B. L’entrepreneuriat social alternatif
B. L’entrepreneuriat social alternatif
La réflexion sur les enseignements de l’Islam a été menée en vue d’en déduire des réponses aux questions pratiques que pose l’entreprise à notre époque. Elle permet de dégager une conception particulière de l’entrepreneuriat que l’on peut désigner sous l’expression d’entrepreneuriat social alternatif. Telle est la thèse défendue dans cet opuscule. Développée dans des livres précédents1, cette conception est reprise ici et enrichie en montrant les liens avec les prescriptions coraniques. On pourrait penser à utiliser le terme d’entrepreneuriat islamique comme on parle de finance islamique, mais pas plus que cette dernière ne s’adresse qu’aux seuls musulmans, de même cet entrepreneuriat, qui recherche une conformité à l’Islam, s’adresse en fait à tous les entrepreneurs(es) de ce monde. Qu’est-ce donc que l’entrepreneuriat social alternatif?
1. Origines et actualité
Une difficulté de l’exposé tient au fait que l’expression d’entrepreneuriat social recouvre aujourd’hui des conceptions très variées, souvent confuses et même contradictoires. L’entrepreneuriat social tel que présenté dans cet essai doit donc être caractérisé pour le distinguer des conceptions répandues et signifier ce qu’il n’est pas autant que ce qu’il est. Pour cela il n’est pas inutile de situer l’entrepreneuriat social dans son contexte historique et contemporain.
Si l’expression d’entrepreneuriat social est relativement récente, ce qu’il représente n’est pas nouveau. Il a des ancêtres. Depuis qu’il s’est imposé dans l’histoire comme mode de production dominant, le capitalisme n’a eu de cesse de susciter des tentatives pour « faire autrement » de l’économie, pour constituer des organisations de production de biens et services alternatives à l’entreprise capitalise. Ainsi le socialisme « utopique » pré-marxiste des années 1820-1870, avec notamment les doctrines des Saint-Simon, Fourier, Owen, fut l’une de ces premières formes d’alternative au capitalisme en promouvant des formes d’organisation économique parallèles. Le mouvement anarchiste avec Proudhon, Bakounine et Kropotkine est allé dans le même sens. Dans cette même tradition on peut situer le mouvement coopératif qui naît vers 1895. À la fin de la 1ère guerre mondiale, les « conseils ouvriers » en Russie, Allemagne et Italie, expérimentent brièvement une autre forme de gestion de la production. Dans les années 70, le mouvement pour l’autogestion a poursuivi dans le même sens. L’entrepreneuriat social contemporain s’inscrit dans la continuité de ces expérimentations et mouvements sociaux.
Aujourd’hui l’entrepreneuriat social connaît un bouillonnement si l’on considère la variété de ses dénominations : économie sociale et solidaire, « social business », « social capitalism », économie collaborative, commerce équitable, économie circulaire, co-working, etc. Des écoles de commerce créent des chaires de l’entrepreneuriat social. Des associations nationales (MOUVES en France, GESQ au Québec) et internationales (RIPESS, RAES) regroupent des acteurs du mouvement.
Cet engouement n’est pas un hasard. Il se comprend comme une réaction obligée des classes populaires à la crise de l’économie capitaliste mondialisée qui a largement démontré son incapacité à résoudre les problèmes sociaux qu’elle génère en fait (chômage, pauvreté, exclusions, inégalités croissantes, gaspillages, destructions environnementales, etc.), et au désengagement de l’État providence promu par l’idéologie néo-libérale. Le peuple n’a alors d’autre choix que de compter sur lui-même. L’entrepreneuriat social est une façon concrète pour les travailleurs de résoudre leurs problèmes, de le faire en prenant en charge eux-mêmes leur destin.
Le trait commun aux diverses formes historiques du mouvement de l’entrepreneuriat social réside dans le fait qu’il vise à opérer un changement social en agissant à la base de la société, sur le terrain économique, plutôt que par une action au niveau de l’État. L’idée est que le changement social ne s’opère pas par le haut, en réclamant des interventions de l’État pour appliquer de meilleures politiques, voire en prenant le contrôle du pouvoir d’État pour appliquer de nouvelles politiques. Désormais on veut régler les problèmes à la base, on se prend en charge et on s’organise soi-même sur le terrain même de l’économie et de la vie quotidienne, là où l’entreprise capitaliste a démontré son impuissance à répondre aux besoins réels de la majorité du peuple. L’entrepreneuriat social tend ainsi à créer des espaces de vie économique alternatifs, une contre économie au sein de l’économie dominante, voire une contre société au sein de la société existante.
Dans les faits toutefois il n’y a pas « un » entrepreneuriat social mais plusieurs variantes, chacune mettant en exergue un aspect particulier de l’entrepreneuriat social et apportant à sa façon une touche à une possible conception intégrée de l'entrepreneuriat social. Cette diversité qui exprime la richesse du mouvement est aussi une de ses faiblesses par la confusion qui y règne.
Car dans le monde de l'entrepreneuriat social, tout y est dit, et son contraire. À toutes les questions qui se posent, toutes les réponses opposées sont faites. L’entreprise sociale fait-elle des profits ? Est-elle au service de la société ou de celui de ses membres ? Intervient-elle dans tous les secteurs de l’économie ou seulement dans les secteurs dits « sociaux » ? Se crée-t-elle à l’initiative de leaders sociaux engagés, ou d’une communauté de personnes partageant un besoin ou un objectif commun ? Peut-elle avoir le statut d’une société commerciale ou nécessairement celui d’une coopérative ou d’une OSBL (Organisation sans but lucratif) ? Sa finalité sociale suffit-elle, quel que soit son mode de fonctionnement interne, ou au contraire une forme de démocratie interne est-elle suffisante pour la qualifier ? Est-elle un complément au système capitaliste, un 3ème secteur entre entreprise privée et entreprise publique, ou est-elle le laboratoire de l’économie de demain, une façon d’entreprendre autrement que selon le modèle de l’entreprise capitaliste ? Se limite-t-elle à intervenir au niveau économique ou est-elle une composante d’un projet de société plus général ?
A toutes ces questions, les réponses opposées sont données par les uns et par les autres. La conception de l’entrepreneuriat social développée ici prend position sur ces enjeux et ajoute des éléments absents du débat.
On peut dire que cette conception se caractérise par trois éléments fondamentaux : la primauté de la finalité sociale, la démocratisation participative, et la contribution à une transformation globale de la société.
2. La primauté de la finalité sociale
La mission et la vision
Milton Friedman, prix Nobel d’économie et théoricien du néo-libéralisme, disait que la mission sociale de l’entreprise est de faire des profits. Il parlait évidemment de l’entreprise dénommée avec pudeur de « conventionnelle », « classique » ou « privée », c’est-à-dire capitaliste, dont le but essentiel et en fait unique, est la maximisation de ses profits en vue d’une accumulation croissante et ininterrompue de capital.
Aujourd’hui, la méthode principale d’enrichissement, c’est la spéculation sur les marchés financiers où s’engouffre la majorité des capitaux. Quant à ce qui reste pour l’économie réelle, peu importe que les marchandises produites soient utiles ou futiles, ce qui compte c’est qu’elles se vendent auprès de clients solvables. Et ce n’est pas la « responsabilité sociale d’entreprise », tactique de communication pour recouvrir l’appât du gain d’un voile de bonne réputation, qui change la règle du jeu.
Le point de vue de l’entreprise sociale est strictement l’inverse. Sa raison d’être, c’est sa finalité sociale. Cela signifie que son but essentiel est la création de richesses matérielles permettant le mieux-être et l’épanouissement individuel et collectif. Ce qui importe avant tout dans son offre, c’est non pas la valeur d’échange, mais plutôt la plus grande valeur d’utilité pour le bien-être commun de tous les humains, afin que chacun ait sa part de bonheur dans ce monde (28, 77).
Encore faut-il que ces biens utiles soient accessibles. Or dans la société actuelle ces biens sont aussi des marchandises, c’est-à-dire des objets qui ont un prix. Ne peuvent se les procurer que les personnes solvables, qui disposent des ressources monétaires suffisantes. L’entreprise sociale doit donc chercher aussi à supprimer cet obstacle. Or même en appliquant les prix les plus bas possibles, ceux-ci seront toujours trop élevés pour les plus pauvres. À terme donc, un but de l’entrepreneuriat social, c’est l’abolition de la valeur d’échange, c’est-à-dire la gratuité. À l’opposé de la marchandisation totale du monde recherché par le capitalisme, la tendance promue par l’entrepreneuriat social est l’exclusion des biens utiles hors de la sphère commerciale et leur transformation en biens communs de l’humanité collectivement gérés et équitablement répartis.
La finalité économique de l’entreprise sociale, à l’opposé de l’accumulation capitaliste, c’est donc la gratuité de biens communs socialement utiles. Formule évidente et pleine de bon sens, et au surplus réaliste, tant les technologies et les capacités productives du monde actuel rendent ce but accessible, mais combien difficile à admettre tant l’aliénation marchande propre au capitalisme nous convainc tous peu ou prou que tout bien économique, utile ou futile, ne peut être qu’une marchandise avec un prix.
Cette finalité économique et sociale de l’entreprise, c’est le rôle de la mission et de la vision d’entreprise de l’exprimer. L’acte premier dans la création d’une entreprise sociale est leur formulation, tâche qui revient à l’entrepreneur social.
