens de la reproduction des inégalités. Le combat pour le socialisme est, pour moi, une guerre de très longue durée. D’autant qu’on pouvait voir, au sein même des partis de la libération nationale, au delà de leur rôle historique progressiste incontestable, fonctionner déjà ces hiérarchies et toutes les manœuvres qui les accompagnent. Le modèle des PC du soviétisme favorisait ces comportements. Autour du chef, ou des chefs locaux, combien de militants - même courageux - pouvaient se comporter en « fidèles » plus ou moins inconditionnels ? Parfois en flagorneurs. Ce que je n’ai pas dit à Cabral c’est que certains de ceux que j’ai connus comme étant parmi les meilleurs militants, les plus sincèrement avec le peuple, les plus courageux au plan militaire, étaient envoyés en première ligne - à la mort certaine parfois - par d’autres, des « chefs » bien planqués dans leurs directions à l’extérieur. J’y voyais déjà que « la petite bourgeoisie n’était pas prête à se suicider ».
La seconde question concernait le problème national Guinée Bissao-Cap Vert. Je ne croyais pas que les peuples de ces deux colonies constituaient « une seule nation ». La Guinée Bissao est un morceau de l’Afrique de l’Ouest semblable aux autres, un Etat africain potentiel pluriethnique. Le Cap Vert est tout à fait différent. C’est dans les îles du Cap Vert, inhabitées lors de leur découverte par les Portugais, que ces derniers ont mis au point la formule qui allait construire l’Amérique : la colonie esclavagiste de plantations, pièce du système mercantiliste euro- atlantique. Cette formule fut définie par les fondateurs - véritablement géniaux - de la conquista portugaise (et plus tard espagnole, britannique et française) des Amériques; elle fut définie dans toutes ses dimensions : traite négrière, colonat, créolisation de la colonie, formes administratives. Le Cap Vert c’est l’ancêtre des Antilles et du Brésil.
J’ai visité le Cap Vert beaucoup plus tard, en 1987 et 1991, après même que le PAICV ait perdu le pouvoir. Avec Isabelle nous nous sommes promenés dans ces îles attachantes et toutes différentes les unes des autres : Santiago la plus créole africaine, San Vincente rocailleuse et désertique avec son port mignon de Mindelo, en face San Antao, Fuego avec son incroyable volcan et à la cime de celui-ci son village curieux de « Français » (les descendants des naufragés d’un navire royaliste qui s’était enfuit de Vendée pendant la révolution, cultivant une vigne misérable dont ils buvaient la piquette, dégénérés par alcoolisme et endogamie au sein de cette petite population !).
Que le PAICV ait perdu les élections au profit précisément de cette petite bourgeoisie - et bourgeoisie - créoles qui n’avaient pas participé aux luttes de libération, interpelle l’interprétation de ce qu’est réellement cette société. C’est certainement triste, car, quelles qu’aient été les limites et les erreurs du gouvernement du PAICV, le Cap Vert lui doit d’exister; et c’est le PAICV qui a donné à son peuple affamé de va nu pieds la terre et l’école. Alors pourquoi la défaite ? Sous estimation du rôle de l’Eglise, certes. Mais aussi l’arrogance dans les petits comportements quotidiens d’anciens militants courageux devenus responsables de l’administration. C’est l’explication qui m’a été donnée par Pedro Pirés lui même, secrétaire général du PAICV. Pourtant le gouvernement du PAICV pouvait compter sur des cadres remarquables, en nombre relatif beaucoup plus important que dans beaucoup d’autres pays africains. J’en dirais autant des « opposants de gauche » au PAICV, qui, ayant adopté à l’époque une ligne maoïste, avaient été fort mal vus par le pouvoir du PAICV, au point d’avoir été contraints pour beaucoup de s’exiler au Portugal, avant de rentrer au pays. Ces querelles devraient être classées aujourd’hui. L’important maintenant est de reconstituer une force de la gauche populaire, unifiée autour d’un programme minimal, mais conservant sa diversité, dans le respect mutuel des partenaires. Je n’hésite pas à dire que certains des éléments qui ont contribué à la victoire de la droite, par dépit et forcés par le sectarisme triomphaliste du PAICV pourraient retrouver une place dans cette alternative démocratique et populaire.
Mais - retour à la question nationale - je dois dire que Cabral n’avait pas apprécié mon point de vue. Pourtant l’homme intelligent et cultivé qu’il était ne pouvait pas douter de sa justesse - une évidence banale. Pourtant il aurait dû savoir que je n’en ferais jamais état publiquement. Et effectivement, jusqu’à la victoire et même après, jusqu’à ce que l’union Capt Vert-Guinée ait éclaté, je me suis tu. Mais les flagorneurs qui entouraient la direction du PAIGC, au courant de ma discussion avec Cabral sur le sujet, s’en sont servi pour me faire passer pour ce que je ne suis pas : un saboteur de l’union ! On reconnaissait mon point de vue à Bissao, visité en 1986.
L’Angola et le Mozambique
Les problèmes de l’Angola n’étaient pas moins difficiles, bien que d’une toute autre nature. J’ai bien connu dans leur exil les dirigeants historiques du MPLA - Mario de Andrade et Augustino Neto -, mais je n’ai rencontré le véritable fondateur du parti - Pinto de Andrade - que beaucoup plus tard, à Luanda. J’ai également bien connu les représentants de la gauche du MPLA – Viriato da Cruz et Lucio Lara.
Neto se comportait en « Roi ». Le genre qui parle fort peu, parce que chacune de ses paroles est forcément juste et importante. Il me paraissait impossible de discuter avec lui. Il ne le souhaiatait d’ailleurs pas. Mario de Andrade m’a dit qu’il ne discutait en fait avec personne. Un petit Staline comme hélas les PC de l’époque en produisaient facilement. Mario de Andrade était une toute autre personnalité qui n’a exercé des fonctions à la tête du MPLA que pour un temps bref, « vidé » par le bloc des sectaires qui monopolisaient la direction, envoyé « faire la guerre ». Ce qu’il fit. La guerre, je l’ai surtout faite aux moustiques, m’a-t-il dit avec son humour léger. Ce qui ne réduit pas son courage, mais témoigne plutôt de sa modestie. Trop modeste pour être un « grand chef ».
Avec Mario je pouvais donc discuter du drame angolais qui se préparait. Car en fait, pour des raisons diverses qui ne réduisent en rien les mérites historiques du MPLA, celui-ci n’avait pas le monopole de la représentation - vraie ou prétendue - des forces politiques du pays. Quoiqu’on ait pensé d’eux le FLNA de Roberto Holden au Nord, chez ces Bakongo de l’Angola, l’UNITA chez les Ovimbundu du Sud, existaient. Le MPLA était bien implanté dans la capitale et particulièrement dans les classes mieux éduquées - souvent métisses - ce que les démagogues du nationalisme anti-blancs/anti-métisses ne manquaient pas d’exploiter. Il était aussi un parti convaincu que seule la perspective socialiste répondait aux attentes du peuple, et comptait dans ses rangs un bon nombre de militants qui avaient été formés dans le parti communiste portugais. Le FLNA et l’UNITA n’étaient que des organisations tribalistes sans programme quelconque, constituées autour d’un chef absolu et démagogue. Non seulement donc, bien entendu, anticommunistes, mais également prêts à toutes les compromissions avec Washington, Mobutu et même la PIDE (la petite politique portugaise) qui savait les utiliser le cas échéant contre le MPLA. Plus tard, lorsque les élections donnèrent aux Angolais le choix entre le MPLA et l’UNITA (le FLNA avait disparu dans la tourmente) les électeurs dirent avoir préféré les « voleurs » (le MPLA) aux « assassins » (l’UNITA). Et c’était vrai, le MPLA au pouvoir à Luanda depuis quinze ans avait bien évolué et la corruption s’y était généralisé; mais les sbires de l’UNITA se comportaient en véritables assassins dans les zones qu’ils contrôlaient. N’empêche que les médias occidentaux vomissaient les leaders du MPLA - peu démocrates (ce qui n’était pas faux) - mais encensaient Savimbi, le chef des assassins (est-il un démocrate, lui ?). Mais FLNA et UNITA existaient, et l’UNITA existe toujours.
Une réunion houleuse avait remué l’OUA quand au lendemain de 1974, il fallait reconnaître un gouvernement angolais représentatif du mouvement de libération nationale. Je ne participais pas à cette réunion, je n’y aurais eu aucun titre valable. Mais j’avais été invité, à part, comme un « sage » que l’OUA « consultait ». Je n’avais pas l’âge d’un sage, encore moins le physique. Mais c’était là une sorte de reconnaissance que mes écrits avaient quelque résonance. Je précisais que je n’aurais rien à dire concernant la représentativité réelle de telle ou telle organisation, son implantation sur le terrain. Qu’il appartenait aux enquêteurs politiques africains dûment mandatés de répondre à ces questions; et que je ne jouerai pas au journaliste irresponsable comme il y en a hélas trop. D’accord. Alors mon rôle ? Flou. Ecouter. J’ai donc entendu. Et n’ai rien dit. Mais j’ai constaté d’abord l’intrusion tonitruante des Soviétiques, massivement présents dans les couloirs. Eux directement et quelques Etats africains alliés affirmaient que seul le MPLA existait sur le terrain, et qu’il avait le droit de constituer seul le gouvernement légal du pays. A mon avis cette affirmation gênait plutôt qu’elle n’aidait. Car elle était fausse, et chacun le savait. Les Etats Unis, plus subtils le faisaient remarquer par l’intermédiaire de leurs Etats amis. La Chine s’est alors mêlée de l’affaire à son tour. A l’époque elle ne laissait jamais Soviétiques et Américains occuper seuls la scène. Les suggestions chinoises - très officieuses - étaient au départ raisonnables, à mon avis : constituer un gouvernement de coalition avec les trois organisations, pour éviter la guerre civile. J’ai entendu de mes oreilles un ambassadeur de Chine dire simplement : si le MPLA est si fort réellement, il absorbera les autres et les digérera, s’il ne l’est pas, un gouvernement de coalition s’impose avec encore plus de raisons. Cela étant l’antisoviétisme a fait déraper l’attitude de la Chine, peu après. Comme un gouvernement MPLA s’installait à Luanda, mais qu’il ne contrôlait qu’une partie du pays, qu’il acceptait la perspective de la guerre pour chasser l’UNITA, et qu’il recevait une aide militaire soviétique à cette fin (le soutien de Cuba n’a pris le relai que plus tard), la Chine décidait de continuer à soutenir l’UNITA (comme elle l’avait fait avant 1974 soit disant pour ne pas laisser le MPLA prosoviétique occuper seul le terrain), se retrouvant aux côtés des Etats Unis et de l’Afrique du Sud qui ne ménageaient pas leur soutien financier et militaire à l’assassin Savimbi. Discutant plus tard de toute cette histoire avec Mario de Andrade celui-ci m’a bien dit : la solution du gouvernement de coalition eut été la meilleure. Mais il n’est pas sur qu’elle eut été possible. Washington tenait à la saboter. Ce que je crois vrai. Toujours est- il que s’il avait été possible, le compromis aurait évité 17 ans de guerre inutile. Puisque, au terme de cette tragédie, l’URSS n’existant plus, Cuba s’étant retiré (après avoir battu à plate couture les Sud-Africains, ce qui fut magnifique), l’apartheid lui aussi ayant disparu, le MPLA ne faisant plus peur à Washington (bien que les Etats Unis ne pardonnent jamais et restent toujours haineux à l’égard de tous ceux qui leur ont résisté), les héritiers de Savimbi étant aussi toujours là, il fallait bien accepter la négociation et même un gouvernement de coalition. Triste fin.
Les choses paraissaient plus simples au Mozambique. Le Frelimo menait seul la guerre de libération. Les difficultés devaient apparaître plus tard, après la libération. La base de Dar es Salaam était évidemment le lieu de rencontres fréquentes, particulièrement avec Marcelino dos Santos, futur vice Président, avec Aquino da Bragança qui a péri dans l’accident d’avion où le Président Samora Machel a trouvé la mort et avec Sergio Vieira l’idéologue du parti. Je ne me souviens pas beaucoup de ces discussions qui ont été, je crois, assez banales.
La dérive est venue après la libération. Le Frelimo n’était implanté que dans le Nord du pays, il n’était pas suffisamment préparé pour maîtriser la situation à Maputo, absorber l’afflux des petits bourgeois qui n’avaient guère participé à la guerre mais fournissaient la masse des cadres rapidement promus pour prendre la relève des Portugais partis en masse. Réponse au défi par une « dérive de gauche » -collectivisation impopulaire etc... A quoi s’est ajoutée rapidement la guerre nouvelle imposée par le Renamo, soutenu par l’Afrique du Sud. Et bien que les « partisans » de ce parti qui a eu l’heur de plaire aux « démocrates » de l’Occident ne soient que de vulgaires assassins sans le moindre programme, leur seule existence n’a été rendue possible que par les erreurs du Frelimo. La capitulation qui a suivi les accords de Nkomati (1987) avec l’Afrique du Sud et l’ouverture de négociations avec le Renamo comme l’adoption du multipartisme ont eu les effets catastrophiques qu’on devait attendre : l’effondrement. L’idéologie triomphante des « ONG - représentants la société civile» a fait ici des ravages qui ont été dénoncés avec force par le suédois Abramson. Car il est évident que ces ONG ont été dans l’ensemble un instrument supplémentaire mis en oeuvre, manipulé et constitué par les forces réactionnaires externes (les promoteurs du « nouvel ordre néo-libéral » sans Etat !), le soutien de la bourgeoisie corrompue à l’intérieur et nullement l’expression autonome des classes populaires. Mais je ne connais encore tout cela que par mes lectures, par les discussions que le Forum a commencé à organiser autour d’une petite équipe animée par l’économiste Eugenio Macamo comme avec nos amis le recteur Carlos Machili, Maria do Ceu Carmoreis.
Le Zimbabwe
Après 1960 et 1975, 1980 est la troisième grande date de la libération de l’Afrique. L’effondrement du régime de la minorité blanche qui avait proclamé « l’indépendance » de la Rhodésie en 1965 annonçait l’effritement de tout le système de l’Afrique australe des « réserves ». Mais le mouvement de libération du Zimbabwe avait été contraint d’accepter un compromis, comme dix ans plus tard l’Afrique du Sud. Les accords de Lancaster House rendaient impossible une réforme agraire radicale. Les paysans que les colons blancs des Highlands avaient refoulés sur des terres ingrates y resteraient. Ces accords inauguraient donc la mise en place de ce que mon ami Ibo Mandaza appelle un « régime schizophérique » : un gouvernement constitué à partir d’un parti dont le programme et l’idéologie se situaient à gauche, auxquels beaucoup de cadres et de militants tenaient réellement et qui ne manque jamais dans le discours d’en rappeler la perspective; une politique qui ne met pas en oeuvre ce programme. Le temps passe donc, les classes populaires perdent leur foi dans le système qu’elles jugent avec cynisme, tandis qu’une nouvelle bourgeoisie africaine se renforce. Un minimum de réforme agraire, réduisant un peu la pression paysanne d’une part, mais surtout la reprise d’une partie des terres de la colonisation par de nouveaux propriétaires fonciers africains. Comme cela avait été le cas au Kenya. A cela s’ajoutent les difficultés de la reconversion des industries manufacturières qui, développées par le régime minoritaire de Ian Smith, avaient bénéficié de la protection que le boycott international leur avait imposée. Sommée de devenir « compétitives » et de ne plus bénéficier des avantages et subventions que l’Etat leur avaient octroyés, elles sont aujourd’hui sérieusement menacées par l’ajustement structurel. Simultanément bien entendu les conditions faites à la classe ouvrière se dégradent et le chômage grandit.
Au cours de mes déplacements dans le pays en 1986 je vérifiais comment concrètement le système des réserves sur lequel j’avais écrit avait été organisé, très systématiquement. Sur les terres de la colonisation, faible densité de population mais néanmoins belles routes asphaltées, téléphone, électricité et eau courante. Dès qu’on entre dans les réserves surpeuplées, plus rien, ni routes, ni services élémentaires. Ainsi les réserves - les Bantustans - sont-elles condamnées à fournir de la main d'œuvre à bon marché pour les terres de la colonisation, les mines et les industries. Système ignoble, qui n’a pas été inventé par les Boers (bien qu’on le leur attribue), mais par les Britanniques, ici Cecil Rhodes. Situation qu'on retrouve dans la colonisation de l’Algérie et en Israel-Palestine.
Le compromis de Lancaster House auquel le mouvement de libération nationale du Zimbabwe avait consenti en 1980 constituait dès le départ un handicap supplémentaire à une radicalisation éventuelle du régime, que d’ailleurs la conjoncture générale – qui n’était plus dans les années 1980 ce qu’elle avait été dans les années 1960 et 1970 – ne favorisait guère. Le discours populiste du régime allait donc perdre rapidement sa crédibilité tandis que son raidissement ne pouvait que renforcer une opposition au départ presque inexistante dans l’opinion africaine dominante. Cependant, loin de se constituer en alternative cohérente de gauche cette opposition défend à la fois la démocratie multipartiste et le néolibéralisme et, comme en Zambie, une victoire de cette droite pro-américaine non seulement évidemment n’apporterait aucune réponse aux problèmes sociaux des classes populaires mais tout au contraire en aggraverait la tragédie.
