A. Les enseignements
A. Les enseignements
1. Les sources
Avant d’exposer les enseignements qui paraissent utiles pour la conception d’un entrepreneuriat inspiré par l’Islam, il est nécessaire de présenter la méthode suivie pour mener la recherche. On peut décrire cette méthode en disant qu’elle fut un effort d’interprétation de deux sources de connaissance.
La première source est évidemment le livre de la vérité révélée, c’est-à-dire le Coran. Le mot arabe pour désigner un verset du Coran signifie « signe », c’est-à-dire une indication, un symbole, une invitation à décoder et à chercher et à comprendre. Le Coran est ainsi un livre de signes à méditer pour ceux qui savent réfléchir (16, 12).
La deuxième source est une autre collection de signes, sous forme non plus de textes lisibles, mais de faits constatés dans l’univers qui nous entoure, et des évènements qui s’y déroulent au cours de l’histoire. On pourrait dire que ces signes constituent le livre des signes de la création. Un verset du Coran dit :
Nous continuerons à leur montrer Nos signes, aussi bien dans l'univers qu'en eux-mêmes, jusqu'à ce qu'ils reconnaissent que ce Coran est bien la vérité (41, 53)
Autrement dit, l’étude du seul Coran est insuffisante pour en découvrir la vérité intrinsèque : il faut aussi lire les signes extérieur que Dieu envoie dans l’univers et son histoire, et dans le for intérieur de chacun.
Une herméneutique du Coran
L’herméneutique est la théorie de la lecture, de l'explication et de l'interprétation des textes. Des principes herméneutiques ont donc présidé au présent effort d’interprétation. En Islam, diverses approches existent pour pratiquer cette interprétation ou exégèse du Coran (tafsir). L’une, de nature linguistique, se concentre par exemple sur la racine des mots pour mieux en comprendre le sens. L’autre, historiciste, s’attache à analyser les circonstances historiques dans lesquelles telle révélation a été faite pour en induire des principes généraux applicables en d’autres temps et lieux.
Sans doute chaque approche apporte-t-elle un éclairage utile. Une autre approche a été appliquée dans la présente étude. L’herméneutique utilisée ici s’inspire de celle pratiquée au sein d’un courant de pensée du monde musulman, moins connu mais non moins persistant, celui dit de la « théologie musulmane de la libération ». Le sud-africain Farik Esack1, compagnon de Mandela dans la lutte anti-apartheid, en est un important représentant, ainsi que le furent le soudanais Mahmoud Mohamed Taha2 et l’iranien Ali Shariati. Les principes méthodologiques sont les suivants sans que ces auteurs ne les aient nécessairement tous appliqués dans leurs œuvres.
La source coranique
Parole de Dieu, le Coran est considéré comme la source fondamentale de la religion islamique. Sans négliger les hadiths comme référence complémentaire, ceux-ci sont d’abord utiles dans la mesure où ils aident à la compréhension du texte coranique. Le présent essai se base essentiellement sur le Coran, complété par quelques hadiths.3
L’holisme
L’étude du Coran doit être holistique, c’est-à-dire qu’il faut considérer le Coran comme un tout cohérent, supérieur à, et qui ne peut être réduit à, la somme de ses versets. Autrement dit, chaque verset ne peut être compris que dans le contexte de l'ensemble du Coran. Car le Coran est un livre aux versets concordants (39, 23). Chaque verset doit se comprendre à la lumière de tous les autres. : « Le Coran explique le Coran » comme l’exprime le principe exégétique.
La dialectique
Étroitement lié à vision holistique est la pensée dialectique. Une lecture superficielle et empiriste du Coran pourrait prétendre trouver des contradictions entre des versets du Coran. Or il n’y a pas de contradictions internes dans le Coran, il y a seulement des dualités, des unités contradictoires, car De toute chose nous avons créé un couple. Peut-être serez-vous amenés à réfléchir (51, 49). Tout verset est susceptible d’être relié à un autre qui lui est son complément dialectique.
L’universalisme
Le Coran a été révélé pour l'humanité entière, en tout lieu et jusqu’à la fin des temps, pas seulement pour une société arabique du 7ème siècle. Chaque génération qui le relit peut y trouver les réponses aux interrogations de son temps. Le Coran répond toujours à nos préoccupations d’ici et de maintenant.
Le parti pris
L’étude du Coran ne peut être socialement neutre, elle ne peut prétendre à une objectivité scientifique ou intellectuelle, indépendante de toute condition sociale ou du point de vue du lecteur. Au contraire toute interprétation est nécessairement partiale, en faveur d’une catégorie sociale et non d’une autre. Non seulement elle est ainsi biaisée, mais elle doit l’être car le Coran exprime lui-même un tel parti pris. Un verset, fondateur dans la théologie musulmane de la libération, exprime cette idée que l’Islam ne peut être compris qu’en adoptant le point de vue des marginaux, des opprimés, des exclus, et en prenant leur défense  :
Pharaon se comportait en despote dans le pays. Il avait réparti ses habitants en clans et en opprimait une partie… Or nous voulions apporter notre aide à ces opprimés sur terre, pour faire d'eux des dirigeants et des héritiers (28, 5) en les rendant maîtres du pays, et faire subir à Pharaon et à Hâmân et à leurs armées ce qu'ils avaient tant redouté. (28, 6)
Si Dieu est du côté des opprimés, alors nous devons l’être aussi, et rechercher comment le Coran peut nous indiquer les voies et moyens de leur libération, non seulement la leur seule, mais aussi celle des oppresseurs, en vue de la suppression de toute oppression.
Pourquoi ne combattriez-vous pas dans la voie de Dieu pour défendre les opprimés, hommes, femmes et enfants dont les cris ne cessent de retentir … (4, 75)
La praxis
L’interprétation du Coran ne peut être un exercice purement intellectuel. Elle ne peut qu’émerger d’une « praxis », c’est-à-dire d’une action, d’une lutte concrète, en l’occurrence en faveur des pauvres. En effet l'expérience pratique de la lutte, en posant les vrais problèmes, soulève les questions qui permettent de révéler des enseignements du Coran qui risquent de demeurer invisibles à quiconque ne l’aborde qu’à la lumière de ses seules connaissances livresques, linguistiques ou historiques. Et ces connaissances acquises peuvent ensuite faire l’objet d’une mise en application qui génère de nouvelles questions et ainsi de suite. Autrement dit, un entrepreneur de terrain, tout en conservant une attitude bienveillante aux propos des érudits, se trouve dans une meilleure position que ceux-ci pour pouvoir découvrir les enseignements coraniques sur l’entrepreneuriat.
Le livre des signes extérieurs et intérieurs
Hors du Coran, et pour nous aider à en découvrir sa vérité intrinsèque, Dieu continue à envoyer des signes, puisque Tout évènement procède de Dieu. (4, 78), qu’il soit naturel ou humain. Il est donc juste de compléter l’interprétation du Coran par celle des « signes » hors Coran que Dieu nous transmet dans l’univers et en chacun de nous-mêmes. Toute la création, dont l’histoire même de l’humanité fait partie, apparaît alors comme un autre grand livre ouvert, dont il nous appartient de chercher à en percevoir et interpréter les signes, afin de nous aider à mieux comprendre le Livre explicite révélé. Un hadith du Prophète (PSL) va dans le même sens en recommandant d’aller « chercher le savoir en Chine ». En découvrant ainsi dans le livre de la création des vérités déjà contenues dans le Coran, alors la véracité du Livre révélé ne peut que rayonner davantage.
Parmi tous ces signes événementiels envoyés par Dieu, il y a notamment les savoirs, les théories, les sciences, les penseurs, apparus au cours de l’histoire humaine. Comme notre sujet, l’entrepreneuriat, porte sur un élément moderne de la vie des hommes en société, il est normal que les principaux savoirs pertinents à consulter soient ceux relatifs à ce qu’on désigne en général par sciences humaines et sociales : philosophie, histoire, science politique, science économique, sociologie, science de la gestion, etc. Aussi la méthode appliquée dans la présente étude inclut-elle l’exploitation d’écrits passés et contemporains estimés pertinents dans ces domaines du savoir humain.
Naturellement vu la masse de ces textes, une part infime a pu être consultée. Mais à mesure des recherches, l’impression a crû que plusieurs de ces textes ne sont souvent que des redites et des reformulations avec des nuances secondaires. Dès lors, on peut espérer qu’un échantillon représentatif des savoirs humains en la matière a pu être pris en compte. C’est sans a priori ni préjugé que tout écrit a été retenu pour examen, du moment qu’il semblait pouvoir apporter un éclairage quelconque, même si son auteur se serait déclaré athée, ou ennemi de toute religion, ou de l’Islam en particulier, ou soupçonné de toute position qui choquerait tout musulman sûr de son fait. Écarter tel auteur sous de tels prétextes serait écarter des signes envoyés par Dieu. Tout être humain a toujours quelque chose à nous apprendre, si on prend la peine d’écouter, quitte ensuite à séparer l’ivraie du bon grain. Comme dit le dicton, « il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau sale du bain ». Aussi tous les « ismes » courants des sciences sociales ont été convoqués à cette recherche des signes de Dieu : libéralisme, capitalisme, impérialisme, néo-libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme, etc.
Dans le présent texte, les notes de bas de page citent certaines sources consultées, les plus exotiques comme les plus sujettes à controverse. Non pas pour en faire un étalage pédant, mais pour montrer que s’est effectivement pratiquée dans cette étude la recherche du savoir « en Chine ».
2. La pensée
Chercher à appliquer les enseignements coraniques à une activité quelconque est un acte intellectuel. Il faut penser. Mais comment penser? Que dit le Coran sur l’acte même de penser?
Réfléchir
Un thème récurrent dans le Coran est celui de l’exigence de la réflexion. Autant dans un texte chrétien on trouve le verbe aimer, autant dans un texte islamique on trouve le verbe réfléchir. La foi aveugle du charbonnier n’est pas caractéristique de l’Islam bien compris. Car si Dieu vous a donné … l'intelligence (16, 78), c’est pour s’en servir.
… seuls les êtres intelligents sont enclins à méditer et à se recueillir. (2, 269)
… seuls en saisissent le sens ceux qui sont doués d'intelligence. (13, 19)
Que de signes à méditer pour ceux qui savent réfléchir. (16, 12)
… des versets clairs afin que vous puissiez y réfléchir. (24,1)
… finirez-vous donc par le comprendre. (28, 60)
… donné une vie assez longue pour réfléchir. (35, 37)
Des séances de récitation accélérée du Coran renforcent sans doute la foi des récitants. Ruminer et ressasser dans sa tête pendant des heures un seul ou quelques versets est un autre mode de lecture qui évite assurément de devenir un âne pliant sous le poids de livres [sans en tirer aucun profit] (62, 5), mais au contraire accroît notre foi en même temps que notre connaissance car :
… de tous les serviteurs de Dieu, seuls les savants le craignent véritablement. (35, 28)
La dialectique
Réfléchir certes, mais comment réfléchir? Un verset remarquablement lumineux et concentré donne la clef :
De toute chose nous avons créé un couple. Peut-être serez-vous amenés à réfléchir (51, 49)
Le Coran nous apprend : la réalité est composée de couples, de dualités, de paires, réfléchir c’est donc les y trouver. « Un se divise en deux » dit un proverbe chinois. Or la science des couples porte un nom : c’est la dialectique. De Socrate à Mao-Tse-Toung4, en passant par Hegel et Karl Marx, et des auteurs contemporains5, l’appréhension de la réalité s’est faite par la méthode dialectique, par la recherche d’unités contradictoires, composées de deux termes à la fois opposés et complémentaires, chacun se transformant en l’autre. La méthode dialectique de pensée s’oppose tant à la méthode linéaire et analytique de Descartes qu’à sa critique par la méthode systémique6, ces méthodes ne constituant que des étapes préalables possibles dans l’appréhension dialectique de la réalité.
Dieu est Celui qui a créé toutes sortes de couples (36, 36), dont le Coran contient de si nombreuses illustrations :
Tu insères la nuit dans le jour et le jour dans la nuit, Tu tires la vie de la mort et la mort de la vie … (3, 27)
