2. Qu’est-ce que l’entrepreneuriat social?
Pour se convaincre de sa pertinence comme axe stratégique pour l’atteinte des ODD, il importe d’abord d’avoir une conception claire et exhaustive de l’entrepreneuriat social.
2.1 Origines et actualité
Une difficulté de l’exposé tient au fait que l’expression d’entrepreneuriat social recouvre aujourd’hui des conceptions très variées, souvent confuses et même contradictoires. L’entrepreneuriat social tel que promu dans cet essai doit donc être caractérisé pour le distinguer des conceptions répandues et signifier ce qu’il n’est pas autant que ce qu’il est. Pour cela il n’est pas inutile de situer l’entrepreneuriat social dans son contexte historique et contemporain.
Si l’expression d’entrepreneuriat social est relativement récente, ce qu’il représente n’est pas nouveau. Il a des ancêtres. Depuis qu’il s’est imposé dans l’histoire comme mode de production dominant, le capitalisme n’a eu de cesse de susciter des tentatives pour « faire autrement » de l’économie, pour constituer des organisations de production de biens et services alternatives à l’entreprise capitalise. Ainsi le socialisme « utopique » pré-marxiste des années 1820-1870, avec notamment les doctrines des Proudhon, Saint-Simon, Fourier, Owen, fut l’une de ces premières formes d’alternative au capitalisme en promouvant d’autres formes d’organisation économique. Dans cette même tradition on peut situer le mouvement coopératif qui naît vers 1895. À la fin de la 1ère guerre mondiale, les « conseils ouvriers » en Russie, Allemagne et Italie, expérimentent brièvement une autre forme de gestion de la production. Dans les années 70, le mouvement pour l’autogestion (usine LIP en France) a poursuivi dans le même sens. L’entrepreneuriat social contemporain s’inscrit dans la continuité de ces expérimentations et mouvements sociaux.
Aujourd’hui l’entrepreneuriat social connaît un bouillonnement si l’on considère la variété de ses dénominations : économie sociale et solidaire, « social business », « social capitalism », économie collaborative, commerce équitable, économie circulaire, co-working, etc. Des écoles de commerce créent des chaires de l’entrepreneuriat social. Des associations nationales (MOUVES en France, GESQ au Québec) et internationales (RIPESS, RAES) regroupent des acteurs du mouvement.
Cet engouement n’est pas un hasard. Il se comprend comme une réaction obligée des classes populaires à la crise de l’économie capitaliste mondialisée qui a largement démontré son incapacité à résoudre les problèmes sociaux qu’elle génère en fait (chômage, pauvreté, exclusion, inégalités croissantes, gaspillages, destructions environnementales, etc.), et au désengagement de l’État providence promu par l’idéologie néo-libérale. Le peuple n’a alors d’autre choix que de compter sur lui-même. L’entrepreneuriat social est une façon concrète pour les travailleurs de résoudre leurs problèmes, de le faire en prenant en charge eux-mêmes leur destin.
L’unité du mouvement de l’entrepreneuriat social tient au fait qu’il vise à opérer un changement social en agissant à la base de la société, sur le terrain économique, par opposition à une action au niveau de l’État. L’objectif n’est pas de faire le changement social par le haut, donc de réclamer des interventions de l’État pour résoudre les problèmes sociaux, voire de prendre le contrôle du pouvoir d’État pour appliquer de nouvelles politiques. Désormais on veut régler les problèmes à la base, on se prend en charge et on s’organise soi-même sur le terrain même de l’économie et de la vie quotidienne, là où l’entreprise capitaliste a démontré son impuissance à répondre aux besoins réels de la majorité du peuple. L’entrepreneuriat social tend ainsi à créer des espaces de vie économique alternatifs, une contre économie au sein de l’économie dominante, voire une contre société au sein de la société existante.
Dans les faits toutefois il n’y a pas « un » entrepreneuriat social mais plusieurs variantes, chacune mettant en exergue un aspect particulier de l’entrepreneuriat social et apportant à sa façon une touche à une possible conception intégrée de l'entrepreneuriat social. Cette diversité qui exprime la richesse du mouvement est aussi une de ses faiblesses par la confusion qui y règne.
Car dans le monde de l'entrepreneuriat social, tout y est dit, et son contraire. À toutes les questions qui se posent, toutes les réponses opposées sont faites. L’entreprise sociale fait-elle des profits ? Est-elle au service de la société ou de ses membres ? Intervient-elle dans tous les secteurs de l’économie ou seulement dans les secteurs dits « sociaux » ? Se crée-t-elle à l’initiative de leaders sociaux engagés, ou d’une communauté de personnes partageant un besoin ou un objectif commun ? Peut-elle avoir le statut d’une société commerciale ou nécessairement celui d’une coopérative ou d’une OSBL (Organisation sans but lucratif) ? Sa finalité sociale suffit-elle, quel que soit son mode de fonctionnement interne, ou au contraire une forme de démocratie interne est-elle suffisante pour la qualifier ? Est-elle un complément au système capitaliste, un 3ème secteur entre entreprise privée et entreprise publique, ou est-elle le laboratoire de l’économie de demain, une façon d’entreprendre autrement que l’entreprise capitaliste ? Se limite-t-elle à intervenir au niveau économique ou est-elle une composante d’un projet de société plus général ?
La conception de l’entrepreneuriat social défendue ici se positionne face à toutes ces questions. Elle se caractérise par trois éléments fondamentaux, la primauté de la finalité sociale, le fonctionnement démocratique participatif, et la contribution à une transformation globale de la société.
2.2 La primauté de la finalité sociale
Pourquoi une entreprise sociale ?
Milton Friedman, prix Nobel d’économie et chantre du néo-libéralisme, disait que la mission sociale de l’entreprise est de faire des profits. Il parlait évidemment de l’entreprise dénommée avec pudeur de « conventionnelle », « classique » ou « privée », c’est-à-dire capitaliste, dont le but essentiel et en fait unique, c’est la maximisation de ses profits en vue d’une accumulation croissante et ininterrompue de capital.
Aujourd’hui, la méthode principale d’enrichissement, c’est la spéculation sur les marchés financiers où s’engouffrent la majorité des capitaux. Quant à ce qui reste pour l’économie réelle, peu importe que les marchandises produites soient utiles ou futiles, ce qui compte c’est qu’elles se vendent auprès de clients solvables. Et ce n’est pas la « Responsabilité sociale d’entreprise », tactique de communication pour recouvrir l’appât du gain d’un voile de bonne réputation, qui change la règle du jeu.
Le point de vue de l’entreprise sociale est strictement l’inverse. Sa raison d’être, c’est sa finalité sociale. Cela signifie que son but essentiel est la création de richesses permettant le mieux-être et l’épanouissement individuels et collectifs. Ce qui importe avant tout dans son offre, c’est non pas la valeur d’échange, mais plutôt la plus grande valeur d’utilité pour le bien-être commun de tous les humains.