La contre attaque de Mugabe a choisi, comme on le sait, de livrer la bataille sur le terrain de la réforme agraire. Un peu tard et avec des moyens discutables. Cela ne doit pas faire pas faire oublier l’hypocrisie du gouvernement britannique qui n’a jamais respecté son engagement de couvrir le coût de la réforme agraire nécessaire, en prenant à son compte le « dédommagement » des fermiers blancs, au demeurant bénéficiaires de centaines de milliers d’hectares qui leur avaient été donnés gratuitement par le pouvoir colonial de Londres, au prix évidemment de l’expulsion des « indigènes » qui en vivaient. La contre attaque a adopté, comme on le sait, des formes plutôt brutales, qui facilitent la mobilisation de l’opinion « sensible » des occidentaux, en direction de laquelle on s’emploie à répéter, par la même occasion, que la « réforme agraire » sera forcément une catastrophe économique, qui privera le pays de ses agriculteurs « efficaces ».
Un argument dont évidemment les paysans africains victimes de l’histoire n’ont que faire. Un argument qui de surcroît ne tient pas la route : la rentabilité financière des latifundia blancs a pour contrepartie nécessaire l’exclusion de millions de ruraux africains condamnés à la famine et, de surcroît, la surexploitation du capital foncier (un argument auquel les Verts occidentaux sont sensibles ailleurs mais, curieusement, pas ici !). La meilleure analyse de la question a été produite par Sam Moyo, dans le cadre d'un groupe de travail du Forum (S. Amin et alii, Les luttes paysannes et ouvrières face aux défis du 21 ème siècle; Les Indes Savantes, 2005).
Quoiqui’il en soit, ici comme ailleurs, les puissances occidentales soutiennent « l’alternance » qui leur convient, celle qu’assureraient de prétendus « démocrates » acceptant non seulement le diktat néo-libéral, mais encore la remise aux calendes de la réforme agraire. Le malheur est qu’une bonne partie de la gauche – syndicats et intellectuels – s’est ralliée à ce type d’opposition à Mugabe. Avenir incertain, pour le moins qu’on puisse dire. D’autant que l’explosion au Zimbabwe risque de se communiquer à l’Afrique du Sud, où se pose le même problème, dans des termes et des conditions historiques similaires. Dans les années 1930, le Parti communiste sud africain avait eu l’intelligence courageuse de faire de la révolution paysanne anticoloniale, anticapitaliste, l’un de ses axes programmatiques fondamentaux avec la révolution de la classe ouvrière contre les monopoles miniers de l’impérialisme. En y renonçant (dans les années 1960) il a laissé cette question ouverte, une question que le capitalisme ne pourra jamais résoudre.
2. LES MIRACLES SANS LENDEMAINS
La Côte d’Ivoire
Je m’étais également fixé l’objectif, lorsque j’étais à l’I.D.E.P., d’étudier personnellement de plus près quelques expériences néocoloniales dont la Banque Mondiale et d’autres vantaient les succès, en premier lieu celle de la Côte d’ivoire, que j'ai visitée à plusieurs reprises entre 1963 et 1973.
Durant les années 1963 et 1964 je me rendais donc à plusieurs reprises en Côte d’Ivoire. Reçu au Plan par le Ministre de l’époque, Mohamed Diawara, je collectais l’information qui ne pouvait que faire découvrir immédiatement à quiconque est doté d’un minimum de sens de la réalité - pas même de sens critique aigu - que la « croissance miraculeuse » n’était rien d’autre qu’un remake de ce que le Ghana avait connu trente ans plus tôt, sans originalité aucune. Mais les médiocres économètres de la coopération française, de la Banque Mondiale, de la C.E.E. et du PNUD réunis s’extasiaient en choeur et, se livrant à l’exercice facile de la projection mécanique simple, n’hésitaient pas à promettre aux dirigeants du pays un avenir radieux. Projetez 6 % - ou 10 % même - de croissance annuelle pendant 20 ans (ou 30 !) et vous concluez forcément que la Côte d’ivoire était appelée à « rattraper » l’Europe. Je discutais avec les responsables ivoiriens et tentais d’attirer leur attention sur la poudre qu’on leur jetait aux yeux. Regarder plutôt du côté du Ghana, vous verrez mieux les vrais problèmes auxquels vous vous heurterez dans quinze ou vingt ans, tentais-je de leur expliquer. Un peu en vain, le succès grisait à peu près tout le monde. Quelques intellectuels critiques - Memel Foté, Moustapha Diabaté, Ali Traoré et Charles Waly Diarrassouba (à l’époque), étaient à peu près les seuls à pouvoir entendre autre chose qu’un hymne à la gloire du capitalisme colonial ! Plus tard, lorsque le discours sur le « miracle ivoirien » fut définitivement enterré, une opposition démocratique nouvelle s’ouvrait à la réflexion sur les véritables problèmes de leur société. On pouvait donc espérer de Laurent Gbagbo et Dramane Sangaré au Front Populaire, Francis Wodié au Parti Ivoirien du Travail, qui étaient de ceux là, qu’ils mettent leur pays sur de bons rails.
La bêtise commune aux nouveaux riches du tiers monde éclate ici dans un véritable feu d’artifice de démonstrations quotidiennes tristement amusantes. Je rencontrais un jour une amie, Melle Garnier, qui avait été professeur d’économie à l’Université de Brazzaville. Que fais-tu aujourd’hui ? me dit-elle. Rien. Alors je t’emmène à l’Hôtel Ivoire où se déroule une cérémonie amusante, j’ai une invitation pour deux. Le Club des Riches - c’était son nom véritable - fêtait l’anniversaire (combien d’années, je ne m’en souviens plus) de sa création. De chacune des Mercédes noires d’une longue file sortait un chauffeur Burkinabé maigre en short kaki qui ouvrait la porte arrière de l’engin. Un gros homme en costume trois pièces sombre, feutre et parapluie - l’uniforme - en sortait. Toujours les mêmes figures, « un nègre bien ciré » dit d’eux mon ami sénégalais Samba Ndiaye. Figures un peu grasses, oeil peu intelligent. Rassemblés dans un salon superclimatisé de l’hôtel - de manière à ne pas leur faire regretter le trois pièces de drap les Riches en question écoutent le discours de bienvenue prononcé par une très haute personnalité de la République, Auguste Denise. Discours simple et répétitif, disant presque littéralement : « vous êtes riches, çà veut dire que çà va bien, que la Côte d’Ivoire s’enrichit » !
Puis, le discours terminé, une armée de serveurs entrent avec des bouteilles de champagne - des centaines sans doute - les ouvrent bruyamment et mal en sorte que la moitié du breuvage se perd en jets de mousse que vous attrapez plein la figure. On boit et reboit sans conversation - ces Messieurs n’ont probablement rien à dire - mais avec beaucoup de rires sonores et stupides. Puis on s’en va. La fête des Riches est terminée. Ce type de classe dirigeante peut plaire aux racistes d’Europe et des Etats Unis, faire baver d’envie les Rastignacs de la petite bourgeoisie locale. Le peuple qui la subit la regarde comme étrangère, ce qu'elle est. L'intelligence ironique du peuple de Cote d'Ivoire se déploie à chaque occasion, comme l'illustrent les romans de Kuruma, mieux que les enquêtes dites sociologiques.
Abidjan est également le siège de nombreuses institutions africaines, ce qui me donnait par là quelques occasions supplémentaires de m’y rendre. La B.A.D. - Banque Africaine de Développement - y avait organisé une conférence sur les questions monétaires africaines, à laquelle on m’avait invité. C’est à cette occasion que le Président Houphouet nous avait reçus dans son Palais et que je bavardais avec la « drianké » dont j’ai rapporté le jugement sur les hommes « cons et riches » (plus haut page 11). Avant d’atteindre le jardin on passait par un grand hall dont un mur était décoré, si l’on peut dire, par une plaque d’or sur laquelle un projecteur était braqué. On regrettait d’avoir oublié ses lunettes noires, tant l’éclat de la chose éblouissait la vue. J’ai visité également plus tard l’absurde projet de Yamoussoukro - village natal d’Houphouet - promu future capitale, ses avenues larges comme des pistes d’atterissage d’aéroport ne conduisant nulle part, sa Basilique de marbre d’Italie - de la taille de Saint Pierre de Rome etc... C’était un dimanche et, pour fournir au service des auditeurs autres que la dizaine de touristes qui de toute façon n’en suivraient pas l’intégralité du déroulement, des cars avaient collecté une cinquantaine d’enfants des villages voisins. Une bande de curés - polonais et italiens à l’accent - nous ont fait visiter le monument, accompagnant leurs commentaires de réflexions racistes (ils n’imaginent pas qu’un « Blanc » d’apparence puisse ne pas partager leurs idées - j’ai « bénéficié » de ce traitement au Zaïre, à la Minière de Bakwanga dont je raconterai plus loin l’histoire - j’écoute toujours ces propos en silence, pour voir jusqu’où ils vont, quitte ensuite à dire en trois mots ce que j’en pense) etc. Je concluais donc notre visite par une phrase brève, à l’adresse du curé-guide : « Merci, en quelques instants vous parviendriez à rendre votre interlocuteur antichrétien et à le convaincre que la race blanche produit les spécimen les plus imbéciles de l’espèce humaine ».
Ce sont là des visages du capitalisme réellement existant dont on ne parle pas souvent. Ce sont même ces visages qui plaisent particulièrement à certains - un grand nombre des « techniciens » qui rodent en Afrique. L’un d’eux, un américain employé par la Banque Mondiale, ne soupçonnant pas non plus qu’un « Blanc » puisse ne pas être naturellement raciste, me disait qu’il n’y avait que deux pays « vivables » en Afrique : l’Afrique du Sud (c’était au temps de l’apartheid) et... la Côte d’Ivoire. Il est vrai qu’un ministre ivoirien qui avait eu l’audace d’aller en Afrique du Sud à l’époque, et était allé à match de football, avait accepté d’être « mis en cage » puisqu’à l’époque un grillage séparait les spectateurs blancs des noirs !
La question des relations économiques entre les pays de la CEAO (les pays francophones d’Afrique de l’Ouest) m’a valu d’accompagner le Président Senghor à un sommet d’Abidjan qui devait se prononcer sur la méthode de calcul des reversements des douanes des pays côtiers au bénéfice de celles des pays de l’intérieur. Senghor m’avait confié - dans l’avion - la lecture du dossier. Un exercice économétrique inutile pour légitimer une décision politique simple. Je donnais donc mon point de vue en disant que le « résultat » pseudo scientifique - modeste - pouvait être divisé par trois ou multiplié par six sans problème. Argument qui fut repris par le Président Senghor, au grand étonnement des technocrates contraints d’acqiesser. C’est à l’occasion de cette visite qu’on me dit que le Président Houphouet avait dit que ce que j’avais écrit dans mon livre sur la Côte d’Ivoire était juste, mais qu’il ne fallait pas l’écrire mais seulement le lui rapporter oralement... Lui sussurer dans l’oreille. Ce n’est pas la méthode que je préconise pour faire avancer la réflexion critique dans un pays quelconque, ai-je simplement répondu.
Les choses semblaient néanmoins commencer à changer en Côte d’Ivoire. La page du « miracle » tournée, j’ai eu la possibilité de le vérifier, invité par le GIDIS (une association indépendante de chercheurs en sciences sociales de la Côte d’Ivoire présidée par Memel Foté) en 1994 puis par le groupe du PNUD chargé des études futuristes en Afrique le NLTPS, dirigé à l’époque par José Brito, auquel a succédé Alioune Sall. A cette occasion des responsables de l’économie du pays m’ont consulté « comme un devin » ai-je dit en racontant cette histoire (plus haut page 86).
Le miracle ivoirien, comme presque toujours les miracles de ce type, devait produire une véritable catastrophe politique, son épuisement prévisible venu. La dépolitisation systématiquement entretenue par les illusions du temps de la prospérité ne préparait ni les classes populaires, ni les cadres – ceux de l’opposition inclus – à affronter les difficultés nouvelles. La Côte d’Ivoire ne s’est pas seulement enfermée dans l’impasse, elle s’est engagée sur la pente glissante d’un dérapage régressif qui s’exprime dans le discours démagogique dit de « l’ivoirité » et mobilise systématiquement l’hostilité aux « immigrés » (du Burkina Faso et du Mali) sans lesquels le miracle lui même n’aurait jamais pu prendre forme. Mais si Houphouet – parfaitement conscient du rôle décisif de l’apport de ces « étrangers » - avait opté de ce fait pour une politique d’assimilation juridique intelligente, son successeur – Konan Bédié – connu pour être remarquablement stupide, a choisi au contraire de flatter « l’ivoirité » des enfants « authentiques » du pays. Le coup d’état militaire qui l’a chassé en 1999 aurait pu faire espérer qu’un terme soit mis à ce dérapage odieux. Malheureusement le candidat dictateur – le général Guei, et derrière lui Laurent Gbagbo et les partis d’opposition ont opté pour la surenchère dans ce domaine.
La Côte d’Ivoire a sombré depuis dans des conflits sans fin dont il n’y a rien à attendre d’autre que l’auto destruction de la société. La dérive du Front Populaire Ivoirien ne m’a pas terriblement surpris, en dépit des espoirs placés trop rapidement par beaucoup dans la personne de son leader. J'ai appris un peu plus tard que Gbagbo appartenait à l'une de ces sectes protestantes dont les Etats Unis soutiennent l'installation en Afrique. Stratégie planifiée qui ne vise à rien de moins que d'annihiler tout espoir de sortie des impasses de la quart mondialisation du continent. Toujours est-il que les dés sont jetés et je ne vois pas comment un jour ce pays pourra être reconstruit. La Côte d’Ivoire a plongé comme je le craignais. Cela n'a pu surprendre que les économistes conventionnels - comme les professeurs français "spécialistes de l’Afrique" qui opèrent à Clermont Ferrant - qui proclamaient, en réponse à mes critiques du modèle ivoirien, que ce pays était sur le point de devenir une seconde Corée ! Incapables de comprendre ce que signifie la transformation sociale, ils ne pouvaient pas voir la stupidité de cet argument fourni par les patrons de la Banque Mondiale !
Le Kenya
Le développement économique du Kenya a été l’objet d’éloges aussi peu réfléchis que ceux adressés à la Côte d’Ivoire. Miracle, miracle, simplement parce que les exportations agricoles primaires enregistraient des taux de croissance élevés pendant quelques années. Du coup silence total sur les dictatures de Kenyatta, puis de Moi. Eloge de la stabilité, valeur à l’époque jugée supérieure. Concernant le Kenya, au départ déjà doté d’un peu plus d’établissements industriels que la Côte d’Ivoire, le discours devenait dythirambique; voilà un pays où se constitue enfin, disait-on une bourgeoisie nationale entreprenante, au nom de quoi tout le reste paraissait acceptable, des inégalités sociales crapuleuses entre autre. Des équipes d’économistes de la gauche repentie, britanniques de la New Left Review et Scandinaves ex tiers mondistes naïfs ralliés au libéralisme (comme Goran Hyden) y voyaient la preuve de l’erreur de la thèse de la polarisation mondiale capitaliste etc... Résultats bien maigres accomplis par cette bourgeoisie nationale entreprenante, qui diffère si peu de la bourgeoisie compradore qu’il faut une loupe pour en distinguer l’originalité positive. En fait aujourd’hui le tourisme tant de plages que de safaris dans les réserves naturelles tend à devenir la ressource principale du pays. Magnifique !
Nairobi est une capitale qui abrite un nombre important d’institutions africaines et internationales, comme l’UNEP (l’organisation de l’ONU pour l’environnement), l’Académie Africaine des Sciences (qu’animait le professeur Thomas Odhiambo); elle dispose d’une bonne université (Dharam Ghai, directeur de l’UNRISD par la suite, Peter Anyang, Michael Chege, Apolo Njonjo et d’autres ont souvent été actifs dans les réseaux du Forum). Le mouvement des femmes est ici particulièrement actif dans le milieu universitaire (animé entre autres par Patricia Mac Fadden). Le milieu intellectuel kenyan est néanmoins, à l’image du pays, partagé en trois grands groupes culturels, celui des Kenyans d’origine indienne, progressivement poussés vers la porte de sortie de l’émigration, celui des Africains appartenant aux grandes ethnies de l’intérieur (Kikuyu et Luo) et celui des Swahili musulmans de la côte, souvent attirés par le discours culturaliste « marquant la différence » qui les sépare des majorités paysannes et ouvrières. Ali Mazrui - idéologue du culturalisme - est de ce fait plus populaire aux Etats Unis, où il existe un public friand de spécificité culturelle, que dans son propre pays. Car les autres, comme notre collègue et ami Abdallah Bujra, qui a été Secrétaire exécutif du CODESRIA, n’ont jamais versé dans ce type de rhétorique. Le Forum a organisé en 1993 un de ses groupes de travail au Kenya, près de Mombassa.
La tenue du Forum social mondial à Nairobi en 2007 devait nous faire connaître l'autre face de la réalité: les mouvements populaires de résistance, mobilisés par Wahu Kaara, une femme d'une grande éloquence populaire. Mais ces mouvements restent dans l'ensemble englués dans le pragmatisme anglo saxon, mal préparés pour comprendre la nature des défis.