C’est Dieu … qui tire la vie de la mort et la mort de la vie. (6,95)
Du mort il fait sortir le vivant. (30,7)
Certes, à côté de la difficulté il y a la facilité. Certes à côté de l'adversité il y a la félicité. (94, 5-6)
La dialectique permet ainsi de comprendre pourquoi dans le Coran il n’y a pas de contradictions mais seulement des versets concordants. (39, 23).
3. L’Homme et la société
Toute action humaine se réalise dans un contexte historique et social dont la connaissance est nécessaire pour que cette action soit ancrée dans cette réalité. Cela s’applique aussi à l’entrepreneuriat. Le Coran nous donne les éléments essentiels de cette réalité.
Une anthropologie
Des versets décrivent certains traits caractéristiques de l’humanité à travers les âges :
[Les hommes] n’appréhendent de Sa science que ce qu’Il veut bien leur enseigner (2, 255)
… ceux qui se laissent dominer par leurs passions … (4,27)
… celui … qui suit ses passions (18, 28)
… plongés dans leur insouciance [les hommes] … (21, 1)
… insouciants de la vie future… (30, 7)
L'homme a été créé impatient par nature. (21, 37)
… l’homme a été créé faible. (4, 28)
… il demeure insatiable, Me réclamant toujours davantage. (74, 15)
Connaissances limitées, insouciance, avidité, impatience, jouets de leurs passions, état général de faiblesse : ces traits que le Coran attribue aux êtres humains, sont ceux que les adultes donnent aux enfants. À l’âge dit de la majorité, ceux-ci passeraient du statut de mineur à celui de majeur, l’adulte étant devenu raisonnable, responsable, etc. Telle ne semble pas être la réalité. Entre les deux âges, les attributs changent de forme, mais ils demeurent. Les caprices enfantins sont remplacés par l’insatiable appât du gain, les jouets par les loisirs futiles et la consommation compulsive, etc.
Malgré ces travers, l’homme en qui Dieu dit avoir insufflé en lui de Mon esprit (15, 29), demeure responsable de sa destinée, même si celle-ci est déjà connue et tracée par Dieu omniscient et omnipotent. C’est ce qui en fait sa grandeur qu’Iblis ne voulait pas reconnaître :
Nous avons rendu tout homme responsable de sa destinée. (17, 13)
… en lui indiquant [à l'homme] le chemin à suivre, libre à lui ensuite de choisir la voie de la reconnaissance ou celle de l'infidélité. (76, 3)
Cependant vous ne saurez le vouloir qu'autant que Dieu le veuille. (76, 30)
... indiqué les deux voies possibles. (90, 10)
Son état de faiblesse rend toutefois vaine l’orgueilleuse prétention de l’être humain quant à sa capacité, par ses seules forces, de réaliser de façon responsable son destin. Pour y parvenir du mieux possible, l’exigence première est l’humble reconnaissance de la nécessité de la guidance divine. Ce qui ne signifie nullement une inaction fataliste, bien au contraire. Car Dieu ne modifie en rien les bienfaits dont il gratifie un peuple qu’autant que ce peuple modifie lui-même son comportement. (8, 53). Faire effort pour surmonter son insouciance et patiemment se changer soi-même en même temps que les relations avec ses semblables et avec la nature, telle est la condition pour pouvoir, de façon responsable et avec humilité, bénéficier de la guidance divine.
Les communautés
Le portrait que donne le Coran des sociétés est d’abord celui d’une division en communautés, qu’on pourrait assimiler à l’époque contemporaine aux peuples, nations, ethnies et, à une plus large échelle, aux civilisations.
Et si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule et même communauté; mais il a voulu vous éprouver pour voir l’usage que chaque communauté ferait de ce qu’Il lui a donné. (5, 48)
… Il n’aurait fait des hommes qu’une seule communauté. Or ils ne cessent de se dresser les uns contre les autres, à l’exception de ceux auxquels ton Seigneur a accordé sa Miséricorde. (11, 118-119)
… pour que tu renvoies avec nous les fils d'Israël (26, 17) … alors que tu gardes les fils d'Israël en esclavage. (26, 22)
Parmi Ses signes … la diversité de vos langues et de vos couleurs. (30, 22)
Sont également de couleurs différentes les hommes. (35, 28)
Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous. (49, 13)
La multiplicité et la diversité des communautés sont d’abord une épreuve à laquelle Dieu soumet les humains pour voir comment elles vont se comporter entre elles (s’exploiter et se combattre, ou coopérer en bonne entente). Elles sont aussi un bienfait par l’enrichissement mutuel que peut apporter aux communautés leur connaissance réciproque. Le triste constat est celui de conflits entre elles et de la mise en esclavage des unes par les autres. C’est cette réalité dont les termes contemporains de racisme, de colonialisme et d’impérialisme rendent compte.
Les classes sociales
Une autre division de la société humaine est celle en classes sociales. Le portrait que donne le Coran des sociétés ou des communautés elles-mêmes est celui d’une division en classes sociales. D’une part il y a les riches, les opulents, les despotes, les tyrans, pleins de scélératesse et d’arrogance :
Et lorsque nous décidons d'anéantir une cité, nous ordonnons à ses habitants les plus opulents d'obéir, mais ils s'y comportent en scélérats. C'est alors que Notre Arrêt se trouve justifié et que nous la détruisons de fonds en comble. (17, 16)
... à Pharaon et aux notables de son royaume … car c'était des gens pleins d'arrogance. (23, 46)
Pharaon se comportait en despote dans le pays. (28, 5)
Nous n'avons jamais envoyé d'avertisseur vers une cité sans que ses habitants opulents aient dit : « Nous dénions absolument le message dont vous êtes chargés! Nous sommes disent-ils trop bien pourvus en richesse et en enfants pour être passibles d'un quelconque châtiment ». (34, 34-35)
… ses habitants les plus opulents. (43, 23)
... le dernier refuge des tyrans. (78, 22)
Va trouver Pharaon qui se conduit en tyran. (79, 17)
D’autre part, il y a le peuple opprimé :
Pourquoi ne combattriez-vous pas dans la voie de Dieu pour défendre les opprimés, hommes, femmes et enfants dont les cris ne cessent de retentir … (4, 75)
… nous donnâmes en héritage au peuple, naguère opprimé. (7,137)
Tous les hommes comparaîtront devant Dieu, et les faibles diront alors aux superbes : nous vous prenions pour exemple. … Et les puissants de leur dire : « Si Dieu nous avait mis sur la bonne voie …» (14, 21)
Pharaon se comportait en despote dans le pays. Il avait réparti ses habitants en clans et en opprimait une partie… Or nous voulions apporter notre aide à ces opprimés sur terre, pour faire d'eux des dirigeants et des héritiers (28, 5) en les rendant maîtres du pays, et faire subir à Pharaon et à Hâmân et à leurs armées ce qu'ils avaient tant redouté. (28, 6)
La société n’est pas la juxtaposition d’individus rationnels mus par la recherche de leurs intérêts, ce qui est la vision du libéralisme. Opulents et pauvres, oppresseurs et opprimés, voilà la réalité sociale que nous montre le Coran7. Sur cette base, il demande aux hommes de prendre le même parti que Dieu lui-même a pris : celui de la défense des opprimés pour en faire les nouveaux dirigeants. Non pas pour faire des opprimés d’aujourd’hui les oppresseurs de demain, mais pour réaliser l’harmonie et l’unité du genre humain, reflet sur terre de l’unicité de Dieu.
L’histoire
Un trait essentiel des communautés est leur caractère historique, le fait qu’elles auront toutes une fin.
A chaque communauté humaine un terme est fixé (7, 34)
A chaque communauté est fixé un terme (10,49)
… aucune communauté ne saurait avancer ni retarder le terme qui lui est assigné (15, 5)
... car aucune communauté ne peut ni avancer ni reculer le terme qui lui est imparti (23, 43)
… ces peuples … des sujets de légende. (23,44)
Est ainsi réfutée la thèse d’une « fin de l’histoire » qui aurait abouti à la civilisation occidentale capitaliste pour laquelle, pour reprendre le mot de Margaret Thatcher, « There is no alternative (TINA) ». Plus juste est la pensée de Paul Valéry : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Ce qui rejoint aussi les analyses de l’évolution historique en termes de luttes des classes8 et la thèse des historiens des civilisations9.
L’individu
L’existence dans l’histoire humaine de communautés et de classes sociales n’implique nullement un quelconque collectivisme ou la négation de la réalité individuelle. Au contraire, c’est l’individu qui demeure la réalité ultime, car lors du jugement dernier c’est chaque individu, séparément, qui rencontrera son Seigneur. Ce jour-là :
… ceux qui redoutent de comparaître devant leur Seigneur … n’auront en dehors de Lui ni protecteur ni intercesseur. (6, 51)
Aucune âme chargée de son propre fardeau ne portera celui d'une autre âme. (35, 18)
Cependant pour présenter un bilan positif et obtenir l’agrément de Dieu, chacun devra, au sein des communautés et des classes sociales, avoir agi en vue de la connaissance mutuelle et de la justice égalitaire. Au final l’altruisme s’avère la meilleure façon de promouvoir son intérêt personnel :
Celui qui donc se met dans la bonne direction ne le fait que pour lui-même. (10, 108)
Quiconque suit la bonne voie ne le fait qu'à son propre avantage. (27, 92)
Quiconque est infidèle l'est à son propre détriment. (35, 39)
L'homme ne récoltera que les fruits des efforts qu'il aura lui-même déployés. (53, 39)
4. La richesse
Les enseignements du Coran sur la richesse sont d’autant plus importants que l’entreprise a pour vocation première d’en produire et de la répartir. En fait l’entreprise ne produit pas de richesse. Il est plus exact de dire que l’Homme ne fait qu’utiliser et transformer les deux richesses fondamentales, créations de Dieu : d’une part les ressources de la nature, d’autre part les êtres humains eux-mêmes, avec leur capacité de travail intellectuel et manuel. Au final donc :
C’est Lui qui décrète l’abondance ou la parcimonie. (2, 245)
La jouissance des bienfaits
Sans frôler l’hédonisme, le Coran ne prêche nullement la paupérisme, ni n’invite à la privation :
Ne vous interdisez pas les bonnes choses que Dieu a rendues licites pour vous, tout en évitant les excès. (5,87)
Mangez de ce que Dieu vous a attribué de licite et d'agréable! (16, 114)
Emploie plutôt les richesses que Dieu t'a accordées pour gagner l'ultime demeure, sans pour autant renoncer à ta part de bonheur dans ce monde. (28, 77)
La seule restriction est que la jouissance des biens terrestres se tienne éloignée de certains interdits (alcool, intoxicants, porc, jeux de hasard, …), et qu’elle se fasse avec modération. C’est tout le contraire du consumérisme compulsif qui tient le système capitaliste à bout de bras.
L’idolâtrie de l’argent
Un thème majeur du Coran relatif à la richesse est la condamnation de l’avarice. En témoigne la quantité de versets qui dénoncent cette triste passion humaine.
… les avares qui recommandent l’avarice à leurs semblables … (4, 37)
... il avait opté pour la vie matérielle de ce monde et obéi à ses instincts … (7, 176)
Dussiez-vous posséder les trésors de la miséricorde de mon Seigneur que vous lésineriez encore de peur d'en faire dépense tant l'avarice fait partie intégrante de l'homme. (17, 100)
Si seulement nous possédions des richesses semblables à celles de Coré « Il a vraiment une chance extraordinaire ». (28, 79)
… les avares qui prêchent l'avarice dans leur entourage … (57, 24)
... qui vouez à la richesse un amour sans fin. (89, 20)
La passion des richesses ne cessera de vous dominer (102, 1) que le jour où vous serez dans vos tombes enterrés. (102, 2)
L’avidité est d’autant plus détestable qu’en réalité la vie d'ici-bas n'est que … joutes sur la quantité de richesse. (57, 20)
Cette condamnation insistante s’éclaire dès lors que la richesse est assimilée à une divinité, en contradiction avec le dogme suprême de l’Islam, celui de l’unicité divine.
… vous avez profité de son absence [Moïse] pour adopter le veau [d'or] comme idole … (2, 51)
… ceux qui auront pris le veau pour divinité encourront la colère de leur Seigneur et l’avilissement dans ce bas monde. (7, 152)
Qui contestera qu’à notre époque du capitalisme généralisé, l’argent n’a pas remplacé les statuettes de l’époque de la Révélation comme le principal des nouveaux dieux, alors qu’il s’agit de le considérer uniquement pour ce qu’il est : une parure de la vie de ce monde. (18, 46)
Le gain par le travail et le commerce
