CHAPITRE III
LE CAIRE : 1957 - 1960
Je rentrais donc en Egypte en septembre 1957, et Isabelle m’y a rejoint deux mois plus tard. Dès octobre j’allais au Caire pour être interviewé par l’administration qui sera mon employeur. Interview positif et engagement à partir de janvier 1958. Retour à Port Saïd pour quelques vacances j’y suis frappé par une étrange maladie qui présentait les mêmes symptômes que ceux de la goutte : doigts de pieds enflés et rouges, mal au point de ne pouvoir marcher. Curieux, comment pourrais-je avoir la goutte si jeune ? Les médecins - mes parents et des collègues - n’y comprennent rien. Serait-ce dû aux excès alimentaires de notre ballade à travers le Sud ouest de la France ? Il est vrai qu’excès il y avait eu. Isabelle avait retrouvé en Dordogne parents et amis, dont l’une avec qui elle avait été en classe, établie restauratrice à Lalinde, grosse à souhait; et chez elle on avait fait bombance. Reda et Nadra qui étaient de la partie - plus gourmands qu’eux c’est difficile - poussaient à la consommation des foies gras et des confits de canard et d’oie. Mais quand même, est-ce suffisant pour donner la goutte ? Le mystère n’a pas été éclairci à l’époque, fort heureusement le mal est passé en un mois environ. Mais six ans plus tard, à Bamako, répétition de la même affaire, sans abus alimentaires préalables. Le mystère a alors été éclairci par un médecin yougoslave Abramovic, voisin et ami à Koulouba, psychiatre reconverti à beaucoup de choses, d’un tempéramment de curiosité scientifique. Tu reviens d’Ethiopie ? Oui. Alors il y a une maladie rare et curieuse transmise par l’eau du Nil, que tu as attrapée dans les deux pays riverains du fleuve dont on ne boit que l’eau; çà s’appelle les « shiga ». Traitement efficace, symptômes disparus en huit jours.
La Mouassassa Iqtisadia
L’année 1957 avait été celle du grand chambardement en Egypte, suite à l’échec de l’agression tripartite. Les capitaux britanniques, français et belges, dominants dans les secteurs industriels et modernes de l’économie, avaient été placés sous séquestre. Qu’allait-on en faire ? Deux thèses divisaient le groupe dirigeant des officiers libres : les « égyptianiser » c’est à dire en transférer la propriété, avec ou sans paiement réel, au grand capital égyptien privé, qui en fait avait souvent été plus associé que concurrent du capital étranger (le groupe Misr en particulier), ou bien les nationaliser pour créer un secteur public qui permettrait par son importance d’amorcer la planification d’un développement accéléré ? Finalement, Nasser penchant pour la seconde solution, celle-ci fut retenue, avec quelques concessions de forme à la première - en associant ici et là, marginalement, le privé égyptien au nouveau secteur d’Etat. Mais comment allait-on concevoir la gestion de ces entreprises et la planification de leur développement ? Ismaïl Abdallah fut alors chargé d’une mission d’information sur le sujet. Il était connu, par les dirigeants du pays, comme économiste marxiste, et d’autant plus connu que, communiste, il avait été jeté en prison en 1954 et n’en était sorti qu’en 1956 (les Mémoires de Bouli fournissent tous les détails à ce sujet). Il était respecté pour son intelligence et son sens national.
Ismaïl a fait la meilleure proposition qui puisse être, à mon avis. Le danger était que la direction des entreprises nationales ne soit distribuée à des clients politiques - officiers en particulier - n’ayant que peu de comptes à rendre, dépendants formellement de différents ministères. A l’incompétence dans la gestion s’ajouterait l’émiettement du contrôle. Ismaïl proposa donc de créer une institution d’Etat autonome, sur le modèle de l’IRI italienne, une sorte de holding d’Etat qui choisirait les administrateurs des sociétés et donnerait les grandes orientations de gestion et de développement. L’institution fut créée en 1957, et appelé la Mouassassa Iqtisadia (l’Institution économique). Son Président ne pouvait être qu’un officier de l’entourage de Nasser. Fort heureusement celui qui fut choisi - Hassan Ibrahim, officier de l’Air - était le moins nocif. Peu porté au travail, mais davantage aux honneurs, il était heureux de pantoufler - bien qu’encore jeune ! - sans tenter de se mêler des affaires de l’institution. La direction effective de celle-ci était confiée à un directeur général - Sedki Soliman - ingénieur de formation. Gros travailleur, bien organisé, il avait de bonnes qualités pour la fonction. Il devait d’ailleurs en donner la preuve plus tard en qualité de Ministre du Haut Barrage, dont il dirigea les travaux - pharaoniques - avec exactitude et sans corruption. Mais Sedki Soliman avait aussi ses limites, c’était un vrai technocrate, sans culture économique autre que pragmatique, et surtout sans vision politique - patriote nationaliste populiste mais rien de plus. Ismaïl, qui avait conçu le projet, fut nommé directeur, chargé d’orienter les décisions économiques de l’institution. Communiste, il ne pouvait être placé plus haut. Mais c’était déjà bien. Doté d’une forte personnalité, capable d’argumenter, il pouvait - et devait pendant l’année 1958 où il exerça ses fonctions - influer réellement sur les décisions principales. Ismaïl cherchait donc une équipe pour l’y aider et avait évidemment pensé à moi dès le départ. C’est ainsi qu’il me fit interviewer et recruter par Sedki Soliman.
La Mouassassa n’était pas une bureaucratie gigantesque. Il fallait éviter ce défaut, bien égyptien. Elle s’installa donc au dernier étage de la Banque d’Alexandrie - ex Barclays Bank nationalisée - rue Kasr el Nil, au centre de la ville. Une distance que j’aurais pu faire à pied de mon domicile de Bab el Louk; mais je prenais toujours ma grosse et vieille Ford noire. La petite équipe qui occupait le bureau attenant à celui d’Ismaïl était composée de cinq personnes dont, outre moi même, Sobhi el Etrebi (qui a terminé sa carrière en sous secrétaire d’Etat) et Yousry Ali Moustapha, qui avait fait son doctorat d’économie en même temps que moi, et est devenu beaucoup plus tard, dans le gouvernement Sadate - Atef Sedki, ministre de l’Economie (je l’ai revu dans son bureau prestigieux de la rue Adli dans les années 1980).
Nous étions collectivement chargés de faire deux choses. D’une part préparer un « bulletin hebdomadaire » (Nashra) qui, en proposant des analyses des problèmes des entreprises, de leur gestion et de leur développement souhaité, en présentant les décisions et en les discutant, aurait avant tout une fonction éducatrice pour les cadres égyptiens, souvent sans expérience dans ces domaines nouveaux pour eux jusque là. D’autre part évidemment étudier plus en profondeur les problèmes de l’économie des secteurs intéressés par nos entreprises. Je m’attachais plus particulièrement à cette seconde série de tâches tandis que Sobhi assurait l’essentiel de la rédaction du Bulletin.