En outre, il faut que ces biens utiles soient accessibles. Or dans la société actuelle ces biens sont aussi des marchandises, c’est-à-dire des objets qui ont un prix. Ne peuvent se les procurer que les personnes solvables, qui disposent des ressources monétaires suffisantes. L’entreprise sociale cherche aussi à supprimer cet obstacle. Or même en appliquant les prix les plus bas possibles, ceux-ci seront toujours trop élevés pour les plus pauvres. À terme donc, un but de l’entrepreneuriat social, c’est l’abolition de la valeur d’échange, c’est-à-dire la gratuité. Contre la recherche par le capitalisme de la marchandisation totale du monde, la tendance encouragée par l’entrepreneuriat social est l’exclusion des biens utiles hors de la sphère commerciale et leur transformation en biens communs de l’humanité.
La finalité économique de l’entreprise sociale, à l’opposé de l’accumulation capitaliste, c’est donc la gratuité de biens communs socialement utiles. Formule évidente et pleine de bon sens, et au surplus réaliste tant les technologies et les capacités productives du monde actuel rendent ce but accessible. Mais combien difficile à admettre tant l’aliénation marchande propre au capitalisme nous convainc tous peu ou prou que tout bien économique, utile ou futile, ne peut être qu’une marchandise avec un prix.
La mission et la vision
Cette conception de l’entreprise sociale a des conséquences pratiques dans la façon de la créer et de la gérer : au premier chef dans la formulation de sa mission et de sa vision, qui sont une composante fondatrice de tout projet d’entreprise et dont la formulation est une tâche de l’entrepreneur social.
La mission sociale doit, dans les termes les plus précis et opérationnels possibles, donner une réponse claire à la question : pourquoi cette entreprise sociale existe-t-elle et pour qui? Sa mission doit exprimer sa raison d’être, ce qui lui donne un sens, et désigner les bénéficiaires de son offre, au-delà de la nécessité pour ses membres de gagner leur vie et de réaliser leur potentiel professionnel.
Telles qu’elles sont le plus souvent exprimées, les missions des entreprises capitalistes sont d’un flou artistique et d’une généralité désolante, du genre « être les meilleurs à satisfaire les besoins de ses clients » : C’est normal et attendu puisqu’elles n’ont rien à dire sur le sujet, leur raison d’être réelle se limitant à la maximisation des profits, ce qu’elles ne peuvent avouer explicitement sans gêner leur communication. La mission n’a alors pour elles d’autre rôle à jouer que décoratif.
En contraste, l’entreprise sociale se doit d’exprimer sa mission dans les termes d’une abstraction concrète, permettant de visualiser, de toucher par l’esprit, sa contribution pratique au mieux-être des populations.
La mission donne la motivation, la vision la complète en donnant une destination. Elle répond à la question : où veut-ton aller ? La vision décrit une utopie concrète, elle donne une représentation souhaitable et faisable d’un futur esquissé à grand traits. Quelle sera la situation de l’entreprise dans 10, 50, ou 100 ans, quel état aura-t-elle contribué à réaliser du fait de son d’activité ? Le sens de la question n’est évidemment pas de jouer au devin mais d’introduire dès le départ une intention de durabilité. Définir une vision, c’est s’opposer à une approche essentiellement opportuniste et affairiste qui ne cherche que l’avantage immédiat ou à court terme. Mener une entreprise sociale, ce n’est pas « faire des affaires », rechercher le coup d’argent rapide, c’est construire un projet patiemment dans la durée, et pour cela il faut savoir où l’on veut aboutir.
On n’insistera jamais assez sur l’importance du rôle de la vision. Les grandes actions humaines sont toujours tirées par un idéal élevé dessiné à grand traits, par une utopie concrète. L’imagination des peuples se charge d’inventer les détails. Une tâche principale de l’entrepreneur social est justement celle de formuler, de porter et de diffuser cette vision. Chateaubriand, écrivain et homme politique, disait qu’il fallait « mener les Français par les songes ». De Gaulle qui fut un artiste de l’action, s’en était fait une maxime et toute sa vie proposa à ses compatriotes « une certaine idée de la France ». Le propos est ici différent mais la leçon est générale et vaut aussi pour l’entrepreneur social. Pour mener sa barque à bon port, pour définir les étapes du développement de l’entreprise, pour prendre les bonnes décisions au quotidien, pour diriger et motiver ses troupes, la vision d’entreprise est un outil indispensable.
Le modèle économique
Mais une entreprise sociale n’est pas une œuvre de bienfaisance, elle est aussi une entreprise. Les biens et services qu’elle offre ont un coût (du moins aussi longtemps qu’une gratuité généralisée ne sera pas instaurée). Aussi l’entreprise sociale a-t-elle un « modèle économique » montrant comment elle peut générer des revenus pour assurer son équilibre financier et générer des surplus pour sa croissance.
D’où viennent ces revenus ? Ils peuvent venir de la vente de produits et services. On a alors une entreprise sociale à but ou plutôt à « moyen » lucratif, le but réel demeurant social. Autrement dit l’entreprise sociale peut « faire des profits ». Mais il ne s’agit pas comme pour l’entreprise capitaliste d’une lucrativité maximale. Ni non plus, contrairement à certaines idées, d’une « lucrativité limitée ». L’entreprise sociale vise plutôt une « lucrativité optimale », en cherchant un juste équilibre entre ces deux soucis d’utilité et d’accessibilité d’une part, et de rentabilité d’autre part. S’enrichir avec des produits utiles quasi gratuits, tel est le paradoxe de l’entreprise sociale lucrative.
En plus de la vente, les revenus de l’entreprise sociale peuvent provenir d’autres sources : cotisations de bénéficiaires, levées de fonds, subventions, financements de l’État, ou toute autre forme de contribution. Dans la mesure où ces sources « socialisés » sont la seule origine de ses revenus, on peut dire alors que l’entreprise sociale n’est pas lucrative. Au sein donc de l’entrepreneuriat social, on peut distinguer un secteur lucratif et un secteur non lucratif, partageant tous deux le principe de la primauté de leur mission sociale fondamentale., avec dans la réalité des cas mixtes combinant donations et revenus auto-générés.
Bref la primauté de la finalité sociale sur la rentabilité optimale est le premier trait distinctif de l’entreprise sociale, finalité exprimée par l’énoncé de sa mission et de sa vision.
Tout le défi d’une entreprise sociale est de gérer cette contradiction entre la maximisation recherchée des bénéfices sociaux et le maintien de la viabilité économique et financière, savoir faire en somme les bons arbitrages entre ces deux exigences contradictoires.
La finalité de l’entreprise sociale, telle qu’exprimée dans sa mission et sa vision, et poursuivie sous l’exigence de la viabilité économique, a des conséquences très pratiques sur sa stratégie, ses opérations et sa gestion
La stratégie
Si la finalité sociale répond au pourquoi l’entreprise sociale, la stratégie donne les grandes orientations du comment : quoi offrir, dans quel secteur, pour qui, contre qui, avec qui, et où. La mission et la vision déterminent nécessairement les choix stratégiques de l’entreprise sociale qui sont succinctement les suivants.
