PREMIERE PARTIE : CHAPITRE IX LE FORUM DU TIERS MONDE
CHAPITRE IX
LE FORUM DU TIERS MONDE
La genèse de l'institution
J'ai déjà dit que, directeur de l'IDEP, il m'était apparu utile d'étendre et de consolider le type de recherches et de débats que nous inaugurions par le moyen de cet institut, en créant d'autres institutions appropriées. C'est ainsi ai-je dit que je suis un peu à l'origine de la création du CODESRIA, de l'ENDA et du Forum. En ce qui concerne cette dernière institution nous pensions d'emblée nécessaire d'agir à l'échelle du tiers monde. C'était aussi, pour l'Afrique, le moyen de briser l'isolement dans lequel la colonisation l'avait enfermée.
I1 existait, depuis 1958, une organisation de Solidarité des Peuples Africains et Asiatiques, que le Mouvement des Non Alignés avait fondée. Son siège était au Caire, où l'organisation est d'ailleurs toujours domiciliée. En 1997 elle a tenté de sortir de sa léthargie en organisant une grande conférence, avec la collaboration du Forum du Tiers Monde. J'ai dit léthargie parce que cette organisation n'était en réalité pas parvenue à affirmer son indépendance vis à vis du groupe des gouvernements les plus actifs du MNA - ceux de l'Egypte nassérienne, de l'Inde, de l'Indonésie (jusqu'à la chute de Soekarno en 1966), et de quelques autres pays. Peut-être même n'avait-elle pas cherché à le devenir. Bénéficiant de soutiens financiers de ces gouvernements qui la mettaient trop à l'aise, elle ne représentait les «peuples» que par l'intermédiation des partis uniques censés en être l'émanation. L'organisation avait, de surcroît, fait une option « pro-soviétique » extrême, qui contribuait à réduire l'étendue de sa crédibilité. Enfin elle n'incluait pas l'Amérique latine, sauf Cuba, parce que ce continent était - et est resté - étranger au MNA.
Cuba de son côté avait créé à la fin des années 1960 la « Tricontinentale » qui se présentait cette fois comme l'organisation représentative des « peuples » des trois continents. Là encore qui trop embrasse mal étreint. Comment représenter les « peuples » ? Les deux seules formules que l'on connaisse jusqu'ici sont soit l'élection d'une Assemblée, soit la formation de partis politiques. Or si dans certaines circonstances - et dans certaines limites - les Assemblées élues sont crédibles, il n'existe pas d'Assemblée des Assemblées opérant à une échelle régionale, a fortiori mondiale. On sait que le Parlement Européen lui-même n'a pas conquis cette position, faute d'un gouvernement européen - fut-il confédéral - qui serait responsable devant lui. Certaines forces politiques ont parfois créé des « Internationales » qui rassemblent des « partis frères » par l'idéologie. C'est le cas des Internationales Socialistes et Communistes. La Tricontinentale était un lieu de rencontre de ce genre entre les mouvements de libération nationale et les partis (généralement uniques) issus de ceux-ci. Guère plus. Or l'histoire devait prouver le caractère hétéroclite de cet ensemble de « partis » du tiers monde. La Tricontinentale également a fait les options qui étaient plus ou moins celles de l'Etat cubain.
Nous pensions donc dans des termes plus modestes: une association des intellectuels du tiers monde. Mais évidemment il fallait définir les objectifs et, en fonction de ceux-ci, les critères de sélection.
Nous n'étions certainement pas les seuls à penser à ce besoin d'intensifier les échanges de vues au sein des mondes intellectuels (définis d'une manière ou d'une autre), transgressant les frontières nationales. Les pouvoirs dans les puissances occidentales y avaient pensé avant nous. La Banque Mondiale avait pris l'initiative de la formation d'une « Society for International Development » - la SID dont le siège est à Rome. Cette association avait l'ambition de rassembler des personnalités intéressées au «problème du développement» (sous-entendu du Sud), nationaux du Sud et du Nord. L'option strictement réactionnaire des fondateurs, pour qui le développement est synonyme d'expansion du capitalisme, n'a jamais permis à la SID de sortir des sentiers balisés par la Banque Mondiale. Au point de dégénérer jusqu'à la caricature en un club dominé par les establishments anglo-saxons, sans culture autre que celle enseignée par l'économie conventionnelle du libéralisme de marché. Les quelques gestes faits de temps à autre pour offrir quelques strapontins à des figurants du tiers monde ne partageant pas intégralement les vues de Washington n'ont jamais paru bien crédibles. Pouvait-on créer une autre SID, qui rassemblerait les intellectuels critiques des concepts conventionnels du développement ? L'idée du Forum était de le faire. La Trilatérale - le Think tank des establishments américain, européen et japonais - avait rempli des fonctions certainement plus importantes que celles de la SID à l'époque de la guerre froide. Instrument de mobilisation idéologique contre l'Union soviétique et le communisme, cette institution fonctionnait en réalité dans une semi clandestinité. Son temps semble révolu. Le flambeau a été repris par des groupes néo-libéraux fondamentalistes, organisés eux aussi pendant longtemps dans une semi clandestinité dont ils ne sont sortis que lorsque le vent dominant a tourné en faveur de leurs thèses dans les années 1990. Ils sont à l'origine des réunions annuelles de Davos, cette sorte de foire des milliardaires qui «vivent la mondialisation heureuse ».