A la Mouassassa je m’occupais donc de différents dossiers et, étant dans le service de la recherche, décidais d’analyser de près chacun des grands secteurs de l’économie moderne égyptienne - coton et textiles, industries alimentaires, matériaux de construction, chimie, mines, sidérurgie et mécanique, banques et assurances, transports etc... - de retracer leur histoire, d’analyser leurs problèmes et de voir quelles pourraient être les perspectives de leur développement. J’ai laissé sur place cette masse de dossiers qui pourra servir à ceux des étudiants intéressés par le passé du pays et l’expérience nassérienne. J’étudiais aussi le dossier du Haut-Barrage et je peux témoigner ici que bien des problèmes apparus par la suite, lorsque le barrage a été mis en fonction, que les terres nouvelles ont été conquises sur les sables (mais pas drainées suffisamment comme prévu, faute de moyens), étaient parfaitement connus des excellents techniciens égyptiens qui avaient travaillé à ce projet gigantesque sans lequel, il faut le dire, l’Egypte - avec aujourd’hui (en 2014) plus de 80 millions d’habitants - n’aurait pas pu faire face comme elle l’a fait, sans problèmes, à la sécheresse qui a frappé le continent africain dans les années suivantes. Le discours mis à la mode par les Américains jaloux que le refus de la Banque Mondiale de financer le projet (la banque avait reçu favorablement le projet mais croyait pouvoir imposer à l’Egypte à cette occasion des conditions purement politiques - pas d’armes tchèques !) n’ait pas porté de fruits (la construction avec l’aide soviétique a coûté beaucoup moins cher que ne le prévoyait le plan antérieur de la Banque), discours malheureux repris à la légère par de nombreux écologistes de notre époque, ignore que l’eau est en Egypte le facteur sans lequel la vie est simplement impossible. Mes fonctions m’amenaient à suivre de près la manière dont le nouveau secteur public était géré, à suivre les discussions et les décisions des conseils d’administration des entreprises. J’y ai beaucoup appris. Je voyais concrètement comment se constituait la « nouvelle classe », comment les intérêts privés de beaucoup de ces messieurs (il n’y avait que peu de dames dans le lot) commandaient trop de décisions, comment les représentants des travailleurs (une innovation du nassérisme, excellente dans le principe) étaient marginalisés, dupés... ou achetés.
Durant toute l’année 1958 Ismaïl assumait la direction de ces travaux avec beaucoup d’habileté. Il en fallait. Car la bureaucratie de l’Etat égyptien, toujours pharaonique, était traversée de toutes sortes de contradictions et de conflits, les uns, nobles, traduisant des visions politiques différentes, les autres, plus vulgaires, le heurt d’intérêts d’individus et de clans. En gros il y avait quatre centres de décision qui se disputaient plus qu’ils ne se partageaient l’orientation du développement du pays : la Mouassassa, le Ministère de la Planification, le Ministère des Finances dont dépendait la Banque Centrale, la Banque industrielle.
On ne pouvait pas, à la Mouassassa, se contenter de gérer le secteur public au jour le jour. On était donc contraint de planifier son développement. Mais n’était-ce pas là la tâche que le nouveau Ministère du Plan aurait dû assumer ? Or il ne l’assumait pas. Ses techniciens, souvent individuellement des personnes de qualité, - comme Nazih Deif, mon interlocuteur, l’était - avaient été mis (ou s’étaient mis d’eux mêmes) sur les rails de la « modélisation » de la croissance. Je ne suis pas hostile par principe à l’usage de modèles bien sûr. Il en faut pour tester la cohérence des politiques sectorielles et partielles. Mais le modèle doit venir après, non avant. Après que le contenu social et politique des objectifs ait été défini. Les technocrates croient souvent pouvoir fuir la responsabilité politique par l’illusion que les modèles permettent de faire des choix dont la rationalité pourrait être supra politique, supra sociale. Charles Prou, qui travaillait à Paris au SEEF, le brain trust du Plan français, dirigé par Claude Gruson, venu en mission au Caire, partageait mon point de vue. Ensemble nous avions tenté de convaincre Deif, en vain. Le Plan donc ne nous génait pas, mais il était une référence inutile.
Il restait que le développement du secteur public contrôlé par la Mouassassa avait besoin de moyens financiers. Or ici nous nous heurtions à l’obstacle de la dualité des visions des Finances et de la Banque industrielle. Le Ministère des Finances, institution aussi ancienne que l’Egypte, avait des habitudes qu’il était pratiquement impossible de lui faire changer. Le Trésor avait toujours financé l’irrigation et, depuis le XIXe siècle, les chemins de fer, puis, depuis la crise des années 1930 qui avait menacé de faillite trop de grands propriétaires fonciers, le Crédit Foncier qui avait pris le relais des banques auprès desquelles ces propriétaires s’étaient endettés, enfin, depuis la guerre, le Crédit agricole (qui faisait les avances de campagne aux petits exploitants) et un certain nombre de caisses - dispersées - qui géraient des fonds de compensation, chaque fois créées ad hoc, pour limiter les dégats de l’inflation. Dans tous ces domaines, impossible de faire sortir le Trésor de ses habitudes, gérées par des services séparés sans communication entre eux, entraînant pas mal de gaspillages ou d’absurdités. De plus le Trésor n’avait jamais pensé financer l’industrie qui, au demeurant ne le lui avait jamais demandé, se contentant d’asseoir sa rentabilité par la protection tarifaire et l’octroi des marchés publics, renforçant la position monopoliste des entreprises.
La Banque centrale, dont les fonctions étaient assumées alors par la National Bank tout juste nationalisée, était - nature oblige - conservatrice au maximum. Chargé d’assurer la stabilité de la monnaie (c’est déjà pas si mal - elle le faisait bien) mais rien à faire pour aller au delà. J’étudiais donc ce fatras des finances publiques égyptiennes - passionant travail qui m’a amené plus tard à savoir lire vite dans les fatras non moins désordonnés des comptes du Trésor au Mali, au Ghana (du temps de Rawlings), au Congo (du temps de Noumazalaye), et à Madagascar (du temps de Ratsiraka). J’y avais découvert qu’il y avait un compte riche de moyens inemployés, celui des Wakfs publics (biens de main morte) nationalisés récemment (les Wakfs privés avaient été abrogés par le régime républicain). Pourquoi ne pas mobiliser ces moyens pour l’industrialisation? Echec de nos propositions (Ismaïl avait défendu le dossier) pour une raison simple : c’était l’armée qui tapait dans ces caisses ! pas exclusivement pour acheter des armes, également pour construire des logements pour les officiers. Il ne restait plus que la banque industrielle, création du régime, contrôlée en principe par le nouveau Ministère de l’industrie (indépendant des Finances). Notre fidèle ami, communiste lui aussi, Hassan Abdel Razek, était l’économiste en chef de la Banque. Nous discutions souvent de tel ou tel projet, nous parvenions souvent à la même conclusion - pas toujours, mais c’est normal - mais nous n’étions pas capables de faire donner une suite à nos propositions. Au Ministère de l’industrie, qui détenait la décision en dernier ressort, des « clans » (shilal en égyptien, terme bien connu de tous ceux qui savent ce que sont les habitudes ancestrales de la gestion du pays) - d’officiers et d’autres, plus ou moins corrompus, peu compétents ou têtus pour une raison quelconque - faisaient la pluie et le beau temps. C’était eux qui « planifiaient » la réalité, en vérité dans le désordre total qui est le contraire du concept même de planification.
Je raconte un peu dans le détail toute cette histoire, dont j’ai publié récemment en Egypte les détails dans un interview accordé à Malak Labib, parce que je constate que les livres qui parlent de l’époque ne le font pas. Ils substituent à la réalité un discours abstrait et général sur la planification de l’époque nassérienne, comme si celle-ci avait été la mise en oeuvre raisonnée des déclarations publiques et des textes la concernant. Comme si donc son « échec » tenait à son principe théorique !
