Conclusion
Conclusion
L’entreprise sociale alternative
La présente réflexion a tenté d’appliquer l’interprétation faite de certains versets du Coran au cas particulier de l’institution économique qu’est l’entreprise à notre époque. La conclusion générale est que le modèle d’entreprise qui en découle est celui d’une association à objet économique, fonctionnant sur la base d’une démocratie participative croissante, où des outils de travail partagés permettent la recherche d’un gain licite optimal, subordonné à l’accomplissement d’une mission sociale permettant la satisfaction équitable des besoins humains, association dirigée par des entrepreneurs lucides, mus par une éthique de la responsabilité. On a vu les conséquences de cette conception sur tous les aspects de la pratique réelle de l’entrepreneuriat : la stratégie, les opérations, la gestion, le financement, le statut, l’organisation, le pilotage.
Le contraste est total avec l’entreprise capitaliste, où la dictature légale de quelques actionnaires ou oligarques, avides de richesse et de puissance, impose sa loi de l’accumulation infinie de capital, par l’exploitation destructrice du travail humain et de la nature. C’est pourquoi l’expression d’« entreprise sociale alternative » a été proposée pour désigner cet entrepreneuriat pouvant correspondre aux préceptes du Coran, tout en étant destiné à l’humanité entière : entrepreneuriat qualifié de « social » pour l’opposer au modèle capitaliste, et d’« alternatif » pour le démarquer d’autres conceptions de l’entrepreneuriat social, qui quoique bien intentionnées, s’accommodent du système capitaliste, au lieu de faire de l’entrepreneuriat social un élément de la stratégie de lutte pour le remplacer1.
Que faire
Il n’y a pas grand chose à attendre. sauf tactiquement, de tout Etat libéral ou social-libéral, pour qui l’économie sociale (non solidaire) n’est qu’un élément de la « politique sociale » d’endiguement du mécontentement populaire, alors que l’entrepreneuriat social devrait être le cœur d’une politique économique. Mais une longue marche commence par un premier pas. Que peut-il donc être fait dès aujourd’hui, hors système?
Pour initier des entreprises sociales, il faut des entrepreneurs sociaux. Si l’ambition d’entreprendre ne manque pas dans toute société, l’entrepreneuriat est un métier aux multiples facettes, dont l’entrepreneur en puissance n’en maîtrise que quelques-unes. Il est improbable que les actuelles écoles d’HEC (Hautes Etudes Capitalistes), vouées à la perpétuation du système existant, se muent en entreprises sociales de formation professionnelle à l’entrepreneuriat social alternatif.
Il faut donc créer de toute pièce des écoles d’entrepreneuriat social2. Avec un regard désormais critique sur les pseudo sciences courantes du management et du marketing à l’américaine, toutes subordonnées à l’impératif du profit maximum, ces écoles se concentreraient désormais sur les matières utiles à l’entrepreneur social, parmi lesquelles : les fondements l’histoire et le stade actuel du capitalisme aux échelles mondiales et nationales; les origines historiques et l’état actuel du mouvement de l’économie sociale et solidaire; le modèle idéal de l’entreprise sociale alternative; le processus pratique de création d’une entreprise sociale alternative : validation de l’idée d’entreprise, modèle stratégique, plan d’affaires, pilotage des opérations et de la gestion; les mécanismes et contrats de la finance sociale; le statut et les institutions de la démocratisation participative; les qualités et compétences des entrepreneurs sociaux; l’évaluation des impacts sociétaux et environnementaux; la démarcation avec l’entreprise capitaliste et l’entreprise sociale non alternative.
Plus que de simples centres de formation, ces écoles pourraient aussi jouer le rôle d’incubateur d’entreprise. L’admission se ferait d’ailleurs sur la base de la soumission d’un projet d’entreprise. Ces écoles associeraient ainsi la théorie et la pratique en fournissant aux apprenants/entrepreneurs sociaux un accompagnement sous forme de divers services de conseil, coaching, réseautage. Elles utiliseraient judicieusement toutes les technologies modernes de l’information et de la communication pour la formation et l’assistance à distance.
Toutefois ces entreprises sociales avec leurs projets bien ficelés se heurteraient rapidement au problème du financement. C’est pourquoi l’autre tâche prioritaire du moment est de travailler à mettre en place un ou des Fonds d’investissements participatifs islamiques pour méso-entreprises sociales tels que décrits ci-haut. Des investisseurs sociaux potentiels, individuels ou institutionnels, existent, qui ne peuvent qu’être réceptifs à un projet associant finance sociale et entrepreneuriat social. L’atteinte de cet objectif est affaire de stratégie et de ténacité.
Au-delà de l’entreprise : l’économie
La portée et les implications des enseignements coraniques tels qu’appliqués ici à l’entreprise, débordent toutefois le seul domaine de l’entrepreneuriat. Il n’y a aucune raison d’en limiter l’application à la seule vie interne des entreprises. L’économie toute entière peut être repensée à leur lumière, enrichissant ainsi le courant de pensée relatif à une « économie islamique »3.
Ainsi, c’est la gestion collective de biens communs que le principe de l’association invite à mettre en œuvre au niveau de toute la société. Un hadith dit : « Les gens sont associés dans trois choses : l’eau, les pâturages, le feu » et le sel selon d’autres sources4. En termes actuels, on dirait : l’eau, la terre, l’énergie et les minerais. Ces biens devraient donc d’un point de vue islamique faire l’objet d’une association globale au niveau de toute la société. Ce qui revient à dire que ces biens ne peuvent être accaparés par une minorité, autrement dit être « privatisés » ou « étatisés ». Ils devraient relever uniquement de la souveraineté populaire, du domaine national ou transnational inviolable. La gestion et l’usage de ces biens communs, toujours révocables, seraient confiés à des utilisateurs responsables désignés démocratiquement par les citoyens associés dans des assemblées et conseils populaires.