Secteur
Contrairement à certaines idées répandues, les entreprises sociales ne sont nullement restreintes à des activités dites « sociales » dans le sens d’« humanitaires » : la réinsertion en emploi, l’assistance aux handicapés, etc. Activités certes louables, mais à part certains secteurs jugés anti-sociaux ou non éthiques (armement, loteries, spéculation, luxe, etc.), aucun secteur industriel n’est fermé à l'entrepreneuriat social. Une entreprise sociale pourrait aussi bien être dans les mines, le pétrole, la finance, etc.. Il n’y a pas de chasse gardée pour l’entreprise capitaliste, il n’y a pas non plus de secteurs réservés pour l’entreprise sociale.
Offre
L’entreprise sociale, on l’a vu, recherche la plus grande valeur d’usage possible de ses produits. Ceux-ci doivent répondre à des besoins réels, objectifs, vérifiables. Ce qui suppose des enquêtes, sondages, consultations, pour ne pas laisser le « marché », c’est-à-dire les plus riches, décider.
Territoire
L’entreprise sociale déploie son activité d’abord dans son pays, au niveau national et pas seulement local. Dans le contexte africain, il faut ajouter le niveau régional avec une visée panafricaine. Autrement dit sans rejeter les opportunités d’exportation vers les pays riches, elle n’adopte pas le dogme néolibéral de l’intégration dans la mondialisation capitaliste comme voie du salut.
Usagers
Les usagers (plutôt que les « clients ») visés par l’entreprise sociale, ce n’est pas la demande solvable, ce sont certaines couches populaires, prioritairement celles situées à « la base de la pyramide sociale », avec leurs besoins particuliers auxquels peuvent répondre ses produits et services. Malgré leurs moyens limités, ces classes ne sont pas dénuées de toute ressource financière, et formant la grande majorité de la population, elles représentent un pouvoir d’achat appréciable si on prend la peine de proposer la bonne offre au bon prix. En parallèle et tactiquement, l’entreprise sociale peut très bien, sans perdre son âme, ne pas renoncer aux opportunités offertes par les classes plus fortunées, externes ou internes.
Concurrence
Dans son secteur, l’entreprise sociale fait une distinction entre d’une part les oligopoles, monopoles ou transnationales comme on voudra les nommer, et d’autre part les autres entreprises, moyennes et petites. La réalité du capitalisme réellement existant est que des oligopoles toujours moins nombreux et plus gigantesques dominent chaque secteur de l’économie et cherchent à éliminer tous les autres. Toute entreprise sociale se doit d’identifier ces quelques monopoles qui dominent son secteur d’activité. Pour une entreprise sociale, le concept d’ennemi s’applique, et ces monopoles sont ses ennemis. L’entrepreneuriat social vise un monde « sans Wall Street », « sans Monsanto », « sans GAFAM », etc. Aucune alliance ou collaboration n’est possible avec ces oligopoles.
Face aux autres entreprises moyennes et petites du secteur, en autant qu’elles n’ont pas de comportement monopolistique, une saine émulation et des formes de collaboration sont possibles. Sans ambition de monopole, l’entreprise sociale ne renonce pas pour autant exercer un leadership, plus d’ailleurs par les avancées sociétales que par les innovations technologiques.
Les opérations
La façon dont l’entreprise sociale exerce son métier est aussi impactée par la primauté de sa finalité sociale.
Acquisitions
Si la prise en compte du rapport qualité-prix ne peut être absente, le critère qui prévaut est celui de l’achat chez nous, dans sa région, dans son pays. Ce souci du consommer local est un acte concret de patriotisme économique, composante de l'entrepreneuriat social, tout en rejoignant une préoccupation écologique du circuit court. Avant d’être obligé d’acquérir des produits importés, l’entrepreneur social s’impose de considérer ses options locales et régionales : existent-t-elles, ou son besoin crée-t-il justement chez des fournisseurs potentiels une opportunité pour s’y intéresser ?
Technologies
A priori l’entreprise sociale cherche à valoriser les savoirs locaux en les intégrant dans ses processus techniques. En Afrique par exemple des « techno-praticiens », regroupés en associations, et des centres de recherche, foisonnent d’inventions et de procédés apportant des solutions à des problèmes réels vécus par la population.
Quand les technologies doivent venir du Nord elles doivent être intensives en main d’œuvre et adaptées aux conditions locales, en termes notamment de maintenance et d’approvisionnement en pièces de rechange.
Production
Une entreprise peut, et doit même, être sociale et efficace en même temps. La fluidité de la chaîne de production et le contrôle qualité sont d’autant plus nécessaires que ses ambitions sont élevées. Les outils de conception et de mise en oeuvre des processus métier ont ici toute leur place.
Distribution
La diminution du nombre d’intermédiaires entre le producteur et l’utilisateur et la recherche de circuits courts sont des principes de l’entreprise sociale dans ses opérations de distribution.
Promotion
Les opérations de marketing-communication de l’entreprise sociale ont pour objet de véhiculer des messages véridiques mettant en évidence les bienfaits réels des produits et services offerts, sans faire appel aux passions tristes des humains.
Prix
Faire passer les biens et services du statut de marchandise payante à celui de bien commun gratuit, telle est la perspective que poursuit l’entreprise sociale. Si la gratuité est le modèle économique ultime, l'entreprise sociale est, en attendant, astreinte à fixer un prix, (ou un niveau de cotisation, taxation, etc.), les plus bas possibles, tout en étant compatibles avec l’équilibre économique de l’entreprise. L’autre option, quand elle est possible, est la socialisation, c’est-à-dire faire supporter le coût par toute la société, par exemple par l’État ou ses démembrements, ou une taxation sur les riches (par exemple sur les transactions financières internationales).
Empreinte écologique
L’entrepreneuriat social est aussi un entrepreneuriat « durable », dans le sens qu’a pris ce terme d’exprimer le souci d’une exploitation sage des richesses finies de la nature, qui prenne en compte les besoins des générations futures. Le souci écologique de l’entreprise sociale va s’exprimer concrètement selon les impacts environnementaux possibles découlant de ses activités propres : économies d’énergie, recyclage, emballages dégradables, bilan carbone minimal, préservation de la biodiversité, etc.
La gestion
Après la stratégie et les opérations, la primauté de la finalité sociale détermine enfin la façon dont l’entreprise sociale gère ses ressources pour mener à bien ses opérations.
Ressources humaines
Tous les enjeux tels les conditions de travail, la formation continue, l’enrichissement des tâches, la responsabilisation individuelle et collective, la santé et sécurité, la parité hommes-femmes etc., ne se résolvent que par la recherche d’un équilibre négocié entre les exigences contradictoires mais complémentaires d’équité sociale, d’atteinte de la mission sociale, et de viabilité économique. Il est un point toutefois qui mérite qu’on y insiste, c’est celui de la rémunération. Le principe appliqué par l’entreprise sociale est celui de l’écart maximal des rémunérations : le revenu le plus élevé ne peut être au-delà d’un certain multiple du revenu le plus faible, par exemple entre 4 et 7 pour donner un ordre de grandeur. En complément s’applique le principe d’une rémunération maximale.