L'idée de renforcer les échanges au niveau de chaque continent entre les universitaires et les intellectuels du tiers monde intéressés par les questions du développement avait également fait son chemin. Il n'est pas surprenant que cette idée ait pris naissance en Amérique latine. Il y avait à cela plusieurs raisons. L'une, fondamentale, est qu'une théorie-idéologie - dite développementaliste, « desarrolismo » en espagnol - s'était constituée à partir des réflexions, études et débats organisés par la CEPAL sous l'impulsion de Raul Prebisch. Cette théorie avait engendré - à partir du milieu des années 1960 - une contre théorie, celle qui fut qualifié « d'école de la dépendance », à laquelle se ralliaient massivement les intellectuels à la fois critiques du « capitalisme dépendant » proposé à leurs pays et de la dogmatique des partis communistes orthodoxes (c'est à dire inscrits dans le soviétisme officiel) du continent. C’est ainsi qu'est né le CLACSO d'Amérique latine. La tradition de migrations - forcées par l'exil politique - des universitaires latino américains, voyageant d'une université à l'autre -opération facilitée par l'usage commun de l'espagnol et, pour les Brésiliens, par leur accès facile à cette langue - facilitait la réalisation du projet. J'avais pensé qu'une institution de la même famille pouvait être créée en Afrique, avec entre autre l'objectif de briser les oppositions stupides entre « francophones » et « anglophones », Afrique du Nord et Afrique au sud du Sahara, Afrique de l'Ouest, du Centre, Afrique australe et orientale etc. L'idée du CODESRIA est née de ces circonstances. La situation en Asie était différente. D'abord quelques-uns des pays de ce continent sont si gigantesques par eux-mêmes - au moins la Chine et l'Inde - que le problème se pose nécessairement dans des termes différents. Ensuite parce que la tradition politique et culturelle était ici plus fortement différenciée qu'ailleurs. Il y avait la Chine communiste pour laquelle le débat sur les questions de ce genre se situait dans l'espace du marxisme et de rien d'autre. L'Inde constituait le centre fort du MNA, nourrissait son propre projet sociétaire que je qualifie de national bourgeois teinté de populisme, critiqué exclusivement par les marxistes des trois courants qui s'affronteront dans les conflits violents entre l'ancêtre (le Parti Communiste Indien), le Parti Communiste Marxiste et le Parti Communiste Marxiste-léniniste. Les pays de l'Asie du Sud Est d'une part, ceux de l'Asie occidentale d'autre part, se sentaient étrangers à ces axes lourds chinois et indien. Mais là l'autocratie violente des Etats a rendu impossible jusqu'à ce jour la création d'institutions régionales indépendantes, à l'instar du CLACSO d'Amérique latine et du CODESRIA africain.
L'analyse de cette situation me convainquait qu'il y avait une lacune grave dans le système que l’idée d'un Forum du Tiers Monde pourrait combler. Les grandes conférences afro-latino américaine et afro-asiatique que l'IDEP organisait à l'époque amorçaient la construction du Forum. Vision « nationaliste du tiers monde » (je ne dis pas tiers-mondiste) dans un premier temps. Oui, je l'admets. Il s'agissait d'abord de donner aux penseurs critiques du tiers monde le moyen de commencer à corriger le déséquilibre fondamental qui pèse lourdement dans toutes les instances internationales. Le monde est toujours vu du Nord. Il fallait lui opposer donc une vision du monde construite à partir d'une autre perspective. Il s'agissait aussi d'affirmer le pluralisme de la critique de « l'eurocentrisme »dominant (un « eurocentrisme » d'ailleurs aujourd'hui centré plus sur la jeune Amérique du Nord que sur la vieille Europe). D'y admettre certes les courants marxistes, mais également d'autres. Et surtout d'éviter de tomber prisonnier d'une orthodoxie quelconque. Ne pas devenir une école parmi d'autres mais un lieu de débats critiques.
J'imaginais donc la constitution d'un petit groupe de réflexion sur ces problèmes, se donnant clairement la mission de proposer la création d'un Forum du Tiers Monde, d'en définir les objectifs et le modus operandi. Il fallait que ce groupe fût suffisamment restreint pour être rapidement opérationnel dans un premier temps, suffisamment ouvert pour ne pas tomber dans un des nombreux pièges que l'entreprise rencontrerait sur sa route. Je consultais beaucoup quelques amis dont je sentais qu'ils partageraient l'idée et seraient disposés à s'y investir. Finalement les circonstances autant ou plus même que les choix raisonnés ont conduit à la constitution de ce premier groupe informel. Embarras du choix en ce qui concerne l'Amérique latine: tous les ténors du courant dit « dependentista » pouvaient trouver leur place dans le groupe. C'est finalement Celso Furtado - doyen d'âge - Fernando Henrique Cardoso, Enrique Oteiza (qui apportait son expérience à la direction du CLACSO), Pablo Gonzales Casanova qui ont été les plus actifs dans ces échanges de vues préliminaires. Pour l'Afrique nous avions l'équipe de l'IDEP, au sein de laquelle on pouvait poursuivre la discussion quotidiennement et sans frais, qu'on renforçait par les apports de Claude Aké (Nigeria), de Justinian Rweyemamu (Tanzanie), d'Ismaïl Abdallah (Egypte) et du groupe des Algériens concentrés au CREA. Pour l'Asie on avait pris des contacts avec des Indiens qui avaient manifesté leur intérêt pour l'entreprise ( Paresh Chattopadhay, Amiya Bagchi, Ramkrishna Mukerjee), des Thaïlandais actifs non seulement dans leur pays, mais également en Asie du Sud-est (Kien Theeravit et Suthy Prasartset), le Sri Lankais Ponna Wignaraja, un Chinois bien connu de Beijing mais résident alors au Canada (Paul Lin), et - plus tard - le Philippin George Aseniero, alors encore jeune.