La mission sociale doit, dans les termes les plus précis et opérationnels possibles, donner une réponse claire à la question : pourquoi cette entreprise sociale existe-t-elle, et pour qui? Sa mission doit exprimer sa raison d’être, ce qui lui donne un sens, puis désigner les bénéficiaires de son offre, au-delà de la nécessité pour ses membres de gagner leur vie et de réaliser leur potentiel professionnel.
Telles qu’elles sont le plus souvent exprimées, les missions des entreprises capitalistes sont d’un flou artistique et d’une généralité désolante, du genre « être les meilleurs à satisfaire les besoins de ses clients » : C’est normal et attendu puisqu’elles n’ont rien à dire sur le sujet, leur raison d’être réelle se limitant à la maximisation des profits, ce qu’elles ne peuvent avouer explicitement sans gêner leur communication. Leur mission n’a alors pour elles d’autre rôle à jouer que décoratif.
En contraste, l’entreprise sociale se doit d’exprimer sa mission dans les termes d’une abstraction concrète, permettant de visualiser, de toucher par l’esprit, sa contribution pratique au mieux-être des populations.
Si la mission donne la motivation, la vision la complète en donnant une destination. Elle répond à la question : où veut-ton aller ? La vision décrit une utopie concrète, elle donne une représentation souhaitable légitime et faisable d’un futur esquissé à grand traits. Quelle sera la situation de l’entreprise dans 10, 50, ou 100 ans, quel société aura-t-elle contribué à réaliser du fait de son d’activité ? Le sens de la question n’est évidemment pas de jouer au devin mais d’introduire dès le départ une intention de durabilité. Définir une vision, c’est s’opposer à une approche essentiellement opportuniste et affairiste qui ne cherche que le coup d’argent le plus rapide et à court terme. Mener une entreprise sociale, ce n’est pas « faire des affaires », c’est construire patiemment dans la durée un projet socialement bénéfique, et pour cela il faut savoir où l’on veut aboutir.
On n’insistera jamais assez sur l’importance du rôle de la vision. Les grandes actions humaines sont toujours tirées par un idéal élevé dessiné à grand traits, par une « utopie concrète »2. Les enseignements coraniques sur la richesse, le pouvoir et l’éthique dessinent les grands traits d’une telle utopie, dont l’idée d’entrepreneuriat social alternatif cherche à en préciser les contours par un effort réflexif, laissant à l’imagination créatrice des peuples le soin d’inventer les détails.
Une tâche principale de l’entrepreneur social est justement celle de formuler, de porter et de diffuser cette vision. Chateaubriand, écrivain et homme politique, disait qu’il fallait « mener les Français par les songes ». De Gaulle qui fut un artiste de l’action, s’en était fait une maxime et toute sa vie proposa à ses compatriotes « une certaine idée de la France »3. Le propos est ici différent mais la leçon est générale et vaut aussi pour l’entrepreneur social. Pour mener sa barque à bon port, pour définir les étapes du développement de l’entreprise, pour prendre les bonnes décisions au quotidien, pour diriger et motiver ses troupes, la vision d’entreprise est un outil indispensable.
La lucrativité optimale
Mais une entreprise sociale n’est pas une œuvre de bienfaisance, elle est aussi une entreprise qui doit assurer sa viabilité économique, Dieu ayant permis la vente … (2, 275). Les biens et services qu’elle offre ont un coût et leur gratuité visée ne peut qu’aller de pair avec l’abaissement de ces coûts. En attendant il faut au moins couvrir ces derniers. Aussi l’entreprise sociale a-t-elle un « modèle économique » montrant comment elle peut générer des revenus pour assurer son équilibre financier et générer des surplus pour sa croissance.
D’où viennent ces revenus ? Ils peuvent venir de la vente de produits et services. L’entreprise sociale est donc une organisation à but ou plutôt à moyen lucratif, le but réel demeurant la finalité sociale. Autrement dit l’entreprise sociale peut « faire des profits ». Mais il ne s’agit pas comme pour l’entreprise capitaliste d’une lucrativité maximale. Ni non plus, contrairement à certaines conceptions courantes de l’entrepreneuriat social, d’une « lucrativité limitée » voire nulle. L’entreprise sociale vise plutôt une « lucrativité optimale », réalisant un juste équilibre entre ces deux exigences contradictoires d’utilité et d’accessibilité des biens offerts d’une part, et de continuité de l’entreprise d’autre part. S’enrichir avec des produits utiles quasi gratuits, tel est le paradoxe de l’entreprise sociale lucrative.
En plus de la vente, les revenus de l’entreprise sociale peuvent provenir d’autres sources : cotisations de bénéficiaires, levées de fonds, subventions, financements publics, ou toute autre forme de contribution. Dans la mesure où ces sources « socialisées » sont la seule origine de ses revenus, l’entreprise sociale n’a alors pas de composante lucrative. Au sein de l’entrepreneuriat social, on peut donc distinguer un secteur lucratif générant ses propres revenus et un secteur non lucratif dépendant d’apports extérieurs. avec dans la réalité des cas mixtes. Mais tous deux partagent le principe de la réalisation de leur finalité sociale comme étant leur raison d’être, et de sa primauté sur une rentabilité optimale. Tel est le premier trait distinctif de l’entreprise sociale, exprimé dans l’énoncé de sa mission et de sa vision.
Le défi d’une entreprise sociale est donc de pouvoir gérer cette contradiction entre la maximisation recherchée des bénéfices sociaux et le maintien de la viabilité économique et financière. Il est de savoir faire les bons arbitrages entre ces deux exigences contradictoires. Or ce défi a des conséquences pratiques sur la conduite d’une entreprise, à savoir sa stratégie, ses opérations, sa gestion.
La stratégie
Si la finalité sociale répond au pourquoi de l’entreprise sociale, la stratégie donne les grandes orientations du comment : dans quel secteur intervenir, avec quels produits et services, pour qui, contre qui, avec qui, et où. Or la primauté de sa mission et de sa vision déterminent nécessairement les choix stratégiques de l’entreprise sociale.
Secteur
Contrairement à certaines idées répandues, les entreprises sociales ne sont nullement restreintes à des activités dites « sociales » dans le sens d’« humanitaires » , telles par exemple la réinsertion en emploi, l’assistance aux handicapés, etc. Activités certes louables, mais à part certains secteurs jugés anti-sociaux ou non éthiques (armement, loteries, spéculation, luxe, etc.), aucun secteur industriel n’est fermé à l'entrepreneuriat social. Une entreprise sociale pourrait aussi bien être dans les mines, le pétrole, la finance, etc. Il n’y a pas de chasse gardée pour l’entreprise capitaliste, il n’y a pas non plus de secteurs réservés pour l’entreprise sociale, du moment que l’activité répond à des besoins humains réels.
Offre
L’entreprise sociale, on l’a vu, recherche la plus grande valeur d’utilité sociale possible de ses produits. Ceux-ci doivent répondre à des besoins réels, objectifs, vérifiables. Ce qui suppose des enquêtes, sondages, consultations, pour ne pas laisser le « marché », c’est-à-dire les plus riches, décider seul de ce qui peut être produit, l’entreprise sociale étant de ceux et celles qui dédaignent toute futilité (23,3).
Territoire
L’entreprise sociale déploie son activité d’abord dans son pays, au niveau national et pas seulement local. Dans le contexte africain, il faut ajouter le niveau régional avec une visée panafricaine. Autrement dit, sans rejeter les opportunités d’exportation vers les pays riches, elle n’adopte pas le dogme néolibéral de l’intégration dans la mondialisation capitaliste comme voie du salut. En favorisant un développement « autocentré », elle favorise l’auto-suffisance économique des peuples entre lesquels l’humanité est répartie pour que vous fassiez connaissance entre vous. (49, 13).
Usagers
Les usagers (plutôt que les « clients ») visés par l’entreprise sociale ne correspondent pas à la demande solvable. Ce sont plutôt les classes populaires, prioritairement celles situées à « la base de la pyramide sociale », dont les produits et services offerts répondent aux besoins. Malgré leurs moyens limités, ces classes ne sont pas dénuées de toute ressource financière, et formant la grande majorité de la population, elles représentent un pouvoir d’achat appréciable si on prend la peine de proposer la bonne offre au bon prix. En parallèle et tactiquement, l’entreprise sociale peut très bien, sans perdre son âme, ne pas renoncer aux opportunités offertes par les classes plus fortunées, externes ou internes.
Concurrence
Dans son secteur, l’entreprise sociale fait une distinction entre d’une part les oligopoles, monopoles ou transnationales comme on voudra les nommer, et d’autre part les autres entreprises, moyennes et petites. La réalité du capitalisme réellement existant est que des oligopoles toujours moins nombreux et plus gigantesques dominent chaque secteur de l’économie et cherchent à éliminer tous les autres. Toute entreprise sociale se doit d’identifier ces quelques monopoles qui dominent son secteur d’activité. Pour une entreprise sociale, le concept d’ennemi s’applique, et ces monopoles sont ses ennemis. L’entrepreneuriat social vise un monde « sans Wall Street », « sans Monsanto », « sans GAFAM », etc. Aucune alliance ou collaboration n’est possible avec ces oligopoles, afin de ne pas relâcher la pression que vous exercez sur vos ennemis … (4, 104).
Face aux autres entreprises moyennes et petites du secteur, en autant qu’elles n’ont pas de comportement monopolistique, une saine émulation et des formes de collaboration sont possibles et à rechercher. Sans ambition de monopole, l’entreprise sociale ne renonce pas pour autant à exercer un leadership, plus d’ailleurs par les avancées sociétales que par le succès commercial ou les innovations technologiques.
Les opérations