Gestion comptable et financière
Ce que la comptabilité d’une entreprise sociale doit mettre en évidence, c’est la valeur ajoutée créée par l’entreprise, qui est le chiffre d’affaires moins les matières premières et les services consommés. La valeur ajoutée, c’est le revenu de l’entreprise, la valeur de la richesse qu’elle a créée. Cette valeur ajoutée (VA) doit au minimum permettre de couvrir les coûts de la structure de production (CSP), c’est-à-dire les salaires des dirigeants et des travailleurs, l’amortissement des équipements et les coûts de financement du fonds de roulement, ces charges étant supportées pour réaliser les diverses fonctions de l’entreprise (direction, production, achat, vente, etc.). Si VA>CSP et que les ventes récupèrent le coût des intrants, alors l’entreprise est économiquement viable.
Répartition des surplus
Si la valeur ajoutée produit un excédent, alors des surplus (profits) sont dégagés qui, rapportés aux ressources utilisées mesurées par le coût de la structure productive, mesurent la rentabilité de l’entreprise. Ces surplus sont ensuite répartis. Dans un contexte d’entrepreneuriat social, la priorité étant la mission sociale, il est évident que celle-ci doit être la première servie. La plus grande part des surplus, ou son entièreté si nécessaire, sert d’abord à consolider les opérations de l’entreprise et au réinvestissement. La constitution de réserves permet de faire face aux imprévus, et de se donner la nécessaire liberté d’action. Les bénéfices restants sont au final répartis entre les parties prenantes de l’entreprise sociale selon le contrat de financement conclu selon les règles de la finance sociale, qu’il s’agit maintenant d’aborder.
La finance sociale
La question du financement de l’entreprise sociale est centrale et la plus problématique, aussi on y insistera davantage ici. Les ODD mentionnent plusieurs fois la nécessité de l’accès aux services financiers. Le principe en entrepreneuriat social est qu’une entreprise sociale ne peut se financer que par la finance sociale. Qu’est-ce alors que la finance sociale ?
Une finance ne peut prétendre être sociale que si d’abord elle finance des entreprises sociales. Cela est évident, cependant la destination et les bénéficiaires des financements ne suffisent pas pour qualifier une finance de sociale. Si des banques pudiquement désignées de « conventionnelles » ou « classiques », c’est-à-dire capitalistes, se mettaient soudainement à financer des entreprises sociales (aucune crainte à ce sujet), cela ne signifierait pas pour autant qu’elles feraient de la finance sociale.
Ce qui fait qu’une finance est sociale, c’est aussi son mécanisme interne. Le terme de participatif est celui qui qualifie le mieux le mécanisme de la finance sociale. Celui-ci est participatif dans deux sens.
En finance participative d’abord, la rémunération du financement ne peut provenir que des profits issus de l’activité productive, plus spécifiquement les profits après impôts, réserves et réinvestissement, c’est-à-dire au final les bénéfices. Autrement dit les apporteurs de capitaux se rémunèrent en participant aux résultats de l’entreprise. Il y a rémunération que si ceux-ci sont positifs. En finance sociale, la rémunération du capital financier ne peut provenir des formes de rémunération de la finance capitaliste que sont l’intérêt, le gain spéculatif et la rente. L’intérêt, exprimé sous forme d’un pourcentage sur une somme d’argent, la spéculation qui parie sur la hausse future d’une valeur quelconque (terrain, monnaie, actions, produits financiers, start-up), et la rente qui repose sur un rapport de force basé sur un monopole, sont en réalité des formes d’enrichissement sans cause, sans effort, sans responsabilité : comme si l’argent, du seul fait de son existence, pouvait auto générer une valeur monétaire supplémentaire. Le risque n’est en aucune façon une cause de création de richesse, sinon traverser la rue à l’heure de pointe permettrait de s’enrichir, il n’est qu’une piètre justification idéologique. On peut qualifier ces formes de rémunération d’antisociales et immorales parce que non méritées.
En finance sociale en second lieu, les bénéfices n’appartiennent pas aux seuls financeurs. Ils sont partagés entre tous les partenaires au projet, parmi lesquels le financeur certes, mais aussi les autres parties prenantes de l’entreprise, c’est-à-dire les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs, sans lesquels aussi les bénéfices ne seraient jamais apparus.
Or il ne faut pas réinventer la roue. Historiquement, la finance participative a été mise au point à partir des années 60 : c’est la finance islamique. Explicitée dans des normes internationales, elle se présente sous forme de contrats de financement. Elle n’est qu’un ensemble de règles contractuelles utilisables par quiconque, nullement réservées aux seuls musulmans, et qui aboutissent à mettre en œuvre des modalités d’un financement participatif cohérent avec l’entrepreneuriat social.
Ces contrats de la finance islamique reposent sur certains principes connus qui sont certains interdits (intérêt, spéculation, incertitude, secteurs illicites) et des prescriptions (adossement à un actif tangible, partage des bénéfices et pertes). Qu’il suffise ici d’insister sur l’un des modèles de contrats, emblématique de la finance participative islamique : le contrat de « mousharaka ». Car c’est le contrat le plus adapté au financement à moyen et long terme des entreprises sociales.
Le cœur du contrat de mousharaka est le partage des bénéfices entre le financeur et l’entreprise, c’est-à-dire les entrepreneurs et les travailleurs. Le financeur n’a pas le monopole du risque. Chaque partie prenante prend des risques dans un projet d’entreprise. Nullement cause de création de richesse, le risque est seulement ce qui donne un droit moral au partage des surplus, comme aussi à la participation aux décisions dans l’entreprise.
Pour ce partage des bénéfices une clé de répartition est convenue, exprimée sous forme de pourcentages appliqués aux bénéfices nets partageables (en gros les profits après impôts, réserves et réinvestissement). Chaque partie prenante a droit à son pourcentage, y compris aussi les entrepreneurs et les travailleurs, (indépendamment de leurs rémunérations en tant que dirigeants ou travailleurs dans l’entreprise).
Cette clé de répartition résulte d’une libre négociation entre des acteurs dont la collaboration est nécessaire pour rendre possible l’activité de l’entreprise. Il s’agit donc pour eux d’apprécier l’apport réel de chaque acteur à l’atteinte de l’objectif commun, cet apport pouvant être sous forme d’argent, de temps, de travail, de connaissances, ou de toute autre ressource. Et c’est sur cette base objective que la clé de répartition peut être librement négociée.
Et pour éviter tout désaccord futur éventuel, la clé de répartition est fixée dans une clause, avant le début du projet, et ne peut ensuite être changée, sauf accord unanime des parties. Le partage porte aussi sur tout gain sur le capital de l’entreprise, autrement dit sur la valeur de l’entreprise si celle-ci était vendue à un tiers. Avec la mousharaka donc, l’investisseur se comporte en véritable partenaire de l’entrepreneur, il perd ou gagne avec lui.