L’année 1958 et plus encore 1959, furent dures. Comme je le dirai plus loin, la lune de miel entre les communistes et le régime, à la suite de la nationalisation de Suez en 1956, fut de courte durée. Les critiques adressées par les communistes à l’endroit de la vision bureaucratique antidémocratique de l’unité égypto-syrienne n’étaient pas acceptées. Le 1er janvier 1959 la police arrêtait par milliers les communistes. J’échappais à cette première liste, mais Ismaïl en était. Nous n’avions donc plus de directeur, le poste resta vacant au moins toute l’année 1959. Je n’avais d’ailleurs plus « le coeur à l’ouvrage » comme on dit, mais je décidais de ne pas chômer. Je poursuivais donc avec la même intensité mes recherches et mes études pour ma propre meilleure connaissance de la réalité économique égyptienne. L’Egypte nassérienne, publié un peu plus tard (en 1963) sous le pseudonyme de Hassan Riad (mon nom de clandestinité) doit beaucoup de sa matière à celle que je réunissais alors. Je portais un jugement sévère à l’égard du nassérisme, sur lequel je reviendrai.
Parallèlement je mettais le pied dans l’étrier de l’enseignement. L’Institut des Hautes Etudes de la Ligue Arabe m’avait sollicité pour faire un cours d’économie spécialisée. J’ai donc utilisé le matériel qui j’avais réuni pour donner mon cours sur les « flux financiers ». Publié la même année par l’Institut de la Ligue, l’ouvrage que j’écrivais à partir du cours proposait le premier TOF (Tableau des Opérations Financières) qui ait été dressé en Egypte. La technique de l’opération était nouvelle, et c’est Charles Prou qui me l’avait apprise au cours de sa mission. Nous étions bien en avance sur beaucoup d’autre et la Banque Mondiale à l’époque ignorait cette dimension de l’analyse macro économique ! Cependant l’instrument n’était, en Egypte, d’aucun usage pour le type de « planification » que j’ai décrit plus haut, bien entendu.
Le cours que je faisais était difficile, nouveau et il n’y avait pour les étudiants (doctoratifs) aucune lecture de référence possible en arabe, fort peu en anglais, un peu plus en français, dans les documents du SEEF de Paris; les étudiants avaient de toute façon de la difficulté à lire l’anglais et ignoraient le français. Quoi faire ? Je dictais le cours et fournissais une sorte de polycop, à partir duquel j’ai écrit le livre. A l’examen je donnais deux questions, l’une « normale », qui permettrait de découvrir ceux qui avaient plus ou moins compris le sujet, et l’autre « question de cours bateau » (pratiquement le titre d’une section) pour sauver de la débacle ceux qui avaient travaillé mais ne maîtrisaient pas la matière. Un de mes étudiants sortait d’El Azhar et, choisissant la question de cours, me remettait une copie texto, mot pour mot, mais avec ici et là des blancs (pointillés, parfois accompagnés par « ici il manque 8 mots ou 2 lignes... »!). Quelle note ? Un pour ne pas mettre zéro. L’étudiant, venu me voir, m’accusa d’injustice et prétendit qu’il méritait 16,73 sur 20 (je ne me souviens pas du chiffre mais il avait cet ordre de précision). Comment êtes-vous parvenu à tant de précision dans votre estimation ? je n’ai jamais pu le faire. Très simple : j’ai placé 83,65 % des mots justes et dans l’ordre. Impossible de lui faire entendre que c’était là la preuve même qu’il n’avait aucun souci de comprendre le sujet. Je ne sais pas ce qu’est devenu ce personnage. Mais je ne serais pas étonné qu’il soit aujourd’hui un défenseur de cette fameuse « spécificité » et « authenticité » mis à la mode par l’islamisme. L’Azhar n’a pas changé depuis; mais on le prend au sérieux (ce qui aurait fait rire les Egyptiens de la génération de mon père). Des « docteurs » en toutes choses sont formés dans cet esprit et produisent des ouvrages incroyablement stupides qu’on prend au sérieux (ou fait semblant de prendre au sérieux), qu’on « discute » dans des colloques où d’autres universitaires viennent écouter silencieusement et commenter avec respect. Tel est la « spécificité » en question! Elle aurait fait dresser les cheveux sur la tête d’un rationaliste du XIIe siècle !
La vie quotidienne
Je ne chercherai pas plus à décrire Le Caire que je ne l’ai fait pour Paris. J’aime également cette ville grandiose et chaleureuse, la seule ville au monde où l’on trouve la marque des siècles successifs depuis l’antiquité. Les Egyptiens ne détruisent jamais, ils attendent que ça tombe tout seul. Cela arrive avec les immeubles modernes, plus rarement avec ceux des temps anciens ! Les Egyptiens conservent. Pauvres, ils entassent - sur leurs toits des vieux vélos ou que sais-je, tout - on ne sait jamais, ça pourrait servir un jour.
Le Caire n’avait à l’époque que deux millions d’habitants. L’agglomération en a quinze aujourd’hui. Il y avait encore des quartiers beaux et propres, des palais somptueux, des avenues bordées de flamboyants. Le centre ville, construit par les Khédives du XIXe siècle, était de « goût parisien », le leur et celui de l’aristocratie égyptienne : immeubles sobres, gris même style et même hauteur. Pas le goût clinquant de la fausse Méditerranée avec ses villas hétéroclites, ni celui des buildings modernes de trente étages distribués au hasard de la spéculation foncière, entourés de petites maisons délabrées... Mais, malgré la déchéance urbanistique que la nouvelle classe a imposée, la ville reste - grâce à son peuple moqueur et chaleureux - attachante. J’en connais bien aussi les coins et recoins. Du moins ceux de l’époque. Car la ville s’est évidemment étendue. Entre la ville propre et ses banlieues s’étendaient vers le Sud (Méadi) et l’Ouest (la route des Pyramides qui méritait son nom) des champs verdoyants peuplés de paisibles gamousses, ou, vers le Nord est (Héliopolis), le désert. Il n’y a plus là que des quartiers bâtis ou squatterisés. Mais la ville s’est surtout densifiée : superficie double ou triple, population multipliée par sept. Les vieux quartiers petits bourgeois anciens (El Hussein) ou du début du siècle (Abbassieh, Choubra), ou ouvriers (Boulaq) sont uniformément taudifiés. Des surfaces gigantesques (à Embaba) sont occupées par des bidonvilles « modernes » etc... Isabelle et moi cherchions un appartement au centre ville. Comme toujours nous sommes des urbains et non des banlieusards. On le trouva à Bab el Louk, dans l’immeuble Anwar Wagdy, du nom de son propriétaire, un acteur de cinéma qui fut illustre et qui comme beaucoup de riches avait investi dans l’immobilier de rapport, rue Mazloum, face à la Mosquée Tcherkesse. Un bel immeuble pour l’époque, bien que comme toujours en Egypte peu entretenu et donc, aujourd’hui, dégradé à l’extrême. Un appartement moyen, petit pour l’Egypte, grand à Paris - trois pièces. Nous avions la chance que nos voisins de palier soient nos amis le psychanalyste Moustapha Safouan, aujourd’hui parisien, et sa femme Nimet, avec leurs enfants. Moustapha a l’habitude (à psychanalyser ?) de ne jamais habiter la ville où il travaille. Il habitait Le Caire et travaillait donc à Alexandrie; quand il est venu en France il s’est installé à Strasbourg pour travailler à Paris, puis, ayant déménagé à Paris, est allé travailler à Strasbourg. Nous passions souvent des soirées fort agréables les uns chez les autres.
