PREMIERE PARTIE : CHAPITRE I L’ENFANCE
CHAPITRE I
L’ENFANCE
Les ancêtres et les parents
Les ancêtres comptent, non pas du tout par le sang qu’ils ont transmis, auquel je ne crois pas le moins du monde, mais seulement par la culture et l’idéologie auxquelles ils ont appartenu, et dans la seule mesure où culture et idéologie auraient été transmises par les générations successives qui nous séparent d’eux. C’est - je crois - le cas dans les deux familles, de ma mère et de mon père, qui, pour cette raison, m’ont rappelé de temps à autre que l’éducation qu’ils me donnaient s’inscrivait dans la ligne de ce qu’ils avaient eux-mêmes « hérité » et dont ils étaient des défenseurs convaincus. Non qu’ils aient été traditionalistes - au contraire ils n’argumentaient jamais sur ce terrain - mais parce qu’ils étaient des esprits d’avant-garde, comme leurs ancêtres, et partageaient leurs systèmes de valeurs. Bien entendu cette éducation est responsable - en partie tout au moins - de la formation de ma personnalité, et non « les ancêtres » par le mystère de la transmission dite génétique.
La famille de mon père appartient, en partie, à ce qu’on appelle l’aristocratie copte. Désignation trompeuse car il ne s’agit de rien que de lignées familiales récentes (remontant à la seconde moitié du XIXe siècle) dont les « fondateurs » avaient assis leur position sociale sur l’avantage d’une bonne éducation, moderne et scientifique - ce qui était fort rare dans l’Egypte de l’époque. Certains sont devenus, à partir de là, riches, et grands propriétaires fonciers (la forme de la richesse d’alors). Se mariant entre eux, ils portent toujours les mêmes noms, ce sont les Wahba (famille de ma grand mère paternelle - ma cousine Aïda Wahba épouse Sadek, me l’a rappelé), les Wassef, les Ghali et quelques autres. D’autres, dans ces mêmes familles, sont restés seulement des « intellectuels », sans grande préoccupation de fortune menant au plan matériel une vie bourgeoise confortable.
Parmi ceux-là, mon père me rappelait ceux de ses ancêtres qu’il respectait le plus : les frères Ibrahim et Mikhail Abdel Sayed. Mikhail est connu, passé dans les livres d’histoire en sa qualité de journaliste et d’éditeur à l’époque du Khédive Ismail (dans les années 1860). Mais mon père disait que Ibrahim était plus fort : « républicain », ce qui était fort rare en Egypte à l’époque, très certainement. Mon grand père paternel - Amin - était ingénieur aux chemins de fer. Il aurait dû (ou pu) devenir « directeur » (c’est à dire à l’époque ministre), mais ne l’a jamais été parce que les Anglais s’y opposaient. Pourquoi ? La raison est bien simple et amusante (racontée par mon père, après la mort de mon grand père en 1937 - je n’avais que six ans). Je me souviens fort bien de ce grand père - de sa physionomie et de sa gentillesse à notre égard, ma soeur et moi. Il ne me parlait qu’en arabe bien qu’il connut bien le français, qu’il utilisait avec ma mère et mes grands parents maternels. Il parait qu’il imposait aux Anglais dans les chemins de fer égyptiens, de ne communiquer avec lui qu’en arabe exclusivement et prétendait ignorer l’anglais (ce qui était faux : il connaissait l’anglais aussi bien que le français). Il obligeait donc les Anglais à traduire en arabe - par écrit - toutes leurs requêtes. Dans un de ces cas l’armée britannique lui avait demandé de transporter «environ X tonnes de matériel »; il leur avait répondu en arabe « je ne sais ce qu’environ veut dire, dites moi exactement le poids de vos machines, de manière à ce que l’Etat égyptien vous fasse payer le prix exact du transport ». Furieux les Anglais. Mais sorti de la gare du Caire dont il était le directeur, il allait tout droit en rigolant à un quelconque café du Bosphore, Trianon ou Louvres, où buvant son zibib (arak égyptien), il faisait sa partie de trictrac avec les Grecs et Arméniens du coin sans éprouver la moindre gêne à parler avec eux, en français ou en anglais !