Nous pensions utile de renforcer cette équipe de démarrage par la consultation de personnalités du Tiers Monde occupant des positions importantes dans le système des Nations Unies, mais évidemment à condition qu'elles aient exprimé et défendu des positions dignes dans ce système. Choix heureux ou malheureux, l'histoire ultérieure a tranché. Toujours est-il que, à mon avis, Enrique Iglesias, qui avait succédé à Raul Prebisch à la direction de la CEPAL, le Chilien Juan Somavia, le Sri Lankais Gamani Corea qui dirigeait l'importante CNUCED, ont été positifs et actifs dans l'entreprise. Le choix du Pakistanais Mabbub Ul Haq, devenu par la suite ministre dans son pays puis passé au service de la Banque Mondiale était certainement une erreur. Toujours est-il que c'est lui qui a permis la tenue du congrès constitutif du Forum, réuni à Karachi et financé par la National Bank of Pakistan. Mahbub ul Haq n'a pas jugé utile de poursuivre une activité visible quelconque au Forum : sa tentative « d’entrisme » avait échoué.
En avril 1973, le gouvernement Allende du Chili nous invitait à nous réunir à Santiago. Je retiens cette date comme l'acte de naissance du Forum, même si ce n'est qu'à Karachi dix huit mois plus tard que les documents officiels constitutifs de l'association ont été adoptés. En effet à Santiago une série de décisions de principe ont été prises qui ont défini l'évolution ultérieure du Forum. Des principes que personnellement je considère avoir été les bons choix.
Premièrement que le Forum n'était pas un club de «fonctionnaires du développement » opérant soit aux niveaux nationaux (technocrates du Plan et autres), soit au niveau international dans les institutions de l'ONU. Pas question sur ce plan d'imiter la SID - friande de personnalités de pouvoir - en créant une SID du Sud. Le Forum devait rassembler des « penseurs » c'est à dire des intellectuels organiques. Le terme peut sonner un peu ronflant, voire prétentieux. Mais il s'agissait de dire que tous les universitaires n'y trouveraient pas automatiquement leur place. Le Forum ne ferait pas double emploi avec les associations académiques, style association internationale (ou africaine, ou arabe, ou indienne etc.) des économistes (universitaires), ou des sociologues, ou des historiens. Avec tout le respect que l'on doit à ce type d'associations, nous voulions faire autre chose, qui sorte des exigences, conventions et limites des mondes académiques.
Deuxièmement que les «penseurs » en question, s'ils le sont, ne peuvent être définis en termes de disciplines scientifiques (économistes ou sociologues ou politologues); ils sont toujours « transdisciplinaires ». Ils peuvent être universitaires, fonctionnaires, responsables d'organisations politiques et sociales; mais ces fonctions, souvent d'ailleurs conjoncturelles, ne définissent pas un « droit » à être membre du Forum. Si le Forum mérite son nom, c'est à dire s'il devient lieu de débats (et non de recherches académiques) ses participants doivent avoir la dimension voulue pour les animer.
Troisièmement que ces « penseurs » sont critiques c'est à dire des « intellectuels organiques ». Et sur ce point, après de longs échanges de vues, on convenait de préciser la plateforme qui définit cette qualification. On avait retenu pour cette plateforme deux dimensions. L'un de ces axes de la critique procédait de l'idée que le système mondial n'est pas par lui même favorable au développement. Autrement dit que le développement n'est pas synonyme d'inscription dans l'expansion naturelle du système, mu par sa seule logique propre. Je traduis cette phrase dans mon langage: le développement n'est pas synonyme d'expansion capitaliste. Il implique donc le conflit avec la logique unilatérale qui commande cette expansion. Mais rien n'était défini au delà de cette position critique générale: l'appréciation de l'efficacité des moyens à mettre en oeuvre pour transformer le système était laissée au jugement de chacun, elle était l'objet des débats du Forum. L'autre axe de la critique concernait l'objectif fondamental du développement, qui est de répondre aux problèmes de l'ensemble de la population et non d'une minorité. Autrement dit le développement n'a de sens que s'il est populaire (au bénéfice du peuple). On ne suppose pas que ce type de développement puisse être le produit naturel et spontané d'une logique quelconque qui n'en ferait pas son axe propre, par exemple que le développement puisse être le produit des effets de retombée (« trickle down ») de la compétitivité et de la rentabilité. Mais ici aussi rien n'était imposé au delà de cette position de principe critique: l'alternative, qui place la finalité populaire du développement au cœur de la question du choix des critères de l'action, est ou n'est pas le socialisme, selon telle ou telle définition de ce système et en conformité avec telle ou telle théorie de l'évolution sociale. Ces questions sont précisément objets des débats.