Mon salaire pourrait faire sourire; il s’élevait à 35 livres, ce qui n’était pas un petit salaire en Egypte pour l’époque. Il est vrai que le coût de la vie était ajusté à ces montants : 4 livres de loyer, un déjeuner de fouls (féves) si on voulait dans un restaurant populaire mais propre au pied de l’immeuble, « fouls spéciales avec bastarma, huile d’olive et oignons » - de quoi rassasier - pour une piastre et demi (15 centimes) etc. Mais ce n’était quand même pas beaucoup. Isabelle évidemment travaillait elle aussi. Elle était institutrice au Lycée franco-égyptien de Méadi. Les anciens Lycées français avaient été nationalisés en 1956 et transformés en Lycées franco- égyptiens. Isabelle ne bénéficiait donc que d’un contrat local (salaire égyptien), les relations avec la France - et donc la Mission laïque - n’ayant pa été rétablies. Elle partait de bon matin, prenait le bus et revenait l’après midi. Bus surchargé, étouffant l’été, glacial l’hiver. A Méadi fort heureusement elle se fit au lycée une très bonne amie, Zeinab Ezzet, institutrice comme elle, et Isabelle déjeunait chez elle. Nous sommes devenus des amis véritablement intimes de la famille, de l’aîné des fils,Tarek, qu’Isabelle a vu grandir, plus tard du fils cadet, Ziad et de son épouse Hiba. D’autres amis au Lycée - Melle Politi, André Ghali, la directrice - créaient une atmosphère sympathique dans l’école. Mais le travail et surtout le déplacement étaient fort pénibles. Isabelle est courageuse.
Malgré l’anxiété qui accompagne toujours la vie des militants de la clandestinité, nous étions joyeux et nous rencontrions souvent, les uns chez les autres, en groupes d’amis qui le sont tous restés dans ma mémoire lorsque les circonstances nous ont séparés, ou dans la continuité: Amina Rachid, Mohamed et Zeinab Ezzet, Mohamed Shawarby et sa femme Jacqueline Maqar, Ismaïl, Bouli et Inji, nos voisins les Safouan. Reda et Nadra étaient encore en France. Ma soeur, qui avait épousé un Allemand qui travaillait au Goethe Institut, vivait au Caire, dans un appartement d’un immeuble neuf de Zamalek. Mais elle avait son monde, nous le nôtre, passablement différents.
Quelques ballades, pas suffisamment à notre goût. Toujours avec la Ford noire. Une fois le long de la côte de la Mer Rouge, nous sommes allés visiter les puits de pétrole. L’ingénieur fou qui nous y avait accueillis tenait à nous faire approcher au plus près des gaz enflammés au point qu’on a failli y laisser la peau. Isabelle, n’hésitant pas à se jeter hors de la voiture, lui fit arrêter son cirque. Une autre fois ou deux à Alexandrie où on allait, l’hiver, voir enfin la pluie - si rare au Caire (deux fois un jour certaines années). Mais le plus souvent à Port Saïd retrouver mes parents. On allongeait un peu le voyage en prenant la route du delta, via Belbeis et Tell El Kébir. A Port Saïd on retrouvait, outre les parents, les vieux amis - Awatef et son mari Salah - ou de nouveaux - le consul soviétique Chikov qui habitait le rez de chaussée de notre maison. Un homme très sympathique et, quoiqu’on pense de la société soviétique, probablement sincèrement communiste. Je ne sais ce qu’il est devenu, s’il est encore en vie. Mais je serais surpris qu’il ne soit pas resté fidèle à ses convictions. Chikov, comme beaucoup de Russes sinon tous, buvait facilement. Il montait chez nous avec bouteilles de vodka et caviar. Conversations diverses et amusantes, accompagnées de « cul-secs » des petits verres de vodka avec une fréquence accélérée. Ma grand-mère, que cela amusait beaucoup, vidait ses verres dans un pot de fleur près de son fauteuil de la véranda. Les fleurs en souffraient sans doute. Mais aussi de temps en temps des discussions plus sérieuses. Je lui disais ce que je pensais de la situation en Egypte, pas des secrets d’Etat (je n’en connaissais d’ailleurs point je pense), mais des analyses. Il écoutait attentivement mais ne répondait guère.
L’année 1959 fut celle des vagues successives d’arrestations. Le groupe du parti auquel j’appartenais était dirigé par Fawzy Mansour et mon amitié avec lui remonte à ces moments difficiles, qui permettent de mesurer la véritable qualité des individus. Inutile de dire que Fawzy était - et reste - le prototype de la droiture et du courage. Inji était passée dans la clandestinité et se cachait à Choubra. Déguisement parfait. On se réunissait chez elle. Elle a été dénoncée par l’un des participants à ces réunions, dont - je dois dire que j’ai quelque flair - la « tête ne me revenait pas ». Il me paraissait avoir le faciès d’un lâche. Et c’est probablement la raison de sa trahison. Avec Fawzy nous avions adopté les règles de la clandestinité. Deux rendez-vous successifs, le second étant dit « de réserve ». Premier rendez-vous : je (ou il) passe à telle heure précise (pas question de n’avoir pas de montre exacte) à tel endroit. Si l’un de nous se sent suivi, ou même peu sûr de ne pas l’être (il y a des techniques pour cela), il ne va pas au rendez-vous. Il vient à celui de « réserve ». En novembre pas de Fawzy à deux rendez vous successifs. Déduction : probabilité très forte qu’il ait été arrêté. Il l’avait été. La décision avait été prise juste avant que dans ce cas je chercherais à m’arranger pour quitter l’Egypte. Je le décidais donc, en accord avec le parti.
Fort heureusement Charles Prou, qui était venu en mission, avait discuté avec moi et avait compris à demi-mots les risques de notre choix, m’envoyait une invitation pour un stage de formation au SEEF, signée par Claude Gruson, directeur de cet organisme. Il me fallait un visa de sortie. La chance a voulu que l’officier de police qui était chargé de ce genre de dossiers - Taha Rabie - et devait procéder à mon arrestation avait une fille qui, enfant, avait été sauvée de la mort par ma mère. Taha a pensé qu’il fallait rembourser. Il a sans doute enfermé l’ordre d’arrestation dans son bureau, fermé à clé et s’est contenté de me dire : j’ai à faire dehors toute la journée et reviendrai ce soir au courrier. J’avais compris. Une demi-heure après la Ford démarrait, deux heures plus tard j’étais à Port Saïd et une heure après mon père avait dégoté un capitaine de cargo dont le navire était en partance pour m’y embarquer. C’était début janvier 1960. Plus vite que l’avion. Isabelle restait au Caire jusqu’au terme de son contrat; elle me rejoindra en juillet, l’année scolaire terminée. Elle a passé une partie de cette période chez Zeinab, à Méadi. A Port Saïd je voyais au visage de mon père, terriblement anxieux, combien il avait pu souffrir durant cette année terrible. Je n’allais plus le revoir, il est mort subitement en octobre 1960 d’un infarctus.
