PREMIERE PARTIE : CHAPITRE VIII DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980)
CHAPITRE VIII
DIRECTEUR DE L’I.D.E.P. (1970-1980)
La mission d’évaluation des Nations Unies dont j’ai parlé plus avant était parvenue à la conclusion que le rôle que l’I.D.E.P. devrait remplir en Afrique était principalement celui d’analyser les expériences et les stratégies du développement et de la planification, et de greffer son enseignement sur cette connaissance spécifique. C’était exactement la position que j’avais défendue dans la commission chargée de la création de l’institution, et que j’avais rappelée dans ma lettre de démission. Retrouvant cette lettre dans leur dossier de « briefing » il était normal que la mission pense à moi pour prendre la relève. Philippe de Seynes, que je ne connaissais pas encore, le fit.
J’hésitais, en me demandant si véritablement je pourrais mettre en oeuvre le changement souhaité, compte tenu de toutes les faiblesses du système des Nations Unies dont je commençais à avoir eu l’expérience. Mais j’étais en position de force pour négocier. Alors pourquoi ne pas tenter ? Je rencontrais donc - pour interview comme on dit - Philippe de Seynes à New York. Cette fois, invité officiel de l’O.N.U., l’administration des Etats Unis se sentait obligée de me donner un visa sans faire de difficultés, comme elle l’avait fait en 1969 (un épisode amusant que je raconterai plus loin). Je faisais la connaissance d’un homme charmant qui avait toutes les qualités par lesquelles je l’ai décrit. La discussion pouvait être d’emblée franche et cordiale en même temps. Nous sommes d’ailleurs devenus des amis à dater de ce jour. Je lui rappelais que j’avais des opinions auxquelles je ne renoncerai pas, que je continuerai à les exprimer dans les écrits à venir, et que probablement cela ne plairait pas à tout le monde. Qu’importe, me dit-il, quelqu’un qui n’a pas d’opinions ne peut remplir les fonctions qu’on attend de lui dans un poste comme celui-là. Regardez la CEPAL (la Commission Economique pour l’Amérique Latine). Raul Prebisch n’hésite pas à s’entourer d’intellectuels qui sont tous dans l’opposition vis à vis de leurs gouvernements, souvent même réfugiés politiques, comme les Brésiliens, Celso Furtado et Fernando Henrique Cardoso. Le succès de la CEPAL leur est dû, est à rapporter à la liberté académique qui y règne.
Je convenais donc d’accepter le poste, en principe. Je précisais néanmoins que la « rigolade » (c’est le terme que j’ai employé) ne durerait peut être que trois mois. Je devrais en effet réunir le Conseil d’Administration de l’I.D.E.P., présidé par le Secrétaire Exécutif de la C.E.A., leur soumettre mes propositions. Je ne pensais pas qu’ils les accepteraient et je n’avais aucune intention de les manipuler pour leur arracher un ralliement ambigu. Mais, ai-je dit, je ne ferai pas de chantage et ne leur laisserais pas entendre qu’en cas d’échec de la réunion je démissionnerais. On verra. Acceptez-vous, Monsieur de Seynes, de recevoir sans surprise ma lettre de démission dans trois mois. J’accepte le risque, mais vous verrez que j’ai raison, il est négligeable. Ils finiront par avoir ma peau, répliquais-je. Cela prendra beaucoup de temps, beaucoup plus que vous ne le pensez, concluait de Seynes. L’histoire lui a donné raison : cela a pris dix ans.
Il fallait également, pour les Nations Unies, que le Sénégal accepte ma nomination. Le Président Senghor en fut donc informé. Je ne sais pas si Senghor - qui est réputé pour sa mémoire des gens se souvenait de ma personne. Probablement pas; je n’étais qu’un étudiant parmi d’autres qu’il avait reçu à Paris. Ce que je disais dans mon enseignement à l’université de Dakar avait pu lui être rapporté, mais par qui ? Et dans quels termes ? Toujours est-il que Senghor avait clairement exprimé son soutien. J’étais à ce moment - cela devait être vers mai-juin 1970 - à Paris, pour les examens à faire passer à Vincennes. Senghor convoqua donc Isabelle, qui terminait son année scolaire à Dakar, par l’intermédiaire de notre ami Doudou Guèye. Senghor s’est contenté de dire à Isabelle qu’il l’avait convoquée pour qu’elle me convainque d’accepter - les femmes ont toujours une influence décisive sur les décisions de leurs maris, lui dit-il, et Samir Amin remplit toutes les conditions nécessaires pour ce poste. J’ai pu vérifier par la suite que Senghor savait exactement qui j’étais. C’est un homme cultivé qui lisait, et les idées argumentées - même quand elles n’étaient pas les siennes - ne l’effrayaient pas. En août 1970 je rentrais donc à Dakar et me présentais à l’administration de l’Institut, déjà informée bien entendu.
Le rayonnement de l’I.D.E.P. en Afrique
A peine installé je téléphonais à Gardiner pour lui faire part de mon souhait de le rencontrer et le mettre au courant de mes intentions. Je les connais, me répondit-il, vous les avez déjà exprimées. Vous en connaissez les principes, mais les modalités doivent être précisées à leur tour, et j’apprécierais votre opinion à ce sujet, comme il nous faut entendre le Conseil d’Administration. Echanges de paroles courtoises, mais insuffisantes pour me faire comprendre si l’accord que Gardiner avait donné à New York pour ma nomination était sincère.
A Dakar je faisais le tour de l’Institut, rencontrais le personnel. Kwame Amoa avait été recruté après mon départ et songeait s’en aller. Je me rendais compte immédiatement qu’il avait de grandes qualités. Derrière une apparence flegmatique à la britannique, ce jeune Ghanéen était intelligent, fin, réfléchi, progressiste dans ses réactions immédiates. Je pensais donc immédiatement introduire une première innovation dans l’organisation de l’Institut, créer un poste de directeur adjoint dont il serait le bénéficiaire. Moi égyptien et classé francophone, lui ouest africain anglophone, cela serait une bonne chose pour l’équilibre et la représentativité de l’IDEP. Par ailleurs cela assurerait une permanence, puisque l’un et l’autre nous serions appelés à nous déplacer fréquemment. Enfin je reconnaissais en lui des capacités d’organisation qui sont toujours appréciables. En fait, il avait plus que ces capacités, il avait le tempérament d’un diplomate de qualité, qui savait à la perfection comment rédiger des propositions, négocier, reconnaître l’essentiel et faire les concessions utiles. Nous sommes devenus des amis très proches et j’ai dit de lui qu’il aurait pu être le Ministre des Affaires étrangères d’une grande puissance. Aucun des directeurs avant moi n’avait imaginé être secondé par un adjoint. En bons autocrates ils ne voyaient automatiquement dans leurs collègues que des adversaires à l’affût pour prendre leur place !
Je ne connaissais pas les membres du conseil d’administration élus par une « Conférence des Planificateurs Africains » qui se réunissait tous les deux ans au siège de la C.E.A. à Addis Abeba. Bien que cette conférence fût censée être suivie par les ministres responsables, elle n’était en fait qu’une réunion d’administrateurs du développement. Il y avait parmi ceux-ci de tout, certains étaient des fonctionnaires de qualité, d’autres insignifiants. Ce n’était pas forcément les meilleurs qui étaient choisis pour le Conseil de l’I.D.E.P. et la règle de la représentation de chacune des quatre régions du continent (Afrique du Nord, de l’Ouest, du Centre, de l’Est et Australe) comme celle de l’équilibre linguistique compliquaient les choses. La constitution du conseil pouvait donc faire l’objet de manipulations. Gardiner y répugnait, par tempérament probablement. Mais plus tard Adedeji ne devait pas manquer d’y recourir. Je laissais tout cela se faire et défaire sans aucune préoccupation, ayant opté pour le principe de ne pas chercher à me « faire des amis » dans le Conseil. Les Conseils que j’ai connus étaient d’une composition hétéroclite, à l’image de ce que sont les administrations en Afrique, et ailleurs. Il y avait parmi leurs membres des administrateurs ouverts et compétents, avec qui on pouvait argumenter. Mais il y avait aussi les éternels « chasseurs de per diem » qui se font élire pour avoir l’occasion de voyager, donc corruptibles. Il y avait même eu un Libyen qui ne venait à Dakar que pour y boire en trois jours ce dont il avait été privé pendant un an à Tripoli. Ivre de l’arrivée au départ. Mes propositions furent soutenues par Gardiner sans aucune réserve, mais peut être aussi sans enthousiasme. Le Conseil les approuva sans problème.