La dénonciation de l’avarice n’est pas synonyme d’interdiction de pouvoir acquérir des richesses. Le prophète Salomon était riche. C’est par la recherche des bienfaits de Dieu que s’obtient une richesse licite, c’est-à-dire par le travail, activité utile qui permet aux hommes de gagner leur subsistance :
… vous permettre de rechercher les bienfaits de votre Seigneur (17, 12)
… aller à la recherche de ses faveurs (28, 73)
Parmi Ses signes … votre quête de Ses faveurs ... (30, 23)
… réservé le jour à la recherche de votre subsistance. (78, 11)
… [outranciers] qui sèment le désordre sur la terre et ne font jamais rien d'utile. (26, 152)
L’autre source d’enrichissement est le bénéfice commercial :
… Dieu a permis la vente … (2, 275)
Un bénéfice honnête, aussi petit soit-il, est infiniment meilleur pour vous. (11, 86)
Ces gains par le travail et le commerce sont ainsi permis et encouragés, à condition qu’ils ne soient pas obtenus par des moyens illicites car les hommes sont … toujours avides de gains illicites. (5,42)
D’où la dénonciation de la fraude :
Malheur aux fraudeurs … qui trichent dans la mesure (83, 1-3),
ainsi que de la corruption, qui est la recherche de l’obtention de faveurs en échange de dons ou de promesses, à l’encontre des devoirs ou de la conscience de la personne soudoyée :
Dieu n’aime pas les corrupteurs. (5, 64)
… lutter contre la corruption sur la terre … (11, 116)
Ne favorise pas la corruption sur la Terre, car Dieu n'aime pas les corrupteurs. (28, 77)
La répartition
Une fois gagnées, ces richesses doivent être réparties. S’applique alors le principe de la justice, c’est-à-dire l’équité.
Dieu aime ceux qui sont équitables. (5,42)
Mon Seigneur ordonne l’équité. (7, 29)
Pour qu’une répartition équitable se réalise, il y a une condition préalable à réaliser :
Dieu a favorisé certains d'entre vous plus que d'autres dans la répartition de Ses dons. Or, ceux qui ont été favorisés ne sont nullement disposés à se démettre du surplus de leurs richesses au profit de leurs esclaves, au point que maîtres et esclaves deviendraient tous égaux. Renieraient-ils donc les bienfaits de Dieu? (16, 71)
Si Dieu a ainsi favorisé certains dans la répartition de ses dons, c’est pour les éprouver : pour voir s’ils sont disposés à se démettre du surplus de leurs richesses. Or qu’est-ce que ce surplus dont les plus fortunés devraient se départir? Un surplus est un excédent. Par rapport à quoi : par rapport à des besoins légitimes, ceux en l’occurrence des plus riches. Ceux-ci ont donc droit aussi de satisfaire leurs propres besoins. Mais s’ils conservent leurs richesses pour satisfaire des désirs au-delà de leurs besoins, s’ils considèrent qu’il n’y a pas de limites à la jouissance des biens de ce monde, alors il n’y a plus d’excédent de richesses dont ils devraient se démettre, et qui serait disponible pour réduire les écarts de richesse entre riches et pauvres et tendre à l’égalité.
Ensuite, en supposant réalisée la remise des excédents, il s’agit de les répartir. Comment? En fonction des besoins :
... les infidèles disent aux croyants « Est-ce à nous … de nourrir ceux que Dieu … pourrait nourrir lui-même » (36, 47)
vous qui n'encouragez pas à nourrir l'homme dans le besoin (89, 18)
Ne repousse jamais l'homme qui est dans le besoin (93, 10)
Autrement dit la répartition de l’excédent ne se réalise pas en fonction d’une égalité arithmétique, mais plutôt d’une égalité dans la satisfaction des besoins réels (dans les limites des richesses disponibles). Or ces besoins peuvent différer d’une personne à l’autre. L’équité se réalise donc par la répartition inégale des excédents proportionnellement à l’inégalité des besoins. 10
L’équité dans la répartition ne dispense pas de la nécessité de travailler :
vous permettre de rechercher les bienfaits de votre Seigneur (17, 12),
les outranciers ... qui ... ne font jamais rien d'utile (26, 152)
et réservé le jour à la recherche de votre subsistance (78, 11)
Le travail (ou du moins la recherche de travail), est une condition de l’accès à sa part de richesses. Les accapareurs de riba ne méritent pas la leur.
Mais tous ne peuvent travailler, en raison de l’âge, de la maladie, de handicaps, etc. L’aumône est alors l’autre voie pour effectuer la répartition de la richesse en direction des pauvres isolés et exclus. Les versets sont nombreux qui recommandent l’aumône, au-delà même de l’aumône légale (zakat) :
Donnez en aumône une partie de ce que Dieu vous a accordé … Est-ce à nous … de nourrir ceux que Dieu … pourrait nourrir lui-même. (36, 47)
... vous qui n'encouragez pas à nourrir l'homme dans le besoin. (89, 18)
Ne repousse jamais l'homme qui est dans le besoin. (93, 10)
Faire l’aumône ce n’est pas dilapider son bien. Il s’agit de le faire tout en étant ni avares ni prodigues (25, 67), c’est-à-dire autant que ses moyens le permettent, mais non pas au-delà pour ne pas soi-même se fragiliser.
Ils t’interrogent également sur ce qu’ils doivent dépenser en aumône, dis-leur : « Selon vos moyens » (2, 219)
Ne tiens pas la main collée à ton cou par avarice, et ne donne pas non plus à pleine main. (17, 29)
Ceux qui dans leurs dépenses tiennent un juste milieu, de façon à n'être ni avares ni prodigues. (25, 67)
Les dettes sont une autre façon de répartir la richesse, mais de façon temporaire, en fonction des circonstances, certains disposant à un moment donné d’un surplus provisoire de richesses, d’autres ayant des besoins exceptionnels. En termes modernes, on parlerait de gestion de la liquidité. Le Coran insiste sur l’obligation de respecter ses engagements, de rembourser ses dettes, au point d’aller jusqu’à préciser dans le détail les modalités d’enregistrement des dettes :
Lorsque vous contractez une dette à terme, consignez la par écrit … n’omettez pas de mettre par écrit tout acte de prêt quel qu’en soit le montant, et d’en préciser l’échéance… Cette façon de procéder … écarte toute espèce de doute … faites toujours appel à des témoins pour constater vos transactions … (2, 282)
Il y ainsi moins de chances que la dette ne soit oubliée et jamais remboursée. Le débiteur doit respecter … la parole donnée … (9,10).
Dieu aime ceux qui sont de bonne foi. (89 7)
Le créancier a le droit de réclamer son dû, tout en gardant l’option d’une remise :
Si votre débiteur est dans la gêne, accordez-lui un délai jusqu’à ce qu’il soit en mesure de se libérer de sa dette. Si vous pouviez savoir pourtant quel mérite vous auriez en lui consentant une remise gracieuse, totale ou partielle. (2, 280)
Les interdits
La richesse est l’une des épreuves auxquelles Dieu soumet les hommes pour reconnaître ceux d’entre vous qui agiraient le mieux. (11, 7) :
Sachez que vos richesses et vos enfants ne sont qu’une épreuve pour vous (8, 28)
Ce veau n'est qu'une tentation pour vous. (20, 90)
En quoi est-elle une épreuve? En ce qu’elle défie l’homme de résister à certaines tentations qui sont des interdits formels en Islam. Un premier est la thésaurisation, l’accumulation improductive d’argent alors que celui-ci doit être mis dans le circuit économique pour générer de la richesse nouvelle ou soulager la misère des pauvres :
Annonce à ceux qui thésaurisent or et argent, au lieu de les consacrer à la Cause de Dieu, un châtiment douloureux. (9,34)
… l'Enfer … quiconque … n'aura songé qu'à amasser et à thésauriser. (70, 18)
La thésaurisation est une forme manifeste de « moneytheism » dont on peut se demander si les banques sur-liquides ne constituent pas autant de temples avec leurs prêtres banquiers.
L’autre interdit majeur est la riba, c’est-à-dire l’argent facile, le revenu obtenu sans effort, sans travail correspondant. Sa forme principale est l’usure, ou intérêt sur prêt d’argent : non pas l’intérêt basé sur un taux exagérément élevé, mais sur tout taux, commençant à 0,0001% (et autant de zéros voulus après la virgule).
Ceux qui pratiquent l’usure … pour avoir affirmé que l’usure est une forme de vente, alors que Dieu a permis la vente et a interdit l’usure… (2, 275)
… renoncez à tout reliquat d’intérêt usuraire …Et si vous ne le faites pas, attendez-vous à une guerre de la part de Dieu et de Son Prophète (2, 278-279)
L'argent que vous prêtez à usure dans l'espoir de vous enrichir au détriment des biens de vos semblables (30, 39)
Le tout dernier verset révélé du Coran, donc la toute dernière révélation de toute la prophétie au cours des siècles, porte sur la condamnation de l’usure. Et dans ce verset, Dieu tout puissant fait une déclaration de guerre, contre tous ceux et celles qui la pratiquent. Que faut-il de plus pour condamner fortement cet interdit?
Pourtant l’usure passe le plus souvent sous silence, anodin, inévitable. Tel musulman ne vanterait jamais le goût exquis d’un rôti de porc, mais recommanderait volontiers à un ami tel banque pour son taux d’intérêt concurrentiel. Il est vrai que le porc peut être consommé exceptionnellement quand il n’y a pas d’autre choix. Un raisonnement analogue voudra arguer du fait que pour obtenir un prêt ou un emploi dans une banque ou une école de gestion, il n’y a pas, dans le contexte du système économique actuellement dominant, d’autres possibilités que d’accepter de toucher, payer, calculer, comptabiliser, enseigner les intérêts.
Toutefois, manger du porc est tolérable en autant qu’en même temps on cherche d’autres nourritures licites. Analogiquement, si l’usure est inévitable pour ne pas mourir de faim, continuer à fleurter avec l’intérêt sans activement chercher à mettre en place une solution alternative, constitue une tolérance passive à la riba, surtout quand la solution au moins théorique est connue (en l’occurrence la finance islamique). Dieu seul est juge.
Une autre forme de riba est la spéculation, qu’elle soit foncière, immobilière ou mobilière.
... vivre de spéculations illicites. (5, 63)
Parier sur la valeur future d’une action de société que ce soit en bourse ou par du capital-risque, c’est rechercher passivement un revenu en supposant que « time is money ».
5. Le pouvoir
Le pouvoir est la capacité d’une partie de forcer une autre partie à décider ou à agir ou ne pas agir selon sa volonté. Or l’entreprise n’est pas seulement un lieu de production et de répartition de richesses, c’est aussi un lieu de luttes de pouvoir, lutte des entreprises entre elles et au sein de l’entreprise. Même si … la vie d'ici bas n'est que… futiles rivalités … » (57, 20), et qu’il est comme la richesse une autre des tristes idoles de l’humanité, le pouvoir y demeure un enjeu central. Qu’en dit le Coran?
Dieu seul détenteur et dispensateur du pouvoir
Le premier enseignement est qu’il n’y a qu’un seul détenteur du pouvoir, Dieu :
Le pouvoir de décision n’appartient qu’à Dieu. (3,154)
Celui qui recherche la puissance doit savoir que la puissance appartient tout entière à Dieu. (35, 100)
Comme tel, tout être humain ne dispose d’aucun pouvoir. Si les circonstances font qu’une personne se trouve dans une position de pouvoir, c’est du fait que Dieu lui a délégué une partie de son propre pouvoir.
Dieu donne le pouvoir à qui il veut. (2, 247)
Tu donnes le pouvoir à qui tu veux et Tu l’enlèves à qui Tu veux. (3, 26)
Si le pouvoir est un don de Dieu, il en découle que la détention d’un pouvoir ne peut être qu’une chose qui nous arrive, il n’a pas à être convoité.
… ne pas nous prendre les uns les autres pour des maîtres en dehors de Dieu (3, 64)
Chaque individu n’a qu’à faire ce qu’il a à faire, rechercher les bienfaits (17,12) de Dieu, et laisser Dieu créer les circonstances qui le mettront éventuellement en situation de pouvoir. En réalité, la soif de puissance n’est qu’une tentation de Satan :
Ô Adam! [dit Satan] Veux-tu que je te montre … un royaume impérissable. (20, 118)
Le lien entre la richesse et autres dons reçus de Dieu est établi car, afin de conquérir une position de pouvoir, les hommes se doivent d’acquérir des ressources (argent, armes, connaissances, informations, réputation, talents, etc.), sur lesquelles peut reposer leur pouvoir. Ils sont de ce fait incités à idolâtrer ces ressources :
Les hommes adoptent des divinités en dehors de Dieu dans l'espoir d'accroître leur puissance. (19, 81)