Je n’ai pas connu ma grand-mère paternelle - une Wahba, morte jeune dans les années 1920 quand mon père était étudiant à Strasbourg. Elle avait hérité, je ne sais pas par quelle filière, un terrain gigantesque à Alexandrie, le long du Raml (les « sables » à l’Est du vieux port, qui deviendront avec l’extension urbaine la Corniche de la ville). Ce terrain avait été donné par le généreux Khédive Ismail à l’un (ou aux deux) des Abdel Sayed pour je ne sais quel service rendu (Mikhail avait été parmi les initiateurs de l’édition arabe moderne, Ibrahim - le «républicain » - écrivait fort bien m’a-t-on dit). Faisant preuve d’un remarquable manque de sens commercial (qui paraît être une caractéristique familiale !), ce terrain fut vendu pour acheter une maison familiale à Choubra, devenue certainement avec le temps - si elle existe encore - un innommable taudis. Mes parents ont fait preuve de la même absence de sens des affaires lorsqu’en 1942, panique aidant, à l’approche des armées de Rommel, des propriétaires étrangers (grecs, levantins, israélites, je n’en sais plus rien) leur offraient pour une bouchée de pain d’énormes terrains agricoles à l’époque, face à Zamalek, le long du Nil, c’est à dire dans ce qui est devenu le quartier de Dokki. Nous n’allons pas nous transformer en gentlemen farmers, ont dit mes parents qui ont laissé passer l’offre !
Mon père était Wafdiste - A la fois par nationalisme (antibritannique) par esprit démocratique et antimonarchiste (il me disait que la monarchie égyptienne, glorieuse de Mohamed Ali à Ismail, était pourrie depuis que Tewfick avait trahi), et par attachement aux options laïcisantes du Wafd, le grand parti nationaliste issu de la révolution de 1919. C’est son attachement aux valeurs démocratiques et laïques qui explique son attitude très réservée à l’égard de Nasser. En juillet 1952 le hasard a fait que mes parents étaient venus en vacances nous voir, ma soeur et moi, à Paris. Il apprit donc le coup d’état par l’Ahram (le plus ancien quotidien égyptien – plus de 130 ans d’existence) vendu Bd St Michel. Il s’en réjouit avec une force que je n’oublierai jamais. Mais quand, après 1956 (la nationalisation du Canal de Suez, dont il se réjouissait tout également fortement) je tentais de lui expliquer « notre » (les Communistes) ralliement à Nasser, il me disait avec inquiétude : vous faites fausse route, ces militaires sont bornés, foncièrement fascistes et musulmans fanatiques, rien de plus. Il me disait aussi : comment vous (communistes) qui avaient bien vu ce qu’est ce régime depuis 1952-1954 et avaient tant souffert de sa brutalité, vous pouvez ne pas voir ses limites aujourd’hui ? L’une des raisons qui mettait la puce à l’oreille de mon père était le discours nassérien repris à la tradition du « Parti nationaliste », version Misr el Fatta (la Jeune Egypte, parti nationaliste de tendance fascisante) et Ahmed Hussein. Ce parti avait, durant la seconde guerre mondiale, exprimé ses sympathies fascistes et pro nazis, par « haine des Anglais ». Au Lycée dont j’étais alors un élève, les jeunes Egyptiens - presque tous politisés - se partageaient en « procommunistes » et « pro parti nationaliste ». J’appartenais au premier de ces groupes et mon père s’en félicitait, ne manquant jamais de me dire : ne te laisse pas attirer par Ahmad Hussein et sa bande, ce sont des imbéciles incapables de comprendre que les Nazis sont bien pires que les Anglais.