La façon dont l’entreprise sociale exerce son métier est aussi impactée par la primauté de sa finalité sociale.
Acquisitions
Si la prise en compte du rapport qualité-prix ne peut être absente, le critère qui prévaut est celui de l’achat chez nous, dans sa région, dans son pays. Ce souci du consommer local est un acte concret de patriotisme économique, composante de l'entrepreneuriat social, tout en rejoignant une préoccupation écologique du circuit court. Avant d’être obligé d’acquérir des produits importés, l’entrepreneur social s’impose de considérer ses options locales et régionales : existent-t-elles, ou son besoin crée-t-il justement chez des fournisseurs potentiels une opportunité pour s’y intéresser ?
Technologies
A priori l’entreprise sociale cherche à valoriser les savoirs locaux en les intégrant dans ses processus techniques. En Afrique par exemple des « techno-praticiens », regroupés en associations, et des centres de recherche, foisonnent d’inventions et de procédés apportant des solutions à des problèmes réels vécus par la population.
Quand les technologies viennent du Nord, elles doivent être intensives en main d’œuvre et adaptées aux conditions locales, en termes notamment de maintenance et d’approvisionnement en pièces de rechange.
Production
Une entreprise peut être sociale, et en même temps être efficace. La fluidité de la chaîne de production et le contrôle de qualité sont d’autant plus nécessaires que ses ambitions sont élevées. Les outils de conception et de mise en œuvre des processus métier ont ici toute leur place.
Distribution
La diminution du nombre d’intermédiaires entre le producteur et l’utilisateur et la recherche de circuits courts sont des principes de l’entreprise sociale dans ses opérations de distribution.
Promotion
Les opérations de marketing-communication de l’entreprise sociale ont pour objet de véhiculer des messages véridiques mettant en évidence les bienfaits réels des produits et services offerts, sans faire appel aux passions tristes des humains.
Prix
Faire passer les biens et services du statut de marchandise payante à celui de bien commun gratuit, telle est la perspective que poursuit l’entreprise sociale. Si la gratuité est le modèle économique ultime, l'entreprise sociale est, en attendant, astreinte à fixer un prix, (ou un niveau de cotisation, taxation, etc.), les plus bas possibles, tout en étant compatibles avec l’équilibre économique de l’entreprise. L’autre option, quand elle est possible, est la socialisation, c’est-à-dire faire supporter le coût par toute la société, par exemple par l’État ou ses démembrements, ou une taxation sur les riches (par exemple sur les transactions financières internationales).
Empreinte écologique
L’entrepreneuriat social est aussi un entrepreneuriat « durable », dans le sens qu’a pris ce terme d’exprimer le souci d’une exploitation sage des richesses finies de la nature, qui prenne en compte les besoins des générations futures. Le souci écologique de l’entreprise sociale va s’exprimer concrètement selon les impacts environnementaux possibles découlant de ses activités propres : économies d’énergie, produits durables réparables et recyclables, emballages dégradables, bilan carbone minimal, préservation de la biodiversité, etc.
La gestion
Après la stratégie et les opérations, la primauté de la finalité sociale détermine la façon dont l’entreprise sociale gère ses ressources pour mener à bien ses opérations.
Ressources humaines
Tous les enjeux tels les conditions de travail, la formation continue, l’enrichissement des tâches, la responsabilisation individuelle et collective, la santé et sécurité, la parité hommes-femmes etc., ne se résolvent que par la recherche d’un équilibre négocié entre les exigences contradictoires mais complémentaires d’équité sociale, d’atteinte de la mission sociale, et de viabilité économique. Il est un point toutefois qui mérite qu’on y insiste, c’est celui de la rémunération. Le principe appliqué par l’entreprise sociale est celui de l’écart maximal des rémunérations : le revenu le plus élevé ne peut être au-delà d’un certain multiple du revenu le plus faible, par exemple entre 4 et 7 pour donner un ordre de grandeur. En complément s’applique le principe d’une rémunération maximale permettant aux mieux rémunérés de se démettre du surplus (16, 71).
Gestion comptable et financière
Ce que la comptabilité d’une entreprise sociale doit mettre en évidence, c’est la valeur ajoutée créée par l’entreprise, qui est le chiffre d’affaires moins les matières premières et les services consommés. La valeur ajoutée, c’est le revenu de l’entreprise, la valeur de la richesse qu’elle a créée. Cette valeur ajoutée (VA) doit au minimum permettre de couvrir les coûts de la structure de production (CSP), c’est-à-dire les salaires des dirigeants et des travailleurs, l’amortissement des équipements et les coûts de financement du fonds de roulement, ces charges étant supportées pour réaliser les diverses fonctions de l’entreprise (direction, production, achat, vente, etc.). Si VA>CSP et que les ventes récupèrent le coût des intrants, alors l’entreprise est économiquement viable.
Répartition des surplus
Si la valeur ajoutée produit un excédent, alors des surplus (profits) sont dégagés qui, rapportés aux ressources utilisées mesurées par le coût de la structure productive, mesurent la rentabilité de l’entreprise. Ces surplus sont ensuite répartis. Dans un contexte d’entrepreneuriat social, la priorité étant la mission sociale, il est évident que celle-ci doit être la première servie. La plus grande part des surplus, ou son entièreté si nécessaire, sert d’abord à consolider les opérations de l’entreprise et au réinvestissement. La constitution de réserves permet de faire face aux imprévus, et de se donner la nécessaire liberté d’action. Des bénéfices restants remboursent et rémunèrent les investisseurs sociaux selon le contrat de financement participatif conclu avec ceux-ci selon les règles de la finance sociale. Au final, tout bénéfice restant est réparti entre les partenaires internes de l’entreprise sociale, les entrepreneurs, et aussi les travailleurs.
La finance sociale
La question du financement de l’entreprise sociale est centrale et la plus problématique, aussi on y insistera davantage ici. Le principe en entrepreneuriat social est qu’une entreprise sociale ne peut se financer que par la finance sociale. Qu’est-ce alors que la finance sociale ?
Le principe participatif
Une finance ne peut prétendre être sociale que si d’abord elle finance des entreprises sociales. Cela est évident, cependant la destination et les bénéficiaires des financements ne suffisent pas pour qualifier une finance de sociale. Si des banques pudiquement désignées de « conventionnelles » ou « classiques », c’est-à-dire capitalistes, se mettaient soudainement à financer des entreprises sociales (aucune crainte à ce sujet), cela ne signifierait pas pour autant qu’elles feraient de la finance sociale.
Ce qui fait qu’une finance est sociale, c’est aussi son mécanisme interne. Le terme de « participatif » est celui qui qualifie le mieux le mécanisme de la finance sociale. Celui-ci est participatif dans deux sens.
En finance participative d’abord, la rémunération du financement ne peut provenir que des profits issus de l’activité productive, plus spécifiquement les profits après impôts, réserves et réinvestissement, c’est-à-dire au final les bénéfices. Autrement dit les apporteurs de capitaux se rémunèrent en participant aux résultats de l’entreprise. Il y a rémunération que si ceux-ci sont positifs.
En finance sociale, la rémunération de la ressource financière ne peut provenir des formes de rémunération de la finance capitaliste que sont l’intérêt, le gain spéculatif et la rente. L’intérêt, exprimé sous forme d’un pourcentage sur une somme d’argent, la spéculation qui parie sur la hausse future d’une valeur quelconque (terrain, monnaie, actions, produits financiers, start-up), et la rente qui repose sur un rapport de force basé sur un monopole, sont en réalité des formes d’enrichissement sans cause, sans effort, sans responsabilité : comme si l’argent, du seul fait de son existence, pouvait auto générer une valeur monétaire supplémentaire. Le risque n’est en aucune façon une cause de création de richesse, sinon traverser la rue à l’heure de pointe permettrait de s’enrichir, il n’est qu’une piètre justification idéologique de banquier. On peut qualifier ces formes de rémunération d’antisociales et immorales parce que non méritées. Elles sont toutes des formes de la riba interdite en Islam.
En finance sociale en second lieu, les bénéfices n’appartiennent pas aux seuls financeurs. Ils sont partagés entre tous les partenaires au projet, parmi lesquels le financeur certes, mais aussi les autres parties prenantes de l’entreprise, c’est-à-dire les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs, sans lesquels aussi les bénéfices ne seraient jamais apparus.
Or il ne faut pas réinventer la roue. Historiquement, la finance participative a été mise au point à partir des années 60 : c’est la finance islamique. Explicitée dans des normes internationales, elle se présente sous forme de contrats de financement. Elle n’est qu’un ensemble de règles contractuelles utilisables par tous, nullement réservées aux seuls musulmans, et qui aboutissent à mettre en œuvre des modalités d’un financement participatif cohérent avec l’entrepreneuriat social. En finance, la participation est la façon de mettre en œuvre le principe islamique de l’association. Elle est l’alternative à l’usure (riba), l’une des fautes les plus graves en Islam.
La mousharaka
Ces contrats de la finance islamique reposent sur des principes connus qui sont certains interdits (intérêt, spéculation, incertitude, secteurs illicites) et des prescriptions (adossement à un actif tangible, partage des bénéfices et pertes). Qu’il suffise ici d’insister sur l’un des modèles de contrats, emblématique de la finance participative islamique : le contrat de « mousharaka ». Car c’est le contrat le plus adapté au financement à moyen et long terme des entreprises sociales.