J’introduisais, avec l’accord du Conseil, l’idée d’un « Conseil académique consultatif ». J’estimais plus qu’utile - nécessaire - de ne pas « travailler seul » et d’avoir l’opinion de gens avisés. C’est dans mon tempérament. Or le Conseil d’administration ne pouvait remplir cette fonction. J’ai donc soumis à Gardiner une liste de noms qu’il approuva, en me disant néanmoins : ce sont de trop grandes personnalités, ils ne viendront jamais. Ils sont tous venus. Il y avait parmi eux Dudley Seers, qui initiait la nouvelle université modernisée de Brighton en Grande Bretagne, Celso Furtado qui nous apportait le savoir accumulé en Amérique latine et à la CEPAL, le Nigérian Onitiri, l’un des plus anciens universitaires d’Afrique, Ismaïl Abdallah, Charles Prou, directeur du C.E.P.E. Je précise -est-ce nécessaire ? - que ces deux derniers, bien qu’amis, n’ont pas le tempérament d’être des « complices ». Leurs avis, critiques, suggestions étaient aussi libres que ceux des autres.
L’option fondamentale était de faire de l’I.D.E.P. un centre de réflexion africain de première grandeur. D’arracher aux institutions étrangères de « l’assistance technique » et de la « coopération », qu’elles fussent européennes, américaines ou onusiennes, le monopole de penser pour l’Afrique. Donc de mettre l’accent sur la recherche et de tailler des enseignements sur mesure qui pourraient véhiculer les débats et démultiplier leurs effets.
Les formules en furent diverses. Nous maintenions des enseignements relativement longs (un et deux ans) de manière à pouvoir en approfondir les effets et à associer les meilleurs étudiants à des recherches où ils feraient leur apprentissage, de manière également à permettre d’acquérir l’outillage et la maîtrise des techniques. L’une des innovations majeures fut celle d’un programme de séminaires de 4 à 6 semaines organisés hors de Dakar. J’y voyais beaucoup d’avantages : toucher un multiple du nombre de nos étudiants puisque chaque séminaire pouvait réunir 50 à 100 participants, à faible coût (les séminaires étaient monolingues et la majorité des participants déjà sur place dans le pays où l’on opérait), établir des rapports étroits avec les universités locales invitées à partager les responsabilités du séminaire, et avec les administrations et les services chargés du développement. L’I.D.E.P. remplissait fréquemment ici le rôle d’un catalyseur et amortisseur de chocs entre universitaires et administrateurs qui se méprisaient mutuellement, entre différentes forces politiques et courants de pensée qui ne se fréquentaient guère en dehors de nos invitations.
Plus d’une trentaine de ces cours/séminaires ont été organisés au cours des années 1970, dans vingt cinq capitales africaines différentes, donnant par là même un rayonnement continental à l’Institut. Chacune de ces opérations était un véritable événement dans le pays concerné, longtemps commenté et presque toujours vivant dans la mémoire de ceux qui y avaient participé. Je garde, en ce qui me concerne, un souvenir suffisamment précis d’une dizaine de ces séminaires (tenus à Alger, Bamako, Cotonou, Ibadan, Douala, Brazzaville, Kinshasa, Mogadiscio, Dar es Salam et Tananarive) pour en parler plus en détail plus loin.
Pour mener à bien ces tâches il fallait bien entendu recruter un personnel du niveau requis et en nombre minimal suffisant. Nous y sommes parvenus, plus ou moins, attirant à l’I.D.E.P. des intellectuels dont certains sont suffisamment connus par leurs publications pour qu’il soit inutile de les présenter ici. L’équipe s’étoffait progressivement et comprenait à un moment ou un autre, Norman Girvan (Jamaïque), Oscar Braun (Argentine), Hector Silva Michelena (Venezuela), Fawzy Mansour, Naguib Hedayat et Hassan Khalil (Egypte), Samba Sow (Sénégal), Jacques Bugnicourt et Duhamel (France), Bernard Founou (Cameroun), Cadman Atta Mills (Ghana), Jagdish Saigal (Inde) et Marc Franco (belge, qui a fait une belle carrière par la suite à la CEE), Anthony Obeng (Ghana), Joseph Van den Reysen (Congo). Rentré en Egypte Hassan Khalil, qui ressemble à Nasser comme deux gouttes d’eau (type égyptien grand, brun, nez fort, rire tonitruant), marié à une très belle anglaise blonde, s’est tourné vers la littérature et a écrit des Mémoires intéressantes. Nous parvenions également à la renforcer par de nombreux « missionnaires », soit financés par la coopération française (parmi lesquels Pierre Philippe Rey, Catherine Coquery Vidrovitch, André Farhi, Francine Kane), soit invités d’Afrique identifiés au cours de nos séminaires. Certains de ceux là ont été attachés à des programmes de recherches spécifiques, lorsque nous en trouvions le financement, comme les deux guinéens Baldé et Kouyaté, le malien Lamine Gakou, le soudanais Hamid Gariballah, les deux sénégalais Abdousalam Kane et Alioune Sall (rattachés au programme spécial de l’ENDA - dont je parlerai plus loin), le kenyan Abdalla Bujra et le Malawi Thandika Mkandawire. Une jeune américaine Barbara Stuckey, venue avec une bourse de l’université de Los Angeles, critique sévère de l’enseignement et de la société de son pays (j’en reparlerai à l’occasion du commentaire de ma visite en Californie), s’est avérée capable de nous donner un coup de main. Amoa et moi même, en dépit de nos charges, n’avions pas renoncé à participer à l’enseignement, fut-ce à moindre dose; je n’aurais pour ma part jamais accepté l’idée qu’on peut « diriger » un institut sans partager avec les collègues la connaissance directe de ses problèmes, c’est à dire sans le contact vivant avec ses étudiants et sans la participation active aux équipes de recherche.
Cette équipe était évidemment apte à conduire des programmes de recherches faisant du sens. Comme je l’avais appris au S.E.E.F. les meilleurs programmes sont ceux que les responsables définissent eux mêmes et mettent en oeuvre librement. Le collectif servait donc de chambre de discussion des propositions, engagements volontaires des participants et débats organisés aux différentes étapes du travail. Et si peut être quelques individus pouvaient trouver dans ce système le moyen de se dérober, dans l’ensemble la méthode a probablement produit des résultats meilleurs que ceux que donne la répartition autoritaire des tâches. En témoigne le nombre des papiers produits - plus de 400 -, certains de la taille d’ouvrages, et le démarrage de la publication de ces résultats, négocié avec l’éditeur Anthropos pour le français et l’université de Dar es Salam pour l’anglais.