C’est Dieu qui répartit ces ressources et c’est ainsi qu’il place telle ou telle personne en position de pouvoir. C’est parce que Dieu dispense avec générosité ou parcimonie Ses dons à qui Il veut (34, 36) que dans une relation entre deux parties, l’une exerce un pouvoir sur l’autre du fait qu’elle a accès à des ressources dont l’autre ne dispose pas. En répartissant ainsi inégalement ses dons, Dieu décide qui peut exercer tel pouvoir dans quelles circonstances et pour combien de temps.
Le détenteur de ce pouvoir, délégué par Dieu, supporte alors le poids d’une lourde responsabilité puisqu’il devra rendre compte de l’emploi qu’il aura fait de la parcelle de pouvoir qui lui a été confiée, comme il devra le faire pour la part de richesse dont il aura bénéficié. Mauvaise nouvelle pour les assoiffés de pouvoir car la Géhenne est le dernier refuge des tyrans (78, 22).
La propriété
Étroitement associée à celle du pouvoir est la question de la propriété car c’est sur elle que repose souvent un pouvoir, particulièrement au sein de l’entreprise, tout en déterminant la répartition des richesses. La propriété est à ce point centrale dans l’économie que le type de propriété, privé, étatique, collective, commune, ou autre, qualifie le régime économique : capitaliste, socialiste, communiste, sociale, ou autre. Quel serait donc le point de vue du Coran sur la propriété?
Avant de répondre, il convient au préalable de définir ce qu’est la propriété. Le Code civil français définit la propriété comme « le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue » (art. 544). Ce serait donc une capacité admise, totale, sans partage, s’exerçant sur des choses (et non des personnes) : définition simple du tout ou rien. Le droit romain semblait plus nuancé en distinguant :
– l’« usus », le fait d’utiliser pour soi : j’habite ma maison;
– le « fructus », tirer des profits de l’usage d’un bien : je loue ma maison;
– l’« abusus », disposer du bien comme bon me semble : je démolis ma maison.
Poursuivant dans cette direction, une théorie du Droit dite du « réalisme juridique » et répandue dans le monde anglo-saxon de la « common law », apporte une conception beaucoup plus riche permettant de mieux questionner la position de l’Islam sur la propriété. Cette théorie exprime qu’il faut considérer la propriété non pas comme UN droit sur une chose, mais plutôt comme une pluralité de droits de natures différentes sur une même chose. La propriété doit alors être conçue comme un « bundle of rights », ou faisceau de droits en français. Un auteur dénombre ainsi pas moins de 11 droits spécifiques que l’on peut ranger sous le terme de propriété11 :
1. le droit de possession (right to possess), ou droit à un contrôle physique exclusif sur la chose possédée, autrement dit le droit d’exclure les autres de son usage ; ainsi chacun possède sa brosse à dent pour son seul usage personnel.
2. le droit d’usage (right to use), compris comme droit à la jouissance et à l’utilisation personnelle de la chose; ainsi chacun utilise son logement.
3. le droit de gestion (right to manage), ou droit de décider comment et par qui la chose sera utilisée; le « propriétaire » d’une maison décide qui peut l’occuper, ou la louer, et à quelles conditions.
4. le droit au revenu (right to income); le propriétaire d’une maison empoche le loyer.
5. le droit au capital (right to capital), ou pouvoir d’aliéner la chose, de la consommer, de la gâcher ou de la détruire; le « propriétaire » d’une maison peut l’habiter, la vendre, la laisser à l’abandon, la démolir.
6. le droit à la sécurité (right to security), qui procure une immunité contre l’expropriation;
7. le pouvoir de transmission (power of transmissibility) d’une chose, signifiant le droit de la donner à quelqu’un d’autre après sa mort;
8. l’absence de terme dans la durée (absence of term), soit la longueur indéterminée des droits de possession d’une personne;
9. l’interdiction d’un usage nuisible (prohibition of harmful use), signi?ant que la personne a le devoir de s’abstenir d’utiliser la chose d’une manière qui serait nuisible à d’autres;
10. l’obligation d’exécution (liability to execution), qui implique que la chose peut être prise pour le remboursement d’une dette;
11. le caractère résiduel (residuary character), soit l’existence de règles gouvernant la réversion des anciens droits de propriété – déterminant par exemple qui a le titre de propriété si les impôts ne sont pas payés.
Après réflexion, cette énumération peut être simplifiée en regroupant ces 11 droits spécifiques sous 5 types de droits. Ainsi on pourrait distinguer :
1. Les droits absolus comprenant le droit au capital (5) et le droit d’exclusion (1) : tous les droits ne sont pas d’égale importance et ces deux droits s’exerçant d’une part sur les choses et d’autre part sur les personnes, sont majeurs car ils conditionnent l’exercice de tous les autres droits.
2. Le droit d’usage (2) avec certaines de ses modalités : la sécurité (6) et l’absence de terme (8) dans l’usage.
3. Le droit au revenu (4).
4. Le droit de transmission (7), autrement dit l’héritage.
5. Le droit de gestion (3) avec certaines de ses modalités : l’usage non nuisible (9), l’obligation d’exécution (10) et le caractère résiduel (11).
La question de la propriété en Islam est alors mieux appréhendée si on interroge les sources doctrinales sous l’angle de ces 5 droits.
Les droits absolus
Les extraits suivants de versets ne sont que quelques-uns de ceux qui réaffirment la propriété absolue de Dieu sur sa création :
Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre lui appartient. (2, 255)
Tout ce qui est dans les cieux et sur la terre appartient à Dieu. (2, 284)
C’est à Dieu qu’appartient ce qui est dans les cieux et sur la terre. (4, 131)
Dieu … à qui appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre. (10,68)
C'est à Dieu qu'appartient tout ce qui est dans les cieux et tout ce qui est sur la terre. (31, 26)
A Dieu appartient tout ce qui est dans les cieux et sur la terre. (53, 31)
A preuve supplémentaire : l’annonce de la fin des temps, la « destruction du capital », quand les montagnes … Mon Seigneur les réduira en poussière. (20, 105), exprimant ainsi l’exercice par Dieu de son droit d’« abusus ».
Ce droit absolu s’exerce sur les choses, mais aussi sur les personnes par en quelque sorte un droit d’exclusion. Ainsi c’est Dieu qui donne la vie et la mort (2, 258), alors que l’homme ne peut tuer son prochain, autrement dit l’exclure de la vie, (sauf circonstances déterminées), C’est Dieu aussi qui répartit, accorde et exclut entre les humains les choses de sa création, c’est-à-dire ses dons :
Dieu prodigue ses dons ou les mesure à qui Il veut. (13, 26)
Dieu dispense Ses dons avec largesse ou parcimonie à qui il veut. (39, 52)
Dieu donne la sagesse à qui il veut … (2, 269)
Dieu … dispense ses dons comme il l’entend. (5, 64)
Dieu qui prodigue ses richesses ou les mesure à qui il veut... (29, 62)
Dieu dispense ses bienfaits avec largesse ou parcimonie à qui il veut. (30, 37)
Dieu dispense avec générosité ou parcimonie Ses dons à qui Il veut. (34, 36)
Le droit d’usage
Si l’homme n’est pas propriétaire absolu de quoi que ce soit, il dispose d’autres formes de propriété, dont celle de l’usage.
Ne vous dépossédez pas les uns les autres de vos biens par des procédés malhonnêtes. (4, 29)
La vie d’ici bas n’est que jeu et amusement. Si vous croyez et craignez Dieu, il vous donnera votre rétribution sans vous demander de lui sacrifier toutes vos richesses. Car si de gros sacrifices vous étaient demandés, vous ne tarderiez pas à vous montrer avares et à faire éclater vos ressentiments. (47, 36 37)
Si l’un ne peut « déposséder » un autre, c’est que ce dernier possède. Posséder signifie ici le droit d’usage. Dieu lui-même s’interdit de déposséder totalement les hommes car la non possession de biens pour leur usage favorise l’avarice et les conflits entre les hommes : la pauvreté suscite le réflexe de vouloir accumuler en le faisant chacun pour soi.
Le droit aux revenus
Quiconque détient un bien peut l’aliéner par la vente, la location, la mise en gage ou autrement, et en obtenir un revenu, ou un bénéfice au-delà de ce que ce bien peut lui avoir coûté.
… Dieu a permis la vente et a interdit l’usure. (2, 275)
La condition de la vente licite est de posséder effectivement ce bien avant de le vendre, ou selon la maxime connue, on ne peut pas « vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué ».
Le droit de transmission
L’héritage est d’abord une des dimensions des droits absolus de Dieu :
Dieu à qui revient l'héritage des cieux et de la terre. (57, 10)
Par ailleurs les hommes peuvent transmettre leurs biens à leurs descendants :
… vous qui spoliez les héritiers de leurs biens… (89, 19)
C’est même une obligation car selon un hadith « Il vaut mieux que tu laisses tes héritiers riches plutôt que les laisser à la charge des autres, tendant la main aux gens. » (in Le Jardin des vertueux). Les modalités de l’héritage sont traitées avec force détails dans divers versets du Coran. Toutefois, si l’héritage a pour raison d’être l’indépendance matérielle de ses descendants, cela ne signifie pas qu’il ne faille pas, à l’occasion de l’héritage, renoncer à se démettre du surplus de leurs richesses (16, 71). D’ailleurs dans le hadith juste cité, une part de l’héritage demeure non transmise aux proches. L’héritage par ailleurs porte sur les propriétés d’usage. Il ne concerne pas le droit de gestion.
Le droit de gestion
Le droit de gestion est celui qui est directement lié à la question du pouvoir. L’usage des biens est une chose, les règles selon lesquelles cet usage peut être fait en est une autre : c’est le domaine de la gestion. Créateur et propriétaire ultime de la terre, Dieu en a confié la gestion à l’homme en faisant de lui son mandataire.
Je vais installer un représentant sur la terre. (2, 30)
Dieu a mis à votre service tout ce qui est dans les cieux et sur la terre. (31, 20)
C'est Lui qui a fait de vous ses Vicaires sur terre. (35, 39)
… des biens dont il a fait de vous les dépositaires. (57, 7)
À ceux d'entre vous qui croient et font œuvres pies, Dieu a promis de faire d'eux des vicaires sur terre. (24, 55)
L’Homme est ainsi le fiduciaire de Dieu pour l’ensemble des biens sur terre, qui certes continuent à appartenir à Dieu, mais dont il est responsable quant au bon usage. Il exerce son droit de gestion en édictant les conditions de cet usage : qui peut, dans quelle mesure et de quelle façon, user de certaines ressources terrestres dans des conditions de temps et de lieux, et au bénéfice de qui?
La gestion effective des biens requiert et suppose une forme de propriété sur ces biens qui est justement ce droit de gestion. Or parmi ces biens, il faut faire une distinction. Il y a d’abord les biens dit de consommation qui servent au maintien de la vie. Certains de ces biens peuvent être individuels. Par exemple le propriétaire d’une maison décide des règles pour l’occupation, l’entretien, l’amélioration, indépendamment du fait qu’il en fasse usage (l’occupe ou non). L’édiction de ces règles de gestion peut être partagée, par exemple si un permis de construction est requis par la municipalité pour faire respecter certaines règles d’urbanisme. D’autres biens de consommation sont communs. Par exemple des terres communales dans un village dont l’usage est partagé par les habitants. En soi ce droit de gestion qui concerne une relation entre l’Homme et les objets de la création ne pose que le problème de leur bonne gestion pour un usage utile et le bon entretien de la ressource.
L’autre catégorie de biens, plus problématique, est celle des biens, non de consommation directe, mais servant plutôt à produire les biens de consommation, à savoir ceux appelés généralement moyens de production. Or l’usage de ces moyens est plus qu’une simple question d’utilisation directe des choses. L’utilisation de moyens de production, que ce soit des équipements, des outils, des connaissances, ou de l’argent permettant d’acquérir ces moyens, met en relation des personnes entre elles. Le droit de gestion des moyens de production signifie la mise en œuvre de rapports sociaux, entre ceux qui décident des règles d’usage de ces moyens de production, et ceux qui ne font que les utiliser directement.