Le Malawi
J’ai eu l’occasion de visiter le Malawi en 1997, alors que la page de la dictature de Banda était tournée et qu’une équipe locale du Forum du Tiers Monde – animée par Chinyama Chipeta et Mjedo Mkandawire, conduisait un travail important, faisait le bilan du « miracle » raté (un de plus) et avançait des propositions alternatives. Le « miracle » était fondé sur une recette simple : mettre toutes les ressources du pays au service exclusif de l’expansion du secteur agro exportateur de tabac, au profit des gros exploitants – colons et nationaux – et des oligopoles transnationaux de la cigarette, ce qui évidemment provoquait l’enthousiasme délirant de la Banque mondiale. Que ce « succès » impliquait la dégradation de la production vivrière, l’appauvrissement des majorités paysannes, l’exercice de la dictature violente d’un « parti unique » (mais fort heureusement anti socialiste !) ne gênait en aucune manière ceux là même qui plus tard allaient inaugurer les nouveaux discours sur « la pauvreté » et la « démocratie pluripartite ».
Le gouvernement issu des élections, dans ces conditions, ne tente rien d’autre que de poursuivre la politique économique de la dictature, quand bien même celle-ci était-elle déjà visiblement à bout de souffle. Comme en Zambie l’option démocratique n’est acceptable – pour le capital transnational dominant et les chancelleries occidentales – que si elle ne propose rien de nouveau et accepte de se soumettre intégralement aux objectifs de la mondialisation libérale. La déception des électeurs s’exprime alors par des blagues désabusées : « on regrette le parti unique, car on savait à qui s’adresser, combien donner et on était assuré du résultat, tandis qu’avec le multipartisme on ne sait plus à qui parler, on paie davantage et on n’est même pas sûr du résultat » !
Mais si les sociétés du Kenya et du Malawi sont parvenues à offrir un front de résistance minimal aux assauts du libéralisme compradore, il n’en est pas de même d’autres sociétés africaines, plus fragiles et plus vulnérables, qui ont sombré corps et âmes dans une spirale conduisant à la désintégration totale de leur tissu social. C’est le cas évident pour la Sierra Léone, le Libéria, le Rwanda et le Burundi, la Somalie.
3. LES SABLES MOUVANTS DES EXPERIENCES NEO COLONIALES
L’Afrique Centrale
L’Afrique centrale est caractérisée par la violence de sa vie politique. L’explication la plus courante - par le tribalisme, ou même à la limite par la « sauvagerie » de ses peuples, c’est à dire par le racisme banal mal déguisé - ne tient pas la route. Elle passe sous silence les destructions incroyables dont la colonisation est responsable dans la région. Catherine Coquery, en mettant l’accent sur les formes particulières de l’intervention coloniale – par « compagnies concessionnaires» interposées - faisait mettre le doigt sur l’essentiel : l’incroyable désarticulation de ces sociétés faibles et vulnérables par le pillage colonial, qui a été lui, ici, particulièrement primitif. En plein XXe siècle des pratiques rappelant celles qui au XVIe siècle ont décimé les sociétés indiennes d’Amérique. André Gide - retour du Congo - a décrit, avec tout son talent, l’horreur de cette colonisation. Déssosées, les sociétés de la région peuvent alors être mises en coupe réglée par un criminel de bas étage (comme Mobutu) ou un pitre (comme l’Empereur Bokassa ou Fulbert Yulu), sans que les media dominants ne rappellent l’essentiel : que ces criminels et ces pitres sont les meilleurs « amis » de l’Occident, souvent mis en place et maintenus par ses interventions financières ou même militaires. Mais la région, du même coup, est celle d’explosions potentiellement radicales parmi les plus violentes de notre monde moderne. Ce n’est pas un hasard si le Cameroun a donné l’UPC, le Congo-Brazzaville des espoirs socialistes, la république démocratique du Congo (baptisée Zaïre par Mobutu) une série ininterrompue de rebellions paysannes. Mais ce n’est pas un hasard non plus si toutes ces potentialités ont pu être étouffées. Pitres pauvres, pitres riches (financièrement). Dictateurs dans tous les cas, parfois à la limite extrême du crime. A la violence sauvage des classes dirigeantes j'oppose sans hésitation l'intelligence des formes multiples de résistance que les peuples dans leur majorité (en ignorant les petites cliques d'agents d'exécution recrutées par les pouvoirs aux abois) déploient pour en limiter les dégâts.
J’étais directeur de l’IDEP lorsque me parvint à Dakar une invitation curieuse du Président du Gabon - sans indication de motif autre que « consultation spéciale ». Je réfléchis; j’accepte. Voyage en première, tapis rouge à l’arrivée, conduit dans une villa, mais toujours aucune indication sur le sujet de la consultation. L’ami Ntogolo à qui je téléphone l’ignore lui même bien que, responsable au Plan, je pouvais le soupçonner (à tort) d’être à l’origine de la mission. Vous serez reçu demain matin à dix heures par le Président et connaîtrez l’objet de la mission à temps. Entendu. Le lendemain à neuf heures on vient me chercher, m’installer au Palais dans un bureau attenant à celui du Président et on me dit : « questions monétaires ». Je réfléchis dix minutes puis on vient m’installer dans le bureau présidentiel, sur un canapé bas, face à un bureau élevé sur une estrade. « Le Président », hurle un huissier. Je me lève. Le Président apparaît. Je commence : Monsieur le Président, s’agissant de questions monétaires... et amorce un cours simplifié sur le système de la zone franc. Le Président m'arrête et me dit: Ce n’est pas cela qui m’intéresse. Puis- je avoir mon portrait sur les billets de banque ? Monsieur le Président, sur les billets de banque on peut imprimer ce qu’on veut, cela ne modifie rien à aucun problème monétaire. C’est bien ce que je pensais et vous remercie de me le confirmer, mais les Français m’ont dit le contraire. Monsieur le Président ils vous ont trompé. Trois mois plus tard le Gabon émettait ses billets CFA décorés par le portrait de son Président.
J’ai été, avec Isabelle, en République Centrafricaine en 1972. Jean Bedel Bokassa n’y était encore que Président à vie. La mascarade ultérieure de son couronnement impérial a donné lieu à un débordement facile de commentaires ridiculisant le peuple de ce pays. Sans dire que l’Empereur avait renversé un régime à peu près normal - celui de Dacko - qui avait seulement eu l’idée saugrenue de faire appel à l’aide de la Chine populaire, et que le soudard de la coloniale était l’ami de Paris. Sans dire non plus lequel des deux était le plus méprisable, du soudard en question, ou du Président français, acceptant ses diamants ou jouant au Tartarin chassant le lion (on amène dans ces chasses glorieuses des lions drogués à trois mètres de leur bourreau). Le peuple centrafricain lui est un peuple de paysans fins, qui fabriquent des poteries pleine d’humour, et - à juste raison - ne font pas de distinctions majeures entre un Président autocrate ou un empereur du même acabit. Nous avons connu un centrafricain malade, hospitalisé par le coup que le ridicule de son Empereur infligeait à son peuple. Combien de Français ont été malades des pitreries de leur Président à Bangui ?
Le Cameroun subit, depuis l’écrasement de la rébellion de l’UPC par l’armée coloniale française, une dictature sauvage ininterrompue depuis quarante ans. Qui n’a jamais beaucoup gêné les démocrates officiels de l’Occident. Guère plus que celle de Suharto. A Ahidjo a donc succédé presque pire avec Biya, présenté néanmoins comme le héro de la nouvelle « démocratie » (une véritable farce donc). L’IDEP a néanmoins organisé un bon séminaire à Douala, en 1974, en collaboration avec l’I.P.D. (Institut Panafricain de Développement), habilement dirigé à l’époque par Cosme Dikoumé. Une Institution chrétienne qui formait des cadres moyens pour le développement rural. Le meilleur milieu possible dans ce pays, le pouvoir s’étant employé avec succès à empêcher l’Université de franchir le seuil de la plus grande médiocrité. Les produits de cet enseignement sont évidemment plus faciles à domestiquer, acheter, coopter, corrompre, ou simplement terroriser.
Dans une autre occasion je parcourrais en voiture le pays de Yaoundé à la frontière du Tchad. Fort Lamy de l’époque était atroce. L’intervention française, avant celle des Lybiens au Nord, battait son plein. Ville occupée par des soudards de la Légion, ivres et gueulards. Les Tchadiens rasaient les murs en silence.
Le Congo-Kinshasa
La décolonisation ratée par les Belges, la République démocratique du Congo a été de 1960 à 1963 le champ de déploiement d’un duel tragique. Le mouvement de libération nationale ne s’était constitué ici que tardivement et s’était donc radicalisé dans des conditions difficiles, autour de Patrice Lumumba. Les cadres manquaient cruellement. Il n’y avait au Congo en 1960 que 9 congolais qui avaient fait des études supérieures, dont 6 en théologie. Il y avait à Brazzaville cinquante fois plus de cadres supérieurs pour un pays douze fois moins peuplé ! Le mouvement de libération nationale unitaire hâtivement constitué se heurtait donc à des forces régionalistes et ethnicistes centrifuges et à des projets néo-coloniaux manipulés par Bruxelles. Les Baluba étaient appelés par leur leader Albert Kalongi - qui se fit proclamer Empereur - à créer leur Etat au Kasaï, autour des mines de diamant, Tshombe faisait sécession au Katanga, non pas sur une base ethnique quelconque impossible dans cette province peuplée par des migrants de tout le pays mais pour placer son Etat fantoche sous la coupe directe des compagnies minières du « Copper Belt ». Bruxelles soutenait ces mouvements mais en même temps comptait bien parvenir à imposer ses hommes à la tête du courant unitaire et se débarrasser de Lumumba. Mobutu, qui avait commencé sa carrière comme indicateur de police, était choisi à cette fin. Le chaos était le produit de ces confrontations. Parallèlement, et indépendamment des mouvements ethnicistes, les paysans se rebellaient dans plusieurs provinces du pays. Comme toujours les rebellions paysannes apparaissent comme régionalistes parce qu’elles se répandent au sein d’une population fixée à leur région. Mais par leur idéologie et leurs revendications ces rebellions n’avaient rien d’ethniques; elles étaient paysannes par le contenu de leurs objectifs. Telle fut en particulier celle du Kwilu, dirigée par Mulele, comme aussi celles de l’Est du pays.
Nous suivions attentivement ces évènements graves. J’ai visité la République Démocratique du Congo à de nombreuses reprises à cette époque. La nouvelle université, encore appelée Lovanium succursale de Louvain - était un lieu bouillonnant d’activité. Peu après la reddition du Kassaï je décidais d’aller voir sur place en 1967. Fort peu de personnes parmi les cadres de l’Etat avaient osé se rendre à Mbuji Mayi, la capitale nouvelle fondée par les Baluba aux pieds de la colline de Bakwanga. Découverte incroyable. La ville avait été construite à la va que je te pousse, sans aucun plan urbain, bien qu’elle avait déjà 300.000 habitants. Chaque immigrant avait consulté un devin qui lui avait dit : le diamant est là en dessous. Il construisait sa case sur le lieu, et commençait à creuser un puits de mine dans sa cour.
L’hôtel: des chambres autour d’une grande cour carré, un « bar dancing » assez gigantesque. Dans celui-ci un beau fauteuil, un autre défoncé, et des chaises. Je tente de choisir le bon fauteuil. Non me dit la patronne il est réservé pour le gouverneur qui vient plus tard. Pour vous, hôte de marque, le défoncé. Tard le soir - vers dix ou onze heures - arrivent les marchands de diamants, à la queue leu leu, grands et forts, en grands boubous, le dernier - un petit maigre - portant une énorme serviette de cuir neuf. Ils s’assoient tous sur un même banc. On leur apporte des limonades, à tous les autres – les Congolais- de la bière, au gouverneur « le grand plateau » (trois bouteilles de whisky, six de bière etc...), à moi « le petit plateau » (une bouteille de whisky, deux bières). Les Congolais sont des mineurs qui viennent vendre leur diamant. La mesure est une bouteille de coca cola (il s’agit de diamant industriel brut). Les marchands examinent la marchandise puis décident du prix qu’on paie en coupures sorties de la serviette de cuir. Le vendeur passe chez le gouverneur et lui verse son pourcentage (3 %). Peu à peu la séance s’anime. Beaucoup de vendeurs, enrichis, font monter les prix de la bière qu’une armée de femmes et jeunes filles, qui ont envahi les lieux, viennent solliciter. L’inflation heure par heure, musique, danse joyeuse. Les marchands sont repartis dès les opérations d’achat terminées. Je bavarde donc avec le gouverneur et avec quelques mineurs heureux. Le gouverneur m’explique que la redevance de 3 % ne lui revient pas (du moins intégralement). Il lui faut payer des fonctionnaires que Léopoldville oublie, et peut être (je le devine) reverser quelque chose à la capitale. Mon calcul me permet de parvenir au résultat que même s’il ne garde qu’un tiers ou un quart de la redevance sa fortune est garantie en un an. Quant aux mineurs ils sont « chanceux » comme on disait là bas, ou pas. La mine artisanale est effroyable. Beaucoup y perdent la vie. Je calcule que si le produit de la vente est distribué au hasard, l’inflation nocturne redistribue largement le revenu. Le matin, ivres, la plupart des chanceux repartent aussi pauvres qu’à leur arrivée - ils ont réglé des dettes, « prêté » à des voisins, parents et autres, payé des sommes importantes aux « entraineuses ». En somme toute la ville a bénéficié des ventes de la soirée.
J’ai également visité la Minière de Bakwanga. Toute autre chose. Un véritable camp de concentration. Fils de fer barbelés, surveillance par hélicoptères pilotés par des mercenaires armés qui tirent à vue sur quiconque tenterait de pénétrer. Un coron belge, parfaitement rond, avec en son centre l’Eglise et la salle communale. Les travailleurs de la mine étaient recrutés garçons adolescents dans les villages, quasiment achetés à leurs parents (prix : une bicyclette en général), vaguement instruits et formés au travail par des curés. Ils sont là pour leur vie entière. Des jeunes filles provenant de leurs villages d’origine sont importées à leur tour pour leur être offertes en épouses. Celles-ci estiment mener une vie heureuse : eau courante et le moulin de la compagnie leur livre le manioc moulu; libérées des deux corvées majeures. Distractions ? Après la messe du dimanche, des films éducatifs style « le miracle de Sainte machin ». Et les beuveries de bière. A l’âge de la retraite les vieux sont renvoyés dans leur village d’origine, avec un petit cadeau - quelques sous (très peu), une bicyclette. A distance du coron l’ensemble des villas des cadres belges. Reçu par le directeur j’entends donc le discours raciste d’usage. Pas de commentaires de ma part, je voulais tout visiter jusqu’au bout.
A Kinshasa, en 1972, les soirées, toujours invités par les collègues et amis du campus, on discutait de tous ces problèmes. En premier lieu des rébellions paysannes sur le sujet desquelles Benoit Verhaegen et Lemonnier étaient intarissables. J’ai appris beaucoup de choses dans ces discussions. J’ai complété mon information plus tard, en rencontrant Mulele à Brazzaville. Mulele a été honteusement livré à Mobutu et exécuté. Les dessous de l’affaire restent obscurs. Mulele m’avait fait l’impression d’un véritable leader populaire, posé, connaissant très bien les revendications de son peuple paysan, leurs points forts et leurs faiblesses. Peut être était-il optimiste en pensant que le noyau de sa rébellion pourrait devenir le « Yenan » du Congo, son armée de maquisards la future armée populaire de libération. J’ai rencontré plus tard, à Dar es Salaam dans ses grands jours quelques uns des « politiciens lumumbistes », réfugiés en Tanzanie après la chute de leur gouvernement de Kisangani - Soumialot et d’autres. Mon impression était plutôt négative. Ils menaient joyeuse vie, financés par qui ? Ils étaient de véritables politiciens urbains, bien au fait de la « grande politique », des manoeuvres et propositions des puissances et des Etats africains amis (sur lesquels ils comptaient trop facilement), mais peu intéressés, me semblait-il, par les problèmes de leur peuple. Quelques uns parmi eux pourtant exprimaient le désir de « faire quelque chose », c’est à dire d’ouvrir un front et d’établir des maquis dans l’Est du pays. Kabila était de ceux là. Le Che a porté sur lui et ses amis un jugement négatif comme on le sait maintenant. Le mien l’était moins : je mesurais la distance qu’il peut y avoir entre le souhait d’établir un maquis et la difficulté à le faire d’une manière efficace. Ce n’était pas tout à fait de leur faute si les visions stratégiques restaient floues.