Le rayonnement que l’I.D.E.P. avait conquis occasionnait à son tour l’appel à l’Institut pour des missions de consultations. Non seulement de gouvernements, mais également des institutions régionales africaines et des organisations collectives du tiers monde (le groupe des 77, les non alignés). Nous ne pouvions malheureusement répondre qu’à une petite fraction de ces requêtes, même en ne retenant que les plus sérieuses. Ni les moyens de financement, ni les moyens humains ne permettaient d’en faire davantage sans déséquilibrer l’ensemble des activités de l’I.D.E.P., que nous voulions aussi intégrées que possible. Néanmoins certaines de ces missions avaient trop d’importance politique pour que nous les refusions, puisqu’elles nous permettaient d’espérer avoir un peu d’impact effectif sur les forces politiques ayant exprimé des choix de principe progressistes. Je reviendrai sur ces questions.
L’un des objectifs qui m’étaient toujours paru prioritaire était de briser l’isolement dans lequel la colonisation avait enfermé l’Afrique. Nous avons donc organisé dans cet esprit les deux premières grandes rencontres entre intellectuels d’Afrique et d’Amérique latine (à Dakar en 1972) puis d’Afrique et d’Asie (à Tananarive en 1974). C’était pour beaucoup la première fois que l’occasion leur était donnée de débattre entre eux des grands problèmes du tiers monde. Jusque-là tout au plus quelques-uns d’entre eux s’étaient entrevus par hasard dans des réunions internationales dont l’ordre du jour ne portait pas toujours sur les questions qui étaient au centre de leurs préoccupations. Pour beaucoup de latino-américains et d’asiatiques il s’agissait de leur première visite en Afrique. J’épargnerai les noms, qui sont pour la plupart bien connus. L’école « dépendantiste » latino-américaine était représentée par ses plus grandes figures - Fernando Henrique Cardoso, Ruy Mario Marini, Teotonio dos Santos, Pablo Gonzalez Casanova, André Gunder Frank, Anibal Quijano, Gérard Pierre Charles etc. Cardoso n’avait jamais encore mis les pieds sur le continent qui n’est pourtant pas sans importance pour le pays dont il est devenu le président, le Brésil. Personne ne l’y avait invité. Il était arrivé à Dakar, accompagné par sa femme, venant du Maroc. Il y avait attrapé une indigestion carabinée de dattes, un fruit dont il ne connaissait pas la puissance de la valeur nutritive. Je crois qu’il n’oubliera jamais cette indigestion. On l’a soigné. Après le colloque nous l’avons promené avec son épouse à Saint Louis y voir les vestiges de la vieille colonisation et au Djouch admirer les oiseaux. A Tananarive les Asiatiques du Sud-Est, singulièrement les Indonésiens et les Malais, étaient surpris de se retrouver à moitié chez eux, tandis que les Africains entendaient pour la première fois une panoplie des meilleurs noms de la science sociale de ce pays continent qu’est l’Inde.
L’expansion des activités de l’I.D.E.P. exigeait la mobilisation de moyens financiers supplémentaires, au- delà du budget réglementaire, financé par les Etats africains et le PNUD. Nous parvenions à collecter plus de 50 % des sommes pour lesquelles les Etats africains s’étaient engagés en principe, soit plus de 600.000 dollars par an. Cela représentait une proportion de respect des engagements financiers meilleure que celle des fonds collectés par l’O.N.U. elle- même à l’échelle mondiale et bien meilleure que celle qui concernait les versements des Etats africains à toute autre organisme africain ou international. Mais cela ne devait pas empêcher les tristes sires que sont Doo Kingue (propulsé par les Américains à la direction du P.N.U.D.), Bertin Borna (Résident Représentant de l’O.N.U. à Dakar), et quelques autres comme l’affreux Paul Kaya d’engager des diatribes démagogiques - seulement 50 % ! Or après mon départ de l’I.D.E.P., lorsque précisément ces détracteurs s’y sentirent chez eux pour faire la pluie et le beau temps, cette proportion est tombée à presque zéro !
Parallèlement je me mis à rechercher activement des sources de financement supplémentaires. Philippe de Seynes et Gardiner, je dois dire, m’ont donné carte blanche pour le faire. Je suis parvenu à collecter ainsi des moyens qui doublaient presque le budget de l’I.D.E.P. Sur ce plan la coopération française a été véritablement décevante et n’a pas changé depuis. Enfermée dans des règlements étriqués et une vision passablement chauvine, la coopération ne pouvait pas pousser la générosité au-delà de la prise en charge d’enseignants et de chercheurs français dont j’ai donné les noms plus avant. Une forme d’assistance dont on ne sait qui est celui qui en tire le plus grand profit, de l’institution bénéficiaire de l’expertise française ou de la France elle-même qui renforce par là même son capital de connaissance de l’étranger. Je réussissais mieux avec l’Italie qui acceptait de financer un programme de recherche (mis en oeuvre par Baldé et Kouyaté) et surtout avec la Suède dont la SAREC, récemment créé (en 1975 si je ne me trompe) s’est avéré par la suite d’une générosité exemplaire à l’égard de nos projets. Je reviendrai sur l’entretien avec Olof Palme qui m’a ouvert ces portes.
L’administration de l’I.D.E.P. a soutenu nos efforts avec une efficacité pour laquelle je lui suis sincèrement reconnaissant. Les institutions de l’O.N.U. offrent dans le tiers monde des salaires largement meilleurs que ceux proposés dans l’administration locale et le privé; elles bénéficient de ce fait d’un personnel local de haute qualité, qui l’emporte souvent dans la comparaison avec la compétence relative de son personnel dirigeant ! De là les attitudes méfiantes de certains de ces derniers à l’égard du personnel local qualifié. C’était le cas à l’I.D.E.P. : je découvrais que les meilleurs étaient « relégués à la cave » comme je leur ai dit. Marcelle Huchard, une assistante administrative de première classe, qui pouvait répondre à mon courrier sans même me consulter dans la plupart des cas, rédiger à partir d’une indication orale de deux phrases, était vouée à la dactylographie. Sans doute les « patrons » méfiants craignent ils l’intelligence. Après tout une collaboratrice de ce niveau comprend ce que vous faites. Et lorsque Marcelle Huchard a quitté l’I.D.E.P., elle n’a pas eu de difficulté à trouver, à Genève, un poste qui lui a permis d’aller plus loin dans sa carrière. Geneviève Colin, qui lui a succédé, était de la même qualité. Je pourrais en dire autant de bien des services d’appui à l’I.D.E.P.. L’Algérien Madani, chargé de l’organisation des voyages, a remarquablement géré son service et en a réduit sensiblement les coûts sans que je n’ai eu à le lui demander expressément.
Certes les coûts globaux de cette administration étaient élevés, en grande partie pour des raisons objectives réduisant les possibilités de compression à presque néant : barèmes des salaires onusiens, bilinguisme (entraînant la traduction et l’interprétation), bibliothèque que je tenais à voir enrichie de tout ce qu’il fallait - livres et revues. Néanmoins d’autres sources de dépenses me paraissaient pouvoir être réduites. L’administration onusienne est lourde et multiplie les postes administratifs et financiers avec une avalanche hiérarchique. Le mode de comptabilité est l’un des plus inutilement compliqué qu’on puisse avoir imaginé. Et cette complication ne facilite pas l’audit dont la nécessité est toujours absolue, loin de là. Elle facilite seulement la guérilla bureaucratique si les circonstances s’y prêtent ! J’invitais donc Gustave Massiah, dont je connaissais l’immense compétence dans ces domaines de l’organisation, à étudier la question. Je n’ai pas mis en oeuvre les recommandations intelligentes qu’il m’a proposées. Je me suis immédiatement rendu compte que je prêterais le flanc à une attaque sur un terrain favorable à l’adversaire. Ce n’était pas le terrain sur lequel j’avais choisi de contraindre ce dernier à se battre.