Ce principe d’une association dans la gestion de ces ressources communes étant posé, rien n’empêche ensuite de l’élargir à d’autres ressources similaires, de l’alimentaire au spatial. Cette position rejoint la problématique des « biens communs », qui représente un courant important de notre époque et qui redécouvre sans le savoir le point de vue islamique.5
Un autre enseignement généralisable à toute l’économie est celui de l’équité. Avec l’objectif d’une gratuité tendancielle de tous les biens essentiels à la vie, c’est le principe capitaliste de la marchandisation universelle qui est contesté. En outre cet enseignement invite à promouvoir les autres modes de répartition des richesses qu’a toujours pratiqué l’humanité mais que le capitalisme cherche à empêcher, à savoir la réciprocité sous forme du don et du contre-don, et la distribution (équivalent aux politiques sociales distributives). De cette façon peut se réaliser un accès équitable de tous aux richesses produites collectivement en fonction des besoins de chacun et non pas de la capacité de payer. C’est ainsi que le marché comme mécanisme de répartition des richesses peut être réduit à un des modes possibles pour maintenir une souplesse pour la répartition des biens particuliers hors les besoins de base.
Ces deux principes de l’association de démocratie participative pour la production et la gestion de biens communs, et de leur répartition équitable, apparaissent ainsi comme les socles d’une économie inspirée par l’Islam. Or ils s’opposent l’un et l’autre aux deux fondamentaux intouchables du mode de production capitaliste : la propriété privée des moyens de production et le caractère marchand de tout bien. De même que ces principes islamiques définissent un modèle d’entreprise inverse de celui de l’entreprise capitaliste, de même ils déterminent la matrice d’une économie sociale alternative à l’économie capitaliste.
Outre l’entrepreneuriat et l’économie, les enseignements coraniques tels que compris et exposés ci-haut peuvent tout aussi bien inspirer la réflexion sur les autres secteurs de la vie humaine, le politique, le culturel, l’écologique, l’individuel. Cet exercice dépasse les limites du présent essai.
Repenser la finance islamique
Un autre impact économique des enseignements coraniques tirés de cette étude concerne le secteur de la finance islamique. Une entreprise sociale avons-nous soutenu, ne se finance que par la finance sociale, dont une composante est l’application du mécanisme participatif, tel que mis en œuvre dans certains contrats de la finance islamique. Celle-ci peut-elle de ce fait se qualifier de finance sociale?
La réponse est non car il y faudrait une autre condition : que les financements portent sur des projets d’économie sociale contribuant à un bien-être amélioré et équitable du peuple. En l’état actuel, la finance islamique s’est limitée aux mécanismes, aux aspects contractuels du financement. Elle se soucie peu de l’objet même des financements, sauf pour proclamer certains secteurs interdits. Dans les faits, elle s’est trouvée à soutenir de façon hallal la reproduction capitaliste. Portée comme pour la finance capitaliste vers l’accumulation infinie de capital financier, sa croissance exponentielle aura contribué à la financiarisation de l’économie capitaliste de « casino ». Considérant notamment le fait que les pays à majorité musulmane sont parmi les plus arriérés économiquement, certains n’hésitent pas à parler de « social and developmentalist failure » (échec sur les plans social et du développement) de la finance islamique6.
La finance sociale véritable, intégralement islamique, ne peut pas financer le capitalisme. L’économie sociale alternative est le complément nécessaire de la finance dite islamique qui ne restera islamique qu’à moitié tant qu’elle ne s’imposera pas de ne financer que des entreprises sociales. Le défi est lancé aux protagonistes de la finance islamique de mener à terme leur recherche d’une finance intégralement dans la voie de Dieu.
Le choix de l’entrepreneur musulman
Qu’il suffise en terminant de suggérer l’implication des enseignements coraniques sur la pratique de tout musulman. Si l’Islam signifie la soumission au Dieu unique, son obligation personnelle est de mener dans les conditions du XXIième siècle le combat pour le triomphe de la voie de Dieu, en particulier sur le terrain économique. Or, si l’entrepreneuriat est l’activité d’un musulman, celui-ci se trouve dans la situation de devoir faire un choix conscient entre les deux voies possibles. (90, 10) : celle de l’entreprise capitaliste, conventionnelle ou de type « start-up », ou celle de l’entreprise sociale alternative. En toute logique, un entrepreneur de confession musulmane ne peut être qu’un entrepreneur social alternatif.
 
 
 

1 Le révolutionnaire français Danton disait: « On ne détruit bien que ce que l’on remplace. »

2 Une telle initiative est en cours au moment de la rédaction de ce texte. Voir le site epessa.org.

3 Hossein Askari, Zamir Iqbal, Abbas Mirakhor, Introduction to Islamic Economics, Wiley, 2015.

4 Cité dans : Hacène Benmansour, Politique économique en Islam, AlQalam, 1994, p. 74

5 Voir Pierre Dardot et Christian Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIème siècle, La découverte, 2014.

6 Shafiullah Jan et Mehmet Asutay, A model for islamic development, p. 5, Edgar Online, 2019