C’est l’épineuse question de la propriété des moyens de production qui est posée. Car les propriétaires-gestionnaires des moyens de production disposent, du fait de cette propriété, d’un pouvoir sur ceux qui ne les possèdent pas et qui n’ont à offrir que leur capacité de travailler avec ces moyens, si les propriétaires le veulent bien. Dans le capitalisme, cette propriété est proclamée comme étant ou devant nécessairement être privée, celle détenue par la classe capitaliste. Au XXème siècle, dans d’autres sociétés qui se prétendaient socialistes, la propriété devait être publique, en pratique détenue par une bureaucratie d’État. Que dit le Coran à propos de cette propriété des moyens de production? Ce verset est clair :
Seriez-vous disposés à associer vos propres esclaves dans les biens que nous vous avons octroyés, de manière à en faire vos égaux et à les craindre comme vous vous craigniez vous-mêmes? (30, 28)
Clairement Dieu invite et met au défi les hommes exerçant un droit de gestion de renoncer à utiliser les biens, dont ils ne sont que les fiduciaires, comme d’un avantage pour forcer d’autres de leurs semblables à continuer à être leurs subordonnés, leurs esclaves. Au contraire, sa guidance nous dicte de s’associer avec eux dans l’intendance des biens, d’en faire des égaux au point de les craindre, donc de faire en sorte que cette égalité dans l’association soit aussi réelle que celle que les gestionnaires pratiquent entre eux. Mais dès lors qu’il y aurait égalité des droits de gestion, il n’y aurait plus de propriété exclusive des moyens de production par les uns pour contraindre les autres à leur volonté.
C’est donc l’esclavage qui est condamné, sous toutes ses formes. Or à notre époque l’esclavage s’appelle le rapport capitaliste de production fondé sur la dite propriété privée des moyens de production. Les esclaves modernes sont les travailleurs ne disposant que de leur force de travail. Le salariat est un rapport de domination d’un groupe sur un autre. Au final c’est toujours l’un d’eux, les actionnaires ou leurs agents, qui décident (quoi produire et comment, quand licencier, etc.), l’autre ne peut que subir, ou résister, d’où l’inévitable conflit. A l’intérieur de l’entreprise capitaliste, le régime politique est celui du despotisme.
Outre ce rapport de domination, le rapport capitaliste de production est aussi un rapport d’exploitation : les dominants sont aussi ceux qui empochent les surplus produits par les dominés, la balance des revenus n’est pas équilibrée entre ceux qui gèrent et ceux qui travaillent, créant ainsi les écarts croissants entre riches et pauvres.
… nous avons fait descendre … la balance, afin de faire régner la justice pour les hommes (57, 25)
L’Islam apparaît ainsi éloigné des intouchables « droits de gérance » capitalistes. On retrouve ici l’analyse marxiste du mode de production capitaliste12. Rigoureusement donc, le contrôle par une minorité des moyens du travail, qui constitue l’essence même du capitalisme, n’est pas conforme à l’Islam car Dieu ordonne l'Équité … et il interdit la tyrannie. Un musulman qui réfléchit ne peut être qu’anticapitaliste. Car Dieu nous a donné une vie assez longue pour réfléchir (35, 37) et nous a révélé des des versets clairs afin que vous puissiez y réfléchir (24,1).
En résumé, en ce qui concerne la question de la propriété, le Coran reconnaît non pas un droit de propriété, mais plusieurs formes du droit de propriété et il les traite séparément. Dieu disposant de la propriété absolue sur l’univers et dispensateur de ses grâces, il accorde aux hommes des droits d’usage, de revenus, d’héritage, et surtout, de gestion. Combinés ensemble, ces droits pourraient constituer un régime de propriété qui n’est ni la propriété privée capitaliste, ni la propriété publique ou étatique de type social-démocrate ou socialiste, ni la propriété collectiviste selon certaines conceptions à prétention communiste ou anarchique, mais un régime original qu’on pourrait qualifier de sociale ou civilisée, réalisant un juste équilibre entre une propriété individuelle donnant à chacun un minimum de sécurité matérielle et psychologique et une propriété associative pour collaborer avec ses frères et sœurs dans la gestion de biens communs, en particulier ces biens communs que constituent les moyens de production.
L’association
Au cœur du régime de propriété que proposerait le Coran, il y a l’association entre égaux. En lieu et place de la propriété privée des moyens de production, c’est ce que le Coran propose comme mode alternatif de gestion sociale de ces moyens.
Seriez-vous disposés à associer vos propres esclaves dans les biens que nous vous avons octroyés, de manière à en faire vos égaux et à les craindre comme vous vous craigniez vous-mêmes? (30, 28)
L’association est l’institution par laquelle se résout la question du pouvoir au sein des organisations. Pour réaliser l’association, le Coran nous guide aussi. Le défi réside dans le fait que l’association se comprend comme une contradiction interne (dialectique), en ce qu’elle vise à associer de façon égalitaire des personnes inégales par les dons reçus. En effet quantité de versets rappelle la répartition inégale des dons de Dieu entre les humains :
Dieu prodigue ses dons ou les mesure à qui Il veut (13, 26)
Dieu dispense Ses dons avec largesse ou parcimonie à qui il veut (39, 52)
Dieu donne la sagesse à qui il veut … (2, 269)
Dieu … dispense ses dons comme il l’entend. (5, 64)
Dieu dispense avec générosité ou parcimonie Ses dons à qui Il veut. (34, 36)
Considère comment nous avantageons les uns par rapport aux autres. (17, 21)
Cette inégalité est en fait une manifestation de la sagesse divine. Une société composée seulement de Einstein serait invivable. C’est la diversité des aptitudes et donc leur complémentarité qui rend la vie sociale possible. Mais elle pose un défi au principe égalitaire de l’association, qui est d’avoir à associer des inégaux.
Car du fait des inégalités, du fait par exemple que certains soient plus aptes à diriger et d’autres à exécuter, la réflexion spontanée est de dire que des rapports de domination peuvent se maintenir sous couvert d’une association à prétention égalitaire. Quel progrès alors par rapport à la domination capitaliste qui a au moins le mérite de la franchise, avec l’inviolabilité des droits de gérance des propriétaires du capital?
Le Coran répond :
C’est lui qui … a établi entre vous des hiérarchies, afin de vous mettre à l’épreuve dans les tâches que vous êtes appelés à assumer. (6, 165)
… nous les élevons les uns au-dessus des autres de quelques degrés, afin qu'ils se portent mutuellement assistance (43,32)
Établir la bonne entente entre les gens … (2,224)
Des hiérarchies donc paraissent nécessaires pour permettre le fonctionnement de l’ensemble, et à chacun de faire valoir ses aptitudes. Mais si Dieu effectivement a établi entre vous des hiérarchies », nécessaires du fait des inégalités de talents qu’il a distribués, c’est afin de vous mettre à l’épreuve dans les tâches que vous êtes appelés à assumer. » Cette épreuve, c’est de voir si les mieux pourvus et les moins dotés se portent mutuellement assistance » et maintiennent la bonne entente » entre eux.
Le problème n’est donc pas qu’il y ait des inégalités d’aptitudes et des hiérarchies. Le défi est dans la qualité des rapports sociaux effectifs qui se nouent dans un contexte de répartition des rôles, les uns de direction, coordination, contrôle, les autres d’exécution, mise en œuvre, les uns et les autres étant nécessaires pour réaliser les buts de l’organisation. Ces rapports sociaux sont-ils de coopération, d’assistance mutuelle, de bonne entente, ou au contraire d’exploitation, de domination, d’exclusion? Voilà la question, l’un ou l’autre type de rapports sociaux étant possibles dans un contexte de hiérarchie des tâches et des responsabilités.
D’où la nouvelle question, comment peut se réaliser l’assistance mutuelle dans un contexte hiérarchique? Un des éléments de réponse du Coran est de nature institutionnelle, avec la pratique de la consultation :
Consulte-les quand il s’agit de prendre une décision. (3, 158)
… ceux qui … se consultent entre eux au sujet de leurs affaires. (42, 38)
Ceux au haut de la hiérarchie des rôles, au lieu de se comporter en autocrates, se doivent de consulter ceux au bas de la hiérarchie. Ceux-ci, non satisfaits d’exécuter passivement ou de rester dans l’indifférence du projet commun, se doivent de participer activement à l’exercice du droit de gestion qu’ils partagent avec les dirigeants.
Cette consultation ne peut être de pure forme. Pour qu’elle soit réelle, c’est-à-dire influe la prise de décision, des conditions doivent être mises en place : le Coran précise le cadre dans lequel peut s’exercer une libre consultation :
Point de contrainte en religion maintenant que la vérité se distingue nettement de l’erreur. (2,256)
Faites place aux autres dans les assemblées. (57, 11)
Que se créent donc des assemblées » où peut se pratiquer une véritable délibération parce que chacun peut y avoir sa place, poser ses questions, demander des informations, faire des propositions, parce que la liberté de parole n’y a point de contrainte, des assemblées non dominées par quelques habiles hâbleurs. Or qu’est-ce qu’une assemblée », sinon une institution de démocratie directe, comme les agoras de la Grèce antique tant vantée comme étant le berceau de la démocratie.
L’association, mise en œuvre par la consultation au sein d’assemblées délibérantes ouvertes à tous et où règne la liberté de parole et de proposition, semble donc représenter la forme institutionnelle sous laquelle devrait s’exercer le mandat de l’Homme sur terre, autrement dit le droit de gestion des bienfaits qui lui sont confiés et dont Dieu demeure le propriétaire et l’héritier absolu.
6. L’agir
Le Coran n’enseigne pas seulement ce pour quoi il faut agir, il dit aussi comment agir. Car il s’agit aussi d’appliquer concrètement les enseignements, sous peine de devoir un jour répondre à la question : Pourquoi dites-vous ce que vous ne faites pas? (61, 2), ou de risquer d’être de ceux qui s'efforcent de rendre Nos versets inopérants. (34, 38).
L’action
Les œuvres nécessaires
Un thème récurrent du Coran est l’exigence même de l’action, ou en termes modernes, d’une « praxis », c’est-à-dire une action éclairée par la théorie et génératrice de théorie. Ici les préceptes du Coran sont la théorie et leur mise en pratique permet de mieux les approfondir. Il faudrait comptabiliser, si ce n’est déjà fait, le nombre de fois où dans le Coran la prière ou la foi sont immédiatement reliés, avec la préposition « et », à l’expression œuvres bonnes ou équivalent. Prière et œuvres forment un couple dialectique omniprésent dans le Coran, montrant ainsi leur complémentarité et du fait même, leur distinction. L’un doit aller avec l’autre, mais l’un n’est pas la même chose que l’autre. Dit autrement, le culte est une chose, les comportements en sont une autre. Les « cinq piliers » sont indiscutables certes, mais des piliers ne suffisent pas à faire une maison, les œuvres bonnes en sont les murs et le toit.
Plusieurs versets sont sans ambiguïté quant à l’égale importance de la foi et des œuvres. De même que des œuvres accomplies sans la foi ne seront pas prises en considération :
… les négateurs ne tireront aucun profit, dans l'au-delà, des œuvres qu'ils auront accomplies (14, 18),
de même, la foi est inutile sans l’accomplissement d’œuvres bonnes :
… ceux … qui … auront accompli de bonnes œuvres tout en ayant la foi … (4, 124)
… la profession de foi ne sera plus d’aucune utilité pour celui qui, tout en ayant la foi, n’aura pas accompli de bonnes œuvres. (6, 158)
Quiconque homme ou femme aura fait le bien tout en étant croyant, Nous lui assurerons une vie heureuse. (16, 97)
Celui qui aura pratiqué le bien, tout en étant croyant, n'aura à craindre ni injustice ni frustration (20, 112)
… quiconque, tout en étant croyant, aura accompli de bonnes œuvres. (21, 94)
Dans ces versets, c’est l’expression tout en étant ou tout en ayant qui est importante en mettant en relief l’impératif de l’agir à côté de la foi. D’ailleurs n’est-ce pas la plus grande preuve de soumission à Dieu que de chercher à appliquer les enseignements coraniques en toute chose, puisque tout y a été dit et rien d’omis? N’est-ce pas la meilleure façon de méditer le Coran que de chercher à l’appliquer dans les vies quotidienne et professionnelle?