Pour les mêmes raisons, j’ai également vite renoncé à mon souhait de démocratiser la gestion. Au pool de dactylographie, entièrement féminin, les absences étaient fréquentes, pour beaucoup justifiables (problèmes de famille, enfants, santé). Je réunis le pool et leur dit : je n’ai pas besoin d’avoir à signer les autorisations d’absence, je n’ai d’ailleurs aucun critère objectif pour savoir le degré de sérieux de la requête. Vous êtes mieux placées que moi pour exercer librement entre vous la discipline collective. Je ne demande qu’une chose : que le travail soit fait. A vous de le répartir. Deux semaines plus tard ces dames me demandaient collectivement de rétablir la hiérarchie et la paperasse des autorisations et contrôles.
Je ne concevais pas que l’I.D.E.P. puisse remplir à elle seule toutes les fonctions attendues d’un centre majeur de réflexion. Il fallait donc prendre des initiatives et créer d’autres institutions, plus spécialisées ou à vocation complémentaire. La direction de l’I.D.E.P. était bien située pour stimuler ces initiatives. Ce que je fis dans trois directions.
J’avais été invité à la conférence de Stockholm (1973 si je ne me trompe) qui initiait la prise de conscience des problèmes de l’environnement à l’échelle mondiale. Je crois que j’ai saisi immédiatement la pertinence et l’importance du problème. Je négociais donc - avec les Suédois - le soutien à un premier programme test pour l’Afrique et, rentré à Dakar, j’en confiais l’exécution à Jacques Bugnicourt, en 1974. C’est Bugnicourt qui a eu l’idée d’appeler ce programme E.N.D.A (Environnement pour le Développement en Afrique). Bien placé auprès de la coopération française il obtenait d’elle le financement d’un noyau de personnel d’appui (si je ne me trompe Mataillet, Guibert, Melle Mottin, Langley et plus tard Mhlanga) qui a permis le démarrage effectif et l’expansion rapide du projet. En conformité avec mon tempérament je donnais à Bugnicourt carte blanche pour négocier les moyens d’exécution de son programme et il le fit avec le talent qu’on lui connaît. E.N.D.A. faisait néanmoins partie de l’I.D.E.P., juridiquement, jusqu’à ce qu’en 1977 ce programme se transforme en une institution indépendante. Ce qui avait été mon objectif dès le départ.
Même topo pour le CODESRIA. L’idée était de créer un Conseil Africain des Sciences Sociales, un peu inspiré au départ du modèle du CLACSO latino américain sur lequel je me renseignais auprès de son secrétaire exécutif de haute qualité, l’argentin Enrique Oteiza, qui est devenu un ami personnel. Je saisissais donc les occasions offertes par nos activités, notamment les séminaires nationaux, pour réunir le noyau des pères fondateurs de l’institution. Mais il fallait un secrétariat minimal et il n’y avait pas de moyens financiers pour en soutenir la mise en place. J’acceptais donc la charge de Secrétaire exécutif (j’en fus donc le premier) pendant les cinq années difficiles de lancement de l’opération. Je recrutais deux intellectuels africains pour nous aider dans cette tâche : Abdalla Bujra, sociologue kenyan rencontré à l’époque à Dar es Salam, auquel j’expliquais de quoi il s’agissait, et Thandika Mkandawire, un jeune et brillant étudiant Malawi rencontré en Suède. Ils se tirèrent d’affaire à la perfection. Bujra puis Mkandawire furent les deux Secrétaires exécutifs qui ont mis le CODESRIA sur les rails et lui ont fait gagner la confiance des chercheurs africains de qualité. Vingt ans plus tard le CODESRIA me décernait « le baobab d’or » - qui orne mon bureau du Forum du Tiers Monde - en reconnaissance au fondateur de l’institution. Une reconnaissance à laquelle je suis sensible. En même temps j’aidais Bujra et le président du Comité de direction du CODESRIA - le professeur ghanéen Tshumbariba à négocier avec le Sénégal un accord de siège pour loger l’institution à Dakar. Cela n’allait pas de soi. D’autres pays étaient candidats. Abdou Diouf, alors Premier Ministre, devait, à la demande du Président Senghor, nous recevoir ensemble sur ce sujet et donner une suite favorable à notre requête.
Je parlerai plus loin dans ces Mémoires avec plus de détails de la création du Forum du Tiers Monde. J’en prenais l’initiative avec un groupe de collègues et de personnalités d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine; nous obtenions que le Président du Chili, Allende, nous invite en 1973 (à peine trois mois avant le coup d’Etat de Pinochet) à Santiago pour mettre au point le projet. Le congrès constitutif du Forum s’est tenu ensuite à Karachi en 1975, l’un de nos membres ayant obtenu son financement par la Banque Nationale du Pakistan. Je reviendrai également avec plus de détails sur l’audience qu’Olof Palme m’accordait (la même année je crois) et sur le financement par la SAREC suédoise qui a suivi, permettant le démarrage effectif ultérieur de cette nouvelle institution importante du Tiers Monde.
Les années 1970 ont été celles de la grande époque pour l’I.D.E.P. Sans fausse modestie je peux dire que le nom de l’institution était connu et respecté surtout le continent. Mais justement pour cela, je savais que cela ne pourrait durer.
L’administration des Etats Unis était notre adversaire fondamental, comme elle l’est de toutes les forces de libération dans le tiers monde. L’I.D.E.P. - si mineure que puisse être une telle institution sur l’échiquier mondial - devait être détruite. La stratégie américaine ne néglige jamais de faire ce qu’elle doit, sur tous les fronts, majeurs et mineurs.
La guerre de position avait commencé dès 1972, par personnes interposées, bureaucrates africains médiocres (ou corrompus) eux-mêmes pour cette raison dépendants pour leur carrière onusienne de la note que la CIA leur donnerait. Ma stratégie de contre-feu était simple : mettre les Etats africains de notre côté. Application de la phrase des Chinois « les Etats veulent l’indépendance, les nations la libération, les peuples la révolution ». Il s’agissait donc d’une bataille pour le respect du principe de l’indépendance des Etats africains. Ayant choisi ce terrain pour y porter la bataille (et c’est pourquoi j’abandonnais les autres terrains secondaires dont j’ai parlé plus haut) ma stratégie était simple : tenir les Etats au courant. Non pas par le renseignement de détail sur les intrigues de l’adversaire; au contraire mépriser celles-ci et simplement donner toute la transparence nécessaire à nos activités, sur le fond, et en informer les plus hautes autorités, jusqu’aux chefs d’Etat qu’on pouvait savoir sensibles à l’argument d’indépendance et capables de comprendre la portée positive de nos activités.
Mais voilà qu’une occasion fût donnée à l’adversaire lui permettant d’intensifier son offensive. Gardiner quittait le Secrétariat de la C.E.A. et Adebayo Adedeji qui lui succédait était un jeune loup autocrate et avide. Adedeji redoublait immédiatement l’intensité de la guerilla administrative par le canal du « chef de l’administration » dont la carrière dépendait de lui, chargé de saboter le travail et de nous noyer de « mémos ». Je n’acceptais pas le combat sur ce terrain et ne répondais même pas à ces « mémos ». C’est alors qu’Adedeji fut contraint de monter au créneau. En 1978 il fit transférer la tutelle de l’I.D.E.P. de l’O.N.U. à la C.E.A., c’est à dire à lui, puis s’employa à manipuler la conférence des Planificateurs Africains et le Conseil d’Administration de l’Institut pour leur faire adopter deux résolutions catastrophiques pour l’avenir de l’I.D.E.P. Par la première les séminaires nationaux étaient supprimés et le seul cours à Dakar maintenu, soit disant pour le renforcer. Résultat : le volume des activités d’enseignement de l’Institut, mesuré en stagiaires /mois, qui avait presque doublé (augmenté de 90 %) entre 1970 et 1977, devait redescendre à son niveau de départ lors de ma dernière année de direction, en 1979. Par la suite ce dernier niveau n’a jamais été dépassé, à ma connaissance. Par la seconde résolution tous les budgets annexes, financés par des accords spéciaux, étaient supprimés et la négociation éventuelle d’accords retirée à la direction de l’I.D.E.P. et transférée à la C.E.A. Bien entendu la C.E.A. n’a rien négocié par la suite, ou tout au moins rien obtenu. Evidemment je sauvais les meubles. E.N.D.A., CODESRIA et FTM pouvaient être chassés de l’I.D.E.P., ils avaient les moyens de leur propre autonomie. Moi-même et Amoa, à la surprise d’Adedeji, nous démissionnions en mai 1980.