Le cœur du contrat de mousharaka est le partage des bénéfices entre d’une part le financeur et d’autre part l’entreprise, composée elle-même des entrepreneurs et des travailleurs. Le financeur n’a pas le monopole du risque. Chaque partie prenante prend des risques dans un projet d’entreprise. Les entrepreneurs risquent l’échec d’un projet dans lequel ils ont mis toutes leurs énergies. Ceux qui risquent le plus ce sont les travailleurs car c’est leur survie qui est en cause, alors que pour le financeur, c’est un manque à gagner ou au pire la perte d’un surplus, au-delà de leurs besoins essentiels. Nullement cause de création de richesse, le risque est seulement ce qui donne un droit moral au partage des surplus, comme aussi à la participation aux décisions dans l’entreprise.
Pour ce partage des bénéfices, une clé de répartition est convenue, exprimée sous forme de pourcentages appliqués aux bénéfices nets partageables (en gros les profits après impôts, réserves et réinvestissement). Chaque partie prenante a droit à son pourcentage, y compris les entrepreneurs et les travailleurs, (indépendamment de leurs rémunérations en tant que dirigeants ou travailleurs dans l’entreprise).
Cette clé de répartition résulte d’une libre négociation entre des acteurs dont l’association est nécessaire pour rendre possible l’activité de l’entreprise. Il s’agit donc pour eux d’apprécier l’apport réel de chaque acteur à l’atteinte de l’objectif commun, cet apport pouvant être sous forme d’argent, de temps, de travail, de connaissances, ou de toute autre ressource. Et c’est sur cette base objective que la clé de répartition peut être librement négociée.
Et pour éviter tout désaccord futur éventuel, la clé de répartition est fixée dans une clause, avant le début du projet, et ne peut ensuite être changée, sauf accord unanime des parties. Le partage porte aussi sur tout gain sur le capital de l’entreprise, autrement dit sur la valeur de l’entreprise si certains de ses actifs étaient vendus à un tiers. Avec la mousharaka donc, l’investisseur se comporte en véritable partenaire de l’entrepreneur, il perd ou gagne avec lui.
Un autre aspect de la mousharaka concerne sa durée. Elle peut être permanente, le financeur recevant alors sa part de bénéfices tant et aussi longtemps que dure l’entreprise. Ou elle peut être dégressive, le retrait de l’investisseur se faisant progressivement par le remboursement de son capital investi. Ce remboursement se fait alors aussi à partir des bénéfices de l’entreprise, sur la base d’un autre pourcentage établi dans un contrat distinct. Progressivement ainsi, l’investisseur retrouve son apport initial. En conséquence, à mesure du remboursement, son pourcentage sur les bénéfices convenu dans le contrat de mousharaka diminue proportionnellement.
La forme sous laquelle un investissement participatif peut se réaliser est une question de technicalité juridique à résoudre selon les circonstances particulières du partenariat. Par exemple, ce pourrait être un prêt participatif indexé sur les bénéfices, une catégorie d’actions définie comme participantes (aux bénéfices) et non votantes mais consultatives, ou un contrat de fiducie. Ce choix tactique importe peu, l’essentiel est la mise en pratique réelle du principe participatif.
Le Salam
Si la mousharaka est de loin le contrat qui implémente le mieux et le plus utilement le principe de l’association en finance, d’autres contrats de la finance islamique répondent à d’autres besoins financiers de l’entreprise sociale. Tel est le cas du contrat de « salam ».
Des banques que l’on pourrait alors qualifier de “sociales”, de même que les institutions de microfinance islamique, joueraient pleinement leur rôle en aidant les entreprises à résoudre un autre de leurs problèmes financiers, celui lié à leur fonds de roulement. Il s’agit là d’un besoin financier à court terme que la banque a tout à fait vocation à combler et présente au surplus un faible risque de non remboursement.
Le salam vise cette situation de décalage dans le temps entre l’engagement de dépenses pour la préparation d’un bien commandé et la réception du paiement après livraison. Dans un salam, le financeur débourse dès la signature du contrat pour permettre à l’entreprise de couvrir les dépenses pour la production d’un bien payé plus tard par le client à la livraison. Le paiement du client se fait au financeur qui aura en fait acheté le bien de l’entreprise. Il reçoit le montant intégral du paiement, alors qu’auprès de l’entreprise l’achat aura été fait à un prix inférieur. La différence est sa marge commerciale, invariable et sans pénalités, contrairement à ce qu’aurait été un prêt à intérêt.
Les investisseurs sociaux
Mais, pour qu’il y ait un financement social participatif, il faut des financeurs, que l’on qualifiera aussi de sociaux. Qui sont ces « investisseurs sociaux »? Ce sont des épargnants qui disposent de capitaux légalement et éthiquement acquis, et qui considèrent que leur responsabilité première est de faire fructifier leur avoir, non pas d’abord pour s’enrichir (ce qui est compatible et légitime par ailleurs), mais pour contribuer à la création de richesses et accroître les bénéfices sociaux que leurs investissements peuvent permettre. Ils craignent le châtiment douloureux promis à ceux qui thésaurisent or et argent, au lieu de les consacrer à la Cause de Dieu. (9,34).
Ils renoncent évidemment à tout revenu d’intérêt sur prêt ou sur obligations. Ce ne sont pas non plus des boursicoteurs dont le credo est la liquidité de leurs avoirs afin de pouvoir continuellement spéculer sur les dits marchés financiers, que ce soit sur des actions, des monnaies, des « commodities », ou ces merveilleuses inventions modernes des produits financiers dérivés.
Les investisseurs sociaux recherchent au contraire dans l’économie réelle des investissements patients aux belles promesses de grands impacts sociaux positifs. Pour ce faire, ils acceptent deux choses : a) que leur argent soit investi dans des entreprises sociales, et b), que cet investissement se fasse selon les règles de la finance participative.
Ces investisseurs sociaux peuvent être des individus fortunés, qu’on pourrait appeler des anges financiers sociaux. Il y en a, minoritaires encore sans doute, mais ils existent. Ce peut aussi être des institutions, favorables à l’entrepreneuriat social et à la finance islamique : des sociétés d’investissement, des institutions publiques, des programmes gouvernementaux, et même des banques, pourquoi pas, qui investiraient leurs profits ?
Un fond d’investissement islamique
Pour devenir les acteurs majeurs du financement de l’entreprise sociale, les investisseurs sociaux doivent se regrouper et rassembler leurs ressources pour constituer de grandes masses financières. Il leur faut des institutions de financement dédiées aux entreprises sociales.
Généralement les banques financent déjà très peu les PMEs, d’autant plus si les projets sont micro ou méso. Comment a fortiori financeraient-elles des entreprises sociales, en appliquant les mécanismes de la finance sociale participative propre à l’entrepreneuriat social, plus particulièrement ceux du contrat islamique de mousharaka? Le partage des risques et des bénéfices ne fait pas partie de la culture des banques ni non plus des institutions de microfinance, qui n’ont que deux mots à la bouche : risques et garanties. Le banquier ne peut admettre que social ne veut pas dire non rentable, que la qualité validée d’un bon projet d’entrepreneuriat social suffit pour constituer sa garantie, que ce projet peut même être plus rentable qu’un prêt à intérêt. Toujours le banquier exige des conditions sous forme de gage, caution, sûretés, etc., rendant vide de contenu l’idée d’un partage égal des risques et des bénéfices entre le financeur et le financé. Gestionnaire de la ressource argent, le banquier est un prêtre du « moneytheism ». Sa seconde nature est de chercher à faire de l’argent avec de l’argent, et la mission sociale lui est professionnellement un concept étranger. Cela est aussi vrai pour les banques islamiques qui tentent de justifier leur appellation en offrant certains contrats islamiques secondaires sans risque majeur (mourabaha, istina, wakala), et demeurent inébranlables dans leur refus d’offrir ce qui serait le plus utile, la mousharaka.
Alors que faire pour le méso financement participatif d’entreprises sociales ? La solution existe, élaborée, réfléchie, approuvée par tous les acteurs conscients : mettre en place une institution financière d’un type autre qu’une banque ou une institution de microfinance, à savoir un Fonds d’investissement. Plus spécifiquement, il s’agit de créer un Fonds d’investissement participatif pour méso-entreprises sociales.
Un tel Fonds n’est pas la même chose qu’une société de capital de risque. Un capital-risqueur n’a qu’un but : sortir le plus vite possible du capital de l’entreprise avec un gros magot. Il spécule par exemple sur la plus-value future d’une « start-up » devenue « licorne ». Le Fonds d’investissement dont on parle ici a un autre but : le succès réel du projet d’entreprise sociale avec laquelle il est solidaire.
L’apport des investisseurs sociaux dans un tel Fonds peut alors se faire en utilisant un autre contrat de la finance islamique, celui de « moudharaba », équivalent à une fiducie, et confiant au Fonds la valorisation des apports des investisseurs par la réalisation d’investissements faits en « mousharaka » dans des méso entreprises sociales. Les bénéfices de celles-ci servent alors à rembourser et à rémunérer les investisseurs de même que le Fonds lui-même. Moudharaba entre les investisseurs sociaux et le Fonds d’investissement, mousharaka entre le Fonds et l’entreprise sociale, et salam entre la banque et l’entreprise : tel est en somme l’environnement de financement idéal permettant à l’entreprise sociale de rencontrer l’essentiel de ses besoins financiers et de mener au mieux ses activités dans l’économie réelle pour la réalisation de sa mission sociale.