Ma grand-mère maternelle - Zélie Démoulin, née peu après la Commune de Paris (en 1874) à Château Porcien (Ardennes) était très fière de sa relation de parenté (dont je n’ai jamais connu la filière exacte) à Drouet - celui qui arrêta Louis XVI à Varennes, en Argonne - babouviste de surcroît, bien qu’il fut par la suite sous-préfet de l’Empire. Zélie était un prénom à la mode à la fin du XIXe siècle; mais ma grand-mère a été baptisée de ce nom en hommage à la Communarde Zélie Camélineau, m’avait-elle dit. Mon grand-père maternel - Albert Boeringer - était alsacien (de Guebwiller). Après 70, et quelques années avant sa naissance (en 1875) ses parents avaient choisi la France et émigré en Champagne (à Suippes). Bien que baragouinant à peine le français (famille d’artisans, comme celle de ma grand-mère), ils avaient quitté l’Alsace parce que, comme me l’a expliqué mon grand-père, « nous Alsaciens avons fait la Révolution (française) et connaissons le sens et le prix de la liberté; nous ne voulions pas être traités comme ces veaux allemands (c’était son expression), dociles et soumis aux humeurs de leurs aristocrates ». Choix politique démocratique donc. Mes deux grands parents sont devenus des instituteurs - comme beaucoup d’enfants d’artisans de l’époque.
Grand-père, franc maçon et socialiste, avait été, pour cette raison, jeté en première ligne en 1914 (son affectation au livret militaire avait été modifiée pour cette raison politique, alors que compte tenu de son âge il avait été affecté antérieurement à un corps moins dangereux). Il a été sérieusement blessé dans les premiers mois de la guerre, et reconnaissance de son courage et générosité (protégeant ses soldats) faite dans la citation accompagnée de nombreuses médailles. Il est mort relativement jeune (en 1940) en grande partie des suites de ses blessures qui n’ont jamais cessé de suppurer. L’éducation qu’il m’a donné était remarquablement anticolonialiste, socialiste, antifasciste. Grand-mère - que mon père appelait Voltaire (à cause à la fois de sa chevelure blanche désordonnée mais aussi de ses idées) - a été, dès juin 1940 (elle vivait avec mes parents en Egypte), « gaulliste » (sa carte de la France Libre l’établit). A l’époque les Français d’Egypte étaient presque tous vichystes et longtemps ma grand-mère a été le membre unique de la France Libre à Port Saïd. A tel point que pour faire connaître son adhésion elle n’avait trouvé aucune « autorité française » pour le faire, et dû passer par l’intermédiaire d’un officier britannique, qui a envoyé sa lettre à Londres. Plus tard, mais seulement à partir de 1942, les Français d’Egypte se sont portés en masse au secours de la victoire et sont tous devenus « gaullistes ». J’ai connu par la suite quelques-uns des membres des familles de mes grands-parents maternels. Grand-père et grand-mère étaient l’un et l’autre les aînés de famille de six enfants dont certains étaient encore en vie quand je suis venu en France en 1947. Le plus jeune frère de ma grand-mère, Pol, avait émigré en Russie et travaillait à la fabrication du Champagne de Crimée. Revenu juste avant 1914; son épouse était une française qui avait passé enfance et âge adulte en Russie, parlait russe aussi bien que français, avait acquis une allure tout à fait russe dans toutes ses manières. Fort heureuse de me voir communiste et donc « pro-russe » elle voulait m’aider à améliorer ma connaissance de cette langue - que j’apprenais vaguement chez elle à Reims pendant les vacances scolaires. La plus jeune sœur de mon grand-père, Emilie, sage-femme, dirigeait encore à cette époque la maternité de Reims. Elle logeait ma sœur, alors étudiante à Reims.