Les trois mois de « rigolade » avaient duré dix ans. Adedeji n’a pas fait une carrière brillante par la suite. Lorsqu’il a été contraint d’abandonner le secrétariat de la C.E.A., il visait une agence majeure de l’O.N.U., comme l’O.N.U.D.I. Il n’a rien obtenu. Il a donc retrouvé son langage de patriote africain. Et quand je le rencontrais des années plus tard je lui ai posé la question très directement. Voyons lui dis-je, vous ne vouliez pas de moi. Soit. Mais pourquoi avez-vous choisi pour me succéder Essam Montasser (Egyptien comme moi) ? N’importe qui pouvait voir immédiatement que cet individu était sot et de surcroît instable caractériellement. Vous êtes assez intelligent pour l’avoir vu. En le choisissant vous saviez que vous assassiniez l’I.D.E.P. Pourquoi? Et Adedeji de m’avouer tristement : j’ai reçu deux coups de téléphone qui m’obligeaient à le faire; le premier de l’ambassade des Etats Unis au Caire, c’était un ordre, sans discussion possible; le second du cabinet du Président Sadate, m’implorant. Les Américains décident, les Egyptiens et les Nigérians exécutent, c’est bien cela qu’il faut conclure, lui dis-je. Adedeji resta silencieux.
Les dix années de direction de l’I.D.E.P. ont été importantes pour moi autant que pour l’I.D.E.P. elle- même. Cette cinquième étape de ma vie professionnelle - après la Mouasassa au Caire, le S.E.E.F. à Paris, le Plan malien, mon expérience d’enseignant, n’a sans doute pas beaucoup modifié ma personnalité; elle lui a plutôt donné l’occasion de se déployer. Je suis certainement de nature active, de caractère décidé et volontaire, et même têtu. Isabelle, Amoa, mes collaborateurs l’ont tous remarqué et bien des erreurs de jugement que j’ai pu commettre sont à attribuer à cette tendance à l’entêtement. Mes proches m’ont certainement sur ce plan aidé à éviter des erreurs plus graves. Cela étant je crois que l’un dans l’autre ma personne a plutôt servi avec une certaine efficacité la cause que nous voulions défendre à travers l’I.D.E.P. L’opinion générale en Afrique partage cette conclusion : le rayonnement de l’I.D.E.P. pendant toutes les années 1970 ne fait pas l’ombre d’un doute, sa disparition totale de la scène à partir de 1980 pas davantage, hélas. Fort heureusement le Forum du Tiers Monde a pris le relais. Nous l’avions préparé en connaissance de cause.
J’ai conduit les affaires de l’I.D.E.P. comme on fait la guerre. Il faut définir clairement le but stratégique, qui est toujours une question politique. Pour nous c’était : créer en Afrique un centre de réflexion critique indépendant. Il faut choisir à partir de là le terrain où livrer les batailles et forcer l’adversaire à se situer sur ce terrain, ne pas le suivre sur ceux qu’il choisit. Il faut donc savoir qui est l’adversaire principal - en l’occurrence ce n’était pas le « système onusien », loin de là, - au contraire - mais la diplomatie hégémoniste des Etats Unis qui s’emploie précisément à soumettre l’O.N.U. à ses objectifs propres. A l’intérieur et à l’extérieur du système les Américains avaient et ont certes des alliés, mais surtout des agents d’exécution, qui n’étaient pas de ce fait des adversaires nécessairement fondamentaux, mais plutôt occasionnels. Il nous appartenait, pour renforcer le mur de barrage à l’offensive de l’ennemi, de construire des alliances efficaces avec tous ceux que l’hégémonisme américain lèse dans leurs intérêts. J’aurais été dans d’autres circonstances, un militaire. J’aime d’ailleurs les lectures concernant l’art de la guerre ! Jeune j’aimais beaucoup le jeu d’échecs; mais je n’ai jamais trouvé le temps suffisant, à perdre à mon avis, pour tenter d’y exceller.
La conduite de la guerre développe peut être des comportements autoritaires. Mais sur ce plan j’étais protégé contre les dangers les plus graves de glissement dans cette direction non pas seulement par mes options idéologiques théoriques mais également par mon tempérament personnel. J’aime l’égalité, j’aime être entouré d’amis et de collaborateurs en qui je place vite toute ma confiance, j’aime entendre des points de vue différents et les discuter. Tous ceux qui ont été mes collaborateurs, et encore plus tous ceux qui - par la nature des choses - étaient et sont placés dans des positions de salariés dépendants des institutions dont j’ai été ou suis responsable, témoignent que je n’ai jamais eu recours à des méthodes de répression, même bénignes. Je ne sais pas le faire, cela m’écœure; je ne le fais pas. Et advienne que pourra, même si certaines choses de ce fait ne marchent pas au mieux. Je constate tout de même - optimisme dans mon appréciation de la nature humaine ? - que l’un dans l’autre la tolérance démocratique, presque à la limite de l’anarchie, est payante; dans l’ensemble les choses marchent mieux, ou tout au moins pas plus mal.
Pour ces raisons le prototype de l’autocrate institutionnel dont les figures sont hélas fréquentes, pas seulement en Afrique, mais tout autant ailleurs, me fait horreur et ne suscite en moi qu’un mépris absolu. L’attachement maladif aux manifestations extérieures du pouvoir - bureau prestigieux, grosse voiture etc... n’a jamais suscité en moi la moindre envie. J’y vois plutôt une contrainte ennuyeuse, à laquelle j’ai toujours échappé.
Pendant les dix années 1970 le président Senghor m’accordait une audience annuelle. Ce n’était pas pour parler de l’I.D.E.P. L’échange sur ce point était réduit à deux phrases. De lui : çà va l’I.D.E.P. ? De moi : çà va, Monsieur le Président. Senghor fixait l’ordre du jour de la conversation, politique le plus souvent. Que pensez-vous de ce qui se passe au Moyen Orient (après 1973 ou après 1977) ? Je lui donnais mon analyse. Il ne cachait pas ses désaccords et défendais ses points de vue. Parfois une conversation sur la culture, qui était pour lui une chose importante, décisive. Peut-être trop pour un homme politique. Mais parfois également des choses amusantes qui témoignent d’un esprit malicieux. Un jour, me désignant du doigt le coffre-fort de son bureau, il me demanda : que croyez-vous que je cache dans ce coffre-fort ? Des secrets d’Etat, dis-je. Non, de l’argent, des piles de billets. Voilà l’usage que j’en fais. Pour certains visiteurs j’ouvre nonchalamment le coffre et, à l’intensité du regard, je mesure la cupidité de l’individu. Une autre fois il me dit : quand je reçois un ambassadeur asiatique, il a quelque chose à me dire, agréable ou pas, il le dit, poliment, mais il le dit. Mais la plupart des ambassadeurs africains (et les arabes ne valent pas mieux ajouta-t-il) ne se comportent pas de cette manière. Ils viennent me voir pour me dire ce qu’ils croient pouvoir me faire plaisir. Alors je reste impassible; ils sont décontenancés et ne savent plus quoi dire. J’en riais et lui dis: vous avez certainement raison, mais il y a une explication à ce phénomène; les premiers sont les représentants de forces politiques réelles, qui sont ce qu’elles sont, mais existent, les seconds représentent... rien du tout. Non me dit-il, çà c’est du marxisme, je sais, vous pensez comme cela. Pour moi les Africains et les Arabes sont des fluctuants velléitaires, c’est notre faiblesse culturelle. Une autre fois, comme mon audience faisait suite à celle de Nigérians accompagnés par Alioune Diop, Senghor me dit : savez-vous qui étaient ceux qui vous précédaient ? Oui, c’est évidemment le Comité chargé de préparer le Festival des Arts Nègres de Lagos. Bien sûr, et savez-vous ce qu’ils ont fait ? Ils ont collecté aux Etats Unis 100 milliards pour le Festival et ont mis tout l’argent dans leurs poches; ils viennent quémander un soutien supplémentaire. Je leur ai dit : voyons, le Festival peut coûter 10 milliards (celui de Dakar avait coûté moins, coulage inclus précisa-t-il), vous auriez pu en prendre 90 et en garder 10 pour le Festival ! Personne n’aurait rien dit !