A Santiago un certain nombre de propositions organisationnelles furent également adoptées. L’une était de confier à quelques-uns d’entre nous la responsabilité d'animer des bureaux régionaux. J'avais moi- même celle du bureau africain, logé à Dakar à l'IDEP dont j'étais le directeur. Javier Alejo et Juan Somavia étaient chargés d'animer le bureau d'Amérique latine, logé à l'ILET à Mexico, et Godfrey Gunatileke était responsable du bureau pour l'Asie, abrité à Colombo par le Marga Institute. Il nous était demandé également de dresser une liste des membres potentiels du Forum pour la région dont on était responsable, qui répondent évidemment aux critères définis plus haut; de proposer des projets d'activités du Forum; et enfin d'explorer les moyens de leur financement. On me chargeait également de coordonner les activités des trois bureaux, dans la perspective de la tenue d'un congrès qui pourrait réunir sinon tous les membres de l'association, tout au moins suffisamment d'entre eux pour être représentatifs de leur ensemble. En une année environ cinq cents personnalités furent contactées et retenues. Plus d'une centaine d'entre elles purent être invitées à Karachi en 1975.
A Santiago une exception et une seule avait été faite au principe limitant la participation au Forum aux nationaux du tiers monde. L'ami suisse Marc Nerfin avait été consulté. D'abord parce qu'il avait démontré par son action sa pleine solidarité avec les causes du tiers monde. Mais fort heureusement il n'était pas le seul dans ce cas; les militants dévoués et compétents des justes causes du tiers monde se comptent par milliers en Europe, en Amérique du Nord et au Japon. Nerfin mettait à la disposition du Forum une infrastructure de communications d'une grande utilité pour le démarrage. Au demeurant Nerfin a eu la délicatesse de ne pas se considérer comme membre du Forum, mais seulement comme l'un de ses amis et soutiens dans les pays du Nord. Il est un ami qui m'a toujours été très cher; nous lui devons tous beaucoup.
Peu de temps après notre initiative de Santiago, la nouvelle nous parvenait d’Alger de l’intention d’un groupe de réflexion basé au CREA de créer une « Association des économistes du tiers monde ». Les responsables du Forum naissant et moi-même personnellement étions heureux de cette initiative qui pourrait renforcer l'idée commune, celle d'encourager le débat critique sur le développement. Une première assemblée des fondateurs de cette association s'est réunie à Alger en 1979, à l'invitation d’Abdellatif Benachenhou, directeur du CREA. J'ai participé à cette assemblée intéressante, dont les débats convergeaient avec ceux que le Forum souhaitait voir développer. Le congrès constitutif de l'Association s'est tenu un peu plus tard à la Havane. Ce que je regrette personnellement - et je n'ai pas manqué de le dire à l'époque aux responsables de l'association - c'est que celle-ci ait donné trop de poids dans le choix de ses responsables à des représentants officieux d'Etats: un ministre cubain choisi pour la présider par exemple. Le souci de trouver vite des moyens financiers importants (que l'association pouvait espérer, par exemple, du gouvernement algérien) a également pesé trop lourd dans le choix des responsables. A mon avis ces options portaient ombrage à la crédibilité de l'association plutôt qu'elles ne la servaient. L'histoire m'a hélas donné raison. L'association a cessé d'exister le jour où, pour une raison ou une autre, l'Etat algérien s'en est désintéressé.
Le Congrès de Karachi en décembre 1974 marquait la naissance officielle du Forum. Sur le fond, c'est à dire la définition du rôle et des fonctions, les congressistes adoptaient les principes définis à Santiago. Cela n'est pas surprenant puisque les membres du Forum provisoire avaient été identifiés et retenus sur la base de ces principes. Chose naturelle également: si l'on veut faire quelque chose, on a le droit d'en définir les moyens et la stratégie. A ceux qui éventuellement n'en sont pas heureux de faire autre chose. La démocratie c'est le droit ouvert à tous d'agir de cette manière.
L'intérêt du congrès de Karachi n'était pas de répéter ce qui avait été fait à Santiago, au plan de la définition des principes, mais justement de les mettre en oeuvre, ou de commencer à le faire. La qualité des participants le permettait, l'exigeait même. Les débats furent donc pour l'essentiel centrés sur les questions fondamentales: quels sont les défis auxquels les peuples du tiers monde sont confrontés ? Où sont le général et le particulier dans ces défis ? Comment les intellectuels critiques des différentes régions, des différentes sensibilités culturelles, politiques, des différentes écoles de pensée, définissent ces défis ? Quels sont les alternatives proposées et comment sont- elles argumentées ? C'était, pour le Forum, un très bon début, prometteur.
Simultanément, bien entendu le congrès adoptait des statuts généraux pour le Forum. Ceux-ci invitaient les bureaux régionaux à organiser des assemblées régionales du Forum, lesquelles préciseraient les modalités de mise en oeuvre de leur action. C'est dans ce cadre que, lorsque je quittais 1'IDEP qui avait abrité le Forum pour l'Afrique de 1975 à 1980, nous ne tardions pas à organiser une Assemblée africaine du Forum qui adoptait ses règlements régionaux, en conformité avec les statuts de l'organisation. C'était à Dakar en décembre 1980.
Le bureau africain avait été logé à l'IDEP comme je l'ai dit jusqu'en 1980, puis transféré dans les bâtiments du CODESRIA en juin de la même année. Il dispose de ses bureaux propres à Dakar depuis 1983. Des collègues de l'IDEP m'y ont rejoint : Amoa, qui a pris sa retraite quelques années plus tard, Lamine Gakou, rentré à Bamako par la suite, et Bernard Founou. Nous assumons ensemble, Bernard et moi, la direction conjointe du bureau, sur un pied d'égalité. Je continue d'autre part à assurer les tâches de la coordination entre les différentes régions du Forum.