Un tel Fonds d’investissement participatif se présenterait comme un cadre idéal pour la concentration et l’injection dans l’économie sociale et solidaire des épargnes dispersées d’investisseurs sociaux potentiels à la recherche d’une option éthique pour faire fructifier leurs avoirs. On pense en particulier aux millions d’euros que la diaspora africaine transfère chaque année en Afrique. Un ou des Fonds africains seraient l’intermédiaire de confiance que réclament à juste titre ces Africains de la diaspora qui veulent que leurs apports soient investis dans de bons projets sociaux rentables avec une gestion intègre et transparente.
Parallèlement au financement, ce Fonds pourrait lui-même offrir les nécessaires services non financiers d’accompagnement des entrepreneurs sociaux financés. Institution qualifiée pour la gestion de fonds patients, le Fonds peut l’être aussi pour cette activité du fait de sa culture entrepreneuriale. Alternativement, il peut faire appel à des consultants externes en entrepreneuriat social. Or c’est cet accompagnement qui peut seul apporter l’élément de garantie aux investisseurs.
3. La démocratisation entrepreneuriale
La primauté de la finalité sociale sur la rentabilité est le premier trait distinctif de l’entreprise sociale. Le second trait tout aussi déterminant est son fonctionnement démocratique ou, pour être plus exact, son processus de démocratisation participative continue. C’est le volet « politique » de l’entreprise (qui décide de quoi ?), alors que sa mission, sa vision, sa stratégie, ses opérations et sa gestion constituent son volet économique (quoi produire, pour qui et comment ?).
Dans la sphère capitaliste, la démocratie n’est que politique (et au surplus limitée à la forme dite représentative de la démocratie). Elle ne peut pas être économique. La démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise, où s’applique le principe des « droits de gérance » des « propriétaires des moyens de production » : légalement, les actionnaires sont rois et maîtres dans l’entreprise. En pratique, dans les entreprises monopolistiques, c’est l’oligarchie financière qui exerce le contrôle réel, non pas la multitude des petits actionnaires détenteurs de la propriété juridique.
En lieu et place de la « gouvernance » d’entreprise, l’entreprise sociale repose donc sur le principe de la démocratisation participative, qui est la façon de mettre en œuvre le principe islamique de l’association. Démocratisation plutôt que démocratie pour signifier que celle-ci n’est pas un état donné, mais plutôt un effort constant, qui fait qu’à tout moment, on a plus ou moins de démocratie participative.
Participative, cette démocratie l’est sous un double aspect, institutionnel et relationnel. La démocratie participative implique d’une part des règles formelles déterminant qui participe aux prises de décision, dans quelles structures, et selon quelles procédures : il faut des institutions de la démocratie participative. D’autre part, au sein de ces institutions, les relations sociales qui se nouent entre les acteurs doivent se dérouler d’une façon qui permette à ceux-ci de participer effectivement aux délibérations, aux prises de décision, et même à l’exécution.
Les institutions de la démocratie associative
S’agissant des structures à mettre en place pour le fonctionnement démocratique de l’entreprise sociale, la question est généralement posée dans les termes suivants : lequel des statuts juridiques existant convient le mieux pour formaliser une entreprise sociale compte tenu de cette exigence démocratique ? On serait ainsi contraint de choisir l’un des types de Sociétés commerciales (SARL, SA, SAS, coopératives) ou de personnes (Groupement d’Intérêt économique, entreprenant, etc.) pouvant être créées selon le droit en vigueur.
Ainsi posée, la réponse à la question sera le plus souvent : la coopérative. Dans le mouvement de l’entrepreneuriat social, certains font même de l’adoption de ce statut le critère d’une entreprise sociale. Mais les objections sont nombreuses. La règle « une personne – un vote » est loin d’épuiser toutes les conditions de la démocratie. Elle n’empêche nullement les décisions manipulées ou les dirigeants inamovibles. Les exemples sont nombreux d’entreprises avec le statut de Société commerciale que l’on peut volontiers qualifier de sociale, en contraste avec des coopératives exerçant des activités essentiellement capitalistiques et ayant dévié de leur philosophie sociale première. Une mutuelle de micro-crédit peut-elle prétendre être une entreprise sociale dès lors qu’elle applique des taux d’intérêt dits usuraires, bien au-delà même de ceux des banques capitalistes, quand bien même sa clientèle seraient les exclus du système bancaire et pratiquerait-elle à l’interne une apparence de démocratie ?
En fait, la question est mal posée. L’institution démocratique d’une entreprise sociale n’a aucun rapport avec le choix d’un statut juridique. Car le point essentiel est la distinction à faire entre Société (S majuscule pour désigner la personne morale juridique), et entreprise. Alors que ces deux termes sont souvent employés l’un pour l’autre, ils désignent en fait deux réalités différentes.
La Société est un phénomène juridique, un contrat entre des personnes qui entrent en relation du fait qu’elles détiennent des capitaux et les mettent en commun dans le but de partager entre elles les revenus tirés d’une activité économique externe en échange de leurs apports en argent, nature ou industrie.
En contraste, l’entreprise est une réalité sociale concrète, qui apparaît comme l’ensemble des interrelations entre diverses « parties prenantes » de l’entreprise (entrepreneurs, travailleurs, fournisseurs, distributeurs, clients, revendeurs, etc.), qui collaborent pour réaliser une activité économique. Or cette entité sociale qu’est l’entreprise n’a pas d’existence juridique. Il peut exister une sociologie de l’entreprise, mais alors qu’il existe bien un droit des Sociétés, il n’y a pas de droit de l’entreprise, même si l’entreprise fonctionne à l’ombre d’une diversité de droits (fiscal, social, travail, etc.).
Dans ce contexte actuel, le statut juridique ne concerne qu’une seule des parties prenantes de l’entreprise, celle des actionnaires, dont la fonction essentielle est seulement en général un apport en ressources financières. Les autres parties prenantes de l’entreprise ne sont pas concernées. C’est pourquoi un actionnaire quittant le cabinet de son notaire avec en poche une copie de Statuts et des numéros d’enregistrement officiels, et proclamant à tout venant : « J’ai créé une entreprise! », un tel actionnaire se trompe totalement. Il devrait seulement dire : « J’ai créé une Société! ».
Or ce dont nous discutons ici, c’est du fonctionnement démocratique non pas de la Société des actionnaires (shareholders en anglais), mais de l’entreprise, c’est-à-dire de cet ensemble des relations sociales entre certains acteurs sociaux identifiés comme les parties prenantes de l’entreprise (stakeholders en anglais).
Parmi ces parties prenantes, il y en a deux dont les interrelations constituent le cœur même de l’entreprise : d’une part les entrepreneurs/dirigeants qui initient le projet d’entreprise, en formule la mission et la vision, et en assurent la direction; d’autre part les travailleurs qui réalisent l’activité économique, et sont les créateurs de la richesse nouvelle. Entre ces parties et les individus qui les composent, Dieu … dispense ses dons comme il l’entend (5, 64). Instaurer une démocratie entrepreneuriale, c’est donc dire par quels mécanismes institutionnels et quelles pratiques comportementales les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs entre qui Dieu a établi... des hiérarchies (6, 165), vont au sein de l’entreprise décider ensemble de la marche de l’entreprise, afin qu'ils se portent mutuellement assistance. (43, 32)
Autour de ce noyau dur de l’entreprise, gravitent d’autres parties prenantes nécessaires aussi pour le fonctionnement de l’entreprise, mais dont l’existence n’en dépend pas et qui sont en quelques sortes extérieures à l’entreprise comme telle : fournisseurs, clients, prêteurs ou investisseurs, centres de recherche et de formation, riverains dans la localité, organismes publics locaux, nationaux internationaux liés au domaine de l’entreprise, etc. Chacune de ces parties prenantes apporte ses ressources particulières (connaissances, temps, fournitures, argent, normes, services publics, etc.), qui sont nécessaires pour que l’entreprise opère. L’enjeu démocratique avec ces parties prenantes externes se gère sous un mode consultatif. On peut ainsi concevoir qu’autour des entreprises sociales se constituent des directoires qui servent de cadres à ces consultations avec l’ensemble des parties prenantes extérieures mais associées à l’entreprise.
Une de ces parties prenantes extérieures requiert une attention particulière, celle des actionnaires, représentés par leur Société. Selon le droit en vigueur, la Société serait la « propriétaire » de l’entreprise, disposant ainsi de tous les droits de décider et de partager les revenus. Elle seule serait qualifiée pour définir l’« objet social » de l’entreprise, nommer ses dirigeants, recruter ou congédier, investir ou non, la fermer tout bonnement. Seule aussi à pouvoir percevoir les profits.