L’affaire du coffre m’en rappelle une autre. J’avais hérité de l’administration qui m’avait précédé à l’I.D.E.P. un coffre dans mon bureau. J’imagine que le type de directeur qui opérait était du modèle qui considère chacune de ses lettres « confidentielle ». L’ambassadeur Naguib Kadri venait de temps en temps « boire un mauvais café chez toi » comme il disait (effectivement c’était du nescafé). Ayant en mémoire fraîche l’histoire du coffre de Senghor que je lui racontais, j’ajoutais : dans ce coffre il n’y a ni secret, ni argent, mais il me sert à une chose importante qui est de vérifier chaque matin que ma mémoire fonctionne bien. La combinaison est une affaire compliquée et je l’ai notée par écrit sur un bout de papier dans mon tiroir de bureau sans clé; cela facilitera le travail éventuel d’un espion. Tous les matins j’ouvre le coffre sans regarder le papier. Pour avoir un motif sérieux de le faire j’ai placé dans le coffre la boite de nescafé. Il n’y a rien d’autre.
La direction de l’I.D.E.P. m’a amené également à développer des capacités d’organisation. Je suis ordonné de nature, à un degré même presque de maniaquerie. J’aime classer, logiquement, utilement, et pouvoir vite tout retrouver, à sa place, et l’y replacer très exactement. Que ce soient les livres qui couvrent tous les murs de notre appartement de Paris (j’avoue néanmoins être battu par Maxime Rodinson, dont l’appartement est peuplé d’étagères jusqu’au milieu des pièces !), ou les dossiers personnels de travail. Mais la direction d’une institution impose, si on veut être efficace et rapide dans son travail, qu’on invente le type d’organisation la plus appropriée. On ne peut pas le faire pour vous. Les techniques dites d’organisation ne valent pas grande chose, à mon avis, bien qu’elles constituent un pan entier des formations - américaines - à la mode.
Dans les chapitres suivants de ces Mémoires je présente avec davantage de détail les interventions de l’Idep en Afrique, comme des initiatives que nous avions prises dans ce cadre pour sortir notre continent de son isolement en établissant des relations de collaboration intellectuelle approfondie avec nos camarades d’Asie et d’Amérique latine.
Mais aussi l’I.D.E.P. m’a permis de faire connaissance de près avec le système onusien, une dimension non négligeable de la vie internationale contemporaine.
La machine onusienne
Le monde moderne est constitué de nations interdépendantes. Dans l’inégalité, et même dans une inégalité qui ne cesse de s’aggraver depuis deux siècles. Concevoir et mettre en oeuvre une autre organisation des sociétés et de leur interdépendance qui supprime cette dimension majeure de la réalité du monde moderne - que j’appelle la polarisation immanente à l’expansion du capitalisme mondialisé - constitue l’une des tâches majeures de la civilisation, si on veut que celle-ci ne périsse pas corps et âme dans les destructions matérielles et morales que la polarisation produit inéluctablement.
La victoire remportée sur le fascisme à l’issue de la seconde guerre mondiale et l’essor des mouvements de libération nationale en Asie et en Afrique, qui a imposé la liquidation du vieux colonialisme, sont à l’origine de la création de l’ONU, la première tentative dans l’histoire de l’humanité d’organiser les relations internationales à l’échelle de la planète, même s’il a fallu attendre encore une quinzaine d’années après 1945 pour que la couverture de la planète devienne à peu près totale. La création de l’ONU a été, de ce fait, un fait historique positif; l’ONU est nécessaire, et si elle n’existait pas il faudrait l’inventer.
Ma vision de l’ONU est donc d’abord essentiellement politique. En ce sens elle est certainement différente de celle de la grande majorité de ceux qui ont opéré sous son drapeau et qui voient l’organisation comme une sorte de « pool d’expertise » mis par les uns à la disposition des autres. Cette vision est celle du discours sur le « village mondial » qui est, pour moi, tout simplement ridicule, parce qu’il ignore la réalité majeure - la polarisation générée par la logique du système.
La mondialisation n’est pas un phénomène nouveau et je ne suis sans doute pas le seul à m’y être intéressé bien avant qu’elle ne soit devenue un thème de la mode dominante. Cette dimension est présente dès l’origine dans mon analyse du capitalisme réellement existant (ma thèse de 1957). J’ai toujours pensé que l’unité d’analyse la plus pertinente était le système mondial, non les sous- systèmes qui le composent. Qui s’enferme dans les frontières d’un pays quelconque - Etats Unis ou Belgique, Chine ou Somalie - se condamne donc à ne pas comprendre véritablement la dynamique du changement même à l’échelle de sa seule propre société.
Certes la solution de ce problème majeur n’est pas pour demain, puisqu’elle implique des transformations de fond en comble de tous les aspects de la vie sociale dans toutes les régions du monde, que je ne vois pas comment on pourrait qualifier autrement que par le terme de « socialisme à l’échelle mondiale ». Ces transformations impliqueront forcément, à un certain stade de leur déploiement, le dépassement de l’optique inter-nationale (des rapports entre nations) et la construction de rapports véritablement supra-nationaux. Il n’est pas impossible que cette exigence soit d’abord ressentie dans le cadre de grandes régions, comme la construction européenne pourrait l’illustrer. Or l’ONU ne fournit pas, dans l’état actuel des choses, ce cadre supranational à l’échelle mondiale même sous une forme embryonnaire. L’organisation reste strictement internationale. Si elle venait à se bloquer indéfiniment à ce stade, elle risquerait alors de faire oublier la portée du projet qui était à son origine : organiser le monde dans une perspective humaniste. Mais l’ONU ne pourra contribuer à l’évolution, dans ce sens nécessaire et souhaitable que si ses composantes - les nations - en préparent elles mêmes les conditions, par leur propre transformation.
Il y a beaucoup d’obstacles qui entravent ces transformations, aux échelles locales et à celle du système mondial. Cependant l’obstacle immédiat principal est l’hégémonisme des Etats Unis. Un hégémonisme qui n’est plus fondé sur une supériorité économique et technologique qui, écrasante aux lendemains de 1945, s’est érodée rapidement. Cette hégémonie aujourd’hui est fondée avant tout sur le monopole de la puissance des armes, renforcé par les effets de la mondialisation néo- libérale et le discours de la « culture » vulgaire du capitalisme exprimée dans le jargon de l’anglo-américain.