L'expansion des activités
La création du Forum du Tiers Monde a été, je crois, un succès non négligeable. Le seul fait que l'institution ait survécu - plus de vingt ans à la date où j'écris - en est le témoignage. Car le cimetière des institutions mort nées ou n'ayant guère survécu aux premières années de leur existence compte certainement des dizaines sinon des centaines d'initiatives de la même famille qui n'ont pas résisté aux bourrasques des changements du temps.
Le succès est largement dû d'abord à Olof Palme, je dois le dire sans hésitation. Au début des années 1970 j'avais fait la connaissance de Rolf Gustavsson, à l'époque jeune chercheur en histoire économique et sociale à l'Université de Lund. Rolf, qui était un maoïste conséquent, m'avait invité en Suède pour faire des conférences dans les principales universités de son pays. I1 avait traduit en suédois mon « Accumulation à l'échelle mondiale ». Venu également à Dakar en qualité de journaliste il s'était courageusement rendu en Guinée Bissau, pour faire un reportage sur la guerre de libération. Nous nous étions liés d'une solide amitié qui a résisté au temps, en dépit de l'évolution politique de Rolf, devenu le directeur de la télévision suédoise puis son correspondant auprès de la CEE à Bruxelles, gagné à des positions fort modérées. En 1975 les universitaires suédois, dans un moment où le vent de gauche l'emportait, avaient pris l'initiative de créer une fondation dont l'objet était de soutenir la recherche critique indépendante dans le tiers monde. Les statuts de la SAREC - tel est le nom de l'institution - avaient été conçus dans un esprit démocratique sans pareil, typiquement suédois. Bien que financée par des fonds publics, la SAREC n'était pas l'agent d'exécution de la politique de l'Etat, mais un organisme réellement indépendant. Car l'Etat suédois ayant précisément choisi pour ligne politique dans ce domaine le soutien à la pensée critique dans le tiers monde, en tirait courageusement les conséquences. Ce qui est rarement le cas.
Rolf m'avait donc introduit auprès des responsables de la SAREC et, de fil en aiguille, j'eu l'occasion de rencontrer Olof Palme pour lui soumettre directement le projet du Forum - en 1976 je crois - en développant à peu près, pour autant que je m'en souvienne, les arguments que j'ai repris plus haut dans ces mémoires. L'idée le convainquit sur le champ. Palme était de ces hommes politiques qui savent écouter et, s'étant fait une opinion, en tirent réellement les conséquences pour l'action. I1 avait par ailleurs une grande vision des affaires mondiales, fort critique du capitalisme réellement existant et de l'hégémonisme américano-atlantiste. Les positions que la Suède avait prises pendant la guerre du Viet Nam en témoignaient, et la décision de soutenir les luttes de libération dans les colonies portugaises et en Afrique du Sud tranchait avec l'hypocrisie des diplomaties de tous les autres pays occidentaux, qui préféraient en fait les fascistes portugais et les oppresseurs de l'apartheid. La Suède conquérait de ce fait une position sur l'échiquier mondial - aux côtés des forces démocratiques et progressistes -sans commune mesure avec le poids de ce pays de taille modeste.
Palme me demandait donc d'emblée, au terme de notre discussion. De combien avez-vous besoin? Je lui expliquais que nous ne voulions pas succomber à la tentation de « démarrer riches »; une tentation souvent fatale par les facilités qu'elle offre. Qu'il nous faudrait quelque chose comme dollars par an pendant quelques années, au terme desquelles nous devrions être capables de prouver la viabilité du projet et trouver des moyens plus diversifiés pour son soutien financier. Palme me dit: je double la somme et vous garantis cinq ou même dix ans, si les électeurs nous suivent pendant ce temps. Ce qui fut le cas - la social démocratie suédoise gagnant régulièrement les élections, tenues tous les trois ans dans ce pays. Et jusqu'à la fin des années 1980 la SAREC a poursuivi sa mission sans la moindre hésitation. Les choses ont évolué par la suite le vent de droite - quasi néo-libéral - finissant par l'emporter, tandis que le rapprochement puis l'adhésion du pays à l'Union Européenne agissaient pour diluer les positions courageuses et exceptionnelles prises par Stockholm dans les décennies précédentes.
Toujours est-il que le soutien généreux de la SAREC entre 1978 et 1992 a bien été de l'ordre de plus de deux millions de dollars, affectés à titre principal aux programmes africains du Forum, mais permettant également la poursuite des activités de coordination générale dont je suis responsable. Cela nous donnait suffisamment de marge pour avoir le temps de chercher d'autres soutiens que le Forum est effectivement parvenu à obtenir, principalement de diverses institutions de la Norvège, de la Finlande, des Pays Bas, du Canada, de l'Italie, de l'Union Européenne et de l'Université des Nations Unies.