Mais père et mère avaient également une vision sociale des problèmes. Je ne dirais pas nécessairement socialiste, mais enfin, sur le fond, cela revenait à en être synonyme. Dans la classe privilégiée à laquelle j’appartenais on était tout à fait insensible à la misère des classes populaires, considérée comme « naturelle ». Ce n’était pas l’éducation familiale dont j’ai bénéficié. Au contraire père et mère ne cessaient de me dire que toute cette misère ambiante qui nous entourait non seulement n’était ni naturelle, ni acceptable, mais qu’elle signifiait seulement que la société était mal faite. Ayant retenu cette leçon très tôt, je me souviens qu’ayant vu, en descendant de notre voiture dans un quartier populaire de Port Saïd (mes parents médecins s’y rendaient fréquemment), un enfant ramasser des ordures pour se nourrir, et ayant posé la question « pourquoi fait-il cela ? », ma mère m’a répondu (j’avais cinq ou six ans) à peu près sans doute : « parce que la société est mal faite et condamne ainsi les pauvres ». Je répliquais : « je changerai la société ». Bien, me dit-elle, il le faut. Racontant l’histoire (le souvenir de la scène m’est resté vif, pas évidemment les paroles !) quarante ans plus tard à mon ami André Frank qui lui demandait « depuis quand Samir est communiste ?», ma mère répliquait « comme vous le voyez depuis l’âge de six ans ».
Ce sens social, qui allait au-delà du Wafdisme, mon père en a fait la preuve dans sa manière de conduire les affaires de santé publique dont il était responsable à Port Saïd. Il a en effet éradiqué le paludisme qui sévissait dans cette ville par des moyens que je qualifierai sans hésitation de « maoïstes ». Il avait en effet imaginé d’organiser tous les jeudis (veille du vendredi et donc férié dans les écoles publiques) un jeu d’enfants qui consistait à faire le tour des lieux pollués (mares d’eau, jardins etc.) et de verser un peu de siberto (alcool à brûler) sur les nids de moustiques. Les enfants étaient encadrés par des infirmiers et autres bénévoles, sous la direction de Abdel Ghaffour, le fidèle infirmier de mon père puis de ma mère durant toute leur vie professionnelle à Port Saïd, et récompensés par des distributions d’images. Budget total, presque rien; résultat, magnifique au point que les statistiques de la santé ayant constaté la disparition du paludisme dans la ville, le Ministère de la Santé s’est enquéri auprès de mon père pour comprendre l’origine du miracle. Mon père reçu une médaille, que j’ai retrouvée longtemps après sa mort jetée au fond d’un tiroir, avec l’amorce d’une lettre au Ministre (un collègue) qu’il ne termina pas, jugeant probablement que cela ne servirait à rien.
C’est ce sens social qui explique également que notre famille ait sympathisé avec l’URSS dès 1941. Une sympathie forte partagée par tous, voyant le communisme comme enfin la solution du problème social. Une sympathie que par la suite, lorsque le Consulat de l’URSS s’est installé dans notre maison de Port Saïd (au rez de chaussée, tandis que nous habitions le premier étage), a fondé une grande amitié avec un certain nombre de fonctionnaires soviétiques.
Mon grand père avait tenu, dès 1919, à rentrer en Alsace. Mes parents se sont rencontrés à Strasbourg, étudiants en médecine dans les années 1920. C’était en même temps la rencontre heureuse entre la lignée du jacobinisme français et celle de la démocratie nationale égyptienne, les meilleures traditions des deux pays, à mon avis. Je leur dois certainement une appartenance culturelle double. Je ne suis pas « moitié égyptien » et « moitié français », mais intégralement l’un et l’autre. Et je vis cette double appartenance sans problème, sans connaître les affres de la recherche des racines de son identité « véritable »! J’écrivais spontanément en arabe, par exemple dans ces mémoires les pages concernant le nassérisme, en français celles de mes années d’étudiant à Paris.