Le pouvoir de Mobutu s’enfonçait progressivement à la fois dans l’autocratie corrompue et dans le néant institutionnel. L’homme ne se contentait pas de piller son pays, amassant une fortune personnelle égale à la dette extérieure du Zaïre. La Banque Mondiale et le FMI n’ont pas suggéré que s’il offrait en cadeau cette fortune qu’il n’avait pas reçu en héritage de ses parents le problème de la dette serait réglé. Mobutu avait choisi la stratégie de la terre brulée. Détruire tout, toutes les institutions, à commencer par les universités. Au point que quelques années plus tard il était devenu inutile de s’y rendre : personne à voir. Tous les intellectuels valables avaient été contraints de choisir l’exil. Les autres étaient devenus des portes serviettes du Président, largement récompensés financièrement. Mais Mobutu avait également détruit toute forme d’administration du pays. Les zones rurales abandonnées à l’autoconsommation, sans plus ni écoles, ni hôpitaux; libérées de l’impôt peut être - mais pas des exactions de l’armée - mais aussi des services les plus élémentaires. L’Est du pays - Kivu et lac Tanganyka - vivait de son commerce « illégal » avec l’Afrique orientale. Sans être en rebellion active, la région échappait à Kinshasa. Le régime de Mobutu vivait, lui, des redevances ponctionnées sur les enclaves minières, complétées par les soutiens financiers de l’Occident, peu regardant à son égard. Cela suffisait pour entretenir une garde prétorienne et alimenter un monde de politiciens corrompus, tous établis à Kinshasa, n’ayant aucune base dans le pays réel. Les futurs « démocrates ».
L’effondrement était prévisible. Le régime était pourri jusqu’aux os. Il a suffi d’une chiquenaude pour qu’il disparaisse de la scène. L’occasion s’est présentée en rapport avec le drame rwandais. Après le génocide organisé par le pouvoir néocolonial dit hutu - soutenu jusqu’au bout par les Puissances occidentales - France et Belgique en particulier - l’armée des assassins étant contrainte de s’enfuir devant celle de la libération (peu importe ici que celle-ci ait été en fait minoritaire - largement composée de Tutsi réfugiés en Ouganda - et soutenue par les capitales de l’Est africain) passait la frontière pour s’établir au Kivu. Le plan d’un retour offensif de cette armée, soutenue de l’extérieur à partir de la base française de Bangui, constituait une menace réelle. Goma, la petite ville zaïroise du Kivu, était la clé stratégique du système. Pourquoi ne pas la prendre - ou la libérer - et du coup isoler l’armée hutu du génocide de la frontière du Rwanda ? Les dirigeants de l’Afrique de l’Est - Ouganda et Tanzanie - ont pensé cela possible. L’histoire leur a donné raison. Kabila ne disposait-il pas de la base d’un petit maquis dans la région ? Avec une petite armée ne pourrait-il pas s’emparer de Goma ? Le coup réussit avec une facilité étonnante qui pourtant ne devrait pas surprendre. Avec quelques hommes armés il entrait dans Goma. Au premier coup de fusil l’armée de Mobutu décampait non sans avoir au préalable pillé la population qu’elle était chargée de défendre. Pas étonnant que Kabila y ait été reçu en libérateur, bien que personne ne savait qui il était et ce qu’il voulait. Puisque c’est si facile, pourquoi ne pas continuer la marche jusqu’à Kinshasa ?
La libération, réalisée dans ces conditions, comporte des limites et pose problème. Elle n’a pas été le fait d’un combat de masses révoltées. Elle a été accueillie favorablement, parce que personne dans le peuple congolais n’aurait défendu l’ignoble régime de Mobutu, regretté seulement par ses supporters occidentaux. Mais à Kinshasa les manoeuvres politiques peuvent reprendre leur cours : les politiciens corrompus qui dominent la ville (mais pas le pays), reconvertis en vitesse du mobutisme à la « démocratie », offrent aux puissances étrangères un terrain idéal pour couper court à toute velléité de changement sérieux. Kabila lui même et son petit état major d’amis longtemps exilés peuvent être tentés par l’appel inexorable de l’autocratie, que seule l’organisation rapide de forces populaires autonomes pourrait éviter. Ou croire pouvoir jouer les Puissances les unes contre les autres; et puisque Mobutu était l’enfant chéri de Paris, jouer la carte américaine.
Installée à Kinshasa Kabila était interpelé par des problèmes que ni lui même et son équipe ni le peuple congolais dans son ensemble n’étaient prêt à affronter : hostilité systématique de la classe politique kinoise, qui avait été bénéficiaire des largesses de Mobutu mais joue désormais la « carte démocratique » ( !), avec l’appui des puissances occidentales désireuses de faire oublier leur soutien au dictateur déchu; apathie du peuple congolais dépolitisé par trente cinq ans de dictature sanglante; intervention des armées alliées de Kabila à l’origine (Rwandais Tutsi et Ougandais) qui poursuivent leurs objectifs propres (détruire les réserves militaires Hutu), par des moyens au demeurant discutables. La double intervention des pouvoirs de Kampala et Kigali d’une part (auxquels s’est ralliée l’Afrique du Sud) et de ceux qui ont choisi de soutenir Kabila (l’Angola et le Zimbabwe) pose problème.
Kabila a choisi d’être le chef du Congo dans sa totalité et d’en préserver l’unité, non celui d’un groupe ethnique-régional de l’Est congolais auquel il appartient par hasard. Un choix qu’on ne peut qu’approuver. En effet le Congo aurait pu éclater et il ne manque pas d’esprits malveillants dans les cercles diplomatiques occidentaux qui le souhaitent et croient pouvoir légitimer leur comportement en reprenant à leur compte les discours sur « l’ethnicisme primordial en Afrique » dont se gargarisent quelques anthropologues attardés et que répètent sans examen les médias dominants. En fait le peuple congolais a donné une belle leçon sur ce plan, refusant d’entrer dans le jeu et sauvegardant l’unité du pays et son avenir.
Le bloc Kampala – Kigali choisissait par contre la carte de l’éclatement du Congo, moyen – dans leur esprit – de garantir leur « sécurité ». L’UNITA du triste Savimbi se rangeait à leurs côtés, pour des raisons faciles à saisir; comme Lissouba aux abois à Brazzaville. Que l’Afrique du Sud se soit jointe à eux laisse pantois. Dans une étude sur les alternatives relatives à la régionalisation en Afrique australe Hein Marais, coordinateur du Forum pour la région, conclut que Pretorira considère que ses voisins africains constituent sa zone d’expansion privilégiée, reproduisant le modèle de développement régional inégal traditionnel. Le titre même de cette étude (« Reinforcing the mould » - « renforcer le moule ») résume les conclusions de cette analyse. Le ralliement à ce camp d’opposants à la dictature de Mobutu aussi sérieux que notre ami Wamba Dia Wamba, leur débarquement aérien à Matadi, laissent tout également pantois. On comprend que l’Angola du MPLA et le Zimbabwe soient venus au secours de Kabila, c’est à dire aient opté pour le maintien de l’unité congolaise.
Cela étant la situation reste dangereuse, tant les effets dévastateurs du régime de Mobutu ont été dramatiques. Des phénomènes graves signalent le désarroi du peuple : le refuge dans des sectes dites de « salut » qui prolifèrent plus que jamais sous la conduite de télé-prédicateurs de tonalité américaine en est le témoignage évident. Ces sectes qui prêchent la soumission dans l’attente de l’apocalypse font bien entendu le jeu des forces réactionnaires. Elles se situent aux antipodes de ce que sont ailleurs les théologies de la libération. D’un autre côté un glissement autocratique du nouveau pouvoir est loin d’être à exclure.
La tragédie est le produit de la dictature sanglante de Mobutu. Celle-ci est parvenue à détruire - pour un temps - le potentiel d’un peuple tout entier. Situation analogue ailleurs, chaque fois que le mouvement populaire a été écrasé dans un bain de sang. La destruction de l’UPC au Cameroun, celle des Mau Mau au Kenya ont garanti pendant trois décennies ou plus la stabilité dans une étonnante médiocrité. La dictature de Suharto, édifié sur les cadavres de 500.000 victimes, est un succès du même genre. Ce n’est que lorsque l’échec économique et social de ces régimes néocoloniaux mis en place avec le soutien actif de l’Occident met un terme à leur stabilité apparente que les diplomaties des Puissances redécouvrent les vertus de la démocratie dont ils n’avaient probablement pas remarqué l’absence pendant trente ans ! La démocratie dans ces conditions ne leur parait pas bien dangereuse. Elle peut être le moyen de continuer à faire la même chose, de gérer la crise et de faire obstacle à l’organisation des classes populaires. La longue série des échecs et des blocages que j’ai évoqués dans les pages qui précèdent pourrait inspirer le plus grand pessimisme. Soit que les potentialités de peuples entiers aient été systématiquement détruites (Cameroun, Zaïre, Kenya), soit que les projets de libération et de progrès social se soient enlisés dans un populisme dont ils n’ont pas préparé le dépassement (Mali de Modibo, Guinée, Ghana de Nkrumah, Congo Brazzaville du PCT), soit enfin que les chances de reprise du mouvement se heurtent à une conjoncture mondiale hostile à l’extrême (Ghana de Rawlings, Mali de Konaré). Cela n’a pas empêché que les vagues du mouvement populaire se soient succédé sur tout le continent, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest tout le long des quarante dernières années.
S’il en est ainsi c’est parce que la solution néocoloniale est elle aussi en crise, et même en crise permanente. Ce n’est pas seulement la libération nationale et le socialisme qui ont essuyé une série d’échecs indéniables. L’alternative capitaliste, et singulièrement sa forme compradore, est, elle, une fausse alternative, inacceptable et inacceptée, rejetée par les peuples. Lorsque les circonstances permettent la poursuite de son projet la crise et l’effondrement sont encore souvent bien plus graves, conduisant parfois à la dissolution totale de la société et de l’Etat.
Le Niger et le Nigeria
Le Niger est le produit d’un découpage colonial passablement absurde. De surcroit il n’est jamais parvenu à sortir des sentiers épuisés de l’extraversion coloniale pauvre. S’il n’est pas entré en décomposition - une menace permanente dont il serait dangereux d’oublier la réalité - c’est grâce à la sagesse de son peuple et aussi de beaucoup de ses dirigeants. Mais il a été à un doigt d’en être la victime, il y a quelques années, lorsque soufflait le vent dit de « démocratie ». Le pluripartisme se soldait alors rapidement par la formation de petits groupes de prétendants au pouvoir, tous réduits à des clans de politiciens petits bourgeois urbains, cherchant à se créer une clientèle sur une base ethnique et régionale en passant notamment des alliances avec des notabilités rurales douteuses. Le coup d’état des militaires qui a mis un terme à ce jeu - fort heureusement sans répression interdisant la poursuite des débats - m’est apparu (comme à de nombreux amis politiques nigériens) une opération en définitive salutaire. Car la démocratisation nécessaire - condition incontournable d’un progrès hors des sentiers battus - ne se résume pas dans le choix entre l’autocratie du parti unique et le pluripartisme de pacotille.
J’ai découvert le Niger pour la première fois au cours des années 1960. L’ONU était responsable d’une étude de la viabilité d’une grande route transsaharienne. Un groupe de trois « experts » avait été constitué pour cette tâche comprenant Alain Savary, moi même et un ingénieur des routes autrichien dont j’ai oublié le nom (il avait été chasseur de tigres au Bengale). On avait mis à notre disposition un petit avion - 4 places - avec lequel nous avons parcouru toute la lisière Sud du Sahara, de Dakar à Fort Lamy en passant par Saint Louis, Kaedi, Kayes, Bamako, Mopti, Gao, Niamey et Zinder. Ballade splendide - on volait entre 500 et 1000 mètres, paysages vus mieux même que par la route. A Niamey nous fûmes reçus par Boubou Hama, avec toute la délicatesse propre aux grands du Sahel : pas de discours fatigants à l’arrivée à l’aéroport, conduits directement dans une villa pour nous permettre de nous laver, de nous reposer, de déguster (du caviar !) et de boire (du champagne !) avant le méchoui de réception à la tombée de la nuit. Echanges de vues avec cet homme cultivé qui souhaitait le rétablissement des rapports historiques entre les peuples qui bordent le Sahara au Nord et au Sud, des rapports détruits par la colonisation, laquelle avait réorienté les échanges du Sahel en direction exclusive de la côte du Golfe de Guinée.
Notre rapport était assez simple à rédiger, et en fait n’aurait pas nécessité le type de promenade que nous avions effectuée. Mais l’argent international doit être gaspillé pour le prestige. Et je ne regrette pas cette magnifique ballade. Nous disions donc simplement que trois bonnes liaisons routières Nord Sud à travers le Sahara se justifiaient, même si les concepts de développement extraverti dominants en rendaient l’usage immédiat fort limité. Mais ces concepts n’étaient ni les nôtres, ni ceux des pays concernés - officiellement tout au moins. Un jour viendrait où la mise en oeuvre réelle d’une intégration africaine, fut-elle à géométrie variable, corrigerait les distorsions de l’héritage colonial. Alors la route transsaharienne remplirait des fonctions analogues à celles des chemins de fer transcontinentaux d’Amérique du Nord et de Russie. Bon sens historique sans plus.
Dans une autre occasion Isabelle et moi avons eu le plaisir d'une tournée à travers tout le pays, guidés par Michel Keita, qui nous a conduit jusqu'au coeur de l’Aïr. L’Aïr, dans le désert du Niger, est l’une des régions de la planète non seulement parmi les plus superbes - à mon goût - mais encore unique. Au fur et à mesure que le Sahara se desséchait, une faune et une flore des ères anciennes, disparus ailleurs, s’y concentraient. On y voit donc, à côté de chutes d’eau inattendues dans cette partie du monde, une végétation sans pareille ailleurs.
J’avais eu à Paris Vincennes, à la fin des années 1970, un groupe d’étudiants africains d’une qualité splendide : Oumar Blondin Diop, Michel Keita, Abdussalam Kane, Alioune Sall. Intelligents, curieux, cultivés, politisés; ils ont hélas eu, pour trois d’entre eux, des destins tragiques. Blondin a été tué par ses gardiens en prison à Gorée, Kane s’est tué dans un accident d’auto au Mali, Keita est mort brûlé dans sa voiture qui transportait une bouteille de gaz qui a explosé. Je me souviens avoir eu à faire passer un oral à Michel Keita, à Vincennes. Je connaissais si bien ses capacités que l’examen me paraissait être une formalité inutile. Je lui dis donc d’emblée sans l’interroger : combien je te donne, 18 ou 20; allez vite; j’aime mieux consacrer davantage de temps à ceux des étudiants qui ont besoin qu’on vérifie plus sérieusement s’ils en savent plus qu’il ne paraît, ceux que la timidité paralyse par exemple. Modeste, Michel me dit : oh ! 18 c’est merveilleux.
Sur la route de l’Aïr, à la tombée du jour, nous pensons qu’il faut commencer à réfléchir au campement nocturne. Rien à l’horizon. Sauf, voilà, trois chameliers en vue. Cap sur eux. On descend de la voiture, longues salutations d’usage - il faisait un froid de canard, de Sahara montagneux. Michel s’essaie dans toutes les langues, nombreuses, qu’il connaît : Haoussa, Targui, moi en arabe. Malicieux, les Touaregs restent silencieux et nous laissent nous enferrer. Puis, dans un superbe français, l’un d’eux dit : « Nous ne connaissons pas les lieux, nous sommes ici en week end ». Ils nous ont quand même aidé à trouver un vague gourbi où, entassés et partageant nos couvertures, nous avons passé la nuit pas véritablement au chaud. Ils nous ont également offert de superbes crêpes à la mode Touareg. Un délice, surtout quand on est affamé. Au départ le matin nous avons croisé sur la piste une belle jeune femme endormie à côté de sa chamelle et de son chamelon. Un tableau superbe. Parvenus au terme du périple, dans le chef lieu administratif, reçu avec grande hospitalité, on nous offrit ce que l’on donne à manger aux affamés : une pâte épaisse faite de dattes, amendes, fromage sec bien pilés ensemble. Délicieux mais un bloc dans l’estomac qui vous nourrit pour trois jours. Il suffit de boire dessus du thé toutes les deux heures pour que celui-ci dissolve lentement la réserve alimentaire qui apporte à votre sang tout ce qu’il faut pour survivre... Mais n’étant pas de l’espèce des bédouins qui ne mangent que de temps en temps, comme leurs chameaux, nous en avons trouvé la digestion pénible. Sur la route également il y a, au pied de l’Aïr, la mine d’uranium du Commissariat Français à l’Energie Atomique. Visite de ces lieux terribles où les mineurs sont rapidement contaminés par les radiations. Mais aussi visite d’un jardin absurde, une serre climatisée pour permettre au jardinier français de ne pas trop souffrir de la chaleur. On y cultive des tomates, au prix de revient le plus cher du monde, destinées à la consommation des cadres du lieu. Les Touaregs bien sûr, cultivent des tomates au soleil, et leurs femmes les vendent sur le marché !