Le communisme égyptien
Lorsque je partais pour Paris en 1947 j’ignorais encore tout des organisations communistes égyptiennes et de leur histoire. J’appris celle-ci en rencontrant quelques uns des membres de Hadeto expulsés d’Egypte et repliés en France depuis 1947 ou 1948, en particulier Youssef Hazan, sa soeur Mimi, André Bereci et quelques autres sans doute. J’entendais également rapidement un autre son de cloche, des points de vue critiques de Hadeto venant d’Ismaïl, de Moustafa Safouan, de Raymond Aghion, que je rencontrais à l’occasion de la publication de Moyen orient dont j’ai parlé plus haut. Progressivement je penchais en faveur de la critique de Hadeto et lorsque l’idée de la création d’un nouveau parti, le PCE qui sera connu sous le nom de son journal, Rayat el Chaab (l’Etendard du Peuple) fut suggérée, je m’y ralliais. J’adhérais formellement au PCE en Egypte en 1952 et, comme je l’ai déjà dit, ai rempli quelques fonctions au service du PCE entre 1952-1957, à Paris. Je recevais des rapports du PCE faisant l’analyse de la situation, que je traduisais en français pour les transmettre au PCF et au PC Italien, via Raymond Aghion généralement. Fouad Moursi, de passage à Paris (je ne sais plus exactement à quelle date) me laissa une pile de documents du PCE et de Hadeto et me chargea de faire un rapport en en comparant le contenu d’un point de vue critique qui pourrait être le nôtre, celui du PCE. Ce que je fis, sur un ton fort polémique, qui plut à Fouad. Ce rapport a donc été d’une certaine manière fait sien par la direction du PCE. J’ai mis tous ces documents, ceux d’origine (les journaux et tracts du PCE et de Hadeto) et les rapports du PCE, à la disposition de notre comité d’anciens du Caire et en ai envoyé une copie à l’Institut d’Amsterdan qui collationne tout ce qui intéresse l’histoire des mouvements ouvriers et socialistes du monde entier. Comme je l’ai écrit plus haut j’ai pris le soin de publier récemment ces documents en arabe et en français, avec mes commentaires.
J’ai connu par la suite beaucoup de ces anciens militants du communisme égyptien; et beaucoup de ceux qui sont encore en vie se retrouvent au sein du Tagamou (le Parti de la gauche égyptienne, présidé par Khaled Mohi el Dine et dont le secrétaire général est Rifaat el Saïd). L’histoire du communisme égyptien a été depuis l’objet de nombreuses publications : celles de Rifaat el Saïd (lui même ex Hadeto), les mémoires publiés par un certain nombre d’anciens (comme Cherif Hettata, Didar-Fawzy, et d’autres), des interviews et enregistrements de souvenirs. Mais cette histoire reste à écrire, à mon avis. Non pas seulement parce que la plupart de ces témoignages demeurent partisans et biaisés, parfois outrageusement, par les appartenances d’origine des protagonistes - ce qui reste humainement tout à fait compréhensible et même doit être accepté - mais surtout parce qu’ils ne prennent pas le soin de relire cette histoire avec esprit critique (et donc aussi autocritique), et avec le bénéfice du temps écoulé depuis, de faire des analyses systématiques et froides des visions et des stratégies explicites ou implicites des uns et des autres, tant concernant la société égyptienne que celle de l’URSS. Je suis frappé par exemple de voir que presque rien n’apparaît dans ces témoignages concernant la société soviétique : l’URSS est le paradis lointain du socialisme et on ne s’intéresse pas à ses problèmes. Encore moins concernant la Chine et le maoïsme, pratiquement ignorés. Je constate que la « lettre en vingt cinq points » adressée par le PC chinois à celui de l’URSS (1963), que les débats qui ont accompagné la formulation des stratégies maoïstes de la « théorie des trois mondes », résumés - très à la chinoise - par la formule « les Etats veulent l’indépendance, les nations la libération, les peuples la révolution » invitant à articuler les questions du pouvoir, de la culture et de la lutte des classes d’une manière novatrice, que ceux qui ont préparé la révolution culturelle (« la bourgeoisie n’est pas hors du Parti, elle est dans lui »), sont demeurés pratiquement inconnus des communistes égyptiens et arabes, et, quand ils sont vaguement connus, ne le sont qu’à travers les déformations - quand ce n’est pas les affabulations ou les falsifications - de la propagande soviétique.
Je n’ai ici ni l’intention de bâcler l’écriture de cette histoire, qui, je l’espère sera l’objet d’un travail sérieux plus tard (la meilleure solution serait qu’un bon collectif s’en charge), ni celle de poursuivre les polémiques du passé, bien qu’un certain nombre d’anciens n’imaginent pas d’en sortir. Au demeurant je préciserai que je tiens pour glorieuse cette histoire dans son ensemble et que ses protagonistes ont été - dans leur très grande majorité - les meilleurs des enfants de l’Egypte, les plus sensibles à ses drames, les plus courageux dans l’action pour y faire face. Ces qualités n’excluent pas qu’ils aient pu avoir tort - ceux-ci, ceux-là ou même tous, c’est à dire le mouvement dans son ensemble. Ou tout au moins avoir des opinions aujourd’hui qui tiennent compte de ce que le développement historique a produit.
Je me contenterai donc, dans les lignes qui suivent, d’aborder les grandes questions auxquelles le mouvement communiste a été confronté (la question palestinienne, celle de l’unité arabe, celle de ses rapports au projet nassérien) pour donner l’opinion que je me fais aujourd’hui des réponses qu’il y apportait et surtout de leurs limites, voire béances.
La question palestinienne
La question palestinienne avait toujours été pour nous une préoccupation majeure. L’attitude prise en décembre 1947 par l’URSS en faveur du partage de la Palestine, et l’adhésion de tous les partis communistes de l’époque, y compris dans le monde arabe, en faveur de cette solution ont été l’objet non seulement de discussions animées et de conflits, mais également par la suite d’autocritiques des uns ou des autres, sincères sans doute, mais que je ne trouve pas toujours justifiées. La IIIe Internationale et les mouvements communistes égyptiens et arabes ont toujours condamné à juste titre le sionisme, dont ils voyaient l’expression d’un projet non seulement nationaliste et raciste mais encore appelé à créer une colonie de peuplement niant le droit à l’existence même des « indigènes » palestiniens. Le mouvement communiste égyptien a le droit aujourd’hui d’être fier d’avoir soutenu, dès les années 1940, le courant anti-sioniste chez les Juifs progressistes d’Egypte. Il n’y a donc aucune autocritique à faire sur ces plans, à mon avis, même si avec habileté, la propagande sioniste s’applique à confondre antisionisme et antisémitisme.
La question du partage de la Palestine mérite par contre qu’on regarde l’affaire de plus près. Mais, sur ce sujet, il est bon de rappeler (car on s’est appliqué à l’oublier dans les polémiques sur le sujet) que l’Union soviétique et les forces démocratiques arabes, palestiniennes et égyptiennes ont d’abord soutenu l’indépendance d’un Etat palestinien unifié, laïc et ouvert à tous les habitants du pays, y compris les immigrés juifs de fraîche date, ce qui était déjà une concession non négligeable. Le sionisme a toujours refusé cette solution et, soutenu par la puissance mandataire qui lui a permis de s’armer et de constituer un « Etat dans l’Etat » tandis qu’elle désarmait le mouvement palestinien de libération, créé une situation de fait accompli au profit du projet sioniste expansionniste. On peut discuter si, dans ces conditions, l’adoption d’un plan de partage était tactiquement le meilleur (ou le pire) moyen de « limiter les dégâts ». J’observe que la résolution par laquelle l’ONU a adopté ce plan avait été soutenue par tous les pays occidentaux et ceux du monde socialiste de l’époque, mais rejetée par tous les pays africains et asiatiques alors membres de l’organisation. Peut-être du côté soviétique quelques raisons tactiques générales ont- elles pesé dans le sens du ralliement au plan de partage : l’URSS était alors encore terriblement isolée et cherchait désespérément à briser le monopole nucléaire des Etats Unis. Le ralliement des communistes égyptiens à cette tactique était peut-être discutable, mais il me paraît que « l’autocritique » ultérieure, unilatérale, a sous-estimé la complexité de la situation en 1947-1948 et a été de ce fait trop tranchée.