L’ONU n’est donc pas pour moi le « machin » du général - une institution méprisable, inutile, qui fausse le fonctionnement réel des rapports entre les Nations - qui ne sont conçus alors que comme des rapports de force. Mais elle n’est pas non plus le noyau de l’organisation du « village mondial ». Cette vision, populaire dans certains milieux, est, à mon avis, naïve, encore une fois parce qu’elle saute par dessus la réalité des mécanismes polarisateurs qui opèrent dans ce soit disant « village ».
L’adversaire principal est donc l’hégémonisme américain. Et celui-ci s’emploie avec toute sa vigoureuse puissance à la fois pour soumettre tous les pays du monde - fut-ce à des degrés divers et par des moyens appropriés bien entendu - et simultanément organiser l’ordre international qui lui convient, qui exige l’instrumentalisation de l’ONU. Le combat pour la défense de l’organisation internationale et le progrès de sa mission est donc synonyme de combat contre l’hégémonisme américain. Si je me suis ici quelque peu étendu sur ces prémisses générales c’est parce que c’est bien là la leçon que j’ai tirée de cette très modeste bataille de l’IDEP, se déployant sur un front qui ne se situe qu’au dernier rang de l’échiquier, tout en bas, presque insignifiant par la portée de ses enjeux. Mais l’administration des Etats Unis, dans son combat permanent et multiforme pour l’hégémonie, ne néglige aucun détail.
J’ai croisé, sur mes chemins, deux fonctionnaires noirs américains de rang relativement élevé. L’un et l’autre (chacun d’eux ignorait probablement l’initiative de l’autre, c’était en des temps et lieux différents) ont insisté pour bavarder avec moi. Je me méfiais par principe et étais bien décidé à être à peu près muet. Je me suis rendu compte que c’étaient eux qui voulaient parler. Et en fait ils m’ont raconté en essayant de n’avoir l’air de rien, comment la CIA infiltrait l’ONU et en contrôlait les activités. J’ai compris que, Noirs, ils étaient pris de remords, étant au service d’un Etat ouvertement raciste, dont les responsables ne cachaient ni leur mépris des Africains ni leur admiration pour l’apartheid, et - sachant ce que l’IDEP faisait - ces deux hommes éprouvaient quelque sympathie à l’égard de nos actions.
La CIA dispose donc d’agents d’information placés dans tous les services des Nations Unies et dans les missions de tous les pays où elles opèrent. Ces agents d’information sont tenus d’envoyer des rapports réguliers, à fréquence rapprochée, qui sont centralisés dans cette énorme mission des Etats Unis auprès de l’ONU, à New York. Système typiquement américain qui impose des normes quantitatives lourdes, comme celle du nombre des pages qu’un universitaire doit publier annuellement. Pour ma part je crois que trop d’informations, dont fatalement beaucoup de futilités, nuit à l’efficacité. Mais enfin, ce n’est pas mon problème. Les responsables de la mission américaine donnent, à partir de ces informations, des ordres à leurs « amis » parmi les fonctionnaires des Nations Unies (non américains). Le système exige donc la mise en place d’un réseau relativement dense de ces « amis » que j’appellerais plutôt des agents d’exécution. On peut imaginer que l’incompétence, voire la corruption de ces agents éventuels sont des qualités appréciables pour leur promotion avec le soutien de la CIA. Je n’ai aucun doute concernant un bon nombre de carriéristes africains (mais il n’y a aucune raison pour qu’il n’en soit pas de même avec les autres nationalités) que j’ai rencontrés sur mon chemin, particulièrement parmi ceux placés à des postes de commande.
Je ne révèle ici absolument rien qui ne soit connu, archi connu, de tous les ambassadeurs auprès des Nations Unies, à l’exception de quelques idiots congénitaux peut être. Alors, pourquoi le système fonctionne-t-il sans trop de scandales et de protestations des autres Etats? Nous sommes renvoyés ici à l’analyse politique : quelles sont les attitudes des Etats vis à vis de l’hégémonisme américain ?
La plupart des pays capitalistes développés ont accepté le leadership des Etats Unis et, en conséquence, se félicitent des actions de la CIA. La Grande Bretagne a fait ce choix historique en 1945 et aucune force politique majeure dans ce pays ne le remet en question. Les autres pays du monde de langue anglaise - Canada (la province extérieure des Etats Unis par bien des aspects), Australie et Nouvelle Zélande - en ont fait de même. L’Allemagne et le Japon ont pris des options de stratégie à long terme qui vont dans le même sens. Ils ont choisi de se cantonner dans un expansionnisme régional, l’Allemagne depuis sa réunification en direction de l’Europe de l’Est et du Sud est, le Japon dans celle de l’Asie du Sud est. Et, pour le reste, c’est à dire les questions de dimensions mondiales, de naviguer dans le sillage de Washington. En contrepartie les Etats Unis tolèrent l’expansionnisme régional de ces deux puissances. Pour le Japon cette dépendance à l’égard des Etats Unis est jugée d’autant plus incontournable que, face à la Chine et même à la Corée, Tokyo est désarmé sans le soutien américain.
Cette conjoncture a toujours permis aux Etats Unis d’instrumentaliser les Nations Unies, non sans arrogance (le retard dans le versement des cotisations américaines). C’est pire aujourd’hui, d’autant que les diplomaties occidentales ont repris en chœur les campagnes du dénigrement de l’ONU orchestrées par Washington, pour le plus grand profit de l’OTAN !
La France est probablement le seul pays occidental qui rue dans les brancards de temps en temps. L’attribuer à une sensibilité « culturelle », dont la francophonie serait l’expression, n’est pas une explication satisfaisante à mon avis, même si les média « anti français » tentent de le faire croire. Cela simplifie leur tâche. Mais cette contradiction est demeurée, jusqu’à présent, secondaire dans ce sens que la solidarité de la triade (Etats Unis, Union Européenne, Japon) face au tiers monde (et hier à l’Est) reste déterminante. D’où les attitudes seulement velléitaires de la diplomatie française. Les contraintes de l’Union Européenne ne sont pas non plus sans compliquer davantage les choses.
On dira qu’à côté des puissances moyennes considérées ici il y a d’autres pays développés actifs au sein du système des Nations Unies : les Scandinaves entre autre. En termes de contributions financières et de postes de responsabilité le poids de ces pays dans le système onusien est effectivement important. En exploitent-ils tout le potentiel ? La réponse à cette question n’est pas simple. J’ai souvent entendu dire que les responsables de ces pays seraient « naïfs » et que de ce fait, ils sont enclins à défendre des positions de « wishful thinking » (voeux pieux) surestimant le rôle de l’ONU, ou bien encore que, par leur culture protestante, ils sont enclins à s’aligner naturellement sur les positions hégémoniques de la grande métropole américaine. Je crois toutes ces explications non pas seulement - au mieux - fort superficielles, mais encore largement erronées et trompeuses. Certains de ces pays - la Suède - ont pris des positions courageuses de soutien aux luttes dans le tiers monde, parfois en conflit frontal avec les Etats Unis. La Suède a accueilli les déserteurs américains pendant la guerre du Viet Nam (aucun autre pays occidental ne l’a osé), elle a soutenu les luttes de libération dans les colonies portugaises à un moment où aucun pays de l’alliance atlantique ne l’a fait. Je crois donc plutôt que ces pays ont fait une option stratégique de soutien de principe à l’ONU, peut-être parce que - compte tenu de leur taille modeste - ils craignent d’être parmi les plus vulnérables dans une conjoncture de chaos international. Dans ce cas leur option est, à mon avis, correcte et positive. Cela ne signifie pas qu’ils en déduisent nécessairement des postures efficaces, ni qu’ils exploitent au mieux leur présence dans le système onusien.