J’ai également été invité en 1969 par le Président Hamani Diori, qui imaginait souhaitable une réforme du système monétaire de la zone CFA-franc français. Diori savait que j’étais l’une des rares personnes qui partageait ce point de vue et connaissait pas trop mal les problèmes économiques des pays de la région. Mes opinions sur le sujet sont connues et j’en ai fait d’abord un exposé des principes essentiels. D’abord que la gestion monétaire ne constitue jamais l’aspect premier des problèmes, elle vient en aval, non en amont, des choix sociétaires fondamentaux et des stratégies économiques qui leur correspondent. Ensuite que si les pays concernés voulaient rompre avec le modèle colonial extraverti et s’engager dans la voie d’un développement autocentré tant aux échelles des Etats qu’à celle de la région (en mettant en œuvre une intégration réelle à cette échelle), le système de la zone franc tel qu’il existait ne conviendrait pas. J’avais bien sûr l’intention d’aider à la réforme, non de proposer « tout ou rien ». Je développais donc un projet qui me paraissait acceptable dans le sens qu’il ouvrirait des marges de mouvement pour ceux des pays qui amorceraient un développement social plus marqué comme pour l’amorce d’une intégration régionale, sans gêner les autres. Dans ce sens également que dans la métropole française et au sein de la communauté européenne on pourrait trouver des alliés soutenant le projet, inacceptable seulement pour les ultras nostalgiques de la colonisation. Le projet envisageait donc des monnaies nationales pour chacun des pays du groupe, des taux de changes fixes mais révisables entre ces monnaies et le franc comme entre elles. Je pensais en effet que le CFA était surévalué, mais dans des proportions déjà différentes d’un pays à l’autre et appelées à l’être de plus en plus, puisque les politiques nationales de développement et leurs résultats différaient eux mêmes. J’insistais pour que l’on comprenne qu’une dévaluation n’est pas une honte en soi, mais qu’il faut la maîtriser et non pas se placer en situation de se la voir imposée, par le « marché », par le Trésor français ou par le FMI. Le système conserverait une dimension régionale forte, que je proposais de renforcer graduellement par l’union douanière et l’adoption de systèmes fiscaux aussi proches les uns des autres que possible, par la gestion commune éventuelle d’une fraction des réserves de devises, par la liberté des transferts. Il resterait également ouvert, conserverait un lien privilégié avec la zone franc - le Trésor français garantirait la liberté des transferts et la fixité des changes, mais ses garanties seraient négociées et conditionnelles. Je proposais d’ouvrir le système dans deux directions : par l’adhésion éventuelle complète ou limitée - d’une part de pays hors zone CFA (Nigeria et Ghana), et d’autre part des Trésors d’autres pays européens et/ou par l’adoption d’une clause de la convention de Yaoundé (celle de Lomé n’était alors qu’en cours de préparation) établissant une institution monétaire euro-africaine chargée de négocier ces garanties collectives. Je crois que si je devais faire aujourd’hui des propositions concernant l’avenir des relations monétaires entre le CFA, les autres monnaies africaines et l’Euro, je ne m’éloignerais pas beaucoup de ce projet vieux de quarante ans !
Hamani Diori était personnellement convaincu par mon analyse. Mais il lui restait à convaincre la Côte d’Ivoire et le Sénégal, dont les réponses furent négatives sans réserves. Comme celle de la France de l’époque d’ailleurs. Le projet est donc tombé à l’eau, et l’évolution lente mais sure vers la catastrophe s’est poursuivie. Aujourd’hui personne n’est préparé, ni en France, ni dans l’Union Européenne, ni dans les pays de l’UMEOA et de l’UMEAC, ni dans les autres pays africains, à affronter l’avenir inconnu de l’Euro, de ses rapports au dollar, de sa solidité interne. Et personne ne sait comment la nouvelle convention de Cotonou règlera ces problèmes, ou plus exactement - puisqu’elle les a évacuées de la négociation - comment les « choses » évolueront. L’éclatement désordonné des zones monétaires africaines actuelles est dès lors à l’ordre du jour du probable, à l’occasion de la prochaine dévaluation, qui a de bonnes chances d’être aussi peu maîtrisée que la précédente !
Le Nigeria me fait toujours penser à une sorte de monstre marin, ou d’animal de la préhistoire ou encore d’une usine à la Dubout. Important non seulement par sa population, équivalente à celle de quinze autres pays africains, mais surtout par sa densité respectable. Celle-ci n’est pas le produit du hasard mais le legs de l’histoire des Etats anciens qui ont formé son territoire et qui revèle de grandes potentialités, jusqu’ici totalement gaspillées. Une énorme machine antédiluvienne à rendement presque nul, un conglomérat d’intérêts non pas nécessairement conflictuels (qui auraient fait disparaître la Fédération) mais indépendants les uns des autres et qui, de ce fait, réduisent le pouvoir central à leur dénominateur commun presque nul. C’est donc à sa manière le modèle de l’espace d’un marché sans Etat, l’idéal pour le laissez faire du capitalisme libéral, ici donc du compradorisme. Les interventions de cet Etat ne sont pas absentes en apparence. Mais elles sont toujours contournables parce que l’Etat est privatisé; il est lui même le lieu de la confrontation et du marchandage entre ces intérêts, de leur « compétition ». Un système qui contraint la politique à ne s’alimenter que de démagogies, assaisonnées de violences mafieuses.
Un pays toujours passionnant à visiter, mais laissant toujours (tout au moins à moi) le sentiment amer du gaspillage et de l’impossible. Lagos, dominée par les rackets de toutes natures depuis les douaniers de l’aéroport, les taxis et les hôteliers, Ibadan, où l’IDEP a organisé en 1973 un séminaire sur son campus très british, isolé et ignorant de ce qui se passe en ville, de l’autre côté de ses murs d’enceinte, Kano qui, comme Djenné, Tombouctou ou Zinder mais à une échelle dix fois plus importante, rappelle à l’ignorant qu’il y avait des villes avant la colonisation, ne passent pas inaperçues.
Pourtant ni les forces populaires organisées (les syndicats ouvriers entre autre), ni le monde des intellectuels critiques et productifs ne sont absents ou inactifs. C’est le poids de ces contre-forces populaires et idéologiques qui a préservé la Fédération de l’éclatement, même pendant l’horrible guerre du Biafra. Plus que celui des revenus pétroliers qui, au contraire, alimenteraient plus aisément le régionalisme de ceux qui pourraient espérer les accaparer, avec la bénédiction des capitaux transnationaux.
L’Ouganda et la Zambie
L’avancée tanzanienne malgré ses limites a joué un rôle positif, encourageant le changement en Ouganda et en Zambie.
L’Ouganda est un pays extrêmement compliqué. Les Britanniques ont manipulé avec succès un conflit curieux en cette région entre les Catholiques et les Protestants, entre le Royaume du Buganda et les peuples nilotiques sans Etat. Ils ont fabriqué un système de lois, de formes administratives et une constitution telles que rien ne puisse marcher après leur départ. D’où les mascarades successives du premier régime Obote, du célèbre Idi Amin puis le retour d’Obote dans les fourgons de l’armée tanzanienne. Il reste que les camarades ougandais réfugiés à Dar, et au premier chef celui qui s’est imposé comme leur leader - Museveni - ont pensé et mis en oeuvre l’amorce d’une réponse progressiste au « défi ougandais ». Ils ont organisé une guérilla, traversant le lac Victoria au péril de leurs vies, et finalement libéré le pays. La formule politique de gestion du pays était originale et pouvait ouvrir des possibilités intéressantes. Cette formule était : ni parti unique (qui serait fatalement créé par en haut et bureaucratisé dès la naissance), ni pluripartisme (qui serait nécessairement accaparé et manipulé par les clans petits bourgeois de la politique ougandaise traditionnelle). A la place, non pas le vide mais l’encouragement aux fractions du peuple à s’organiser, élire des représentants etc.. Je n’ai pas visité l’Ouganda depuis sauf à l'occasion de l'assemblée du Codesria en 2002. Mais tout le monde sait que ce “projet” n’a jamais été mis en oeuvre. Parmi mes amis ougandais, Mahmood Mamdani et Dan Nabudere sont fort critiques de la réalité, avec de trés bons arguments.
La Zambie a glissé elle aussi, sous la houlette d’un autre pasteur protestant - Kenneth Kaunda - au « socialisme africain », dans une version populiste évidemment, mais semble-t-il peu contestée à gauche, en dépit de la puissance apparente des syndicats des mineurs de cuivre. Nos amis intellectuels critiques - Derrick Chitala et Gilbert Mudenda - se trouvaient de ce fait passablement isolés.
En coopération avec l’association des Sciences politiques de l’Afrique australe - la branche la plus active de l’AAPS (African Association of Political Science) nous avons tout de même organisé un colloque à Lusaka, dans l’espoir que celui-ci contribuerait à ouvrir quelques débats. Nous étions - Isabelle, Amoa, moi et quelques autres - arrivés à Lusaka un vendredi et le colloque s’ouvrait le lundi. Logés au campus, loin de la ville comme il se doit, nous avions requis le minibus pour nous faire visiter Lusaka pendant le week end. Il n’y a rien à voir nous dit le chauffeur. On ira quand même. Nous avons pu vérifier que le chauffeur avait bien raison. Les deux pâtisseries du centre ville (il n’y a pas de cafés bien entendu) étaient fermées samedi et dimanche. Et aucun autre lieu public, en dehors des Eglises, qui fonctionnaient bien mais ne nous intéressaient pas beaucoup. Quant aux quartiers populaires ils ont été dessinés par les Anglais de manière à tuer toute vie sociale possible. Des ensembles d’une monotonie parfaite, chacun d’eux conçu pour une catégorie sociale bien précise et une seule « ethnie » autorisée à s’y installer, totalement vides de tout moyen de vie sociale - pas même de bars - rien, sauf l’Eglise. Le modèle parfait de l’idéal dit « communautariste ». A chaque communauté sa différence et son site ! Pas de mélange, ni de classes ni de peuples. Chacun chez soi. L’horreur donc, qui devrait faire réfléchir tous les défenseurs du communautarisme à la mode. Evidemment la seule distraction est alors de boire de la bière assis sur le bord du trottoir, devant sa porte, de bavarder... ou de se quereller avec son voisin. Ce modèle d’» urbanisme » est général dans la région d’Afrique australe. J’en ai retrouvé des spécimens à Windhoek et au Cap.
La tenue d’une session du Forum Social Africain à Lusaka en 2004 a confirmé mes appréhensions. Il n’y avait pas d’organisations populaires zambiennes authentiques pour y participer, mais seulenemnt des ONG douteuses, souvent soutenues par “la diaspora noire des Etats Unis” – et derrière elle la CIA! Les ravages produits par le déploiement des “nouvelles Eglises”, tout également exportées par des Afro Américains, complètent le triste tableau.
4. LES DESASTRES NEO COLONIAUX
La liste des pays qui sont actuellement les victimes du désastre colonial que la nouvelle mondialisation au service des monopoles financiarisés de la triade entraîne nécessairement occuperait beaucoup de place; car elle concerne les quatre cinquièmes ou davantage des pays de la planète. J’ai donc opéré une sélection sévère, réduite à trois exemples, ceux du Sahel ouest africain (auquel j’ai fait référence plus haut), de la Somalie et de la corne de l’Afrique, du Rwanda et de la région Grands lacs-Congo. J’avais en effet participé à quelques débats d’importance concernant les problèmes de ces régions.
L’Afrique est par excellence la région vouée par le système dominant à n’être qu’une réserve de ressources naturelles pour la triade impérialiste (pétrole, minerais, terres agricoles, eau). Si « l’Afrique » est importante, les peuples africains par contre constituent plus un obstacle qu’autre chose. Depuis le traité de Berlin (1885) la stratégie coloniale puis post coloniale s’emploie à ruiner toutes les tentatives d’industrialisation du continent, condition incontournable d’un développement quelconque digne de ce nom. Les systèmes néocoloniaux – objet des réflexions développées dans ces Mémoires – sont parvenus à maintenir l’Afrique dans cet état préindustriel fatal. Et le système de « l’aide » a été conçu à cette fin par le DAC (le groupe des « donateurs » occidentaux géré par l’OCDE). Je renvoie le lecteur à la critique décisive que Yash Tandon a produit concernant la fonction de l’aide dans la stratégie impérialiste. L’impérialisme n’a rien à offrir aux peuples africains autre qu’un lumpen-développement à l’origine de leur paupérisation continue. Et la désagrégation des systèmes de l’Etat est à son tour favorisée par ce processus. En réponse aux explosions de colère des peuples l’impérialisme s’emploie à mettre en place un système de contrôle militaire du continent. Les objectifs de l’Africa command (le volet africain du commandement militaire américain) acquièrent de ce fait une place centrale dans le système mondial contemporain.
La sécession du Nord du Mali dessine cette triste perspective, que la destruction de la Lybie a rendu possible. Elle constitue le meilleur prétexte pour permettre l’installation militaire permanente de l’OTAN dans la région, et garantir ainsi le contrôle de l’uranium du Niger maintenu dans l’impuissance par l’aide paupérisante. La guerre civile en Côte d’Ivoire a constitué le résultat prévisible de ce que j’avais craint (ref. dans ces Mémoires à mes réflexions sur ce pays). Néanmoins le succès apparent de la mise en place à Abidjan d’un gouvernement de fonctionnaires aux ordres de Washington et de Paris est loin d’être en mesure d’assurer la stabilité. La décomposition de la Somalie est chose faite. Celle-ci menace toujours l’Ethiopie, entrée avec la mort en 2012 de son dictateur pro US (Zenawi) dans une ère de turbulence probable.
Le génocide rwandais compte certainement parmi les horreurs les plus impardonnables des temps modernes. Mais la mise en place du nouveau régime, dominé par les Tutsi quoiqu’on dise et soutenu par l’Ouganda et les Etats Unis, est loin d’avoir réglé la question centrale de la coexistence nécessaire des peuples de la région. D’autant que les régimes de Kigali et de Kampala nourrissent des ambitions expansionnistes au regard des provinces orientales du Congo et que le régime de Kabila à Kinshasa est mal placé pour y résister. La question démocratique est ici au cœur du défi, et aucun des régimes dans la région n’est en mesure d’en assurer le progrès. Les mouvements de révolte des victimes parviendront-ils à développer une stratégie alternative commune associant la démocratisation de la société au progrès social ? Seront-ils à la hauteur du défi que constitue l’exigence d’une large entente des Etats de la région, seule capable de leur permettre ensemble de faire face au pillage de leurs importantes ressources naturelles par les puissances impérialistes, de sortir du lumpen développement et d’assoir la coexistence des ethnies sur leurs intérêts communs ?
Sierra Leone et Liberia
L’Institut Africain International, basé à Londres, avait organisé à Freetown en 1969 une conférence sur le sujet de la bourgeoisie africaine, à laquelle j’avais été invité. Plus tard l’échange de vues entre cette institution et l’IDEP a été poursuivi à Dakar, sur le thème des migrations internes en Afrique de l’Ouest. L’occasion m’avait donc été donnée de voir d’un peu plus près ce qu’était cette colonie britannique curieuse, dont la capitale - Freetown - avait été le centre d’accueil d’esclaves libérés. Un pays qui à aucun moment de son histoire n’a trouvé la force de remettre en cause le mode d’insertion colonial dans la mondialisation. Je n’en garde donc qu’un souvenir quasi touristique, tant les discussions avec les intellectuels anglicisés de Fourah Bay, la plus vieille université de la côte du Golfe de Guinée, étaient dépourvues d’intérêt.
La Sierra Leone est entrée dans un interminable processus de décomposition; mais personne dans les médias dominants ne propose d’y voir l’effet de la crise permanente du néocolonialisme puisque, ici, le socialisme ne peut être rendu responsable de la catastrophe.
Le Libéria est un autre modèle du même genre. Dans leur quasi colonie, les Etats Unis ne sont pas parvenus, faute d’être capables d’aller un peu au delà de la pratique du libéralisme économique sans contrainte aucune, à mettre en place un minimum d’institutions publiques qui fonctionnent. Tout est privé, et du coup rien ne marche. Résultat, comme on le sait, la décomposition permanente de la société, aujourd’hui livrée à des gangs de mafieux qui ne valent pas mieux les uns que les autres et, poursuivant le seul objectif d’accaparer le pouvoir, s’entretuent et massacrent. Vive le capitalisme libéral ! J’avais fait une brève visite à Monrovia en 1971, à l’occasion de je ne sais plus quelle réunion ministérielle ouest africaine où j’étais invité. Une réunion terne. L’amusement fut la réception du Président, entouré de gardes du corps, gros, style flics nord américains bardés d’armes qui portaient leur main sur leur revolver chaque fois que quelqu’un s’approchait du Président. Lequel demeurait silencieux. Mais on pouvait voir une petite bouteille de whisky déformer la poche de derrière de son pantalon ! Très US !
Comme la Sierra Leone, le Liberia est entré en décomposition. L’establishment américain a démontré ici qu’il avait été incapable de produire les concepts et les méthodes d’une gestion ordinaire efficace d’une petite colonie. Le discours sur la « bonne gouvernance » - au demeurant un discours plat et naïf – que les Etats Unis proposent aujourd’hui au monde entier, avec toute l’arrogance qu’on leur connaît, devrait donc tout simplement faire sourire.