Avec le recul du temps, et les résultats catastrophiques des stratégies mises en œuvre par les pays arabes, on est en droit de se demander si l’acceptation du plan de partage de 1947 n’aurait pas constitué la meilleure solution. Je le crois. On me répond que si les Arabes l’avaient accepté les sionistes n’en auraient pas tenu compte et se seraient lancé dans la conquête de territoires au- delà des frontières accordées par le plan. C’est possible et peut être même probable. Il n’en demeure pas moins qu’en refusant le partage nous avons facilité la tâche des sionistes, permettant ainsi que la guerre d’agression sioniste prenne l’allure d’un conflit entre « deux nationalismes » placés sur le même plan, voire d’une guerre « défensive ». J’ai insisté sur cette mise au point. La mode est aujourd’hui à calomnier les communistes accusés par l’Islam politique réactionnaire de s’être ralliés aux visées des sionistes et des impérialistes; et la nouvelle génération ignore la vérité, bombardée par ces mensonges. En réalité les communistes – du moins certains, dont les camarades qui ont été à l’origine de la création du PCE –Raya, auquel j’adhérais dès sa création en 1951 – proposaient la proclamation dès le 15 mai 1948 d’un Etat palestinien sur les territoires qui leur avaient été octroyés par le partage, sans pour autant reconnaitre la légitimité du principe du partage et encore moins ses frontières. La Palestine aurait été alors admise au sein de l’ONU le même jour qu’Israel, le 15 mai. Je prétends que ces propositions étaient incomparablement meilleures que celles de tous les autres acteurs de l’époque, gouvernements arabes, partis nationalistes et Frères Musulmans qui portent seuls la responsabilité du désastre (la Naqaba). Je l’ai rappelé avec la publication récente des documents du PCE (Raya) et de Hadeto.
La question de l’unité arabe
Le mouvement communiste égyptien a toujours eu, dans l’ensemble, des positions intelligentes concernant la question de l’unité arabe. Il n’a jamais accepté la thèse de la multiplicité des soi- disant nations arabes et de la reconnaissance des « Etats » comme étant l’horizon définitif du projet de libération. Mais il n’a jamais non plus gommé les spécificités régionales héritées d’une histoire beaucoup plus ancienne que celle du partage impérialiste du monde arabe et n’a jamais adhéré aux thèses idéalistes du nationalisme pan-arabe sur ce sujet. Alors que le mouvement nationaliste bourgeois égyptien (représenté par le Wafd principalement) et soudanais (les unionistes) gommait la spécificité soudanaise, le mouvement communiste égyptien et soudanais définissait sa stratégie en termes de lutte commune de deux peuples frères contre des adversaires extérieurs et intérieurs communs. Plus tard lorsque l’Egypte et la Syrie constituaient ensemble le République Arabe Unie (1958), puis que la possibilité d’une nouvelle avancée de l’unité arabe se dessinait à la suite du renversement de la monarchie en Irak, le mouvement communiste égyptien n’a pas hésité à critiquer les méthodes mises en oeuvre par le régime nassérien, anti-démocratique et méprisant à l’égard des réalités spécifiques des pays concernés. L’histoire nous a donné raison, puisque ces méthodes sont largement responsables de l’échec du projet. Les différences de position qui ont séparé certaines organisations communistes les unes des autres sur ce terrain me paraissent aujourd’hui n’avoir été que des différences de nuances : les uns (Hadeto) modulant leur critique de Nasser, les autres (le PCE-Raya) soutenant plus clairement les positions prises par Abdel Karim Kassem, chef irakien à l’époque. Les deux positions étaient - de mon avis aujourd’hui - faibles l’une et l’autre, mais elles s’inscrivaient dans une ligne générale correcte.
Les rapports houleux entre les communistes et le régime nassérien
La multiplicité des organisations communistes au cours pratiquement de toute la période de leur déploiement, depuis la renaissance du communiste égyptien (1942-1945) jusqu’à l’auto dissolution des deux partis en 1965, nous paraissait à tous inacceptable. La polémique entre ces organisations, toujours violente, a certainement accusé les dimensions personnelles des conflits, au détriment peut être d’un examen plus sobre des différences réelles d’analyse et de stratégie. Il reste que je me demande aujourd’hui si la recherche de l’unité (ou son substitut: la « victoire » d’une organisation s’imposant de facto) n’était pas le produit des conceptions dominantes à l’époque du « parti », unique et détenteur nécessairement de la « ligne juste ». Une meilleure attitude envers la démocratie au sein du mouvement, soit dans « le » parti s’il est unique de fait, ou presque, soit dans « les » partis, aurait été plus favorable à un déploiement plus lucide des débats, sans exclure leur front commun dans beaucoup de domaines.
Il reste que la multiplicité des organisations cachait une appréciation différente de la stratégie générale de la révolution à l’ordre du jour de notre histoire. Les uns pensaient en fait que la libération nationale devait primer, et je traduirai cette position en termes qui peuvent paraître extrémistes mais que je souhaiterais compris dans un esprit qui n’est pas polémique, en disant que, selon leur analyse, l’Egypte avait besoin d’une révolution nationale bourgeoise démocratique. Les autres mettaient l’accent sur la perspective, rapprochée et nécessaire à leur avis, du passage de cette phase à celle de la construction socialiste. Je ne crois pas qu’il soit tout à fait possible d’associer le nom des différentes organisations à ces deux lignes de pensée, qui les ont traversées toutes, même si l’idéologie commune du dogmatisme de l’époque ne permettait pas d’en faire apparaître clairement les contours. Car les uns et les autres s’appuyaient sur la « méthode des citations », les positions de l’Union Soviétique, la lecture de la Démocratie nouvelle de Mao (1952) etc. Les ambiguïtés du débat, jointes aux problèmes de « personnes », ont fragilisé l’unification qui n’a duré qu’un temps court (1958), mais dont nous étions tous très heureux de la réalisation à l’époque.
Le coup d’Etat des Officiers Libres en juillet 1952, puis la cristallisation du nassérisme et son évolution par étapes à partir de 1955 et 1961, transformaient la question du choix perspectif stratégique en une question immédiate incontournable : soutenir le nouveau régime, le critiquer, s’y opposer ? Ici encore les retours en arrière, les relectures critiques de ce que furent les positions des uns et des autres, et soit leur justification, soit leur dénonciation, dont notre littérature égyptienne progressiste contemporaine est remplie, ne me paraissent généralement pas saisir ce qui à mon avis constitue le fond du problème. Par exemple l’argument avancé par certains camarades de Hadeto que, ayant été actif dans l’organisation secrète des Officiers Libres, leur parti était mieux placé pour apprécier - correctement selon eux - le caractère progressiste du nassérisme dès sa naissance, ne me paraît pas situer la question sur son véritable terrain.
Pour ma part je soutiens depuis 1960 que le projet nassérien était un projet national bourgeois dans son essence même, du début au terme de son déploiement, et qu’il n’a jamais franchi les limites de celui-ci. Son style populiste n’est pas en contradiction avec ce contenu; il constituait la seule forme possible de déploiement de ce projet national bourgeois, compte tenu de la faiblesse et du caractère historique compradore de la bourgeoisie égyptienne dite « libérale » d’une part, et de la crainte que les classes populaires, dont le soutien était nécessaire, ne débordent le projet (d’où l’entêtement anti-démocratique du nassérisme) d’autre part. La forme « étatique » choisie pour la gestion n’était donc pas du tout une « transition vers le socialisme », mais la seule forme efficace de son déploiement. Malheureusement l’alliance stratégique que l’Union soviétique forgeait avec la libération nationale dans le tiers monde à partir de Bandung (1955) d’une part, et l’étatisme du soviétisme lui-même d’autre part, ont largement contribué à confondre étatisme et socialisme.