Un autre aspect de la mousharaka concerne sa durée. Elle peut être permanente, le financeur recevant alors sa part de bénéfices tant aussi longtemps que dure l’entreprise. Ou elle peut être dégressive, le retrait de l’investisseur se faisant progressivement par le remboursement de son capital investi. Ce remboursement se fait alors aussi à partir des bénéfices de l’entreprise, sur la base d’un autre pourcentage établi dans un contrat distinct. Progressivement ainsi, l’investisseur retrouve son apport initial. A mesure du remboursement, son pourcentage sur les bénéfices convenu dans le contrat de mousharaka diminue proportionnellement.
La forme sous laquelle un investissement participatif peut se réaliser est une question de technicalité juridique à résoudre selon les circonstances particulières du partenariat. Par exemple, ce pourrait être un prêt participatif indexé sur les bénéfices, une catégorie d’actions définie comme participantes (aux bénéfices) et non votantes mais consultatives, ou un contrat de fiducie.
Naturellement, pour qu’il y ait un financement social participatif, il faut des financeurs, que l’on qualifiera aussi de sociaux, organisés dans des institutions de financement dédiées aux entreprises sociales. Ce point est abordé ci-après.
2.3 La démocratisation entrepreneuriale
La primauté de la finalité sociale sur la rentabilité est le premier trait distinctif de l’entreprise sociale. Le second tout aussi déterminant est son fonctionnement démocratique ou, pour être plus exact, son processus de démocratisation participative continue. C’est le volet « politique » de l’entreprise (qui décide de quoi ?), alors que sa mission, sa vision, sa stratégie, ses opérations et sa gestion constituent son volet économique (quoi produire, pour qui et comment ?).
Dans la sphère capitaliste, la démocratie n’est que politique (et au surplus limitée à la forme dite représentative de la démocratie). Elle ne peut pas être économique. La démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise, où s’applique le principe des « droits de gérance » des « propriétaires des moyens de production » : formellement les actionnaires sont rois et maîtres dans l’entreprise. En pratique, dans les entreprises monopolistiques, c’est l’oligarchie financière qui exerce le contrôle réel, non pas la multitude des petits actionnaires détenteurs de la propriété juridique.
En lieu et place de la « gouvernance » d’entreprise, l’entreprise sociale repose donc sur le principe de la démocratisation participative. Démocratisation plutôt que démocratie pour signifier que celle-ci n’est pas un état donné, mais plutôt un effort constant, qui fait qu’à un temps T, on a plus ou moins de démocratie participative.
Participative, cette démocratie l’est sous un double aspect, institutionnel et relationnel. La démocratie participative implique d’une part des règles formelles déterminant qui participe aux prises de décision, dans quelles structures, et selon quelles procédures : il faut des institutions de la démocratie participative. D’autre part, au sein de ces institutions, les relations sociales qui se nouent entre les acteurs doivent se dérouler d’une façon qui permette à ceux-ci de participer effectivement aux délibérations, aux prises de décision, et même à l’exécution.
Les institutions de la démocratie participative
S’agissant des structures en mettre en place pour le fonctionnement démocratique de l’entreprise sociale, la question est généralement posée dans les termes suivants : lequel des statuts juridiques existant convient le mieux pour formaliser une entreprise sociale compte tenu de cette exigence démocratique ? On serait ainsi contraint de choisir l’un des types de Sociétés commerciales (SARL, SA, SAS, coopératives) ou de personnes (Groupement d’Intérêt économique, entreprenant, etc.) pouvant être créées selon le droit en vigueur.
Ainsi posée, la réponse à la question sera le plus souvent : la coopérative. Dans le mouvement de l’entrepreneuriat social, certains font même de l’adoption de ce statut le critère d’une entreprise sociale. Mais les objections sont nombreuses. La règle « une personne – un vote » est loin d’épuiser toutes les conditions de la démocratie. Elle n’empêche nullement les décisions manipulées ou les dirigeants inamovibles. Les exemples sont nombreux d’entreprises utilisant le statut de Société commerciale que l’on peut mieux qualifier de sociale, en contraste avec des coopératives exerçant des activités essentiellement capitalistiques et ayant dévié de leur philosophie sociale première. Une mutuelle de micro-crédit peut-elle prétendre être une entreprise sociale dès lors qu’elle applique des taux d’intérêt usuraires bien au-delà même de ceux des banques capitalistes, quand bien même sa clientèle seraient les exclus du système bancaire et pratiquerait-elle à l’interne une apparence de démocratie ?
En fait, la question est mal posée. L’institution démocratique d’une entreprise sociale n’a aucun rapport avec le choix d’un statut juridique. Car le point essentiel est la distinction à faire entre Société (S majuscule pour désigner la personne morale juridique), et entreprise. Alors que ces deux termes sont souvent employés l’un pour l’autre, ils désignent en fait deux réalités différentes.
La Société est un phénomène juridique, un contrat entre des personnes qui entrent en relation du fait qu’elles détiennent des capitaux et les mettent en commun dans le but de partager entre elles les revenus tirés d’une activité économique externe en échange de leurs apports en argent, nature ou industrie.
En contraste, l’entreprise est une réalité sociale concrète, qui apparaît comme l’ensemble des interrelations entre diverses « parties prenantes » de l’entreprise (entrepreneurs, travailleurs, fournisseurs, distributeurs, clients, revendeurs, etc.), qui collaborent pour réaliser une activité économique. Or cette entité sociale qu’est l’entreprise n’a pas d’existence juridique. Il peut exister une sociologie de l’entreprise, mais s’il existe bien un droit des Sociétés, il n’y a pas de droit de l’entreprise, même si l’entreprise fonctionne à l’ombre d’une diversité de droits (fiscal, social, travail, etc.).
Dans ce contexte, le statut juridique ne concerne qu’une seule des parties prenantes de l’entreprise, celle des actionnaires, dont la fonction essentielle est seulement en général un apport en ressources financières. Les autres parties prenantes de l’entreprise ne sont pas concernées. C’est pourquoi un actionnaire quittant le cabinet de son notaire avec en poche une copie de Statuts et des numéros d’enregistrement officiels, et proclamant à tout venant : « J’ai créé une entreprise! », un tel actionnaire se trompe totalement. Il devrait seulement dire : « J’ai créé une Société! ».
Or ce dont nous discutons ici, c’est du fonctionnement démocratique non pas de la Société des actionnaires (shareholders en anglais), mais de l’entreprise, c’est-à-dire de cet ensemble des relations sociales entre certains acteurs sociaux identifiés comme les parties prenantes de l’entreprise (stakeholders en anglais).
Parmi ces parties prenantes, il y en a deux dont les interrelations constituent l’essence même de l’entreprise : les entrepreneurs/dirigeants qui initient le projet d’entreprise, en formule la mission et la vision, et en assurent la direction; et les travailleurs qui réalisent l’activité économique, et sont les créateurs de la richesse nouvelle. Instaurer une démocratie entrepreneuriale, c’est donc dire par quels mécanismes institutionnels et quelles pratiques comportementales les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs vont au sein de l’entreprise décider ensemble de la marche de l’entreprise.