Venue en Egypte rejoindre mon père en 1927, ma mère s’est retrouvée en haute Egypte, à Qift (province de Kena-Louqsor) où mon père exerçait les fonctions d’inspecteur sanitaire et médecin (de l’Etat) pour tout faire … Le choix du lieu est intéressant puisque nos ancêtres de ce côté verraient précisément de Qift. Ma mère n’a pas imaginé un moment ne pas travailler. Et comme le travail ne manquait pas, elle a suivi mon père pour soigner tous ceux qui en avaient besoin … et ils étaient fort nombreux. Des souvenirs racontés dans le détail, un témoignage d’une valeur inestimable qui aurait mérité d’être enregistré pour l’histoire. Beaucoup plus tard une amie qui travaillait pour la télévision du Caire a souhaité le faire. Hélas l’occasion a été raté, puis ma mère vieillissant n’était plus en mesure de le faire. A l’époque mon père faisait ses tournées médicales à cheval et ma mère suivait – sur un âne appelé Odet (ma mère s’appelle Odette) parce qu’il était aussi têtu que ma mère disait-on. Ils traversaient le Nil – vers Balass – sur des radeaux posés sur des outres ou des zirs de poterie, avec les paysans et les bestiaux. La médecine couvrait tous les domaines possibles à imaginer: soins des malades et surtout des enfants (rassemblés dans les villages par les maires dans de vagues dispensaires), organisation de la lutte contre les épidémies, surveillance de l’hygiène (de l’eau, des marchés, des écoles) et leçons données aux responsables locaux pour l’améliorer, petite chirurgie, autopsie des cadavres de ceux qui avaient trouvé la mort dans des vendettas caractéristiques de la Haute Egypte (en général à coups de fusil dans les champs de cannes à sucre) etc. Ma mère partageait avec mon père tout ce travail gigantesque. Leurs amis étaient surtout des archéologues, égyptiens et étrangers (français et anglais principalement), occupés à fouiller le sol si riche de la province. Agatha Christie a été, comme on le sait, l’épouse de l’un de ceux-là (mais mes parents ne l’ont pas connue, je crois qu’elle était partie de Haute Egypte bien avant leur arrivée). Mes parents aimaient beaucoup aller se reposer à Assouan, au vieux Cataractes. A l’époque le tourisme était réservé aux très fortunés, le Roi des Belges et quelques autres ! Au Caire mes parents aimaient aussi descendre au vieux Shepheard - place de l’Opera (incendié en 1952). Les hôtels de l’époque - que j’ai connus plus tard - avaient ce luxe qu’on ne connaît plus et mon père qui développait rapidement des habitudes et savait parler aux gens avait ses entrées et ses réservations dans tous ces lieux.
Les choix de résidence de mes parents et les options professionnelles qui leur étaient associées n’étaient certainement pas communs dans l’Egypte de l’époque. Le Ministre de la Santé, un collègue et ami de mon père, recevant mes parents au Caire, ne cachait pas sa surprise : comment ma mère avait-elle accepté de suivre mon père dans ce trou privé du minimum de confort, d’une chaleur accablante qu’était Qift ? Madame, les épouses égyptiennes ne l’acceptent jamais. Elles restent au Caire avec leurs enfants et laissent leurs maris détachés aller seuls dans ces bleds, dit- il. Impossible pour moi, répondait ma mère. De surcroît j’aime la Haute Egypte, j’y apprends beaucoup, j’ai l’occasion d’y exercer mon métier à plus que plein temps, j’apprécie ce peuple de paysans pleins de qualités et de force. Je m’y sens pleinement égyptienne, sans problème. Le reste - le confort, la chaleur - on s’y fait rapidement. Lorsque plus tard mon père a fait une démarche auprès du Ministre (le même peut-être, ou un autre, je ne sais, mais toujours un collègue et ami) pour « être affecté définitivement » à Port Saïd, de manière à permettre à ma mère de faire sa carrière comme elle l’entendait (c’est à dire avoir une belle clientèle riche lui permettant de soigner les autres - la grande majorité - gratuitement), ce Ministre lui dit : Farid réfléchis, tu sacrifies trop. Tu as devant toi une belle carrière possible, mais tu sais que tu ne peux obtenir de promotions successives et rapides qu’en acceptant de changer de poste, et de lieu d’affectation. Mon père lui répondit que c’était tout réfléchi; il ne sacrifierait pas la carrière de sa femme (une attitude pas tout à fait commune, ni en Egypte, ni ailleurs); quant à lui il pourrait en faire autant - et même plus - à Port Saïd qu’en gravissant les échelons de l’administration (dont il mesurait les limites). La suite devait prouver qu’il a tenu la promesse qu’il s’était fait à lui même.