Je crois que l’histoire me donne raison a posteriori. Le nassérisme a cédé la place au sadatisme, comme les brejnévisme à Eltsine, sans que dans un cas comme dans l’autre on puisse qualifier de « contre-révolutions » ces transformations d’allure brutale. J’y ai vu au contraire l’accélération des tendances internes propres aux deux systèmes, la classe (bourgeoise) nouvelle constituée au sein et de par l’étatisme étant par nature appelée à « normaliser » son statut. Cela étant j’ai également dit et écrit que, dans un cas comme dans l’autre, cette évolution n’avait rien de fatal. Une autre évolution - vers la gauche - était possible, mais sa possibilité dépendait de la maturité des forces socialistes au sein de ces deux sociétés (et d’autres). A posteriori je suis donc à l’aise en qualifiant le projet national bourgeois d’utopie.
A la lumière de cette analyse je relis les positions prises par le mouvement communiste égyptien d’une manière différente de celle qui nous est proposée le plus fréquemment. Je crois donc que la position de soutien, fût-il critique et parfois remis en cause par l’anticommunisme du pouvoir, prise par Hadeto était fondamentalement erronée parce qu’elle procédait de l’idée qu’une « étape nationale bourgeoise » était nécessaire, positive et s’ouvrirait sur son dépassement socialiste. Ma thèse est que le capitalisme réellement existant comme système mondial polarisant donne à tout projet bourgeois un caractère compradore nécessaire et que le refuser c’est précisément nourrir l’illusion de l’utopie nationale bourgeoise. J’exprime aujourd’hui cette thèse avec plus de clarté qu’il y a une trentaine d’années, mais j’en avais déjà plus que l’intuition à l’époque.
C’est pourquoi ma relecture des positions du PCE-Raya qui avaient toutes mes sympathies depuis 1950-1951 est différente de celles qui lui ont adressé la critique sévère selon laquelle il s’était fondamentalement trompé sur la nature du projet nassérien. Ces critiques, qui ont été également les autocritiques du PCE lui-même à partir de 1956 et sont répétées aujourd’hui à satiété, me paraissent très unilatérales et procéder d’un point de vue stratégique dont l’histoire a démontré l’échec. Je laisse de côté donc les questions secondaires de langage (régime « fasciste »), de la complicité impérialiste éventuelle etc. Etait-il erroné de voir dans ce projet un projet bourgeois condamné à l’échec ?
Très franchement donc je pense que le communisme égyptien n’avait pas réellement fait sienne l’analyse de la Nouvelle Démocratie de Mao. Hadeto jamais à aucun stade de son histoire. Le PCE qui avait amorcé une réflexion allant dans ce sens avant 1956 y a renoncé brutalement à partir de cette date. En témoigne le contraste entre les deux rapports successifs du PCE : celui de 1955 qui est critique à l’extrême du projet bourgeois du nassérisme (lequel n’est donc pas considéré comme une étape possible de la Démocratie Nouvelle, qui implique la rupture avec l’illusion nationale bourgeoise) et celui de 1957 qui non seulement se rallie à la thèse du caractère « progressiste » du nationalisme bourgeois (qu’on pouvait donc valablement décider de soutenir tactiquement de manière à approfondir ses contradictions avec l’impérialisme) mais encore, et de surcroît, l’analyse comme une étape (qui sera qualifiée un peu plus tard de « voie non capitaliste ») de la progression vers le socialisme. Aujourd’hui cette vision de la Nouvelle Démocratie doit être critiquée à son tour, comme les limites du maoïsme qu’elle a inspiré, à la lumière de l’évolution de la Chine elle même. Mais pas pour lui substituer pire : l’illusion nationale bourgeoise dont l’évolution catastrophique de l’URSS et celle du Tiers monde démontrent l’inanité.
Ainsi donc, la « position de gauche » substituait à l’époque - les années 1950 - le projet d’une révolution socialiste ininterrompue par étapes à celui d’une révolution nationale bourgeoise. Je dis aujourd’hui que cette perspective, antithèse de l’autre, procédait d’une analyse commune aux deux qui sous estimait la polarisation immanente à l’expansion capitaliste. Je dis aujourd’hui que le marxisme s’est progressivement sclérosé faute d’avoir intégré cette dimension. Révolution bourgeoise (position des sociaux-démocrates et du nationalisme radical dans le tiers monde) ou révolution socialiste (position du léninisme-maoisme) éludent la vraie question : quelle est la nature de la révolution à l’ordre du jour alors que la polarisation rend impossible et la révolution bourgeoise et la révolution socialiste ? Bien que l’expression de mon analyse dans les termes formulés ici soit récente, ses racines remontent à l’époque même, aux années 1950.
Je suis de ceux qui ont porté un jugement sévère sur le nassérisme, comme le lecteur de l’Egypte nassérienne pourrait s’en convaincre. Avec le recul du temps je suis aujourd’hui encore davantage radical dans ma critique. Le régime nassérien ne souffrait pas d’un déficit démocratique, et son style populiste n’était pas une forme primitive et insuffisante d’ouverture démocratique; en fait il méprisait totalement l’idée même de démocratie. Et je prétends que derrière ce mépris se profilaient des intérêts de classe - ceux de la bourgeoisie. C’est aussi la raison pour laquelle ce régime est bel et bien responsable de la suite : de l’infitah et de la montée de l’Islam politique.
La formule proposée par Mohamad Sid Ahmad - que « Nasser avait nationalisé la politique » - vaut la peine qu’on y réfléchisse. C’est plus qu’un bon mot. Nasser a interdit le débat d’idées et détruit les deux pôles qui avaient occupé le devant de la scène depuis les années 1920 de ce siècle : le pôle libéral bourgeois, moderniste, il est vrai modérément démocratique et guère plus que laïcisant (mais ces limites tenaient à la faiblesse de la bourgeoisie égyptienne), le pôle communiste qui associait la modernisation à la libération nationale et sociale. Il les a détruit systématiquement non pas seulement par une répression policière plus brutale qu’elle n’avait jamais été dans l’histoire moderne du pays, mais encore en fermant tous les lieux de débats d’idées. Ce faisant il créait un vide culturel dramatique et ouvrait grandes les portes au retour du traditionalisme islamiste en recul continu depuis un siècle et demi, depuis Mohamed Ali. Il en favorisait même la renaissance par des politiques, peut être tacticiennes à courte vue, mais non moins dangereuses à plus long terme.