Autour de ce noyau dur de l’entreprise, gravitent d’autres parties prenantes nécessaires aussi pour le fonctionnement de l’entreprise, mais dont l’existence n’en dépend pas et qui sont en quelques sortes extérieures à l’entreprise comme telle : fournisseurs, clients, prêteurs ou investisseurs, centres de recherche et de formation, riverains du territoire, organismes publics locaux, nationaux internationaux liés au domaine de l’entreprise, etc. Chacune de ces parties prenantes apporte ses ressources particulières (connaissances, temps, fournitures, argent, normes, services publics, etc.), qui sont nécessaires pour que l’entreprise opère. L’enjeu démocratique avec ces parties prenantes externes se gère sous un mode consultatif. On peut ainsi concevoir qu’autour des entreprises sociales se constituent des directoires qui servent de cadres à ces consultations avec l’ensemble des parties prenantes extérieures mais associées à l’entreprise.
Une de ces parties prenantes extérieures requiert une attention particulière, celle des actionnaires, représentés par leur Société. Selon le droit en vigueur, la Société serait la « propriétaire » de l’entreprise, disposant ainsi des droits d’« usus » (utiliser), de « fructus » (retirer les fruits) et d’« abusus » (disposer). Elle seule serait qualifiée pour définir l’« objet social » de l’entreprise, nommer ses dirigeants, recruter ou congédier, investir ou non, la fermer tout bonnement. Seule aussi à pouvoir percevoir les profits.
Pour l’entrepreneuriat social, la Société n’a pas ces droits car elle ne possède nullement l’entreprise, elle n’en est qu’un partenaire, important sans doute mais externe quand même. L’actionnaire n’est propriétaire que d’une chose : des actions de sa Société, c’est-à-dire de documents qui lui attestent des droits sur la prise de décision, non pas dans l’entreprise, mais à l’intérieur seulement de la Société (son assemblée générale, son conseil d’administration), de même que sur le partage des revenus de cette Société, qui sont différents de ceux de l’entreprise, et n’en constituent en fait qu’une part.
En tant que partie prenante externe associée à l’entreprise, la Société lui procure deux services. D’une part un service de représentation juridique, la Société agissant dans le contexte juridique actuel comme représentante officielle et légale de l’entreprise dans ses rapports avec les tiers (État, autres Sociétés, …).
D’autre part les actionnaires apportent un « capital social ». Dans la mesure où leur apport est financier, ils agissent alors simplement comme des investisseurs parmi d’autres, à côté des banques, fonds, prêteurs. Or on a vu ci-haut comment se fait la relation d’une entreprise sociale avec ses financeurs : en appliquant les règles de la finance sociale participative. Ces règles s’appliquent nécessairement aussi à cet investisseur particulier qu’est la Société des actionnaires. Celle-ci doit donc conclure avec l’entreprise qui lui est associée une entente de Mousharaka, dont une conséquence est que les actionnaires ne touchent pas la totalité des profits et plus-values générées par l’entreprise, mais seulement une partie selon la clef de répartition négociée avec l’entreprise et inscrite dans la Mousharaka. Du fait d’autre part que cet investissement participatif des actionnaires se fait sur la base d’un partage des risques et bénéfices, il n’est que normal que la Société soit démocratiquement associée au processus décisionnel dans l’entreprise, aussi longtemps du moins que son investissement n’aura pas été remboursé.
Pour ces raisons, la Société et l’entreprise devront donc signer des contrats, pour le financement, et pour la cogérance de l’entreprise. Mais qui va signer pour l’entreprise ? Or il y a un problème, car l’entreprise comme telle, avons-nous vu, n’a aucune existence juridique. Elle n’est pas une personne morale pouvant contracter.
Que faire alors ? La réponse logique et idéale est naturellement de donner une existence juridique à ce phénomène social qui n’en a pas, en créant quelque chose de nouveau : un statut juridique d’entreprise sociale. Rien, hormis la volonté politique, n’empêche le vote de lois « portant création du statut d’entreprise sociale ». La définition juridique de l’entreprise sociale pourrait être la suivante :
Une entreprise sociale est une association économique et démocratique d’entrepreneurs/dirigeants sociaux et de travailleurs, à finalité sociale, à lucrativité optimale et à responsabilité limitée.
Dans cette formulation, chaque mot ou expression compte et permet d’esquisser certaines dispositions de la loi :
– Association … d’entrepreneurs/dirigeants sociaux et travailleurs
Une entreprise sociale est un contrat d’association de deux et seulement deux parties prenantes qui décident de collaborer ensemble, celle des entrepreneurs/dirigeants et celle des travailleurs. Pour s’associer, chaque entité doit donc exister par elle-même. Aussi les statuts reconnaîtraient l’existence d’une « assemblée des dirigeants » et d’une « assemblée des travailleurs » avec pour chacune les conditions d’appartenance et de sortie de ses membres individuels.
– Économique … à lucrativité optimale
L’association exerce une activité économique génératrice de revenus et de surplus. Alors que l’on parle toujours d’« organisations sans but lucratif » (OSBL), on aurait quelque chose de nouveau, une « association à but lucratif », ou plutôt pour être exact, une « association à moyen lucratif », puisque son but est social et que la lucrativité est un moyen pour l’atteindre. Toutefois la lucrativité recherchée n’est pas maximale mais optimale, résultant du meilleur arbitrage possible entre l’impact social prioritaire et la nécessaire lucrativité permettant la poursuite et l’expansion des activités économiques.
– Démocratique
Les statuts préciseraient comment les partenaires de l’association vont gérer démocratiquement leur association : assemblées générales des membres de l’entreprise (entrepreneurs et travailleurs), directoire conjoint (remplaçant le « conseil d’administration »), avec désignation, contrôle, révocation, rotation des délégués des entrepreneurs et des travailleurs, comité conjoint de direction, accès aux informations d’entreprise, règles de délibérations et de prise de décision dans les instances, relations avec les parties prenantes externes, dont les actionnaires de toute Société associée à l’entreprise.
– À finalité sociale
La mission sociale, raison d’être de l’entreprise sociale, serait clairement énoncée dans son « objet social ». Serait prescrite l’obligation d’un bilan annuel de l’impact social de l’entreprise et de son processus de démocratisation.
– À responsabilité limitée
Une entreprise sociale, éthique par principe, paye ses dettes. Aussi les actifs de la Société doivent servir ultimement à leur remboursement dans le cours des affaires ou en cas de dissolution de l’entreprise. Comme pour les Société commerciales, les entrepreneurs dirigeants et les travailleurs ne sont pas responsables des dettes au-delà des actifs de l’entreprise.
L’entreprise sociale n’aurait alors plus besoin de s’abriter sous une Société commerciale pour acter juridiquement. Elle pourrait directement conclure des ententes de financement participatif avec un nouvel acteur du monde de l’entrepreneuriat social, à savoir l’investisseur social, véritable partenaire qui apporte ses ressources financières dans des entreprises sociales selon les mécanismes de la finance sociale participative, tout en s’impliquant dans la vie de l’entreprise. C’est en cet investisseur social que l’ancien actionnaire serait invité à se muer.