Les deux extrêmes d’une conception purement cultuelle ou comportementale de la religion sont ainsi renvoyées dos à dos. Or les œuvres bonnes, c’est bien plus que les aumônes. Mener une entreprise ou toute autre mission sociale inspirée par l’Islam, avec tous les risques encourus, sont autant des œuvres, des plus méritoires et des meilleures même si on en mesure l’impact et la durée.
Ceux des croyants qui restent tranquillement chez eux … ne peuvent être … égaux aux croyants qui … s’exposent aux dangers corps et biens … un rang infiniment supérieur est réservé aux combattants. (4, 95)
… ce sont les bonnes œuvres durables qui trouveront auprès de ton Seigneur la meilleure des récompenses … (19, 76)
Entre les hommes même, s’il doit exister une certaine compétition ou mieux émulation, c’est dans la réalisation des œuvres bonnes.
… ceux-là qui courent à l'envie les uns les autres vers les bonnes œuvres. (23, 62)
La motivation
L’action suppose un effort, un acte de volonté pour dépenser ses énergies et ressources dans un but. Il faut un moteur de l’action, une motivation, un « affect » pour employer le terme populaire emprunté à Spinoza. Pour l’entrepreneur musulman, cette motivation est le but ultime et le sens de la vie :
… chacun sera largement rétribué selon ses œuvres, sans subir la moindre injustice. (2, 281)
… toute âme sera rétribuée selon ce qu’elle aura accompli … (3, 161)
Aux hommes reviendra la part qu’ils auront méritée par leurs œuvres … (4, 32)
Tous les hommes seront récompensés en proportion de leurs actions (6, 132)
Voici le paradis! C’est l’héritage qui vous échoit pour prix de vos bonnes œuvres. (7, 42)
Chacun de vous sera rétribué selon les œuvres qu'il aura accomplies sur terre. (36, 54)
… ceux qui auront accompli des œuvres méritoires et auront ainsi préparé leur avenir. (30, 44)
… un commerce … croire … lutter pour la cause de Dieu par vos biens et vos personnes. En échange, … paradis d'Eden … sans parler d'une autre faveur … l'assistance de Dieu. (61, 10-13)
Bref, il semble que la rétribution de chacun sera davantage liée à la quantité et à la durabilité de ses œuvres méritoires qu’au nombre de « douas » prononcés.
L’efficacité
Le principe et les motifs de l’action étant posés, il s’agit maintenant de procéder, c’est-à-dire agir. Mais alors qu’est-ce qu’agir, comment agir, et ce de façon efficace. Ici entre en scène le souci d’efficacité, car tant qu’à agir, aussi bien le faire selon les règles de l’art, de la même façon que lorsque le musulman égorge son mouton, son couteau tranche avec vigueur et précision. Encore faut-il s’entendre sur la notion d’efficacité qui ici ne peut s’entendre que comme une obligation de moyens non de fin, le résultat appartenant à Dieu :
La grâce de Dieu qu’il accorde à qui il veut, car Dieu est le Détenteur des faveurs. (5,54)
L’Homme propose et Dieu dispose. Mais pour que Dieu dispose, il faut bien d’abord que l’Homme propose, ce qui est tout le contraire d’un fatalisme passif. Il est alors utile de s’appuyer sur ce qu’on a parfois appelé une praxéologie, c’est-à-dire une théorie générale de l’action efficace. Le Coran fournit les éléments d’une telle théorie qu’on pourrait regrouper sous trois thèmes : la vision, la stratégie et les circonstances13. Tels sont les moyens à la disposition des hommes pour espérer obtenir les grâces de Dieu.
La vision
Aucune action efficace ne se peut mener sans en connaître les buts. Ces buts ont nécessairement des termes différents, court, moyen ou long, et sont donc de ce fait normalement disposés sur une séquence d’étapes à définir, chaque but pouvant être vu comme la condition préalable d’un but suivant.
Les buts sont aussi toujours plus au moins clairs et définitifs, revêtant le caractère d’hypothèse sujettes à révision à mesure que le mouvement réel de l’action les confirme, les infirment ou les enrichissent. Plus le terme est éloigné, plus les buts ont l’apparence d’une toile impressionniste aux contours flous mais dont les personnages et les objets ne laissent aucun doute.
L’expression et l’étalement dans le temps des finalités de l’action est une première tâche de tout acteur efficace. Le Coran propose un but final à toute action humaine, dont l’accueil réservé aux élus du paradis donne une indication :
Ils y seront accueillis par ces mots : « Paix à vous ». (14, 23)
Autrement dit le but ultime de toute action humaine est :
Établir la bonne entente entre les gens. (2,224)
Des relations sociales pacifiques, harmonieuses, collaboratives, tel est le sens final de tout agir humain14. Inversement, la finalité de l’action revient à supprimer tout ce qui entrave l’atteinte de ce but positif, donc toutes les formes d’exploitation, de domination, d’injustice, d’aliénation, sources de tout conflit.
Disposant d’une vision à long terme, tout acteur efficace est ainsi en meilleure position pour agir. Ce n’est bien sûr pas suffisant, car il faut définir des buts intermédiaires, y compris les tâches immédiates. On entre ici dans l’application particulière et détaillée des principes généraux, qui relève de la responsabilité et de la réflexion humaines.
La stratégie
La stratégie est, dite de façon simple, la science et l’art des moyens pour arriver à ses fins. Le Coran enseigne les bases d’une pensée stratégique dont la maîtrise est une condition du succès de tout projet, entrepreneurial en particulier.
Les ennemis
L’acte premier de toute stratégie est l’identification de l’ennemi. Cette affirmation peut, pour plus d’un, paraître choquante tant domine l’idéologie du consensus, de l’entente recherchée à tout prix : car tel est toujours le discours des dominants. Pourtant le Coran pointe toujours Satan comme l’ennemi mortel des hommes et avertit ceux-ci :
Installez-vous sur la terre où vous serez ennemis les uns des autres. (2, 36)
Vous serez ennemis les uns des autres sur terre. (7,24)
C’est pourquoi, dit Allah :
Nous avons créé l'homme pour une vie de lutte (90, 4).
Or cette division entre un « nous » et un « eux », loin d’être un malheur, est un effet de la bonté divine :
Si Dieu ne repoussait les hommes les uns par les autres, il y aurait partout le chaos sur la terre, Dieu est plein de bonté pour les hommes. (2, 251)
Combien peut paraître étonnant ce verset contraire à l’idée spontanée qui ferait dire que le chaos résulterait au contraire du conflit. Or il faut sans cesse, comme le répète le Coran, « réfléchir ». En réalité, ce qui crée le chaos, c’est le monopole, la domination d’une seule partie, dont les inévitables abus génèrent les destructions et les inégalités d’avoir et de pouvoir à l’origine de tout chaos, et qui répand l’uniformisation des cultures synonyme de mort.
Le consensus est toujours l’argument des dominants. Les temps présents avec la domination de l’impérialisme néo-libéral n’illustrent-ils pas ce chaos mondial avec les inégalités croissantes, le dérèglement climatique, les interventions militaires pour étendre cette domination, etc.? A contrario, l’époque précédente dite des 30 glorieuses après la fin de la seconde guerre mondiale où s’opposaient les deux blocs de la guerre froide, en fut une où au Nord les classes travailleuses ont obtenu des avantages et où au Sud les nations et peuples purent entreprendre des projets nationaux souverains.
La vérité est plus évidente quand elle fait face à l’erreur, de même la justice face à l’injustice. La mobilisation est plus forte quand il y a à la fois un « pour » et un « contre ». On a toujours besoin d’un ennemi, chercher à l’éliminer est une erreur stratégique. D’ailleurs toute telle tentative est vaine, car toute chose créée est un « couple ». Tuez un ennemi, un autre surgira ailleurs. Il est plus réaliste d’identifier le bon ennemi, pour le contenir, et de l’entretenir au besoin.15
Les alliances
Comment lutte-t-on contre un ennemi? Un aspect central de l’art stratégique est la pratique des alliances. À l’alliance des ennemis, il s’agit d’opposer l’alliance des amis16 :
Les négateurs sont solidaires les uns des autres, … faites [en] autant. (8, 73)
… les injustes sont solidaires les uns des autres. (45, 19)
En effet l’identification de l’ennemi ne signifie pas que la réalité ne soit composée que de cet ennemi et d’un « nous ». Pour schématiser, il y a divers sous-groupes au sein de cet ennemi, lequel a ses amis eux-mêmes subdivisables, en face de qui il y a ce « nous » dont il faut identifier les membres, avec ses amis fiables ou incertains, et entre les deux camps, les indécis. L’ennemi noue des alliances stratégiques, s’allie avec certains « clans » contre d’autres :
Pharaon se comportait en despote dans le pays. Il avait réparti ses habitants en clans et en opprimait une partie… (28, 6)
Le « nous » (les musulmans et les croyants dans le contexte coranique), se doit donc de construire son propre front d’alliés. Interdit d’abord de pactiser avec l’ennemi :
Ne prenez point Mes ennemis et les vôtres pour alliés. Vous leur témoignez de l’amitié… (60, 1)
Plus difficile sont les relations avec les faux alliés, représentés dans le Coran par les hypocrites qui feignaient la croyance alors qu’entre eux ils reniaient :
Ce sont ceux-là tes pires ennemis. (63, 4)
En effet la difficulté dans une stratégie d’alliances est moins dans le rapport à l’ennemi que celui avec les éléments intermédiaires, qui toujours valsent-hésitent entre les deux camps.
… ceux qui ont pactisé avec des gens qui ont encouru la colère de Dieu, alors qu'ils ne sont ni des vôtres, ni des leurs.
Si leur exclusion de l’alliance est préférable, elle n’est pas absolue, car est toujours possible une alliance tactique ou circonstancielle :
Que les croyants ne prennent pas … les négateurs pour alliés … à moins d’y être contraint par un péril à redouter. (3, 28)
Mais une fois une alliance conclue il faut la respecter :
… vous devez … donner [votre aide], à moins qu’elle ne soit dirigée contre un peuple auquel un pacte vous lie. (8, 72)
Ou la faire respecter :
Et si tu redoutes la trahison d’un peuple, dénonce en toute franchise l’acte qui te lie à lui … (8, 58)
Bref un des socles de la stratégie est l’art des alliances : unifier les groupes internes, réunir ses amis, créer la division au sein de l’ennemi, l’isoler de ses amis, rallier les éléments intermédiaires, créer en somme une solidarité la plus large possible contre un ennemi le plus esseulé.
Le combat
L’objectif stratégique
Une fois identifiés et situés stratégiquement chaque acteur dans la lutte qui se mène pour le triomphe de la cause de Dieu, comment mener le combat? Tout combat exige d’abord de définir un objectif stratégique. Ce concept d’objectif stratégique est autre chose que le but de l’action. L’objectif stratégique énonce la condition à remplir pour que ce but soit atteint dans le contexte d’un duel entre deux parties.
Quel est cet objectif stratégique? Disons d’abord ce qu’il n’est pas. Il n’est pas l’anéantissement de l’adversaire. Nous ne sommes pas dans une situation de jeu d’échec où la partie s’arrête quand le roi adverse est tué. D’un côté certes, il faut s’opposer :
Ne relâchez pas la pression que vous exercez sur vos ennemis … (4, 104)
Mais l’objectif fondamental est autre : amener l’ennemi et ses alliés sur ses propres positions. Car toute victoire est au final un acte psychologique : c’est quand l’adversaire accepte de renoncer et s’avoue vaincu. Le Coran nous avertit :
Il se peut qu'un jour Dieu établisse entre vous et ceux d'entre eux qui étaient vos ennemis une cordiale entente. (60, 7)
Il ne conviendrait pas d’éliminer ceux avec qui une entente est peut-être possible. Ce serait donc conclure erronément que de dire que la distinction amis-ennemis est synonyme d’attitude belliqueuse, de conflictualité permanente, voire d’appel à la violence.
On retrouve ainsi l’aspiration au consensus, à l’unité du genre humain reflet de l’unité de Dieu. Il faut, comme l’invite toujours le Coran, penser dialectiquement, comprendre que ce consensus ne peut être atteint véritablement et solidement que par son contraire, le conflit.
D’où la double attitude face à l’ennemi, à la fois combattante (Ne relâchez pas la pression) et conciliante, même face à ses pires ennemis :
Cependant ne leur tient pas rigueur. Exhorte-les (les hypocrites) et adresse-leur des propos susceptibles de les convaincre. (4, 63)
S’ils penchent pour la paix, fais… de même. (8, 61)
Rends le bien pour le mal, et tu verras ton ennemi se muer en fervent allié. (41, 34)
… sépare-toi d'eux [les incrédules] sur des paroles conciliantes. (43, 89)