Le Rwanda
Le Rwanda donne l’exemple tragique de la gestion criminelle du néocolonialisme compradore. J’avais toujours éprouvé une répulsion instinctive pour l’option nazi de la petite bourgeoisie compradore dite hutu, mobilisant le thème raciste antitutsi pour légitimer son pouvoir, monopoliser la parole au nom des « masses hutu » et en réalité les placer en coupe réglée. Que cela dut conduire au génocide - planifié d’ailleurs - était plus qu’évident. Mais apparemment rien de cela ne génait les diplomaties occidentales, satisfaites par le libéralisme économique de ce pouvoir crapuleux. J’avais discuté de la situation au Rwanda à l’occasion de visites à Kampala et à Dar es Salaam où, il est vrai, je ne rencontrais que des intellectuels parmi les réfugiés tutsi, lesquels ne constituent qu’une minorité (ce qui n’est pas un motif acceptable pour les massacrer). Nous parvenions à la conclusion que la solution du problème imposait de diluer l’opposition hutu-tutsi par l’incorporation des deux pays (Rwanda et Burundi) dans un ensemble plus vaste comme la Tanzanie (retour aux frontières du Tanganyka allemand) ou l’Ouganda ou dans une fédération des quatre. Car dans ce cadre, hutu et tutsi (qu’ils constituent ou pas deux ethnies, là n’est plus le problème) se retrouveraient deux parmi dix autres peuples (appelez les ethnies ou tribus si vous voulez) et la confrontation perdrait de son acuité. D’ailleurs les hutu et les tutsi des pays voisins (il y en a) ne s’entretuent pas, pour cette raison. Après le génocide cette solution est plus que jamais la seule humaine imaginable. Mais ni les cliques compradores dirigeantes locales dont les intérêts dépendent forcément de leur accès au pouvoir - ni les diplomaties occidentales qui espèrent toujours gagner quelque chose en manipulant les parties en conflit - n’acceptent l’idée de la disparition de ces deux Etats. On voit mal comment un concept quelconque de développement autre que la poursuite indéfinie du modèle néocolonial pourrait se frayer une voie dans ces pays tant que ce préalable n’aura pas trouvé de réponse.
Rwanda : Vingtième anniversaire du génocide, 1994 – 2014
Mes visites de Kigali dans le passé ne m’avaient jamais convaincu des bienfaits du régime issu de ce qu’il prétendait avoir été « la révolution paysanne hutu ». Et le génocide de 1994 ne m’a pas surpris (l’Eveil du Sud, pages 187-88). Mais vingt ans plus tard l’odieuse dictature militaire des Tutsi de Kagame ne me paraît guère meilleure, comme je l’explique dans le texte qui suit, que j’ai immédiatement transmis aux démocrates et progressistes de Dar es Salam.
Vingt ans après, la lumière n’est toujours pas entièrement faite sur l'attentat contre l'avion de l'ancien président du Rwanda, Juvénal Habyarimana. Cet événement a été immédiatement suivi par le génocide des Tutsis par les milices hutus.
Deux hypothèses restent à ce jour possibles : 1) l’avion a été abattu par des extrémistes hutus, prétexte à la fois pour lancer le nettoyage ethnique planifié et se débarrasser du président rwandais qui, après les accords d'Arusha (qui avaient donné vie à un gouvernement de transition), devait, logiquement s'y opposer; 2) l’avion a été abattu par des membres du Front populaire du Rwanda de Paul Kagamé, désireux d'éliminer Habyarimana, un des acteurs clefs de la montée du racisme anti-Tutsi, et de la guerre contre le FPR - et qui aurait de surcroit pu bénéficier de la réconciliation promue à Arusha et espérer voir son parti ou ses alliés Hutus se maintenir au pouvoir après des élections multipartites. Quitte à prendre le risque de déclencher des représailles contre les civils tutsis, dont le FPR aurait sous-estimé l'ampleur, mais justifiant une éventuelle rupture des accords de paix et l'offensive contre le pouvoir de Kigali depuis le territoire ougandais.
Cette tragédie n'est pas une guerre ethnique, comme on le dit habituellement. Hutus et Tutsis appartiennent à la même nation, parlent la même langue, ont la même religion. Hutu est le nom donné à la majorité (85 %) des paysans soumis à l'aristocratie Tutsi, que les colonisateurs allemands puis belges ont cru bon devoir consolider en tant que groupe dominant. Déchargés des travaux agricoles, ils étaient propriétaires du bétail et consacraient leur temps à administrer le pays. Un système similaire aux castes hindoues, sans être aussi extrême : les mariages mixtes étaient autorisés. Le mouvement de libération nationale a été, pour cette raison, quelque peu désorienté. Comme partout ailleurs, les classes privilégiées locales (ici les Tutsis) ont épousé les revendications d’indépendance dans l'espoir de préserver leur position dominante, tandis que de nombreux dirigeants hutus conjuguaient leur exigence d’indépendance avec des revendications sociales ayant pour objectif la suppression des privilèges des Tutsis. Au Burundi, un compromis a été (momentanément) trouvé entre les deux points de vue, mais pas au Rwanda, où, peu avant l'indépendance, les Hutus s’emparèrent du pouvoir avec l'appui de dernière minute de la puissance coloniale qui espérait ainsi favoriser la stabilité future du pays, désormais entre les mains de la majorité de ses citoyens. Suivirent des pogroms anti-tutsi et l'exil, par vagues successives, de milliers de tutsis dans les pays voisins, notamment en Ouganda, d'où, trente ans plus tard, fut formée une « armée" pour la libération du Rwanda, avec le soutien de leur pays d’accueil et des États-Unis.
La France, la Belgique et États-Unis étaient présents dans la région et partagent donc la responsabilité de cette tragédie. En particulier la France et la Belgique, qui soutenaient le régime hutu de Kigali et ne pouvaient certainement pas ignorer que les extrémistes planifiaient un génocide, dont des nombreux signes étaient déjà réels. Les accords d'Arusha, signés en aout 1993, prévoyait certes le partage du pouvoir dans toutes les institutions publiques, y compris l'intégration de l'armée du FPR à presque égalité avec l'armée rwandaise de Habyarimana, mais il aurait cependant abouti en un processus électoral inclusif d'où le FPR n'aurait pu sortir vainqueur. Or, sous différents prétextes, Kagame n'accepte toujours pas de procédés démocratiques et gère son pouvoir d'une main de fer.
Les puissances occidentales ne convoitent pas les modestes richesses du Rwanda, mais bien celles immenses de la RDC qui recèle nombre de minerais rares. Efficace et aguerrie, l'armée rwandaise, qui a longtemps exercé un contrôle direct ou indirect sur l'Est de la RDC, peut de ce fait être un atout pour ceux ayant des visées sur ces riches régions. Il y a eu des tensions entre les Etats-Unis, la France et la Belgique jusqu'à ce que les Européens paraissent accepter un commandement américains de la région. Mais cette sujétion pourrait être remise en question. Les pays africains sont eux-mêmes divisés au sujet du rôle du Rwanda. Soutenu surtout par l'Ouganda, le principal allié de Washington dans la région, le Rwanda est en train de perdre l'appui de pays comme l'Afrique du Sud, à présent aligné avec le Zimbabwe ou l'Angola, qui penchent ouvertement du coté de Kinshasa.
Le cas du Rwanda est quoi qu’il en soit dramatique. Il n'y a aucun signe montrant que l'ensemble de la région puisse un jour sortir des guerres et du chaos, ce qui autorise l'ingérence impérialiste permanente et le pillage des ressources, notamment congolaises. La seule solution admissible serait de diluer l'héritage de violence du Rwanda à travers la construction d'une sorte de vaste « confédération » de la région des Grands lacs, intégrant le Rwanda, le Burundi, la Tanzanie, l'Ouganda et la République démocratique du Congo (il y a des minorités Hutus / Tutsis dans tous ces pays), avec un projet souverain commun aussi éloigné que possible des puissances occidentales. Une tâche immense pour les forces populaires et démocratiques dans la région. Nous sommes revenus à la case départ; nous reprenons aujourd’hui ce que nous pensions déjà être la seule solution raisonnable pour la région il y a trente ans, dans nos débats de Dar es Salam !
La dérive rwandaise ne concerne pas seulement ce pays. Elle s’inscrit dans « les sables mouvants du néo colonialisme » par lesquels je qualifiais le mode de gestion politique du Congo et de la région. La reconquête du Congo par Kabila trouve sa place dans ce cadre. Aucun des régimes de la région n’a imaginé en expulser les monopoles miniers financiers impérialistes avides de pillage; ils ont seulement cru pouvoir les utiliser les uns contre les autres pour mettre dans leurs poches personnelles (pas même celles de leur Etat) les dessous de table d’accompagnement de leurs retournements successifs. Sujets de nombreuses discussions que j’ai eues avec entre autre George Ntalaja Nzongola et Kankwenda Mbaya. François Houtart qui suit de près l’évolution des mouvements populaires au Congo peut en dire davantage.
La récente explosion de guerre dite civile (en fait des combats entre milices à la dévotion des uns ou des autres) en République centrafricaine n’est rien d’autre qu’une manifestation supplémentaire de l’impasse dans laquelle le pillage impérialiste a enfermé les pays de la région.
La Somalie : un pays effacé de la carte des nations
La Somalie constitue un autre exemple dramatique d’une société fragile que la compradorisation a émietté au point d’y faire disparaître le minimum de solidarité nationale sans laquelle aucun progrès n’est concevable.
Pourtant la Somalie disposait au départ de deux atouts non négligeables. Le premier est que sa population, bien que partagée en tribus et clans, constitue un ensemble ethno-linguistique fort. Cette réalité ethnohistorique n’est pas arabe, bien que musulmane. Elle est somali. L’option en faveur de l’alphabétisation dans cette langue était de nature à renforcer la vigueur du sentiment national, et pour cette raison je crois qu’elle était positive. La catastrophe a commencé lorsque la classe dirigeante compradore a fait adhérer la Somalie à la Ligue Arabe, et s’est proclamée elle même « arabe ». Le motif en était strictement opportuniste : bénéficier de l’afflux de capitaux séoudiens ! Mais les effets ont été désastreux: la proclamation de l’arabité de la nation a semé la confusion, le désarroi, détruit le sens de la communauté somali et par là même redonné un poids excessif aux appartenances tribales et de clans. La fausse arabité ne pouvait pas fonctionner comme une force unifiante comme opérait l’option somali; au contraire elle a immédiatement fonctionné comme une force centrifuge. Le second atout était l’option dite socialiste, fragile certes, mais peut être néanmoins et en dépit de toutes ses limites, porteuse d’un renforcement éventuel du sens de la communauté nationale en lui donnant une dimension de solidarité sociale. Cette option n’allait pas pouvoir résister au choix artificiel de l’arabité et aux pressions de l’Arabie séoudite qui lui furent associées.
Le séminaire que l’IDEP a organisé à Mogadiscio a été l’un des lieux du débat sérieux concernant ce double défi, national et social. Il a été de ce fait une date remarquée dans l’histoire intellectuelle et politique du pays. Ce sont d’ailleurs les meilleurs penseurs politiques somaliens - Mohamed Aden, Ibrahim Meygaag Samatar, Weira -, idéologues et organisateurs de la modernisation de cette nation tout à fait remarquables qui nous ont véritablement instruit sur ces problèmes de fond dont on ne parle jamais. Ces militants, parce qu’ils associaient leur option nationale à une vision sociale progressiste, ont payé leurs convictions par de longues années de prison. Jusqu’au jour où Syad Barre, ayant à faire face à l’Ethiopie - à l’époque (avant 1974) gouvernée par le négus et soutenue par les Etats Unis - crut possible de trouver un allié dans l’URSS en se proclamant lui même soudainement « socialiste ». La fragilité de tout ce fatras d’opportunisme - le socialisme verbal, l’arabité artificielle, le soutien militaire soviétique, celui financier de l’Arabie saoudite - est à l’origine du désastre. D’ailleurs le jour même où l’Ethiopie se déclarait socialiste, Syad Barre répudiait officiellement cette qualification et passait dans le camp des Etats Unis.
Dans ces conditions l’émiettement économique, produit naturellement comme toujours par l’économie néo-coloniale, se trouvait renforcé par l’effondrement de la tentative de construction nationale assise sur un minimum de solidarité sociale. La guerre des clans s’ouvrait. Syad Barre, toujours en parfait opportuniste, choisissait de s’y inscrire à fond en donnant à son clan le monopole du pouvoir. Et la décomposition continue...J’avais été invité à Mogadiscio une seconde fois, à l’occasion du sommet de l’OUA. Un sommet dont je ne me souviens plus tant il fut terne. Les questions essentielles, pour la discussion desquelles j’avais été invité avec d’autres intellectuels africains, furent toutes évacuées de l’ordre du jour. La suite est connue. Epuisée par les querelles des seigneurs de la guerre, la Somalie est devenue un terrain favorable pour une relève par l’Islam politique, enfonçant davantage le pays dans l’impasse.
J’avais déjà qualifié la dérive du gouvernement de Syad Barre de « désastre colonial » et écrit : « la Somalie est devenue un terrain favorable pour une relève par l’Islam politique, enfonçant davantage le pays dans l’impasse ». Le texte qui suit en dit simplement davantage sue ce processus d’effacement de l’Etat et de la nation somaliennes ?
La première République, de 1960 à 1969, était une démocratie électorale pluripartiste, néanmoins néocoloniale; elle décevait tous ceux qui attendaient mieux de l’indépendance. Le coup d’Etat de Syad Barre (1969) a été de ce fait bien reçu par le pays.
Le régime était en fait « national populaire » et ses réalisations de 1969 à 1982 ont fondé sa légitimité. Le régime a jeté les bases d’une rénovation de la nation somali par un développement de l’éducation dans la langue nationale. C’était par là même reconnaître la réalité fondamentale de l’identité nationale : les Somali ne sont pas des « Arabes »; ils constituent une nation africaine avec sa langue et sa culture propres, par ailleurs musulmane. Le développement économique – si modeste ait-il été –, celui des services administratifs et sociaux fournissait une base à la constitution de classes moyennes, donnant au régime de ce fait une bonne légitimité. Certes ce régime n’était pas « démocratique » au vu du critère occidental, puisque fondé sur le Parti unique, mais surtout non intégralement « ouvert » au capitalisme comme l’étaient d’autres régimes africains de parti unique (Côte d’Ivoire, Malawi) non qualifiés, eux, de « non démocratiques » ! Mais le régime n’était pas non plus « démocratique » dans un sens plus élevé. Il était confronté à une réalité historique : l’importance des clans dans la définition des identités multiples de la nation somali. Comme beaucoup d’autres régimes confrontés à la multiplicité « ethnique » le régime se contentait de nier le fait et de traiter les résistances « claniques » par la répression. Il en allait de même concernant l’Islam, auquel le régime – sans être « laïc » au sens vrai du terme, en dépit d’avancées dans cette direction sur les questions du code de la famille, moins défavorable aux femmes – refusait le droit d’être politique. Ce « despotisme éclairé », s’il avait été soutenu par l’extérieur – au lieu d’être combattu par lui – aurait sans doute créé des conditions moins défavorables pour une évolution possible en direction de la démocratisation de la société et de la politique.
A l’époque l’Ethiopie de Mengistu, le Yémen du Sud, les résistants érythréens, partageaient un dénominateur commun – anti impérialiste et populaire – qui aurait pu constituer un atout pour les rapprocher. Ce que Fidel Castro avait alors proposé : construire une grande « confédération » (Ethiopie, Erythrée, Somalie, Yémen) équilibrée en termes nationaux et religieux. Des avancées dans cette direction auraient renforcé la position de cette région dans sa confrontation avec les ambitions des puissances impérialistes et donné plus d’ampleur à sa base de développement. Cela n’a pas été la voie choisie par les partenaires de la région. En réponse à l’épuisement rapide de leurs possibilités les régimes ont préféré choisir la carte du « nationalisme » étroit pour redorer leur blason, s’engageant dans la guerre de l’Ogaden de 1981. C’est alors que Syad Barre a brutalement « retourné sa veste », abandonné le « socialisme » (et le soutien soviétique) troqué contre celui de l’Arabie Saoudite et des Etats Unis. Le second temps du régime de Barre (1982- 1992) ne peut donc être confondu avec son premier temps. Le régime glissait vers « l’ouverture » (notamment aux capitaux séoudiens) tant appréciée par les puissances impérialistes. En même temps ces puissances cessaient de lui reprocher ses méthodes de répression violente, qui pourtant s’aggravaient, incitant à la révolte les clans exclus du pouvoir. La pénétration de l’Islam politique, soutenue par le nouvel allié Séoudi allait alors pouvoir s’épanouir, avec, encore une fois, la bénédiction de Washington.
Ce qui a suivi était inéluctable : l’effondrement de l’Etat, les guerres claniques et les seigneurs de guerre, l’implantation de mouvements se réclamant de l’Islam politique, la dégradation des conditions de vie élémentaires, la destruction des classes moyennes, et en fin de compte la piraterie. Les Etats Unis ont tenté une intervention directe. Mais celle-ci a seulement démontré leur incapacité militaire et politique à mener à bien cette « opération de police ». Douze GIs tués et ce fut la débandade ! Washington a alors eu recours à l’Ethiopie, passée dans son camp après la chute de Mengistu. Mais bien que l’entrée des armées éthiopiennes en Somalie ne se heurtait à aucun obstacle sérieux, les nouveaux occupants, qui s’avéraient incapables de mettre en place un gouvernement stable, ont été contraints à leur tour de se retirer. Les résultats de toutes ces tentatives de « stabiliser » la Somalie ont donc été nuls. Sans doute la piraterie dans l’Océan Indien fait-elle désormais problème. Encore doit-on rappeler ici que cette piraterie vient en réponse à une autre qui l’a précédé : le pillage des ressources halieutiques et leur destruction par la pollution de l’Océan désormais sans restriction faute d’Etat somalien pour faire respecter les lois internationales. Les populations somaliennes de pêcheurs, qui en sont les victimes, n’avaient alors guère d’autre alternative que de celle de se livrer à leur tour à la piraterie. Certes, dans les conditions du chaos qui règne dans le pays, de nouveaux Seigneurs de la guerre se sont trouvés en mesure de racketer cette piraterie.