Souvenirs d’enfance
J’ai connu une naissance et une première étape de la petite enfance difficiles à l’extrême. Né avant terme avec un ictère du foie je ne pouvais rien absorber par la bouche, je le vomissais immédiatement, fut-ce de l’eau. On me maintenait donc en vie par d’énormes injections de sérum. Cela a duré un an. Si ma mère n’avait pas été médecin, associant à sa vigilance de tous les instants la puissance de l’amour maternel, je n’aurais certainement pas survécu. Les confrères de mes parents conseillaient d’ailleurs de me laisser disparaître, car je risquais fort, selon eux, d’être handicapé. Puis le miracle : cela se passait dans la campagne du delta, quelque part entre Zagazig, Abou Kébir et Abou Hamad. J’avais douze mois et j’étais assis sur les genoux de ma mère, dans notre Ford décapotable de l’époque. Je ne me souviens évidemment pas de ce moment, mais je conserve bien l’image de la Ford, que mes parents ont utilisée jusque beaucoup plus tard, sans doute 1938. Mon père était descendu pour aller visiter quelqu’endroit dans la région qui relevait de sa compétence en sa qualité d’inspecteur sanitaire. Une paysanne s’est approché de la voiture, m’a vu et a engagé la conversation avec ma mère qui lui a donc expliqué la raison de ma maigreur extrême (la peau sur les os au sens propre). La paysanne convainquait et entraînait mes parents chez elle, où elle leur fournit une mixture d’herbes. Cela ne pourra certainement pas faire de mal, pensèrent mes parents. Administré, le remède fit son effet : je commençais quelques jours plus tard à ne plus rendre l’eau, puis à accepter du lait, des potages. J’étais sauvé. Depuis les herbes en question ont donné lieu à une préparation pharmaceutique égyptienne que mon père avait suggéré de mettre au point. J’ai gardé depuis, semble-t-il, une santé forte. Mais j’ai été très prudent jusqu’à tard dans mon adolescence. On m’avait expliqué que pour que mon foie se rétablisse complètement il me faudrait suivre un régime sévère : pas de gâteaux, de crème, de chocolat etc.... J’ai compris et décidé de ne jamais céder à la tentation. Les amis de la famille étaient souvent étonnés de la force de ma volonté et rapportaient avec admiration leurs commentaires : invité avec les autres enfants ici ou là je refusais de manger un gâteau quelconque qu’on m’offrait !
Mes parents, qui s’étaient installés en Haute Egypte, à Qift, puis en Basse Egypte, à Abou Kébir où naquit ma sœur Leila en 1930, venus en vacances à la mer à Port Saïd trouvèrent la ville à leur goût et décidèrent de s’y installer. Ce qui fut fait lorsque j’avais à peine dépassé l’âge d’un an. Mes grands parents maternels, instituteurs l’un et l’autre, décidèrent de s’y installer à leur tour, dès leur retraite prise, peu de temps après, auprès de leur fille unique - ma mère. Maman commençait immédiatement à travailler, ouvrant sa clinique privée. Mon père était inspecteur sanitaire de la province du Canal. Nous étions donc, ma soeur aînée d’un an et moi, largement suivis par nos grands parents. Je garde un souvenir toujours ému de ces grands parents que j’ai aimé de tout mon être.