Par ailleurs le bureau africain du Forum du Tiers Monde s'associait, dans certains de ses programmes, à différentes institutions des Nations Unies. Ce fut d'abord l'UNITAR qui avait géré le fonds SAREC affecté au Forum de 1978 à 1980, alors que le Forum était logé à l'IDEP, dont j'étais le directeur. Philippe de Seynes avait pris une retraite active dans cette institution, dont le directeur à l'époque était un gentleman Sierra Leonais Davidson Nichol. Cet arrangement qui permettait que la gestion du budget du Forum soit assuré par les Nations Unies via l'UNITAR a fonctionné jusqu'en 1987. Nichol parti, Michel Doo Kingue ayant été nommé à sa place directeur de l'UNITAR s'est empressé de tenter d'imposer ses vues de bureaucrate navigant dans le sillage de ses patrons américains - ce que le Forum ne pouvait évidemment pas accepter. La gestion de l'arrangement fut alors transférée à l'UNRISD, dont les directeurs furent successivement l'Argentin Enrique Oteiza puis le Kenyan Dharam Ghai, deux intellectuels du tiers monde de valeur et de grande probité intellectuelle et politique, amis de surcroît et eux-mêmes membres du Forum. En vertu de cet arrangement certains des programmes africains du Forum étaient d'un commun accord intégrés dans les programmes de l'UNITAR puis de l'UNRISD, sans que ces organismes n'aient à en assumer le financement. C'était donc tout à leur avantage. En contrepartie les organismes en question géraient une partie des fonds du Forum, conformément aux règles des Nations Unies (et moyennant une rémunération de 14 %, au titre de ces fameux « overheads »). Bien entendu l'ensemble du budget et de son exécution, dont je restais responsable, est soumis à un audit annuel, conformément aux exigences de nos statuts et aux règles de bonne gestion. L'arrangement avec l'UNRISD a pris fin lorsque moi-même et Bernard Founou atteignions l'âge de la retraite et décidions d'un commun accord de poursuivre nos activités au sein du Forum.
En ma qualité de directeur de l'IDEP j'avais participé, une année après l'autre, à une réunion annuelle des directeurs des instituts de recherche et de formation de la famille des Nations Unies. A l'ordre du jour il y avait immanquablement un point concernant la création d'une Université des Nations Unies. Une réunion où, d'une année sur l'autre, les mêmes propositions contradictoires étaient reprises par ceux qui souhaitaient intégrer les instituts qu'ils dirigeaient dans la nouvelle UNU, et ceux qui voulaient faire du neuf, laissant les instituts en exercice comme ils étaient, hors du projet. Finalement l'UNU a été créée, domiciliée à Tokyo, comme on le sait, selon une formule qui a fait de l'institution plutôt une sorte de fondation appelée à financer les programmes mis en oeuvre par d'autres qu'une véritable université sui generis. Ni les recteurs successifs de l'UNU, ni son Conseil ne m'ont véritablement impressionné. Et l'institution ne fut sauvée de la médiocrité - un temps - que grâce aux efforts de son vice-recteur japonais, Kinhide Mushakoji. Intelligent, actif à l'extrême, esprit fin et ouvert, critique, Mushakoji réalisait 90 % des programmes effectifs de l'UNU avec 10 % de son budget, le reste étant perdu en purs gaspillages. Mushakoji avait, entre autre, choisi le Forum comme partenaire principal pour l'exécution d'un programme de débats de fond concernant les perspectives des régions du tiers monde dans le système mondial. Entre 1980 et 1985 ce programme a constitué l'un des axes importants des activités du Forum, prolongés partiellement jusqu'en 1988, date à partir de laquelle Mushakoji fut contraint de quitter l'UNU: il donnait le mauvais exemple par l'efficacité de son travail ! Mushakoji est évidemment devenu et resté un ami personnel cher.
Si les contributions des pays scandinaves et nordiques citées plus haut étaient dans l'ensemble affectées aux programmes du Forum concernant l'Afrique subsaharienne, celle de l'Italie a permis l'expansion des activités dans le monde arabe. Le grand colloque Euro-arabe, tenu à Naples en 1983, dans le magnifique Castel del’Uovo réunissant une centaine de participants des pays du Sud de la Méditerranée, demeure la date marquante du développement de ce programme. Giuseppe Santoro, qui était alors directeur général de la coopération italienne à Rome, avait été la personne clé qui avait mis au point, avec moi, ce programme. Une initiative lucide et courageuse que malheureusement aucun autre homme politique des pays européens qu'on aurait pu en principe croire intéressés à vouloir connaître les points de vue des intellectuels arabes critiques (le France et l'Espagne en particulier) n'a cru devoir poursuivre !
Toujours est-il que, dans la seconde moitié des années 1980, le Forum atteignait ce qu'on peut appeler son rythme de croisière. Le nombre de ses membres se fixait autour du millier, dont une bonne moitié réellement fort actifs dans un programme ou un autre. Le Forum a organisé au cours des quinze dernières années plus de 150 groupes de travail, collecté près de 2.500 communications, publiées dans les ouvrages de sa collection et dans de nombreuses revues. La publication d'ouvrages concernant l'Afrique et le Moyen Orient atteignait le chiffre de sept ou huit livres par an, publiés en français, en anglais ou en arabe. Le 80e ouvrage de la collection africaine du Forum - qui concerne l'Afrique du Sud - est paru en 1998. Compte tenu de volume des activités, celui des finances du Forum est extraordinairement modeste en comparaison de ce qu'il est pour des activités similaires d'autres institutions. Cette modestie est recherché pour elle- même: il s'agit de prouver que la conduite de ces débats, si importants puisqu'ils portent sur les problèmes majeurs de notre époque, n'exige pas nécessairement des moyens financiers gigantesques. Les membres du Forum sont des intellectuels de qualité intéressés par l'importance et la qualité des débats auxquels ils participent, non par les rémunérations qu'ils peuvent en tirer.