La rédaction d’un projet de « Loi portant création du statut d’Entreprise sociale », ainsi que d’un modèle de statuts, est un exercice à la portée de tout rédacteur législatif. Elle est à l’ordre du jour si le défi relevé est celui de la promotion de l’entrepreneuriat social. Mais il s’agit là d’un combat dont l’issue et la durée est incertaine, puisque le statut proposé remet en cause certains principes dominants.
Comme la résistance est prévisible, un peu d’imagination permet, en attendant, de concevoir une tactique faisant un usage habile du contexte légal existant pour faire quelques pas dans la bonne direction. On peut concevoir des montages juridiques permettant partiellement de réaliser l’objectif malgré les contraintes du droit actuel. Par exemple, les travailleurs et les dirigeants pourraient les uns et les autres se constituer en une entité formelle (simple contrat privé d’association, GIE, société de personnes). Chaque partie y élaborerait ses points de vue et revendications, répartirait la part des bénéfices qui lui serait attribuée. Elles se reconnaîtraient mutuellement et s’associeraient dans le cadre d’un contrat, GIE ou autre qui seraient l’équivalent de statuts de l’entreprise sociale si celle-ci existait juridiquement. Il serait entendu avec les actionnaires que les règles de cette association aurait préséance sur toute autre dispositif, y compris les statuts officiels de la Société représentant les seuls actionnaires, quitte à ce que, pour éviter toute irrégularité par rapport aux lois en vigueur, ces statuts soient rédigés en fonction des décisions collectives (par exemple les dirigeants nommés dans les Statuts de la Société des actionnaires seraient nécessairement ceux décidés par le collectif de l’entreprise, de même pour l’objet social). Mais ces acrobaties n’empêcheraient pas de continuer à réclamer la solution normale, à savoir un statut juridique pour l’entreprise sociale.
La démocratisation participative en actes
L’autre volet de la démocratie participative, à côté de son aspect institutionnel, concerne les relations sociales concrètes entre les acteurs individuels et collectifs amenés à décider ensemble au sein de leur association. La véritable démocratie sociale ne peut être seulement formelle et procédurale, elle doit aussi se vivre concrètement au sein de ses institutions, et au premier chef au cœur de l’entreprise, entre les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs. La participation veut dire ici que ceux-ci doivent effectivement et aux moments opportuns, contribuer ensemble aux décisions sur tous les enjeux fondamentaux de la vie de l’entreprise, son orientation stratégique, les produits, les clientèles visées, les investissements, les embauches, la répartition des surplus, etc., donc pas seulement les conditions de travail.
Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Les entrepreneurs doivent chercher à associer les travailleurs à leur direction. Ceux-ci doivent apprendre à faire autre chose que seulement exécuter et revendiquer dans un esprit syndicaliste, et se faire à l’idée de devenir en quelque sorte aussi « patrons ». Ensemble ils doivent mener la même barque dans le cadre d’une relation comprise comme non antagonique et collaborative.
Ce processus de démocratisation peut se développer par la mise en pratique progressive des principes suivants :
1. l’accès transparent à l’information sur la situation de l’entreprise dans tous ses aspects (production, clientèles, ventes, trésorerie, projets en cours d’élaboration,…);
2. la consultation large sur les questions importantes de l’heure, sur les décisions stratégiques;
3. la délibération c’est-à-dire la discussion approfondie avec tout le temps nécessaire pour que les enjeux de toute décision soient clairement compris par tous;
4. la prise de décision collective, selon les règles convenues (unanimité, véto, majorité qualifiée,...) pour différentes catégories de décision.
Dans ce processus de démocratisation réelle, un autre nouveau personnage de l’entrepreneuriat social a un rôle majeur à jouer : c’est, avant même l’« investisseur social », l’« entrepreneur social ». Dans la sphère capitaliste, de même que Société et entreprise sont synonymes, de même les termes de capitaliste, propriétaire, actionnaire et entrepreneur sont confondus. Dans le contexte de l’entrepreneuriat social, l’entrepreneur est l’initiateur, le visionnaire et le dirigeant du projet d’entreprise, sans être nécessairement aussi un investisseur social. Mais nous avons affaire à un type nouveau d’entrepreneur, l’entrepreneur social. Celui-ci a certes certaines qualités propres à tout entrepreneur (perspicacité, imagination créatrice, tolérance au risque). Mais s’y ajoutent certains traits caractéristiques, à savoir un sens de la collégialité, une compréhension de l’histoire de l’humanité, une maîtrise de l’art de la stratégie, et certaines qualités éthiques : une totale intégrité, la frugalité et la modestie.
Pour qu’un processus de démocratisation se développe au sein de l’entreprise sociale, l’entrepreneur social doit pouvoir pratiquer un art particulier, équivalent du management dans l’entreprise capitaliste, que l’on pourrait désigner par l’expression de « guidance participative ». On pourrait assimiler cette méthode de direction à l’art de la maïeutique pratiqué par Socrate.
Tout en sachant où il pense que l’entreprise doit aller, l’entrepreneur social, écoute, pose des questions, reprend, trie et réorganise les idées entendues, puis les reformule, les retourne, pour amener les interlocuteurs à retrouver leurs propres propositions, mais corrigées, nuancées, enrichies. Par cette prestation intellectuelle de direction, l’entrepreneur social retrouve, dans les idées exprimées spontanément par les travailleurs, celles qu’il défend pour l’entreprise, sans doute formulées différemment, souvent enrichies d’idées nouvelles ou meilleures, et qui accroissent le savoir collectif. Mais en même temps, et c’est là sa contribution, il perçoit, entremêlées au milieu des discours, les idées dominantes de l’air du temps, car le rôle de l’entrepreneur social est aussi de demeurer le gardien vigilant et le ferme défenseur de l’orientation sociale de l’entreprise. C’est ce tri que l’entrepreneur social a pour tâche de faire, pour séparer l’ivraie du bon grain, et retourner ensuite à ses interlocuteurs les distinctions à faire et les critiques appropriées. Telle est la méthode de la guidance participative.
2.4 La transformation de la société
Avec la primauté de la finalité sociale sur la rentabilité et la démocratisation participative, un dernier trait distinctif de l’entrepreneuriat social est son ambition de contribuer à la réalisation d’un projet de société.
Dans le mouvement de l’entrepreneuriat social, on parle souvent d’économie ou d’entreprise « sociale et solidaire » ou même « solidaire » tout seul. Référons-nous à ce texte de 2011 du Réseau intercontinental pour la promotion de l'économie sociale solidaire (RIPESS) pour exprimer l’idée que veut rendre le terme de solidaire :
L’économie solidaire cherche à changer tout le système social et économique … Elle poursuit la transformation du système économique capitaliste néolibéral qui donne la priorité à la maximisation du profit et à la croissance aveugle vers un système qui met les gens et la planète au cœur…. L’économie solidaire cherche à réorienter et à donner de nouvelles formes à l’État, aux politiques, au commerce, à la production, la distribution, la consommation, l’investissement, la monnaie et la finance, ainsi que les structures de propriété de manière à servir le bien-être des peuples et de l’environnement. (cité dans Économie sociale solidaire et concepts apparentés, Yvon Poirier, juillet 2014).