Ma grand mère était admirable par ses qualités de coeur et d’esprit, toujours calme dans les moments les plus difficiles, toujours intelligente dans ses jugements. Elle avait prouvé ces qualités pendant la guerre de 1914. Quittant Reims à la dernière minute avant l’entrée des Allemands, elle avait conduit avec bravoure et efficacité une colonne de réfugiés entre les lignes ennemies et celles des Français jusque dans la bataille de la Marne, ne perdant jamais le « nord » (y compris au sens propre puisqu’elle décidait des mouvements du groupe en lisant une carte d’Etat major et en utilisant une boussole). Ma grand mère est morte en 1973 à quelques mois d’être centenaire, d’une belle mort instantanée - en faisant ses mots croisés - Elle n’avait rien perdu de sa lucidité et, âgée de plus de 90 ans, n’hésitait pas à festoyer. Tu vas où ? me dit-elle une fois que je rentrais de voyage vers minuit. A la Coupole - Attends, je m’habille et t’accompagne, tu sais que j’aime les huîtres surtout avec un bon vin blanc. Une personne véritablement extraordinaire, qui m’a fait lire et aimer très tôt les fables de la Fontaine dont elle partageait l’esprit et la finesse. Car ma grand-mère ne nous faisait pas faire de devoirs à la maison. Elle estimait que le travail à l’école suffit et que le reste du temps est fait pour que les enfants s’amusent, complètent leurs connaissances et améliorent leur formation par d’autres moyens que ceux de l’école. Ma grand mère passait donc de longs moments à discuter avec nous, nous donner le goût de la lecture. Ce que j’acquis très tôt; je suis resté un dévoreur de livres jusqu’à ce jour. Ma grand mère était très coquette et avait le goût sur. Elle faisait et refaisait sans fin robes, manteaux et chapeaux de grande classe. Parfois à la limite de l’extravagance que sa grande beauté permettait. Je me souviens d’un chapeau garni d’un hibou peu commun, qui faisait rire grand père. Lui, dont je dois tenir, n’apportait aucune attention à l’habillement et, raconte-t- on, n’avait pas hésité à essuyer un tableau en classe avec le pan de son veston. Mon père était, comme un bon bourgeois égyptien, toujours d’une élégance stricte. Ma mère également. La maison était magnifiquement meublée et les grands salons du bijou que nous avons habité mettaient en valeur meubles, tapis et beaux objets que ma grand mère dénichait chez Dialdas, l’antiquaire Indien de la rue Farouk - la rue commerçante de Port Saïd. Grand mère était pointilleuse à l’extrême, soignant elle même meubles, tapis et objets dont elle chassait avec son plumeau la poussière envahissante d’Egypte. Tu vas finir par les faire rigoler à force de les chatouiller, disait mon grand père. Ordre parfait dans la maison, jamais rien de cassé.