La diplomatie des pays du tiers monde a été fort active au sein du système des Nations Unies pendant toute la période de Bandung et singulièrement entre 1960 et 1975. Qui ne se souvient des Assemblées générales de ces grands jours de l’ONU, lorsque, dans le hall du bâtiment de New York, en septembre-octobre de chaque année, on rencontrait des hommes d’Etat d’envergure et les plus célèbres des journalistes. De nos jours le hall n’est plus guère hanté que par des fonctionnaires subalternes et des journalistes sans importance. La diplomatie des Non Alignés et du Groupe des 77 imposait la discussion de tous les véritables grands problèmes de notre époque, ceux concernant l’ordre économique international - avec entre autre la création de la CNUCED en 1964 - comme ceux concernant les interventions politiques des puissances dans les affaires du tiers monde. Les circonstances m’ont offert la possibilité d’assister à quelques-unes de ces Assemblées, consulté par certains des Etats les plus actifs du groupe des Non Alignés et des 77. J’y ai toujours beaucoup appris de fonctionnaires et d’experts à l’époque bien au courant des dossiers. Je m’y suis fait beaucoup d’amis. Le poids que la diplomatie du tiers monde avait à l’époque tempérait les ambitions de Washington au sein de l’appareil onusien, en dépit de la soumission de leurs agents d’exécution - africains et autres - au sein de cet appareil.
Côté amusant de l’époque. Je me trouvais en visite à New York, accompagné par Isabelle. Tandis que j’étais allé voir Philippe de Seynes, Isabelle m’attendait dans un des halls. Nous n’avions pas remarqué qu’il s’agissait de l’antichambre du Conseil de Sécurité, et ignorions qu’il était en session et discutait du terrorisme palestinien. Isabelle portait un manteau ample. Soudain six de ces policiers équipés à l’américaine de quinze armes à feu au moins et autres appareils de communication et de frappe de toutes natures, s’avancent et, caché derrière eux, un flic en civil. Hauts les mains. Nom : Amin, dit-elle - Arabe ? Mon mari l’est. Ne bougez pas. Evidemment ils étaient persuadés que sous le manteau Isabelle cachait la bombe à lancer à Golda Meir peut être. Isabelle, yeux fardés au kohl, cheveux passés au henné et teint brun pouvait passer pour la terroriste palestinienne type. Que faites-vous ici ? J’attends mon mari. Où est-il ? Chez de Seynes. Le flic civil s’éloigne, appelle et pose la question à la secrétaire de Philippe en des termes stupides : Mr Amin a-t-il une femme ? Celle-ci, ignorant mon état civil, répond qu’elle n’en sait rien. Ah Ah ! Vérifiez encore une fois je vous dis précise Isabelle calme mais les mains hautes - situation oblige - Alors la secrétaire avertie rentre affolée dans le bureau où de Seynes et moi bavardions. Vous êtes marié ? Me dit-elle. Question curieuse, oui, pourquoi ? Et la suite de l’histoire, qui s’est terminée heureusement puisqu’ils n’ont pas tiré sur Isabelle - on ne sait jamais avec ces brigades antiterroristes pas toujours intelligentes !
Autre épisode amusant, d’une toute autre nature. Je me suis trouvé un jour, assistant à je ne sais plus quelle session d’une assemblée internationale des Nations Unies, écoutant les discours successifs des orateurs. Le délégué distingué (« distinguished delegate » disait le président comme il se doit) de la Nouvelle Zélande a cru intelligent de parler des « nouvelles nations » d’Asie et d’Afrique. Dans la panoplie de Chinois, Indiens, Egyptiens, Iraniens et de quelques autres parmi lesquels je me trouvais assis, nous nous regardions en souriant. L’orateur n’a pas compris, j’en suis persuadé. Mais derrière cette histoire qui relève presque de la galéjade il y a non seulement l’arrogance occidentale et singulièrement celle de ses enfants anglo-saxons, mais aussi la stupidité commune des « vieux » Européens (relativement peut-être mais quand même !) face aux nouveaux mondes (les Etats Unis et leurs copies d’Australie et de Nouvelle Zélande). Qui n’a entendu proclamer que l’Amérique montrait à l’Europe le chemin de l’avenir ? Qu’elle était le phare éclairant le chemin du progrès. Qui ose penser le contraire, que ce n’est pas l’Europe qui évoluera dans la direction de ce qu’est l’Amérique, mais que, normalement, ce serait plutôt les Américains qui finiront par s’européaniser, au fur et à mesure que mûrira la nation récente qu’ils constituent ?
Mais quelle qu’ait été la valeur de la diplomatie du tiers monde de l’époque, son intervention dans la gestion onusienne était largement annihilée par l’action des Américains et de leurs « amis ». Ceux-là, propulsés à des postes de décision - dont ils n’étaient évidemment que les exécutants, d’autant plus élevés qu’ils étaient médiocres, voire fragilisés par les dossiers de la CIA - n’ont jamais eu de rôle autre que celui que leurs patrons leur assignaient. Inutile de donner des noms, ce que j’ai dit plus haut en suggère immédiatement quelques-uns. Beaucoup d’entre eux avaient presque le physique de l’emploi.
Vulgarité bien entendu. Il m’a été donné d’assister à des explosions de son expression dans quelques invitations ici ou là, à l’occasion du passage de X ou Y de ce genre de personnages. Goujaterie, rires gras et veulerie du style (aveux non imaginés par moi, entendus tels quels) : le cabinet du Roi ou celui du Président ont décidé... etc... (des décisions elles-mêmes sans portée autre que celle triviale de favoriser A dans sa carrière). Que puis-je faire ? disent-ils à tour de rôle (non pas que penser autrement et faire autre chose leur vint à l’esprit). J’exécute et essaie d’expliquer à B qu’il est victime du choix favorisant A (bien que la décision formelle fût du ressort du brillant « haut fonctionnaire » de l’ONU en question et non du Roi ou du Président mentionnés !). La prochaine fois j’essayerai de compenser etc. Autrement dit non pas cynisme de prince décadent, mais veulerie et étal de veulerie de laquais. Pas même suffisamment de coffre pour être arrogant, comme l’est un diplômé britannique d’intelligence moyenne. Plat, tout à fait plat, trivial. Souvent atroce laideur également de ces personnages. Pas celle que la nature distribue au hasard. Une laideur physique commandée par celle de l’âme de l’individu, pourrait- on dire. Une laideur donc épouvantable. Le pauvre Lumbroso cherchait en vain à identifier les caractères du « criminel né ». Ici il s’agit d’un type beaucoup moins noble, celui de la petite crapule, un mélange de crétinisme et de lâcheté parfaite. Cheveux gominés d’un marocain ouvrant sa grande gueule pour redoubler de violence verbale contre « l’Occident » tandis qu’il s’aplatit devant ses laquais locaux. Goinfrerie d’un camerounais, fier de sa « king size ». Affaissement ventripotent flasque d’un congolais, acompagnée de whisky mal supporté et d’un regard inapte à saisir des idées dès lors qu’elles dépassent la phrase « combien il paye ». Inutile de placer des noms derrière ces portraits, tant ils sont reconnaissables dès la première rencontre.
Le malheur est que, derrière ces personnages - les « amis » des Américains et de beaucoup de ceux qui dans les autres pays de l’Occident en acceptent la stratégie - se profilaient - et se profilent toujours - des cohortes « d’experts » et même parfois des « intellectuels ». Pas suffisamment forts pour s’imposer comme « irremplaçables » (bien que le qualificatif soit douteux, et que, comme le disait de Gaule : « les cimetières sont remplis de gens irremplaçables »). Pas suffisamment courageux pour ne pas succomber à la tentation de « faire carrière ». Ce choix fait, la déchéance progressive devient fatale. Quelques-uns sombrent même dans l’alcoolisme, sans doute pour noyer leurs remords.
J’ai voulu ici simplement brosser le tableau du cadre humain dans lequel la bataille de l’IDEP et bien d’autres ont été conduites à l’époque.