Pour l’entrepreneuriat social, la Société ne détient nullement ces droits car elle ne possède pas l’entreprise, elle n’en est qu’un partenaire, important sans doute mais externe quand même. L’actionnaire n’est propriétaire que d’une chose : des actions de sa Société, c’est-à-dire de documents qui lui attestent des droits sur la prise de décision, non pas dans l’entreprise, mais à l’intérieur seulement de la Société (assemblée générale et conseil d’administration des seuls actionnaires), de même que sur le partage des revenus de cette Société, lesquels ne correspondent pas à ceux de l’entreprise, et n’en constituent en fait qu’une des parts.
En tant que partie prenante externe associée à l’entreprise, la Société lui procure en fait deux services. D’une part un service de représentation juridique, la Société agissant dans le contexte juridique du moment comme représentante officielle et légale de l’entreprise dans ses rapports avec les tiers (État, autres Sociétés, …).
D’autre part les actionnaires apportent un « capital social ». Dans la mesure où leur apport est financier, ils agissent alors simplement comme des investisseurs parmi d’autres, à côté des banques, fonds, prêteurs. Or on a vu ci-haut comment se fait la relation d’une entreprise sociale avec ses financeurs : en appliquant les règles de la finance sociale participative. Ces règles s’appliquent donc nécessairement aussi à cet investisseur particulier qu’est la Société des actionnaires. Celle-ci doit donc conclure avec l’entreprise qui lui est associée une entente de mousharaka, dont une conséquence est que les actionnaires ne touchent pas la totalité des profits et plus-values générées par l’entreprise, mais seulement une partie selon la clef de répartition négociée avec l’entreprise et inscrite dans la mousharaka. Du fait d’autre part que cet investissement participatif des actionnaires se fait sur la base d’un partage des risques et bénéfices, il n’est que normal que la Société soit démocratiquement associée au processus décisionnel dans l’entreprise, aussi longtemps du moins que son investissement n’aura pas été remboursé.
Pour ces raisons, la Société et l’entreprise devront donc signer des contrats, pour le financement, et pour la cogérance de l’entreprise. Mais qu’est-ce alors que l’entreprise, cette entité qui se pose de façon distincte et autonome en face de la Société? Ou en termes pratique, qui va signer ces contrats au nom de l’entreprise ? Or il y a un problème, car l’entreprise comme telle, avons-nous vu, n’a aucune existence juridique. Elle n’est pas une personne morale pouvant contracter.
Que faire alors ? La réponse s’impose d’elle-même : donner une existence juridique à ce phénomène social qui n’en a pas, en créant quelque chose de nouveau : un statut juridique d’entreprise sociale. Rien, hormis la volonté politique, n’empêche le vote de lois « portant création du statut d’entreprise sociale ». La définition juridique de l’entreprise sociale pourrait être la suivante :
Une entreprise sociale est une association économique et démocratique d’entrepreneurs/dirigeants sociaux et de travailleurs, à finalité sociale, à lucrativité optimale et à responsabilité limitée.
Dans cette formulation, chaque mot ou expression compte et permet d’esquisser certaines dispositions de la loi :
– Association … d’entrepreneurs/dirigeants sociaux et travailleurs
Le statut d’une entreprise sociale est finalement celui d’une association4. Association de deux et seulement deux parties prenantes qui décident de collaborer ensemble, celle des entrepreneurs/dirigeants et celle des travailleurs. Pour s’associer, chaque entité doit donc exister par elle-même. Aussi les statuts reconnaîtraient l’existence d’une « assemblée des dirigeants » et d’une « assemblée des travailleurs » avec pour chacune les conditions d’appartenance et de sortie de ses membres individuels.
Économique … à lucrativité optimale
Cette association exerce une activité économique génératrice de revenus et de surplus. Dans le contexte juridique actuel, quand on parle d’association on complète toujours en ajoutant « sans but lucratif ». On aurait maintenant quelque chose de nouveau, une « association à but lucratif », ou plutôt pour être exact, une « association à moyen lucratif », puisque le but est social et que la lucrativité est un moyen pour l’atteindre. Toutefois la lucrativité recherchée n’est pas maximale comme dans l’entreprise capitaliste, mais optimale, c’est-à-dire résultant du meilleur arbitrage possible entre l’impact social prioritaire et la nécessaire lucrativité permettant la poursuite et l’expansion des activités économiques.
Démocratique
Les statuts préciseraient comment les partenaires de l’association vont gérer démocratiquement leur association : assemblées générales des membres de l’entreprise (entrepreneurs et travailleurs), directoire conjoint (remplaçant le « conseil d’administration »), avec désignation, contrôle, révocation, rotation des délégués des entrepreneurs et des travailleurs, comité conjoint de direction, accès aux informations d’entreprise, règles de délibérations et de prise de décision dans les instances, relations avec les parties prenantes externes, dont les actionnaires de la Société associée à l’entreprise.
– À finalité sociale
La mission sociale, raison d’être de l’entreprise sociale, serait clairement énoncée dans son « objet social ». Serait prescrite l’obligation d’un bilan annuel de l’impact social de l’entreprise et de son processus de démocratisation.
– À responsabilité limitée
Une entreprise sociale, éthique par principe, paye ses dettes. Aussi les actifs de la Société doivent servir ultimement à leur remboursement dans le cours des affaires ou en cas de cessation de l’entreprise. Comme pour les Société commerciales, les entrepreneurs dirigeants et les travailleurs ne sont pas responsables des dettes au-delà des actifs de l’entreprise.
L’entreprise sociale n’aurait alors plus besoin de s’abriter sous une Société commerciale pour acter juridiquement. Elle pourrait directement conclure des ententes de financement participatif avec un nouvel acteur du monde de l’entrepreneuriat social, à savoir l’investisseur social, véritable partenaire qui apporte ses ressources financières dans des entreprises sociales selon les mécanismes de la finance sociale participative, tout en s’impliquant dans la vie de l’entreprise. C’est en cet investisseur social que l’ancien actionnaire serait invité à se muer.
La rédaction d’un projet de « Loi portant création du statut d’Entreprise sociale », ainsi que d’un modèle de statuts, est un exercice à la portée de tout rédacteur législatif. Elle est à l’ordre du jour si le défi relevé est celui de la promotion de l’entrepreneuriat social. Mais il s’agit là d’un combat dont l’issue et la durée est incertaine, puisque le statut proposé remet en cause des principes dominants du capitalisme.
L’histoire dira si un tel statut n’est possible qu’à la condition d’un changement politique global, ou si des avancées sont réalisables dans le système actuel. Pour le moment, outre le plaidoyer, un peu d’imagination permet de concevoir une tactique faisant un usage habile du contexte légal existant pour faire quelques pas dans la bonne direction. On peut concevoir des montages tout à fait légaux permettant partiellement de réaliser l’objectif malgré les contraintes du droit actuel.
Par exemple, les travailleurs et les dirigeants pourraient les uns et les autres se constituer en une entité formelle (simple contrat privé d’association, GIE, société de personnes). Chaque partie y élaborerait ses points de vue et revendications, répartirait la part des bénéfices qui lui serait attribuée. Elles se reconnaîtraient mutuellement et s’associeraient dans le cadre d’un contrat, GIE ou autre qui seraient l’équivalent de statuts de l’entreprise sociale si celle-ci existait juridiquement. C’est cette entité formalisée qui contracterait alors avec la Société représentante des investisseurs sociaux sous couvert d’actionnariat, notamment pour le contrat de mousharaka. L’entente avec la Société stipulerait aussi que les règles et décisions de l’entreprise aurait préséance sur toute autre dispositif, y compris les statuts officiels de la Société représentant les seuls actionnaires, quitte à ce que, pour éviter toute irrégularité par rapport aux lois en vigueur, ces statuts soient rédigés en fonction des décisions de l’entreprise (par exemple les dirigeants nommés dans les Statuts de la Société des actionnaires seraient nécessairement ceux décidés par le collectif de l’entreprise, de même pour l’objet social). Mais ces acrobaties n’empêcheraient pas de continuer à réclamer la solution simple et normale, à savoir un statut juridique pour l’entreprise sociale tel que défini ci-haut.
La démocratisation participative en actes
L’autre volet de la démocratie participative, à côté de son aspect institutionnel, concerne les relations sociales concrètes entre les acteurs individuels et collectifs amenés à décider ensemble au sein de leur association. La véritable démocratie sociale ne peut être seulement formelle et procédurale, elle doit aussi se vivre concrètement au sein de ses institutions, et au premier chef au cœur de l’entreprise, entre les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs. La participation veut dire ici que ces partenaires de l’entreprise doivent effectivement et aux moments opportuns, contribuer ensemble aux décisions sur tous les enjeux fondamentaux de la vie de l’entreprise, l’orientation stratégique, les produits, les clientèles visées, les investissements, les embauches, la répartition des surplus, etc., donc pas seulement les conditions de travail.
Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Les entrepreneurs doivent devenir disposés à associer [les travailleurs à leur direction] de manière à en faire vos égaux. (30, 28). Ceux-ci doivent apprendre à faire autre chose que seulement exécuter et revendiquer dans un esprit syndicaliste, mais plutôt se sentir responsable du destin de l’entreprise, puisque Nous avons rendu tout homme responsable de sa destinée. (17, 13). Ensemble ils doivent mener la même barque dans le cadre d’une relation comprise comme non antagonique et collaborative.