Le chaos sans solution se dessinant à l'horizon visible se prolonge en Somalie. Alors ? La « communauté internationale » pourrait-elle imposer une autre solution ? J'en doute fort. D'abord parce que cette « communauté internationale » autoproclamée n'est rien d'autre que Washington, soutenu par ses alliés subalternes européens et japonais. La seule solution possible au chaos somalien ne peut être apportée que par la communauté africaine, en particulier celle qui pourrait être constituée par les pays de la région. Les propositions qui avaient été faites en leur temps par Fidel Castro paraissent de ce fait d'une actualité évidente. Mais ici encore les conditions ne sont plus ce qu’elles étaient à l’époque où ces propositions furent avancées. Dans l’état actuel des choses Addis Abeba n’est pas intéressé par la reconstruction d’un Etat somalien viable. Or l’Ethiopie est, et restera, le centre de gravité de la région. C’est le seul Etat digne de ce nom par sa masse et la tradition de sa culture politique. La preuve en a été donnée par l’échec du projet d’éclatement du pays sur des bases « ethniques », comme Washington l’avait envisagé et qui a été mis en échec par le peuple éthiopien. Une renaissance éthiopienne reste, de ce fait, possible. Bien que la formulation puisse paraître paradoxale, la reconstruction d’un Etat somalien viable dépend largement de la renaissance d’une Ethiopie unie, forte, indépendante, capable d’aller de l’avant dans une ligne de développement populaire, une Ethiopie capable de ce fait de prendre des initiatives et d’entraîner dans cette voie les autres pays de la région.
5. L’AFRIQUE DU SUD APRES L’APARTHEID : UNE NATION EMERGENTE ?
L’Afrique du Sud est une sorte de microscosme du système capitaliste mondial, réunissant sur un même territoire des caractères propres à chacun des quatre « mondes » du système global. Elle comporte une population - blanche - qui, de par son mode et son niveau de vie, appartient au « premier » monde. Un humoriste aurait remarqué que le comportement vigoureusement « étatiste » de la minorité blanche pouvait se comparer avec celui du « second » monde, aujourd’hui écroulé, celui que l’on appelait socialiste. Quant aux populations des cités réservées aux Noirs et aux métis, elles appartiennent au Tiers-Monde moderne industrialisé, tandis que les paysans qualifiés de « tribaux » et enfermés dans les Bantoustans, ne diffèrent pas notablement des communautés paysannes de ce que l’on appelle maintenant le « quart-monde » africain.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les Boers ont pris en charge la responsabilité de la gestion de ce système en s’emparant du pouvoir d’Etat; ils lui ont donné un nom : l’apartheid, et en plus, une justification idéologique pour couvrir les pratiques déjà en vigueur du racisme codifié en lois. La période suivante, le demi-siècle aujourd’hui achevé a été caractérisée par un processus d’industrialisation des périphéries du système global. En Afrique du Sud, la classe dirigeante a développé dans ce contexte son projet de réaliser une ascension au sein du système mondial au moyen d’une industrialisation protégée et soutenue par l’Etat. L’apartheid était, à cet égard, parfaitement rationnel. Que la main-d’œuvre soit à très bon marché ne crée pas nécessairement un problème pour assurer des débouchés à la production : la demande peut être créée en accroissant les revenus distribués à la minorité non productive ou peu productive et en accroissant les exportations destinées à payer les importations exigées pour l’efficacité globale de l’industrie. La théorique libérale qui présentait l’apartheid comme s’il était en conflit avec le capitalisme - comme si capitalisme équivalait à liberté et égalité ! - était totalement à côté de la question.
En fait les résultats économiques du projet « historique » sud africain ne sont pas très brillants : l’industrie sud africaine a échoué totalement dans sa quête de la « compétitivité ». Ses exportations industrielles (non minières) sont négligeables, dirigées vers les marchés captifs de l’Afrique australe. Et pourtant le régime sud-africain, en dépit de son ignominie, a bénéficié d’un soutien exceptionnel, tant financier qu’économique, politique et militaire, de la part des Etats Unis, de la Grande Bretagne, de toute l’Europe occidentale. On n’en voit d’autre explication que le préjugé raciste, ce qui peut jeter quelque lumière sur le fait que l’échec de l’industrialisation sud-africaine n’est pas reconnue par des institutions internationales du type de la Banque Mondiale alors que des échecs de ce genre de la part de pays qui l’ont tenté alors qu’ils se heurtaient à l’hostilité des puissances occidentales - c’est par exemple, le cas de l’Egypte ou de l’Algérie - sont commentés jusqu’à la nausée par les médias dominants. En fin de compte, du point de vue du système global, l’Afrique du Sud continue d’être un exportateur de productions primaires. Dans le même temps, les Bantoustans restent une des zones les plus misérables du « quart-monde », incapables de garantir même une survie minimale à leurs habitants. Cet échec a été essentiellement dû à la résistance croissante, de la classe ouvrière noire, sur ses lieux de travail et dans les « cités », et à la capacité politique de ses organisations (ANC, parti communiste, syndicats de la COSATU, et autres) qui ont agi avec efficacité et qui ont su faire obstacle à toutes les tentatives de « légitimer » les Bantoustans, y compris auprès des habitants de ces territoires.
La page de l’apartheid tournée, pour l’avenir deux lignes s’opposent et s’opposeront longtemps. Le capital dominant, étranger et local, et ses nouveaux alliés (la bourgeoisie noire d'accompagnement en formation) prétendent qu’avec la démocratie politique non raciale tous les problèmes sont réglés. Ce qu’on demande maintenant à la classe ouvrière noire, c’est « d’accélérer » la marche vers la « compétitivité ». Ce que le capitalisme, avec le soutien actif de tout l’Occident, n’a pas pu réussir, la classe ouvrière devrait le faire aussi vite que possible et bien sûr en supporter le coût principal !
En opposition à un tel projet les forces progressives continuent le combat pour une démocratie véritable qui puisse être le moyen de réaliser les changements sociaux - même si de tels changements seront difficiles et prendront du temps, peut être 30 à 50 ans. Les conditions pour de tels changements sont les suivantes : 1°) Une interprétation suffisamment unitaire de la constitution permettant la réallocation des revenus et des investissements au niveau de la République; 2°) un effort du développement considérable dans les zones rurales arriérées, qui devrait aller de pair avec la perspective à long terme d’une redistribution interne de la population. Cela est absolument indispensable pour créer un front populaire uni rassemblant ouvriers et paysans et mettant en échec toute tentative de les opposer les uns aux autres. 3°) Une réforme agraire dans les zones rurales occupées par les fermiers blancs, au bénéfice du prolétariat rural africain, et le soutien à une expansion des petites exploitations agricoles noires. Car le « succès » de l’agriculture blanche d’Afrique du Sud que les médias exaltent tant, est en réalité fondé sur l’exploitation d’une main d’oeuvre pratiquement réduite à une condition d’esclavage, et par l’énorme désastre écologique lié à un gaspillage intense de la terre. 4°) Une redistribution des revenus salariés au bénéfice des ouvriers de la majorité noire qui sont les travailleurs productifs - en même temps qu’une amélioration de leurs conditions d’existence, notamment dans le domaine de l’éducation dont l’état est déplorable; l’éradication du sida qui s’impose comme priorité première de tout programme de santé publique; en compensation, la réduction des frais de l’entretien d’un grand nombre d’individus improductifs de la minorité blanche. 5°) Une restructuration graduelle du secteur industriel du pays. Non pas dans la perspective de l’exportation compétitive. La priorité est toute autre; elle est de restructurer le système productif en vue de lui permettre de répondre aux changements sociaux liés à la redistribution des revenus; autrement dit, fournir davantage de biens de consommation populaire, être en mesure de satisfaire les besoins correspondant à un meilleur système productif dans les zones rurales, une meilleure capacité de satisfaire les besoins de logements à l’usage des masses. Mais aussi, moins de production gaspillée pour satisfaire les besoins de consommation de la minorité, par exemple, la production insensée d’autos privées et autres produits de luxe. Sans exclure l’amorce de changements nécessaires pour améliorer la capacité exportatrice du pays, il faut accepter que l’objectif de compétitivité ne peut être raisonnablement atteint qu’à plus long terme. Dans l’intervalle, l’économie politique d’une démocratisation véritable implique ce que j’appelle « déconnexion », que cela plaise ou non. Tels sont à mon sens les enjeux d’une démocratisation véritable. L’alternative proposée repose sur deux piliers essentiels : 1. Plus « d’ouverture » et 2. Une solution politique quasi fédérale. C’étaient exactement les deux ingrédients de l’économie politique de la Yougoslavie, que la Banque Mondiale saluait avec enthousiasme. Nous voyons aujourd’hui à quoi ils ont conduit...
J’ai été plusieurs fois déjà en Afrique du Sud, depuis qu’il m’a été possible de m’y rendre, c’est à dire à partir de 1991. Invité par les partenaires africains du CODESA (la Conférence pour la Démocratie en Afrique du Sud, qui négociait avec le régime de transition de de Klerk la nouvelle constitution) - l’ANC, le Parti Communiste et COSATU (les syndicats) - j’ai donc eu l’occasion de discuter des problèmes évoqués plus haut avec de nombreux camarades de ces organisations comme avec des militants de nombreuses associations populaires. Invité également par les universités de Johanesburg, du Cap et de Durban, notamment à l’occasion du Congrès de Sociologie tenu à Umtata, et par des intellectuels engagés dans les luttes politiques, j’ai poursuivi évidemment ces discussions dans ces milieux divers. Actif au sein du Forum du Tiers Monde, Hein Marais est l'auteur d’un ouvrage de qualité portant sur tous ces débats (H. Marais, Limits to Change; 1998). Aucun de ceux-ci n’est clos. En Afrique du Sud, la lutte continue.
L’organisation de la conférence des Nations Unies contre le racisme, tenue à Durban en septembre 2001, avait été l’occasion d’une manifestation de solidarité spontanée des peuples africains et asiatiques, notamment autour de la Palestine, qui avait fait grincer les dents des puissances occidentales et de leurs serviteurs. A cette occasion l’adresse que j’avais prononcée à la conférence dite de la société civile – et que j’avais intitulée « Mondialisation ou apartheid à l’échelle mondiale ? » - a fait, je crois, son effet, comme en témoigne le texte des projets de résolutions finales mais surtout l’honneur que m’a fait le Parlement sud africain de venir la présenter à l’une de ses sessions à Capetown. Cela tombait exactement le 11 Septembre.
L’Afrique du Sud, libéré de l’odieux apartheid, est désormais confrontée à son véritable défi formidable : comment aller au-delà de la démocratie pluriraciale de façade pour transformer en profondeur la société? Les options du gouvernement de l’ANC ont jusqu’ici éludé la question et ont choisi de ne « rien changer », voire de renforcer le rôle sous impérialiste de l’Afrique du Sud, toujours dominée par les monopoles miniers anglo-américains. Le magnifique ouvrage de notre collègue Hein Marais (Reinforcing the mould), auquel j’ai fait référence plus haut, analyse l’impasse que représente cette option. La page est-elle en voie d’être tournée ? Le massacre, en 2012, des mineurs en grève, opéré sur les ordres de pouvoirs mettant en œuvre ces mêmes lois odieuses de l’apartheid qui le permettaient, va-t-il mettre un terme aux confusions des classes populaires, qui ont vécu pendant les vingt dernières années dans l’illusion que l’abolition de l’apartheid ouvrait au règlement des questions d’avenir une voie royale sans grand obstacle ?
La soumission des gouvernements de l’ANC à toutes les exigences de la dictature des monopoles impérialistes – hélas non remise en cause par les élections de mai 2014 – a été saluée d’une manière indécente à l’occasion des funérailles de Mandela. On a vu alors se pavaner à Johannesburg pour saluer la démocratie sud-africaine, toute la panoplie des chefs d’Etat des puissances occidentales qui avaient soutenu l’apartheid, instruit sa police, parfois prodigué leurs conseils en matière de torture, n’avaient pas bougé le petit doigt pour défendre Mandela en prison, tandis que les pays qui avaient réellement soutenu les luttes du peuple sud- africain étaient absents.
Il n’y a pas de projet souverain en Afrique du Sud, dont le système économique demeure sous le contrôle de l’Anglo-American. Quelles sont alors les conditions pour qu’un projet souverain émerge dans ce pays ? Quels nouveaux rapports avec l’Afrique impliquerait cette émergence?
J’ai porté une attention particulière à ces questions, que j’ai discutées à plusieurs reprises durant mes visites de l’Afrique du Sud. J’ai participé à quelques débats importants organisés par des groupes de travail organisés autour de Patrick Bond, Dot Keet, Ben Turok, Hein Marais, Langa Zita, Oupa Lehulere, Ari Sitas et d’autres dans les Universités de Joburg, Capetown et Durban, comme dans des rencontres de la société civile, des syndicats, de l’ANC et du CPSA.
L’Afrique du Sud est, comme chacun sait, un très beau pays. La péninsule du Cap compte sans doute parmi les merveilles de la nature sur cette planète. Dommage que la ville du Cap ait été « urbanisée » si l’on peut dire, selon les principes odieux du « communautarisme », sur les modèles de Lusaka et Windhoek. L’horreur urbaine dans un cadre naturel sans pareil ! Il faut le faire. Un groupe de jeunes - eux mélangés - me faisaient prendre connaissance de l’histoire tourmentée de cette vieille colonie, peuplée de Boers et de Huguenots français, de Hottentots et de leurs métis, des descendants des esclaves (et des travailleurs « libres ») importés de Malaisie, plus tard d’Anglais et d’Africains de civilisation Bantou. Un tata m’a permis de faire connaissance avec l’horreur des Bantoustans, désossés, sans villages construits. Une campagne aride semée de maisons-bidonvilles disséminées, peuplées de vieux, de femmes et d’enfants en haillons, la population masculine adulte étant presque intégralement émigrée dans les cités industrielles et les mines.
6. LUEURS D’ESPOIR
La violence barbare du colonialisme de pillage et l’implosion du néo libéralisme mondialisé n’ont pas seulement provoqué des explosions de colère sans stratégie, s’enfermant dans l’impasse de régressions, elles ont également ouvert la voie à de réelles avancées dans la direction de la construction de stratégies alternatives positives qui constituent des lueurs d’espoir pour l’avenir.
Tout le monde a présent à l’esprit les avancées populaires initiées dans certains pays d’Amérique du Sud (Venezuela, Bolivie, Ecuador) depuis déjà une vingtaine d’années, comme des perspectives ouvertes au Népal depuis 2008. Par ailleurs l’essoufflement de l’ordre néo libéral mondialisé a ouvert aux pays qui demeurent attachés à la perspective socialiste (Vietnam et Cuba) des marges de mouvement qui devraient leur permettre de s’engager dans des réformes adéquates et positives et d’éviter la capitulation.
Ayant participé personnellement à des débats importants dans les pays concernés, j’en ferai le compte rendu dans ces mémoires.
Mais au-delà de ces expériences des luttes relativement plus avancées, des lueurs d’espoir se dessinent, même timidement, ailleurs. Je propose ici un compte rendu de ma contribution au débat ouvert en Zambie sur une stratégie alternative qui pourrait ouvrir la voie à l’amorce d’une authentique renaissance africaine.
J’avais visité la Zambie à l’époque de Kaunda finissant. L’essoufflement de son modèle d’inspiration nationale/populaire, mis en œuvre avec timidité, avait ouvert la voie à une restauration coloniale brutale. Le meilleur des mines de cuivre (la richesse du pays) a été vendu pour une bouchée de pain aux monopoles miniers, tandis que la permission donnée à quiconque de se livrer à l’exploitation du minerai ouvrait les portes à un gigantesque gaspillage et au désastre écologique. Le chemin de fer Tanzam – construit par la Chine – a été « privatisé » et confié à une firme israelienne. Celle-ci, chargée de la rénovation, ne l’a pas fait, mais a tout simplement volé les rails (il n’y a pas d’autre terme pour qualifier cette action) et en a vendu la ferraille, pour ensuite disparaître sans laisser d’adresse. A la question que je posais : « pourquoi vous ne poursuivez pas l’Etat d’Israel, à la nationalité duquel cette compagnie appartient ? », il m’a été répondu : « impossible, nos amis européens nous traiteraient d’anti sémites ! ».
En 2012 un Front Patriotique, associant toutes les forces lassées de la corruption du régime en place, avait gagné les élections. Le Vice Président Wynter Kabinda m’invitait en 2013, par le canal du Policy Monitoring and Research Centre, une institution publique dirigée par Michelle Morel. Rendu à Lusaka j’ai discuté avec les responsables et leur conseiller, le professeur Donald Chanda, des axes principaux d’une nouvelle stratégie de développement. Nous avons convenu de placer l’accent sur la gestion des mines, l’industrialisation, la coopération avec la Chine et l’intégration sous-régionale. Pour faire bref je dirai que nous avons envisagé les différentes formes possibles d’une coopération équilibrée : accès de la Chine au cuivre (sociétés mixtes, accords commerciaux à long terme, accords d’Etats, permettant de se libérer des manipulations du « marché » par les monopoles miniers) contre construction d’infrastructures et d’industries (ce que les puissances occidentales refusent obstinément). Nous avons également discuté de l’ouverture souhaitable de négociations avec les voisins (Tanzanie, Angola et Zimbabwe, et plus tard Congo si ce pays parvient à sortir du marasme) qui donneraient un sens à une industrialisation collective. Je ne sais pas si mes collègues zambiens ont tiré quelque profit de mes interventions; mais je sais que, moi, j’ai beaucoup appris de ces collègues qui maitrisaient leurs dossiers avec une belle compétence.