Depuis un siècle la pensée traditionnelle de l’Egypte précapitaliste était en voie de disparition. L’Azhar qui en constituait le centre faisait figure pâle face aux universités modernes. On pouvait laisser l’institution poursuivre sa mort lente. Au contraire Nasser s’est employé à « moderniser » l’Azhar, qu’il pensait sans doute - comme tous les dictateurs - pouvoir indéfiniment contrôler et même utiliser. Avec des arguments opportunistes permettant une interprétation dite socialiste de l’Islam. Arguments qui peuvent être retournés, comme on le sait, sans difficulté aucune. L’attitude progressiste correcte eut été de laisser à la religion son domaine et de porter le débat ailleurs et en dehors de celle-ci. Cette attitude aurait d’ailleurs, à mon avis, porté ses fruits à l’intérieur même du champ religieux, en créant les conditions pour que les différentes interprétations possibles de celle-ci (progressistes et réactionnaires) s’affrontent librement sur leur terrain propre. En quoi consistait donc la « modernisation de l’Azhar » ? Isabelle me rappelle que lorsque je lui faisais visiter l’institution, dans les années 1950, elle s’étonnait que le XIIe siècle puisse encore exister : étudiants allongés sur de la paille (au sens propre du terme), ânonnant les textes distribués par leurs maîtres. La modernisation a substitué à cet état de choses des bâtiments, des dortoirs, des réfectoires, des salles de cours, des programmes définis, des examens, des diplômes, le tout imité des institutions de l’enseignement moderne. Mais l’esprit n’a pas été modernisé. Ainsi la réforme a-t-elle permis de donner aux traditionalistes une plate- forme et une légitimité dont ils ne bénéficiaient pas jusque là. Le résultat en tout cas est aujourd’hui hélas bien visible; outre les dizaines de milliers d’étudiants du genre de celui auquel j’ai fait référence plus haut, nous avons aujourd’hui des milliers de « docteurs » du même modèle intellectuel. Que cela soit bien possible j’en veux pour preuve cette histoire hélas véridique qui m’a été raconté par un vieil ami qui l’avait entendue de ses oreilles. A l’Université (« moderne ») branche El Azhar d’Assiout un prof « docteur » (en quoi ?) a donné une conférence sur les « djinns », au cours de laquelle il a expliqué qu’un homme pouvait avoir des rapports sexuels dans son sommeil avec une djinna (une fée). Il en avait eu la preuve matérielle un matin en examinant ses draps ! Narquois, un auditeur lui a demandé si une femme pouvait avoir des rapports similaires avec un djinn masculin. Impossible, expliqua-t-il, c’est contraire à la loi religieuse (la charia), honteux (eib), et d’ailleurs on ne connaît pas de femmes qui aient été enceintes de djinns ! Il parait que ce « professeur » est un islamiste « modéré » qui, « officiellement », aurait condamné le « terrorisme ». Son enseignement doit pourtant produire des fous de Dieu à la douzaine. On lit dans des revues américaines sérieuses ou chez quelques post modernistes français que, la vérité étant évidemment relative, des opinions de ce genre (la croyance dans les djinns par exemple) en valaient d’autres (comme la théorie physique des quanta). Cela arrange bien les choses et surtout les intérêts des plus forts : aux uns la spécificité des djinns, aux autres la physique nucléaire, à chacun sa spécificité!
On peut en dire autant des effets de la réforme judiciaire qui a transféré l’application des lois concernant le statut des personnes, qui était et demeure géré par la loi islamique - la charia - des tribunaux religieux aux tribunaux civils. Alors que jusque là au moins les lois dans leur ensemble à l’exception du statut des personnes - relevaient d’un droit laïc, le transfert en question a gangrené le système judiciaire égyptien, ouvrant toutes grandes ses portes aux obscurantistes qui, à partir du statut des personnes, se proposent d’étendre l’application de la charia à tous les domaines régis par la loi. Ici encore la réponse progressiste au défi pour amorcer l’évolution souhaitable eut consisté à élaborer un droit des personnes laïc et moderne et à laisser aux citoyens l’option ouverte entre celui-ci, géré par les tribunaux de l’Etat, et les droits religieux administrés selon la tradition. Il est certain que progressivement le choix des citoyens se serait porté de plus en plus vers la formule moderne. En contrepoint la « modernisation » des tribunaux religieux par leur absorption dans le corps judiciaire civil contribuait à détruire ce qu’il y avait de moderne et de laïc dans l’Etat égyptien. Le nassérisme a accentué et non réduit la confusion entre l’Etat et la religion. La justice égyptienne est revenue aujourd’hui, grâce à ces « réformes » à l’obscurantisme de l’époque ottomane !
Au plan de la culture, le nassérisme s’est donc avéré profondément réactionnaire. Il est vrai que jusqu’à la mort de Nasser les effets de cette régression étaient apparemment contenus. Mais le ver était dans le fruit. Et il a suffit que son successeur Sadate choisisse l’arme de l’Islam pour faire avaler l’infitah, la compradorisation et la capitulation face à l’impérialisme et au sionisme pour que, en un rien de temps, les forces obscurantistes, déjà largement infiltrées dans deux des institutions fondamentales de la vie sociale - l’éducation et la justice - en prennent le contrôle presque absolu. Je ne sais pas combien de temps il faudra pour que, dans la meilleure des hypothèses, l’Egypte parvienne à sortir de ce bourbier. Tenter de justifier ces gigantesques pas en arrière au nom de la « spécificité », qu’on prétend constituer une « force de résistance culturelle à l’impérialisme occidental », relèverait de la galéjade amusante si cela n’était pas tragique. L’obscurantisme ne peut que servir les stratégies de l’impérialisme, il n’a jamais été et ne sera jamais le moyen de relever le défi qu’il constitue.
Le ralliement à la thèse de l’étape nationale bourgeoise et à la théorie soviétique de la « voie non capitaliste » a été général dans le communisme arabe. Sans doute l’unité des communistes en Syrie et en Irak, organisés dans des partis qui reproduisaient jusqu’à la caricature le modèle soviétique (le culte de la personnalité de Khaled Bagdache par exemple) pouvait-elle donner l’apparence d’une grande supériorité sur celui de l’Egypte éclaté en organisations rivales, et parfois inspirer des attitudes arrogantes. Il est possible qu’en Irak les communistes aient été plus fortement implantés dans les masses populaires qu’en Egypte ou même en Syrie. Il reste que ni les uns ni les autres ne sont parvenus à constituer une alternative sérieuse à la montée du baasisme, une formule idéologique proche de celle du nassérisme et du radicalisme nationaliste populiste bourgeois qui s’est épanoui à travers un grand nombre de pays du tiers monde à l’époque. La fusion entre le baasisme civil et les militaires nationalistes, les coups d’Etat qui ont porté ces derniers au pouvoir, ne pouvaient que rapprocher ces modèles de la même famille. Et, comme en Egypte, les communistes de Syrie et d’Irak ont fini par s’y rallier, pour constituer l’aile gauche du mouvement, fut-elle « critique », et non l’alternative à celui-ci.
L’érosion puis l’effondrement de l’utopie nationale bourgeoise devait, de ce fait, entraîner dans sa chute celle de la crédibilité de l’option historique du mouvement communiste arabe. Peu de camarades dans ces mouvements avaient imaginé possible la désagrégation du système soviétique. Peu d’entre eux avaient pris au sérieux les avertissements de Mao que la voie empruntée était une « voie capitaliste » qui devait conduire naturellement - en URSS mais aussi en Chine - à l’affirmation des appétits bourgeois de la nouvelle classe. Le mouvement communiste dans son ensemble n’était donc pas préparé à affronter les défis d’un monde transformé par ce double effondrement du modèle soviétique et de celui issu de la libération nationale de l’étape de Bandung. Il ne me parait guère avoir beaucoup avancé sur ce plan, comme en témoigne, pour moi, le débat égyptien récent sur la perspective socialiste et ses rapports au programme du Tagamou. Le mouvement reste donc imprégné de nostalgie du passé, nostalgie du modèle soviétique, nostalgie de l’époque nassérienne. Ce n’est pas sur cette base qu’on pourra progresser au delà de ce que furent les limites du marxisme historique dans cette région du monde et ailleurs. Ce n’est pas non plus, cela va de soi pour moi, en capitulant davantage devant la double évolution, en direction de la compradorisation de la société réelle, étroitement associée au transfert du combat sur le terrain mythologique de la « spécificité culturelle ».