Ce processus de démocratisation peut se développer par la mise en pratique progressive des principes suivants :
1. l’accès transparent à l’information sur la situation de l’entreprise dans tous ses aspects (production, clientèles, ventes, trésorerie, projets en cours d’élaboration,…);
2. la consultation large sur les questions importantes de l’heure, sur les décisions stratégiques;
3. la délibération c’est-à-dire la discussion approfondie avec tout le temps nécessaire pour que les enjeux de toute décision soient clairement compris par tous;
4. la prise de décision collective, selon les règles convenues (unanimité, veto, majorité qualifiée,...) pour différentes catégories de décision.
La démocratie participative est ainsi le cadre dans lequel s’exerce la responsabilité collective des acteurs de l’entreprise. Cette responsabilité ne signifie pas l’absence d’erreurs. Toute décision même mûrie comporte une part d’effets négatifs. Ce qui reste à la portée du décideur, c’est le bien-fondé de la décision, qui repose sur son rapport avec la finalité sociale visée. C’est aussi sa faisabilité pour ne pas dévoyer l’action vers un cul-de-sac. C’est enfin la légitimité de la décision, et c’est ce qu’apporte la démocratie participative. Ces conditions étant remplies, il devient alors naturel de reconnaître les impacts négatifs et de corriger.
L’entrepreneur social
Dans ce processus de démocratisation réelle, un autre nouveau personnage de l’entrepreneuriat social a un rôle majeur à jouer : c’est, avant même l’« investisseur social », l’« entrepreneur social ». Dans la sphère capitaliste, de même que Société et entreprise sont synonymes, de même les termes de capitaliste, propriétaire, actionnaire et entrepreneur sont confondus. Dans le contexte de l’entrepreneuriat social, l’entrepreneur est l’initiateur, le visionnaire et le dirigeant du projet d’entreprise, sans être nécessairement aussi un investisseur social. Mais nous avons affaire à un type nouveau d’entrepreneur, l’entrepreneur social. Celui-ci a certes certaines qualités propres à tout entrepreneur (perspicacité, imagination créatrice, tolérance au risque, communicateur, organisateur). Mais s’y ajoutent certains qualités intellectuelles et morales :
– une connaissance et une compréhension de l’histoire de l’humanité et de la conjoncture actuelle, de l’international au local;
– la maîtrise de l’art de la décision, basée sur la justesse par rapport aux finalités, sur la légitimité démocratique, et sur la faisabilité pratique;
– la maîtrise de la stratégie, qui est la science et de l’art de constituer et d’exploiter des ressources et des alliances, dans le contexte d’un conflit et en interaction intelligente avec un adversaire, pour gagner son consentement ou au moins son renoncement;
– l’adhésion ferme à certaines valeurs éthiques : une totale intégrité, la frugalité, la modestie.
Plus particulièrement, pour que le processus de démocratisation se développe au sein de l’entreprise sociale, l’entrepreneur social doit savoir pratiquer un art particulier, équivalent du management dans l’entreprise capitaliste, et que l’on pourrait désigner par l’expression de « guidance participative ». On pourrait assimiler cette méthode de direction à l’art de la maïeutique pratiqué par Socrate.
Tout en sachant où il pense que l’entreprise doit aller, l’entrepreneur social, écoute, pose des questions, reprend, trie et réorganise les idées entendues, puis les reformule, les retourne, pour amener les interlocuteurs à retrouver leurs propres propositions, mais corrigées, nuancées, enrichies. Par cette prestation intellectuelle de direction, l’entrepreneur social retrouve, dans les idées exprimées spontanément par les travailleurs, celles qu’il défend pour l’entreprise, sans doute formulées différemment, souvent enrichies d’idées nouvelles ou meilleures, et qui accroissent le savoir collectif. Mais en même temps, et c’est là sa contribution, il perçoit, entremêlées au milieu des discours, les idées dominantes de l’air du temps, car le rôle de l’entrepreneur social est aussi de demeurer le gardien vigilant et le ferme défenseur de l’orientation sociale de l’entreprise. C’est ce tri que l’entrepreneur social a pour tâche de faire, pour séparer l’ivraie du bon grain, et retourner ensuite à ses interlocuteurs les distinctions à faire et les critiques appropriées. Telle est la méthode de la guidance participative5.
4. La transformation de la société
En plus de la primauté de la finalité sociale sur la rentabilité et la démocratisation participative, un troisième trait est distinctif de l’entrepreneuriat social : son ambition de contribuer à la réalisation d’une société juste sans exploitation, domination, exclusion. Agissant sur le terrain économique, l’entreprise sociale alternative le fait dans la perspective d’une profonde transformation sociale à l’échelle de toute la société. En mettant en place un nouveau mode d’organisation et fonctionnement économique à la base, elle cherche à apporter [son] aide à ces opprimés sur terre, pour faire d'eux des dirigeants et des héritiers (28, 5) et pour Établir la bonne entente entre les gens … (2, 224).
Dans le mouvement de l’entrepreneuriat social, on parle souvent d’économie ou d’entreprise « sociale et solidaire » ou même « solidaire » tout seul. Référons-nous à ce texte de 2011 du Réseau intercontinental pour la promotion de l'économie sociale solidaire (RIPESS) pour exprimer l’idée que veut rendre le terme de solidaire :
L’économie solidaire cherche à changer tout le système social et économique … Elle poursuit la transformation du système économique capitaliste néolibéral qui donne la priorité à la maximisation du profit et à la croissance aveugle vers un système qui met les gens et la planète au cœur…. L’économie solidaire cherche à réorienter et à donner de nouvelles formes à l’État, aux politiques, au commerce, à la production, la distribution, la consommation, l’investissement, la monnaie et la finance, ainsi que les structures de propriété de manière à servir le bien-être des peuples et de l’environnement. (cité dans Économie sociale solidaire et concepts apparentés, Yvon Poirier, juillet 2014).
L’intention donc du terme de solidaire est d’associer l’entreprise sociale à un projet de transformation globale de la société. Une entreprise sociale ne se limiterait donc pas à la seule poursuite, de façon démocratique, des objectifs sociaux spécifiques liés à son secteur d’activité. Elle contribuerait aussi à la réalisation progressive d’un projet de société alternatif au « système économique capitaliste néolibéral », une société « qui met les gens et la planète au cœur » de la vie en société.
Ce besoin d’ajouter l’épithète de solidaire est indirectement une façon de reconnaître que certaines entreprises, qui se disent sociales, ne sont toutefois pas solidaires. Elles peuvent en effet considérer que le capitalisme est un système, sinon bon en soi, du moins acceptable, voire indépassable, et que leur rôle est de le compléter, de corriger ses faiblesses, de le rendre plus humain en solutionnant les problèmes sociaux que ni le marché, ni l’État libéral ne peuvent résoudre. L’entrepreneuriat social non solidaire se contenterait de « lutter contre la pauvreté », sans remettre en cause explicitement et volontairement le système capitaliste lui-même, générateur de cette pauvreté. Tel est par exemple le point de vue de Mohamed Yunus, fondateur de la microfinance et entrepreneur social notoire, pour qui « Social business is the missing piece of the capitalist system ».
En somme la vision d’une entreprise sociale va bien au-delà de son devenir particulier. Plus que sa seule entreprise, c’est son secteur industriel que veut transformer l’entreprise sociale. Et au-delà de cette industrie, c’est l’état futur de l’économie et de la société auxquelles elle appartient que l’entreprise sociale veut contribuer à transformer.
Le projet de société alternatif, ou mieux de civilisation, auquel aspire l’entrepreneuriat social demeure objet de débats. Ce n’est pas le lieu ici d’en discuter. On peut juste supposer qu’il mettrait en pratique certains principes tels que : la souveraineté nationale en vue d’un développement économique autocentré et endogène des pays du Sud, la souveraineté populaire par l’exercice de la démocratie participative dans tous les secteurs de la vie sociale au travail comme dans les milieux de vie, la satisfaction des besoins humains de base par des biens communs accessibles tendant vers la gratuité, l’équité sociale dans la répartition des richesses, l’égalité hommes-femmes, la sauvegarde de l’environnement, la primauté de l’éthique et de la culture dans les relations sociales, un monde solidaire et polycentrique.
5. L’évaluation
Poursuivre en priorité sa mission sociale et environnementale grâce à une rentabilité optimale, progresser dans la participation démocratique de ses travaill.eurs.euses et dirigeants.es et autres parties prenantes, contribuer à faire évoluer son secteur, son pays et la société entière vers un degré supérieur de civilisation, telle est l’ambition de l’entrepreneuriat social. Encore faut-il que les résultats soient au rendez-vous. L’entreprise sociale doit pouvoir montrer dans quelle mesure elle approche dans la pratique de l’idéal recherché. C’est pourquoi, de même qu’elle produit son bilan financier, elle produit aussi annuellement un rapport d’auto-évaluation.
D’où la nécessité d’une grille énonçant les critères et les indicateurs à partir desquels l’entreprise sociale peut mesurer ses avancées, éventuellement ses reculs, et le chemin qui reste à parcourir selon des étapes réalistes. La « Charte africaine de l’entrepreneuriat social »6 constitue un premier essai pour systématiser les critères d’évaluation de toute entreprise sociale. Le tableau suivant répartit schématiquement ces critères en six groupes  :
 