Peut-on en dire plus ? On sait que le gouvernement de l’Afrique du Sud avait proclamé il y a quelques années, avec grand bruit, la « Renaissance de l’Afrique ». Que la renaissance de ce continent soit souhaitable et possible, certes. Mais qu’elle soit déjà engagée, non. Invité à participer à une « commission » chargée « d’inspirer » cette renaissance, j’ai décliné l’offre. Je savais que la commission, composée de personnes désignées par des gouvernements qui acceptent sans sourciller l’ordre néo libéral mondialisé, au prétexte « qu’il n’y a pas d’alternative en dehors de ce cadre », ne pourrait pas faire avancer des idées d’alternative positive réelle. Je ne me suis pas trompé. Très rapidement le projet s’est transformé en projet de « partenariat euro africain » pour le développement ! Il n’y a pas de partenariat possible entre les victimes du pillage colonial et ceux qui entendent le poursuivre.
Il s’agissait donc d’une manœuvre destinée à jeter de la poudre aux yeux des naïfs et de renforcer leurs illusions néo libérales réformistes. Analogue aux objectifs de la commission Stiglitz à laquelle j’ai fait référence au chapitre un de ces mémoires. Les centres de propagande du capitalisme des monopoles impérialistes – la Banque Mondiale, la Commission européenne – sont en effet inquiets et constatent le rejet grandissant par les peuples de l’ordre qu’ils imposent. Il leur faut alors proposer des réformes qui n’en sont pas, laisser entendre qu’un « capitalisme à visage humain » est possible, et qu’ils le veulent.
ANNEXE : L’aide au service du pillage des ressources du Sud
Dans les pays ravagés par le colonialisme de pillage, la question de « l’aide extérieure » est sans cesse revenue de manière lancinante dans nos débats. La vulnérabilité extrême des économies concernées a produit cet effet inévitable sans doute. « On ne peut pas s’en sortir sans aide ». Et les illusions concernant la « générosité » de la communauté internationale et de l’Europe en particulier, les voeux pieux à cet endroit, n’alimentent pas seulement le discours des hauts fonctionnaires responsables de la décision. Ces illusions sont partagées par beaucoup d’organisations et de mouvements populaires, voire de partis politique de gauche. Il nous fallait – il me fallait à moi personnellement – revenir sans cesse dans nos débats sur cette question, faire l’analyse des fonctions que l’aide occidentale telle qu’elle est (et elle ne peut être autre) remplit. Je suis ici redevable à Yash Tandon de l’avoir fait d’une manière convaincante, par son analyse lucide de cette triste réalité. L’introduction du texte sur l’aide dans cette annexe trouve ici sa justification. Mais il fallait également faire avancer des idées de propositions alternatives en plaçant l’accent sur ce que pourrait être une coopération solidaire des pays du Sud.
Je prétends que « l’aide » est un instrument de la stratégie de domination de l’impérialisme, conçu pour affaiblir les pays les plus vulnérables de la périphérie du capitalisme mondialisé. A cette forme d’» aide », aujourd’hui popularisée au nom d’idéaux humanitaires insipides et dévoyés j’oppose avec force des propositions d’une « autre aide », fondée sur les principes de la solidarité internationaliste et anti impérialiste des peuples.
En effet, si, comme on le prétend, il y a dans l’aide deux « partenaires » – en principe égaux – le pays donateur et le pays bénéficiaire, l’architecture du système aurait du être négociée entre ces deux ensembles d’Etats. Il n’en est rien. Le débat sur l’aide a été enfermé dans un corset serré, dont l’architecture a été définie dans la Paris Declaration on Aid Effectiveness (2005), rédigée au sein de l’OCDE, imposée aux pays bénéficiaires de l’aide par l'Accra Action Agenda (2008). Dès le départ, la procédure choisie est donc illégitime. La conditionnalité générale, définie par l’alignement sur les principes de la mondialisation libérale, est omniprésente : favoriser la libéralisation, l’ouverture des marchés, devenir « attractif » pour les investissements privés étrangers. De surcroît les moyens du contrôle politique de la Triade (Etats-Unis, Europe et Japon) ont été renforcés par l’adjonction d’une conditionnalité politique : le respect des droits humains, la démocratie électorale et pluripartiste, la bonne gouvernance, assaisonnés par le discours insipide sur la « pauvreté ». La Déclaration de Paris constitue donc un recul en comparaison des pratiques « des décennies du développement » (1960-1970) lorsque le principe du choix libre par les pays du Sud de leur système et de leurs politiques économiques et sociales était admis.
La pauvreté, la société civile, la bonne gouvernance : la rhétorique pauvre du discours dominant de l’» aide »
Le terme même de « pauvreté » relève du langage de la charité, antérieur à la constitution du langage développé par la pensée sociale moderne.
Telle qu’elle nous est proposée, la « société civile » en question est associée à une idéologie du double consensus : (i) qu’il n’y a pas d’alternative à « l’économie de marché » (expression elle- même vulgaire pour servir de substitut à l’analyse du « capitalisme réellement existant »); (ii) qu’il n’y a pas d’alternative à la démocratie représentative fondée sur le multipartisme électoral pour servir de substitut à la conception d’une démocratisation de la société, étant elle-même un processus sans fin. Le concept authentique de société civile doit restituer toute leur place aux organisations de lutte : des travailleurs (syndicats), des paysans, des femmes, des citoyens. Il intègre et n’exclut donc pas les partis politiques du mouvement, réformateurs ou « révolutionnaires ». A leur place le discours de l'« aide » donne la prééminence aux « ONG ». Cette option est indissociable d’un autre pan de l’idéologie dominante, qui voit dans « l’Etat » l’adversaire par nature de la liberté. Dans les conditions de notre monde réel cette idéologie revient à légitimer « la jungle des affaires », comme la crise financière en cours l’illustre.
La « gouvernance » a été inventée comme substitut au « pouvoir ». L’opposition entre ses deux qualificatifs – bonne ou mauvaise gouvernance – rappelle le manichéisme et le moralisme, substitué à l’analyse de la réalité. Encore une fois cette mode nous vient de la société d’outre Atlantique, où le sermon domine le discours politique. L’idéologie visible sous jacente s’emploie tout simplement à évacuer la question véritable : quels intérêts sociaux le pouvoir en place, quel qu’il soit, représente et défend ? Etant entendu que la recette électorale pluripartiste a prouvé ses limites de ce point de vue et que, dans les faits, les diplomaties de la triade impérialiste pratiquent le « deux poids, deux mesures » sans scrupule, singulièrement en ce qui concerne les « droits de l'homme ».
Aide, géo-économie, géopolitique et géostratégie
Les politiques d’aide, le choix des bénéficiaires, des formes d’intervention sont indissociables des objectifs géopolitiques. Les différentes régions de la Planète ne remplissent pas des fonctions identiques dans le système libéral mondialisé. L’Afrique n’est pas « moins intégrée » au système de la mondialisation que les autres régions du Sud,, mais elle l’est différemment.
La géo-économie de la région repose sur deux ensembles de productions déterminantes dans le façonnement de ses structures et la définition de sa place dans le système global : (i) des productions agricoles d’exportation « tropicales » : café, cacao, coton, arachides, fruits, huile de palme, etc.; (ii) les hydrocarbures et les productions minières : cuivre, or, métaux rares, diamant, etc. Les premiers sont les moyens de « survie », au-delà de la production vivrière destinée à l’autoconsommation des paysans, qui financent la greffe de l’Etat sur l’économie locale et, à partir des dépenses publiques, la reproduction des classes moyennes. Ces productions intéressent plus les classes dirigeantes locales que les économies dominantes. Par contre, ce qui intéresse au plus haut point ces dernières, ce sont les produits des ressources naturelles du continent. Aujourd’hui les hydrocarbures et les minerais rares. Demain les réserves pour le développement des agro-carburants, le soleil, l’eau.
La course aux territoires ruraux destinés à être convertis à l’expansion des agro-carburants est engagée en Amérique latine. L’Afrique offre, sur ce plan, de gigantesques possibilités. Madagascar a amorcé le mouvement et déjà concédé des superficies importantes de l’Ouest du pays. La mise en œuvre du Code rural congolais (2008), inspiré par la coopération belge et la FAO, permettra sans doute à l’agro-business de s’emparer à grande échelle de sols agraires pour les « mettre en valeur », comme le Code minier avait permis naguère le pillage des ressources minérales de la colonie. Les paysans, inutiles, en feront les frais; la misère aggravée qui les attend intéressera peut être l’aide humanitaire de demain et des programmes d’» aide » pour la réduction de la pauvreté !
La nouvelle phase de l’histoire qui s’ouvre est caractérisée par l’aiguisement des conflits pour l’accès aux ressources naturelles de la planète. La Triade entend se réserver l’accès exclusif à cette Afrique « utile » (celle des réserves de ressources naturelles), et en interdire l’accès aux « pays émergents », dont les besoins sur ce plan sont déjà considérables et le seront de plus en plus. La garantie de cet accès exclusif passe par le contrôle politique et la réduction des Etats africains au statut d’» Etats clients ». L’aide extérieure remplit ici des fonctions importantes dans le maintien des Etats fragiles dans ce statut.
Il n’est donc pas abusif de considérer que l’objectif de l’aide est de « corrompre » les classes dirigeantes. Au-delà des ponctions financières (bien connues hélas, et pour lesquelles on fait semblant de croire que les donateurs n’y sont pour rien !), l’aide devenue « indispensable » (puisqu’elle devient une source importance de financement des budgets) remplit cette fonction politique. Il est alors important que cette aide ne soit pas réservée exclusivement et intégralement aux hommes aux postes de commande, au « gouvernement ». Il faut aussi qu’elle intéresse également les « oppositions » capables de leur succéder. Le rôle de la société dite civile et de certaines ONG trouve sa place ici.
L’aide en question, pour être politiquement efficace, doit également contribuer à maintenir l’insertion des paysans dans ce système global, cette insertion alimentant l’autre source des revenus de l’Etat. L’aide doit donc également s’intéresser au progrès de la «modernisation » des cultures d’exportation.
Le cas du Niger illustre à la perfection l’articulation ressources minérales stratégiques (l’uranium) / aide « indispensable » / maintien du pays dans le statut d’Etat client. Ce pays reçoit une « aide » d'une ampleur exceptionnelle (50 % de son budget) et demeure néanmoins en queue de la liste des pays les plus pauvres. Faillite de l'aide ? Ou plutôt faillite du modèle de développement imposé par cette « aide » ? Le cas du Niger a été étudié par nous-mêmes – je veux dire une équipe du Forum du Tiers monde à laquelle j’ai apporté ma contribution – en coopération avec nos amis Abdou Ibro, Moussa Tchangari et l’équipe de l’IRD de Niamey.
Dans un excellent article, « Bataille pour l’Uranium au Niger », publié par le Monde Diplomatique en juin 2008, Anna Bednik a établi avec force cette liaison. Le Niger est, pour les puissances occidentales, avant tout un « pays de l’uranium ». Les diplomaties de la triade le savent et la situation géographique du Niger leur fait craindre le pire. C’est pourquoi l’arme de la « rébellion touareg » est mobilisée ici, avec cynisme. Le conflit autour des concessions, jadis monopole exclusif de la France, révèle la réalité de la menace (par l’entrée en lice de la Chine).
Les contours d’une aide alternative qui mériterait son nom
L’élaboration d’une vision globale de l’aide ne peut être déléguée à l’OECD, à la Banque Mondiale, ou à l’Union Européenne. Cette responsabilité revient à l’ONU et à elle seule. Que cette organisation soit, par nature, limitée par le monopole des Etats, censés représenter les peuples, soit. Mais il en est tout autant des organisations au service de la Triade. Que l’on se propose de renforcer une présence plus « directe » des peuples aux côtés des Etats, soit. Discuter des formes possibles de celle-ci mérite attention. Mais cette présence doit être conçue pour renforcer l’ONU. On ne peut lui substituer des formules de participation d’ONG (triées sur le volet) à des conférences conçues et gérées par le Nord (et manipulées forcément par les diplomaties du Nord). C'est pourquoi il faut soutenir l’initiative prise par l’ECOSOC en 2005 pour la création du Forum pour la coopération en matière de développement (FCD). Cette initiative amorce, sur cette question, la construction de partenariats authentiques dans la perspective de celle d’un monde polycentrique. L’initiative est, comme on pouvait l’imaginer, fort mal reçue par les diplomaties de la Triade. Mais il faut aller plus loin et oser franchir une « ligne rouge ». Non pas « réformer » la Banque mondiale, l’OMC, le FMI. Non pas se limiter à dénoncer les conséquences dramatiques de leurs politiques. Mais proposer des institutions alternatives, en définir positivement les tâches et en dessiner les contours institutionnels.
L’option pour une aide alternative est indissociable de la formulation d’un développement alternatif. Les grands principes qui donnent un sens au développement sont au moins les suivants.
Le développement exige la construction de systèmes productifs diversifiés, c'est-à-dire en premier lieu engagés sur la route de l’industrialisation. On ne peut que constater le refus tenace de reconnaître la nécessité de cette perspective pour l’Afrique subtropicale. Comment comprendre autrement les propos concernant la « dérive industrielle démentielle » tenus sur le sujet qui devraient faire rire – quel est le pays africain actuel concerné qui est « sur- industrialisé » ? –, hélas repris parfois par des amis « altermondialistes ». Ne voit-on pas que ce sont précisément les pays qui se sont engagés sur cette voie « démentielle » qui sont aujourd’hui les pays dits émergents (la Chine, la Corée et quelques autres) ?
A son tour la diversification et l’industrialisation exigeront la construction de formes de coopérations régionales adéquates. Les formes de celles-ci doivent être réinventées pour être cohérentes avec les objectifs du développement dessinés ici. Les « marchés » communs » régionaux, qui dominent les institutions en place (quand elles existent et fonctionnent) ne le sont pas, ayant été conçus eux-mêmes comme des blocs constitutifs de la mondialisation libérale. La coopération Sud-Sud doit prendre la relève. D'ailleurs pour de bonnes raisons, les pays donateurs du Sud ont refusé de participer au « club des donateurs » de la Triade impérialiste.
Les problèmes du monde rural et du développement de l’agriculture ne peuvent pas ne pas être placés au centre de la définition d’une stratégie pour un autre développement. La Déclaration de Paris ne sort pas du cadre de la vision héritée de la colonisation, c'est-à-dire celle d’une agriculture d’exportation de produits tropicaux, lesquels bénéficieraient selon la théorie conventionnelle d’» avantages comparatifs ». En contrepoint, il faut donner la priorité au vivrier dans la perspective de la souveraineté alimentaire et non de la sécurité alimentaire qui est à l'origine de la « crise alimentaire » en cours. Cette priorité implique la mise en oeuvre de politiques fondées sur le maintien d’une population rurale importante (en réduction lente, et non accélérée). L’accès aussi égal que possible au sol et aux moyens de l’exploiter correctement, commande cette conception de l’agriculture paysanne. Cela implique ici des réformes agraires, là le renforcement de la coopération, partout des politiques macro-économiques adéquates (crédit, fourniture des intrants, commercialisation des productions). Ces mesures sont différentes de celles que le capitalisme historique a mis en œuvre en Europe et en Amérique du Nord, fondées sur l’appropriation du sol, sa réduction au statut de marchandise, la différenciation sociale accélérée au sein de la paysannerie et l’expulsion rapide du surplus de ruraux « inutiles ». L’option préconisée par le système dominant, fondée sur la rentabilité financière et le productivisme à court terme (augmenter rapidement la production, au prix de l’accélération de l’expulsion des paysans en surplus) répond certes bien aux intérêts des transnationales de l’agro- business et d’une classe nouvelle de paysans riches associés, mais pas à ceux des classes populaires et de la Nation. L'alternative implique une remise en cause radicale de la libéralisation mondialisée de la production et du commerce international des produits agricoles et alimentaires, comme l'a démontré avec force Jacques Berthelot (www.solidarite.asso.fr). Elle passe par des politiques nationales de construction/reconstruction de Fonds nationaux de stabilisation et de soutien aux productions concernées complétées par la mise en place de Fonds internationaux communs pour les produits de base, permettant une réorganisation alternative efficace des marchés internationaux des produits agricoles.
Le développement alternatif esquissé impose une maîtrise véritable des rapports économiques avec l’extérieur, entre autre l’abandon du système des « changes libres », prétendus « régulés par le marché », au bénéfice de systèmes nationaux et régionaux de changes contrôlés. Il se fonde sur le principe de la priorité donnée aux marchés internes (nationaux et régionaux), et, dans ce cadre en premier lieu aux marchés répondant à l’expansion de la demande des classes populaires, non au marché mondial.