L’intention donc du terme de solidaire est d’associer l’entreprise sociale à un projet de transformation globale de la société. Une entreprise sociale ne se limiterait donc pas à la seule poursuite, de façon démocratique, des objectifs sociaux spécifiques liés à son secteur d’activité. Elle contribuerait aussi à la réalisation progressive d’un projet de société alternatif au « système économique capitaliste néolibéral », une société « qui met les gens et la planète au cœur » de la vie en société.
Ce besoin d’ajouter l’épithète de solidaire est indirectement une façon de reconnaître que certaines entreprises, qui se disent sociales, ne sont toutefois pas solidaires. Elles peuvent en effet considérer que le capitalisme est un système, sinon bon en soi, du moins acceptable, voire indépassable, et que leur rôle est de le compléter, de corriger ses faiblesses, de le rendre plus humain en solutionnant les problèmes sociaux que ni le marché, ni l’État libéral non interventionniste ne peuvent résoudre. L’entrepreneuriat social non solidaire se contenterait de « lutter contre la pauvreté », sans remettre en cause explicitement et volontairement le système capitaliste lui-même, générateur de cette pauvreté. Tel est par exemple le point de vue de Mohamed Yunus, fondateur de la microfinance et entrepreneur social notoire, pour qui « Social business is the missing piece of the capitalist system ».
En somme la vision d’une entreprise sociale va bien au-delà de son devenir particulier. Plus que sa seule entreprise, c’est son secteur industriel que veut transformer l’entreprise sociale. Et au-delà de cette industrie, c’est l’état futur de l’économie et de la société auxquelles elle appartient que l’entreprise sociale veut contribuer à transformer.
Si cet avenir est défini négativement par rapport à l’existant, le projet de société alternatif, ou mieux de civilisation, auquel aspire l’entrepreneuriat social demeure objet de débats. Ce n’est pas le lieu ici d’en discuter. On peut juste supposer qu’il mettrait en pratique certains principes tels que : la souveraineté nationale en vue d’un développement économique autocentré et endogène de l’Afrique, la souveraineté populaire par l’exercice de la démocratie participative dans tous les secteurs de la vie sociale au travail comme dans les milieux de vie, la satisfaction des besoins humains de base par des biens communs accessibles tendant vers la gratuité, l’équité sociale dans la répartition des richesses, l’égalité hommes-femmes, la sauvegarde de l’environnement, la primauté de l’éthique et de la culture dans les relations sociales, un monde solidaire et polycentrique.
2.5. L’évaluation
Poursuivre en priorité sa mission sociale et environnementale grâce à une rentabilité optimale, progresser dans la participation démocratique de ses travaill.eurs.euses et dirigeants.es et autres parties prenantes, contribuer à faire évoluer son secteur, son pays et la société entière vers un degré supérieur de civilisation, telle est l’ambition de l’entreprise sociale. Encore faut-il que les résultats soient au rendez-vous, L’entreprise sociale doit pouvoir montrer dans quelle mesure elle approche dans la pratique de l’idéal recherché. C’est pourquoi, de même qu’elle produit son bilan financier, elle produit aussi annuellement un rapport d’auto-évaluation, tel que prescrit d’ailleurs dans la proposition de statut ci-haut.
D’où la nécessité d’une grille énonçant les critères et les indicateurs à partir desquels l’entreprise sociale peut mesurer ses avancées, éventuellement ses reculs, et le chemin qui reste à parcourir selon des étapes réalistes. Les 17 ODD se présentent d’ailleurs eux-mêmes comme une grille d’évaluation où l’atteinte des 169 cibles devraient pouvoir se mesurer avec une liste de 230 indicateurs.
Le lecteur peut se référer à la Charte africaine de l’entrepreneuriat social comme un premier essai pour systématiser les « cibles » visées par toute entreprise sociale. Le tableau suivant répartit schématiquement ces cibles en six groupes correspondant au niveau « Objectifs » des ODD :
Objectifs | Cibles |
1. Orientation | Énoncé de mission sociale |
| Énoncé de vision sociale |
2. Stratégie | Secteur à forte utilité sociale |
| Besoins réels satisfaits par les biens et services offerts |
| Territoire africain, local, national, régional, panafricain |
| Couches populaires visées |
| Identification des ennemis et alliés stratégiques et tactiques |
3. Opérations | Intrants locaux, nationaux, africains |
| Technologies locales ou adaptées |
| Respect de l’environnement |
| Distribution en circuits courts |
| Conditions de vente transparentes et équitables |
| Promotion véridique |
| Bas prix tendant vers la gratuité |
4. Gestion | Salaires minimaux et maximaux et écart maximal des rémunérations |
| Tout financement conforme à la finance sociale participative |
| Comptabilité et gestion financière basées sur la valeur ajoutée produite et le partage des bénéfices |
| Bilan sociétal et environnemental annuel |
5. Démocratisation | Institutions participatives internes |
| Méthode de direction basée sur la guidance participative |
6. Impacts | Économiques (valeur ajoutée, mieux vivre, emplois, intégration nationale et régionale) |
| Nationaux (développement endogène, autosuffisance alimentaire, énergétique, etc.) |
| Démocratiques (biens communs gérés collectivement, entreprises sociales participatives) |
| Sociaux (besoins humains de base, écarts réduits de richesse nationaux et internationaux) |
| Environnementaux (pollutions et gaspillages, recyclage, empreinte carbone) |
| Culturels (comportements éthiques basés sur la responsabilité, l’équité, la solidarité) |
Pour chaque cible, il serait relativement facile d’établir des indicateurs quantitatifs ou qualitatifs permettant d’en estimer le degré d’atteinte. En attribuant à chaque indicateur une pondération et une échelle de réalisation, cet ensemble permettrait d’apprécier dans quelle mesure telle entreprise qui affirme s’engager dans la voie de l’entrepreneuriat social peut effectivement se qualifier de sociale (indépendamment de tous autres critères essentiellement économiques, nécessaires par ailleurs pour juger de la faisabilité ou de la rentabilité d’un projet d’entreprise).
L’application de cette grille ne peut conduire à une conclusion univoque du genre : telle entreprise est, ou n’est pas, sociale. En réalité, toute entreprise sera, à un moment donné de son histoire, plus ou moins sociale. Elle sera plus sociale par certains aspects et moins par d’autres. L’entrepreneuriat social n’est pas un état mais un processus, une marche plus ou moins longue, avec des avancées et des reculs, tendant à s’approcher d’un idéal type. La progression dans cette marche dépend principalement des rapports entre les acteurs internes de l’entreprise où inévitablement deux points de vue vont tendre à se manifester, celui de ceux qui veulent aller plus ou trop vite, et celui de ceux qui tempèrent de prudence, hésitent ou résistent sur certains points. Elle dépend aussi des contraintes imposées par un environnement socio-politique nécessairement hostile, et des marges de manœuvre qu’il s’agira pour l’entreprise de gagner, défendre et utiliser habilement.