Le choix de Dakar comme siège du Forum a certainement été heureux. J'avais proposé ce choix au Président Senghor quelques mois avant de quitter l'IDEP. Il m'avait encouragé et garanti le soutien de son administration. Laquelle n'a jamais cessé de témoigner à notre égard d'une amitié efficace et sincère, sans jamais non plus exercer sur le Forum la moindre pression d'une quelconque nature. Je dois donc ici apporter ce témoignage, tout à l'honneur du gouvernement du Sénégal et de tous ses responsables. Je ne connais pas beaucoup de pays, en Afrique et ailleurs dans le tiers monde, qui respectent autant la liberté intellectuelle et s'enorgueillissent même de l'importance des débats qu'elle permet de produire.
Le Forum a souvent été un pionnier par les orientations de ses travaux. Il a développé une formule originale, qui se sépare de celle de la tradition conventionnelle des « symposia » dans lesquels les participants présentent des « papiers » de statuts divers. Considérant que cette formule coûteuse n'était pas la manière la plus efficace d'organiser le débat, le Forum en est venu progressivement à organiser des groupes de travail restreints, autour d'un coordinateur (consacrant 30 à 50 % de son temps de travail durant un an) et 4 à 6 participants (consacrant 10 à 20 % de leur temps). Le « dossier » établi par le groupe, concernant un thème d'étude déterminé, implique qu'au-delà des opinions personnelles de ses membres le point soit fait sur la question étudiée. Les dossiers sont généralement des documents volumineux (200 pages ou plus), soumis à la critique de 20 à 30 personnes choisies pour leur compétence, la diversité de leurs vues et la préoccupation d'en tirer des conclusions pour l'action.
Les programmes développés par le Forum au cours des quinze dernières années ont porté pour l'essentiel sur l'analyse critique des conceptions et pratiques dites du développement. Le Forum a fait ici l'option méthodologique de considérer chaque région comme l'une des régions d'un système mondial intégré. Autrement dit on fait 1’option méthodologique que l'unité d'analyse principale est toujours, en dernière instance, le système mondial plutôt que l'une de ses composantes géographiques, pays ou région. Cela ne signifie pas que les spécificités concrètes propres à chaque société (pays ou région) et à chaque moment de l'évolution doivent être ignorées, mais seulement que ces spécificités ne prennent tout leur sens véritable que par leur rapport au système global. Cette option, qui peut paraître s'imposer aujourd'hui, alors que la rhétorique du « marché mondial contrainte incontournable» domine le discours, était en fait une attitude de pionnier souvent mal comprise et rejetée il y a une quinzaine d'années, lorsque les équipes du Forum ont démarré leurs réflexions.
L'option implique que l'analyse des évolutions propres aux pays d'une région soit d'emblée située dans celle concernant l'ensemble du « tiers monde », lui-même partie constituante du système mondial. Les différenciations au sein du tiers monde (la « quart mondialisation » des uns, I'émergence des nouveaux pays industrialisés, la cristallisation de rapports Nord-Sud régionalisés, etc. ) ont été d'emblée situées dans la dynamique du système global. Cette option implique également qu'une attention particulière soit portée sur l'évolution du système mondial lui-même, sur l'émergence de caractéristiques qualitativement nouvelles, sur les formes nouvelles de la polarisation (les monopoles technologiques associés à la révolution technologique en cours, la mondialisation du capital financier, l'intensification des communications et des médias, le contrôle des armements de destruction massive ect; ), sur les formes nouvelles du « mouvement social », sur l'évolution des débats idéologiques (réémergence des dimensions culturelles et religieuses, etc. ). Autrement dit, il s'agit d'étudier « le monde vu du Sud » plus que le « Sud dans le monde ». Ici encore le Forum avait adopté une attitude de pionnier dont l'accélération des changements qui marquent la fin de l'après seconde guerre mondiale (1945-1990) est venue confirmer les intuitions.
Si les années soixante avaient été marquées par un grand espoir de voir s'amorcer un processus irréversible de développement à travers l'ensemble de ce que l'on appelait le Tiers Monde, et singulièrement l'Afrique, notre époque est celle de la désillusion. Le développement est en panne, sa théorie en crise et son idéologie l'objet de doute. Le Forum part du constat que la discussion des différentes options possibles dans le cadre limité des schémas macro-économiques ne donne plus que des résultats banals, connus d'avance, et qu'il faut donc s'élever plus haut et intégrer dans l'analyse toutes les dimensions du problème, économiques, politiques, sociales et culturelles; et simultanément, les replacer à la fois dans leur cadre local et dans leur interaction à l'échelle mondiale. Ce faisant, le Forum contribue à la remise en question du monopole du Nord sur la réflexion théorique concernant la mondialisation et ses impacts contrastés sur ses composantes géographiques.
Dans sa contribution au débat sur les perspectives de développement à l'échelle à la fois des différentes régions du Tiers Monde et de l'évolution du système mondial, le Forum met l'accent sur les moyen et long termes trop négligés par comparaison aux préoccupations du court terme, sur lesquelles l'attention des pouvoirs est fixée. Le Forum part de la constations que les politiques dites d'ajustement structurel à court terme, imposées par les institutions du système mondial, conduisent, au mieux, à un équilibre régressif, et souvent aggravent les problèmes du sous-développement, notamment dans leur dimension sociale; qu'en définitive ces politiques canalisent les évolutions à long terme dans une direction donnée en réduisant à néant la marge des options diverses possibles.