Les terrains de lutte
Tout combat se mène autour de certains enjeux. On peut distinguer deux catégories d’enjeux. Il y a d’abord ceux situés sur le terrain institutionnel. Une institution est l’ensemble des règles que des personnes se donnent pour gérer leurs relations, par exemple comment échanger ou collaborer autour d’objectifs communs. Les chapitres précédents sur la richesse et le pouvoir ont indiqué les principes coraniques sur ces sujets dont l’application est sujette à s’exprimer sous forme de divers dispositifs institutionnels (par exemple des statuts d’entreprise, un contrat de financement). Agir pour la mise en œuvre de ces règles institutionnelles est un premier niveau du combat à mener, sachant que l’ennemi s’y opposera puisque c’est s’attaquer aux fondements mêmes de ses privilèges. Que l’on songe par exemple à la résistance indignée que provoque la contestation du principe de la propriété capitaliste des moyens de production et son remplacement par la propriété sociale associative.
Le second terrain de lutte est culturel, ou idéologique et comportemental. Changer les règles oui, mais celles-ci ne seront véritablement appliquées que si on change ce qu’il y a dans la tête et le cœur des hommes. Le Coran est explicite sur ce point :
Dieu ne modifie en rien les bienfaits dont il gratifie un peuple qu’autant que ce peuple modifie lui-même son comportement. (8, 53)
En vérité Dieu ne modifie point l'état d'un peuple tant que les hommes qui le composent n'auront pas modifié ce qui est en eux-mêmes. (13,8)
Qu’est-ce que changer ce qu’il y a en soi? C’est pourchasser les fausses idoles qui peuplent sa tête, le tristement fameux triptyque de l’avoir, du pouvoir et de la gloire. Ces idoles s’expriment sous une forme précise, celle de passions, qu’on pourrait qualifier de tristes et qui nous dominent tous peu ou prou. Se changer, c’est donc surmonter ses passions. Ceci est tout à l’opposé d’un lieu commun à la mode qui vante la grandeur des passionnés (de leur métier, de leur art, de la technologie, …). Le Coran martèle ce thème de la dictature des passions :
… ceux qui se laissent dominer par leurs passions … (4,27)
… ces gens dans leur délire avaient perdu tout contrôle sur eux-mêmes. (15, 72)
… celui … qui suit ses passions. (18, 28)
… suivirent leurs passions, se vouant ainsi au malheur et à la perdition. (19, 59)
… celui qui prends sa passion pour une divinité … (25, 43)
… qui est plus égaré que celui qui se laisse dominer par ses passions sans être guidé par Dieu. (28, 50)s
Ne suis pas les passions de ceux qui ne savent pas. (45, 18)
Que penses-tu de celui qui prend sa passion pour sa propre divinité? (45, 23)
... dompté ses passions. (79, 40)
Pour dompter ses passions débridées, le Coran prodigue ses conseils. Il enseigne non pas l’indifférence mais le sens de la modération, de l’équilibre, du juste milieu contre tout excès ou démesure :
Nous avons fait de vous une communauté du juste milieu afin que vous soyez témoins parmi les hommes. (2, 143)
En évitant tout excès. Dieu n’aime pas les outranciers. (7, 31)
N'obéis pas à celui … qui suit ses passions et se complaît dans ses excès. (18, 28)
… celui qui aura commis des excès … (20, 127)
... des gens portés à l'excès (36, 19)
… qui avez commis des excès à votre propre détriment. (39, 53)
… sens de la mesure … (52, 32)
Le Coran donne la méthode : s’adresser à l’intelligence, au bon sens des gens, et le faire avec persuasion douce et modération :
Appelle à la voie de ton Seigneur avec sagesse et par de persuasives exhortations. Sois modéré dans ta discussion avec eux. (16, 125)
Ce qui est tout l’opposé de l’habitude tristement répandue des attaques personnelles où au lieu de s’en prendre aux idées fausses et aux comportements malsains, on accable le contradicteur d’injures, provoquant ainsi des réactions subjectives qui noient le fond du débat et bloquent la situation.
N’insultez pas ceux qui invoquent d’autres divinités que Dieu. (6, 108)
Ne vous dénigrez pas et ne vous donnez pas de sobriquets injurieux. (49,11)
Un élément essentiel de ce combat culturel est dans ce qu’on nomme le style, avec l’impératif de la clarté du propos. Il ne suffit pas en effet que celui-ci soit sur le fond juste, vrai, fondé. La forme compte autant. Le message doit être exprimé avec la plus grande clarté possible, sans zone d’ombres, sans ambiguïté. Autrement dit la communication, pour employer un terme moderne, doit se faire avec un certain style littéraire, proche du classicisme français17.
Délie ma langue et débarrasse-la de toute ambiguïté. (20, 27)
… se défendre par des arguments clairs et précis. (43, 18)
… un Prophète au verbe clair et précis. (44, 13)
… ton ambigu de leurs propos. (47, 30)
… lui a appris à s'exprimer clairement. (55, 4)
Et cette clarté s’associe avec une technique pédagogique connue, appliquée avec force dans le Coran, celle de la répétition :
Regarde comment nous varions Nos enseignements afin de les amener à comprendre. (6, 65)
Nous diversifions nos versets … afin aussi d’en rendre le sens plus clair pour ceux qui ont le désir de s’instruire. (6, 104)
La lecture du Coran nous entraîne dans un tourbillon similaire au Boléro de Ravel où un même thème est sans cesse répété mais toujours de façon différente. La répétition est mère de l’apprentissage, d’autant plus si le message est d’une limpide clarté.
Le lieu et le temps
Toute stratégie se déroule dans l’espace et dans le temps. Le lieu, le moment et la durée sont des dimensions de la stratégie que le Coran éclaire. A l’occasion des nombreuses histoires de peuples disparus qui avaient refusé d’écouter les prophètes que Dieu leur avait envoyés, le Coran indique comment s’abattit la colère de Dieu. Il rappelle ainsi ce principe de la surprise dans la stratégie d’action :
Dieu les atteignit par où ils s'attendaient le moins. (59, 2)
Une stratégie gagnante repose aussi sur un temps long18. C’est ce qu’on peut déduire du rappel insistant de la vertu de la patience.
Ne vous découragez pas. (3, 139)
…les gens persévérants. (3, 146)
… à l’épreuve votre patience et votre courage … (3, 155)
… Armez-vous de patience. Rivalise de constance. (3, 200)
Soyez patients! Dieu est avec ceux qui font preuve de patience. (8, 46)
Quiconque craint Dieu et se montre patient en reçoit la récompense. (12, 90)
Fais preuve de patience en compagnie de ceux qui invoquent leur Seigneur. (18, 28)
C'est un signe d'une grande sagesse que de faire preuve de patience et de clémence. (42, 43)
Les circonstances
Agir demande une vision pour le but à atteindre, et une stratégie pour les moyens à mettre en œuvre. Mais dans la vie réelle, il y a un troisième terme dans l’action stratégique. Celle-ci se mène toujours dans le moment présent, or celui-ci est toujours imprévisible. La réalité est toujours différente des plans les plus élaborés et tout se passe comme si ceux-ci n’étaient que des brouillons qu’il faille sans cesse corriger. Les choses ne se passent jamais comme prévu. Agir se fait toujours dans une conjoncture, faite d’imprévus, de contrariétés. Le Coran apporte un enseignement précieux à ce sujet avec le thème de l’épreuve, si présent dans le texte.
Certes nous vous soumettrons à quelques épreuves en vous exposant de temps à autres à la peur et à la faim. En vous faisant endurer quelques pertes dans vos biens, dans vos personnes et dans vos récoltes. (2, 155).
… Nous faisons alterner les jours fastes et les jours néfastes. (3, 140)
Dieu ne fait que vous mettre à l'épreuve ici-bas. (16, 92)
Nous vous éprouvons par le mal et par le bien à titre de tentation. (21, 35)
… vous êtes appelés à passer par des épreuves successives. (84, 19)
Dès que cet enseignement est assimilé, il n’y a plus de surprise. « Un homme averti en vaut deux » dit le dicton. On s’étonne même si la prochaine épreuve tarde à venir. Et quand elle vient, après une bien humaine souffrance, il n’y a qu’à s’en réjouir et en tirer bénéfice car l’épreuve a un sens, c’est pour :
… vous mettre à l’épreuve et reconnaître ceux d’entre vous qui agiraient le mieux. (11, 7)
... reconnaître ceux d'entre eux qui effectuent les œuvres les plus salutaires. (18, 7)
... [qui] surpassent tous les autres par leurs bonnes actions. (35, 32)
En somme l’épreuve est un bienfait pour nous aider à améliorer sans cesse nos œuvres, raffiner nos buts, enrichir notre stratégie, et tout cela au final pour notre salut. Quoi d’autre que se s’en réjouir, sans avoir à n’éprouver aucune grande crainte puisque :
Dieu n’impose rien à l’âme qui soit au-dessus de ses forces. (2, 286)
7. L’éthique
Le fonctionnement de l’économie capitaliste est basé sur le principe du seul calcul du froid intérêt matériel d’individus déclarés rationnels, dont la concurrence des égoïsmes produirait par la magie d’une « main invisible » une croissance et répartition optimale des biens et des ressources. Il n’y a pas de place pour l’intervention de facteurs exogènes tels des principes éthiques. Et si malgré tout il faut bien se résoudre à introduire une dose morale de « bonne gouvernance », c’est pour éliminer des dysfonctionnements qui ne remettent pas en cause le bien-fondé du modèle de base.
En Islam, l’éthique est partie intégrante de toute vie sociale. Une économie et un entrepreneuriat en particulier ne peuvent se concevoir sans une éthique19 prescrivant des obligations et des interdits. Ces règles si clairement énoncées et abondamment répétées ne requièrent guère de commentaires.
La probité
Observez la juste mesure et le bon poids en toute équité. (6, 152)
Donnez bon poids et juste mesure. (7, 85)
Ne fraudez pas dans les mesures et ne faussez pas la balance. (11, 84)
Donnez une juste mesure quand vous mesurez; employez une balance exacte quand vous pesez. (17, 35)
Donnez la pleine mesure. (26, 181)
Utilisez une balance exacte dans vos pesées. (26, 182)
Donne à chacun ce qui lui est dû. (30, 38)
L'équité il l'a instituée afin que vous ne fraudiez pas dans les pesées et que vous ne faussiez pas la balance. (55, 7, 8, 9)
… nous avons fait descendre … la balance, afin de faire régner la justice pour les hommes. (57, 25)
La modestie, l’humilité
… ceux qui s’extasient sur leurs œuvres et qui veulent qu’on les loue … (3, 188)
Dieu n’aime pas les arrogants vantards. (4, 36)
Dieu n'aime pas les gens pleins de gloriole. (16, 23) (28, 76)
… ils se montrèrent orgueilleux sur la Terre. (29, 39)
Ne prends pas un air arrogant en abordant tes semblables! Ne te dandines pas avec insolence dans la démarche! Dieu n'aime pas les insolents pleins de gloriole. Soit modeste dans ta démarche. (31, 18-19)
… laisser leurs cœurs se remplir d'humilité à l'évocation de Dieu et devant la vérité qu'il a révélée. (57, 16)
Dieu n'aime point les superbes pleins de gloriole. (57, 23)
La frugalité, la sobriété
En termes plus contemporains, on dirait la « simplicité volontaire », basée sur le détachement à l’égard des biens de monde, a fortiori de ceux d’autrui, « sans pour autant renoncer à ta part de bonheur dans ce monde. » (28, 77)
… ceux qui se montrent avares des biens que Dieu leur a généreusement octroyés … (3, 180)
N’enviez pas les faveurs par lesquelles Dieu a élevé certains d’entre vous au-dessus des autres. (4, 32)
Les plaisirs éphémères de la vie terrestre … (7, 51)
Les autres préféraient le luxe … (11, 116)
Ne marche pas avec faste sur la terre car jamais tu ne sauras la fendre ni te hausser au niveau des montagnes. (17, 37)
… les jouissances éphémères … le vain clinquant de ce monde … (20, 131)
Tous les biens qui vous ont été impartis sur terre ne sont que jouissance éphémère et vaine parure. (28, 60)
La précaution
C’est le contraire de la frivolité et de l’insouciance, le fait donc de rester consciencieux, sérieux, raisonnable.
La vie de ce monde n’est que jeu et futilité. (6,32)
… nulle parole frivole. (19, 62)
... qui dédaignent toute futilité. (23,3)
… se trouvant en présence de frivolités s'en écartent avec dignité. (25, 72)
… se détournent quand ils entendent un discours frivole. (28, 55)
… apparences futiles de la vie d'ici-bas. (30, 7)
… futiles discours. (31,6)
… leurs débats futiles … leurs jeux frivoles. (43,83)
Nous disputions de choses futiles avec les disputeurs. (74, 45)
… où ils n'entendront nulle futilité. (88, 11)
… la vie d'ici-bas n'est que jeu et frivolité, apparat et futiles rivalités, ainsi que joutes sur la quantité de richesse. (57, 20)