Catégorie
Critères
1. Orientation
Énoncé de mission sociale
 
Énoncé de vision sociale
2. Stratégie
Secteur à forte utilité sociale
 
Besoins réels satisfaits par les biens et services offerts
 
Territoire prioritaire local, national, régional
 
Couches populaires visées
 
Identification des ennemis et alliés stratégiques et tactiques
3. Opérations
Intrants locaux, nationaux
 
Technologies locales ou adaptées
 
Respect de l’environnement
 
Distribution en circuits courts
 
Conditions de vente transparentes et équitables
 
Promotion véridique
 
Bas prix tendant vers la gratuité
4. Gestion
Salaires minimaux et maximaux et écart maximal des rémunérations
 
Tout financement conforme à la finance sociale participative
 
Comptabilité et gestion financière basées sur la valeur ajoutée produite et le partage des bénéfices
 
Bilan sociétal et environnemental annuel
5. Démocratisation
Institutions participatives internes
 
Méthode de direction basée sur la guidance participative
6. Impacts
Économiques (valeur ajoutée, mieux vivre, emplois, intégration nationale et régionale)
 
Nationaux (développement endogène, autosuffisance alimentaire, énergétique, sanitaire, etc.)
 
Démocratiques (démocratie entrepreneuriale participative)
 
Sociaux (besoins humains de base, écarts réduits de richesse nationaux et internationaux)
 
Environnementaux (pollutions et gaspillages, recyclage, empreinte carbone)
 
Culturels (comportements éthiques basés sur la responsabilité, l’équité, la solidarité)
 
Politiques (biens communs gérés collectivement, démocratie directe participative)
 
Individuels (sérénité et épanouissements des individus)
Pour chaque critère, des indicateurs quantitatifs ou qualitatifs permettraient d’en estimer le degré d’atteinte. En attribuant à chaque indicateur une pondération et une échelle de réalisation, cet ensemble permettrait d’apprécier dans quelle mesure telle entreprise qui affirme s’engager dans la voie de l’entrepreneuriat social peut effectivement se qualifier de sociale (indépendamment de tous autres critères essentiellement économiques, nécessaires par ailleurs pour juger de la faisabilité ou de la rentabilité d’un projet d’entreprise).
L’application de cette grille ne peut pas conduire à une conclusion univoque du genre : telle entreprise est, ou n’est pas, sociale. En réalité, toute entreprise sera, à un moment donné de son histoire, plus ou moins sociale. Elle sera plus sociale par certains aspects et moins par d’autres. L’entrepreneuriat social n’est pas un état mais un processus, une marche plus ou moins longue, avec des avancées et des reculs, tendant à s’approcher d’un idéal type. La progression dans cette marche dépend principalement des rapports entre les acteurs internes de l’entreprise où inévitablement deux points de vue vont tendre à se manifester, celui de ceux qui veulent aller plus ou trop vite, et celui de ceux qui tempèrent de prudence, hésitent ou résistent sur certains points. Elle dépend aussi des contraintes imposées par un environnement socio-politique nécessairement hostile, et des marges de manœuvre qu’il s’agira pour l’entreprise de gagner, défendre et utiliser habilement.

1 Abdoulatif Ledoux, Pour un entrepreneuriat social alternatif en Afrique Voie et stratégie pour un développement souverain et une société responsable, équitable et démocratisée, Nouvelles Éditions Numériques Africaines (NENA), 2018, et Atteindre les Objectifs de Développement Durable par l'entrepreneuriat social, Des ODD aux « ODDD », Nouvelles Éditions Numériques Africaines (NENA), 2019.Voir https://www.librairienumeriqueafricaine.com/search/lna/ledoux

2 Voir Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Gallimard, 1981. Arno Münster, Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch, 2009.

3 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Plon, 1953.

4 C’est dans cette même idée de l’association que Marx voyait l’alternative au capitalisme que la Commune de Paris avait « enfin trouvée » en promouvant le « travail libre et associé » (La guerre civile en France).

5 Dans un contexte différent, c’est ce que Mao-Tse-Toung appelait la ligne de masse : « partir des masses pour retourner aux masses ». In A propos des méthodes de direction, Ouvres choisies, Tome III, Editions en langues étrangères, 1968 p. 121

6 https://www.librairienumeriqueafricaine.com/livrel/charte-africaine-lentrepreneuriat-social