Pour surmonter la faillite du développement et la crise de sa théorie, le Forum soumet à la discussion le projet d’un « autre développement » envisagé dans la perspective politique d'un monde polycentrique non réduit aux trois ou cinq « grands », se substituant au duopole des deux super-puissances militaires, offrant une marge de développement réelle à l'Afrique, à l'Asie et à l'Amérique latine, qui tienne compte de leur développement économique inégal.
Le Forum du Tiers Monde a connu depuis une expansion continue en dépit de la modestie de ses ressources. Ce résultat est d'autant plus remarquable que les difficultés propres à la période sont bien connues. Beaucoup de donateurs ont été amenés, pour faire face à la crise financière, à réduire drastiquement leurs contributions, en sacrifiant généralement en premier lieu tout ce qui ne leur paraissait pas déboucher directement sur des « actions concrètes ». Ce choix malheureux a renforcé la priorité donnée aux modes passagères et aux vues à court terme. Certains ont carrément renoncé à soutenir tout effort de pensée critique. Néanmoins cette atmosphère est peut- être en voie d'être dépassée, ne serait-ce que parce que les politiques dominantes préconisées ont produit plus de chaos et d’involutions que de nouveaux départs. Ré ouvrir ces débats fondamentaux est parfois donc déjà ressenti comme une urgence, tandis que l'accent sur les actions « immédiatement utiles » (auxquelles beaucoup d'ONG ont été associées) perd peut-être du terrain.
Les activités du Forum en Afrique et au Moyen Orient sont passées par des phases successives dont on peut suivre l'évolution dans les 15 numéros du Bulletin (devenu Lettre d'Information) publiés de 1983 à juillet 1998. Les programmes majeurs qui ont marqué ces phases ont été les suivants: (i) les perspectives régionales (FTM-UNU) couvrant l'ensemble du Tiers Monde (1981- 1985), axées sur le débat autour de la dialectique construction nationale/transnationalisation; (ii) le projet Méditerranéen (financé par l'Italie) qui analysait les rapports entre le monde arabe et les deux Europes de l'Ouest et de l'Est dans leurs dimensions diverses, géostratégiques inclues (1983-1989); (iii) le projet « le Tiers Monde et le Développement Mondial » (FTM-UNU), développé à partir des Perspectives Régionales, mettant l'accent sur la critique des paradigmes du développement (1989-1992); (iv) le programme triennal (1992-1995) « Alternatives pour un Développement durable, autonome et démocratique en Afrique et au Moyen Orient »; (v) le programme triennal en cours (19961998): le système mondial - une perspective du Sud.
La lecture de la production des réseaux du Forum illustre le développement d'une critique précoce et sévère des politiques dites de développement, dans leur conceptualisation théorique, leurs choix stratégiques, les modalités de leur mise en oeuvre par les appareils institutionnels. Les pratiques des « décennies du développement » ont été sévèrement jugées, qu'elles se soient réclamées du « socialisme » ou du « libéralisme ». L'analyse a montré l'existence de faiblesses communes souvent masquées par les discours idéologiques: la forte dépendance financière extérieure, l'échec agricole, l'absence de révolution industrielle, le caractère non démocratique des systèmes de pouvoir, la vision sociale courte dite de la « modernisation » etc. L'analyse proposait donc une alternative à l'approche dominante, trop souvent réduite au management à court terme, comme elle proposait une méthode pluridisciplinaire holistique faisant contraste avec l'économisme court dominant.
Le programme mobilisait un grand nombre d'intellectuels. La diversité des outils d'analyse mis en oeuvre comme des appartenances théoriques et idéologiques était poursuivie comme un but en soi. Aucune tentative de fondre ces points de vue différents dans une « théorie » exclusive n'a été tentée: elle aurait été forcément éclectique et rejetée par tous. « Intégrer » les points de vue des personnalités fortes que le Forum rassemble n'aurait pas de sens. Le Forum n'est pas une « école de pensée », son but est de contraindre les uns et les autres à répondre sérieusement aux arguments qui leur sont opposés, en vue d'enrichir le débat.
Par ailleurs le Forum a toujours été présent dans les forums internationaux majeurs, comme le cinquantième anniversaire de Bretton Woods (septembre 1994), ouvrant la discussion sur le développement mondial; ou le Sommet Social de Copenhague (mars 1995), ouvrant le débat concernant les dimensions sociales du développement. Le Forum a présenté à ce sommet - à la requête du secrétariat de l'ONU - le rapport indépendant principal sur le sujet.
A l'occasion de la rencontre du Caire de mars 1997 un groupe d'une trentaine de personnalités provenant des cinq continents, Nord et Sud, a pris l'initiative de la création d'un Forum Mondial des Alternatives, dont le Forum du Tiers Monde s'honore d'être un participant actif. Le Forum du Tiers Monde partage ici avec d’autres la conviction qu’à notre époque le besoin d’intensifier le débat à l'échelle mondiale en connectant les différents réseaux qui, à travers le monde, poursuivent les mêmes objectifs - la construction d'un système mondial pluricentrique démocratique -s'impose plus que jamais.