1 Voir Shadaab Rahemtulla Qur’an of the Oppressed, Liberation Theology and Gender Justice in Islam, Oxford University Press, 2017, 295 p.

2 Voir Mahmoud Mohamed Taha. Un islam à vocation libératrice, Avant-propos de François Houtard. Préface de Samir Amin, Vers une théologie islamique de la libération? L’Harmattan, 2002, 180 p.

3 C’est aussi pour une question de temps disponible que les hadiths n’ont pas été exploités dans cette étude. Éventuellement ils apporteraient sûrement un enrichissement à l’analyse.

4 Mao-Tse-Toung, De la contradiction, 1937

5 Bertell Ollman, La dialectique mise en oeuvre. s.d.

6 Jean-Louis Le Moigne, La théorie du système général. Théorie de la modélisation, Collection Les classiques du réseau Intelligence de la complexité, 2006

7 L’honnêteté intellectuelle force à reconnaître la similitude avec une vision moderne : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. ». Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, 1848.

8 Voir l'oeuvre de Samir Amin : https://www.librairienumeriqueafricaine.com/search/lna/sm_vid_Auteur%3A%22Amin%252C%20Samir%22

9 Voir Arnold Toynbee, L’Histoire, Payot, 1996, 621 p.

10 La répartition équitable correspond au final au principe communiste : « A chacun selon ses besoins »., Et aussi au principe anarchiste : « Prise au tas pour ce qui se trouve en abondance, rationnement pour ce qui est rare. » (Pierre Kropotkine)

11 Source : Pierre Dardot et Christian Laval Commun, Essai sur la révolution au XXIème siècle, La Découverte, 2014

12 Karl Marx, Le Capital, Editions Sociales, 8 tomes.

13 Cette triple distinction est aussi celle que faisait le général De Gaulle qui fut un artiste de l’action, comme le démontre ses Mémoires de guerre. De Gaulle comme le dit son biographe Jean Lacouture distinguait les trois principes de l’action : la vision, la méthode et ce qu’il appelait les inconvénients.

14 L’historien des civilisations Arnold Toynbee écrivait de façon similaire que toute civilisation est « une tentative de créer un état de société dans lequel toute l’humanité pourra vivre ensemble et en harmonie comme les membres d’une seule et même famille. » L’Hisoire, Payot, 1996, p. 51.

15 « Si vis pacem, para bellum », disaient les Romains. Si tu veux la paix, prépare la guerre.

16 C’est l’équivalent de la « contradiction principale » chez Mao-Tse-Toung, dans De la contradiction

17 On pense à l’art poétique de Boileau : « Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. »

18 Mao-Tse-Toung qui fut un grand stratège militaire en disait autant. Par exemple : De la guerre prolongée. Œuvres choisies, Tome II, Editions en langues étrangères, Pékin, 1967, p.117-205

19 Il s’agit ici d’une éthique de type déontologique. Voir Jean-Cassien Billier, Introduction à l’éthique , PUF, 2010, 285 p.