Mon grand père a joué un rôle non moins important dans ma première formation, bien qu’à sa mort je n’avais que neuf ans à peine passés. Grand père était un être social et politique, qui passait de longs moments dans les cafés, observant et bavardant avec les uns et les autres. Son lieu préféré était un petit café baladi (populaire), tenu par un grec comme c’était alors souvent le cas à l’époque en Egypte, à l’entrée du marché de la ville, fréquenté par des gens simples avec lesquels il entretenait de longues discussions. Des ouvriers du Canal - égyptiens et grecs - avec lesquels il discutait essentiellement de politique, ne se lassant jamais de défendre des positions antifascistes, anticolonialistes et socialistes. Grand père venait me chercher à la sortie de l’école, à quatre heures. Il me payait le même sandwich qu’il s’offrait, au bastarma (charcuterie de filet d’agneau fumé) bien pimenté. Sans doute comme tous les enfants qui aiment imiter les « grands » je trouvais rapidement cela délicieux. J’en ai gardé un souvenir qui n’a jamais cessé de me faire venir l’eau à la bouche quand j’y pense; et j’aime toujours autant le bastarma. Mon grand père me répétait chaque jour à cette occasion la même phrase : « tu ne le diras pas à ta mère, elle pensera que ce n’est pas bon pour toi et tu n’en auras plus ». J’ai gardé le secret et il m’a fallu attendre pour oser le raconter, peut être trente ans plus tard, à ma mère ! Les jeudis et dimanches grand père m’emmenait dans une longue promenade à pied - le long des quais du port, le ferry boat de Port Fouad, les jardins de cette ville (où le matin nous cueillions les champignons après les jours de pluie) allant même parfois fort loin jusqu’aux Salines de Port Saïd, au pont de Raswa ou à celui du Gamil (les deux ponts qui relient l’île de Port Said, le premier à la route du Caire, le second à celle de Damiette). Notre conversation était ininterrompue et grand père faisait par ce moyen mon éducation : leçons de choses, explications de tout (comment marchent les bateaux entre autre), mais aussi leçons de politique. De 1935 à 1937 les navires chargés d’Italiens partis à la conquête de l’Ethiopie transitaient par le Canal. Sur les ponts de ces navires les soldats italiens s’assemblaient pour faire le salut fasciste et crier leurs slogans. Mon grand père les regardait et leur répondait par un bras d’honneur et m’invitait à l’imiter ou à faire d’autres gestes incongrus (comme de leur tourner le dos, lever une jambe et faire sortir de sa bouche le son d’un pet aussi fort que possible). C’est comme çà qu’il faut répondre aux fascistes. Evidemment autoriser un gamin de 5-6 ans à s’amuser de cette manière était une occasion formidable. Mais attention me disait-il : il ne faut faire çà qu’aux fascistes que je te désigne, à l’égard de tout autre personne c’est inacceptable et je te le défends. Entendu. Je demandais donc ce que c’était que ce « fascisme » et c’était l’occasion pour mon grand père de commencer mon éducation politique.
Je ne suis pas de ceux qui croient que les souvenirs d’enfance doivent nécessairement être heureux. Je pense que ceux des enfants de la misère ne peuvent pas être joyeux. Mais j’ai eu la chance d’être parmi ces privilégiés qui ont effectivement le souvenir d’une enfance fort heureuse.
J’ai donc un souvenir toujours ému des lieux qui ont peuplé mon enfance : le jardin du Casino, le jardin d’enfants comme on l’appelait alors – au centre de la ville – la plage de Port Saïd et ses cabines sur pilotis où l’on dégustait en groupes d’amis (surtout des amis cairotes de mon père qui y venaient l’été) les moukhoulouls et les « baclaous » (coquillages), le mech (fromage fermenté), le fisikh (filets de poisson fermenté) et d’autres délicieuses préparations dont certaines sont typiques de Port Saïd, la « plage des enfants » de Port Fouad où ma sœur et moi passions la journée entière en été dans une mer souvent fréquentée par les dauphins qui, comme chacun le sait, ne font jamais de mal malgré leur taille imposante et qui étaient donc l’occasion de jeux extraordinaires, la plage du Gamil (près de la « balise » et du « fort Napoléon en ruines – en réalité une construction plus tardive de l’époque de Mohamed Ali sur la route de Syrie) où nous allions en famille pic-niquer le dimanche. Evidemment tous ces lieux ont gardé dans mes souvenirs d’enfant une taille gigantesque qu’ils n’ont pas. Les classes et la Cour du Lycée me sont apparues plus tard bien petites; la forêt des jardins où l’on jouait à cache-cache constituée par quelques arbustes etc. Deux bâtiments agréables étaient en fait des monuments historiques d’une grande beauté. Le Casino lui même, un chef d’œuvre 1900 aux larges vérandas vitrées, l’Eastern (un hôtel-restaurant-jardin) une construction à la gloire de l’acier, œuvre d’un élève d’Eiffel. Mes parents nous y emmenaient souvent – ma sœur et moi. Ma sœur y dégustait des glaces et moi des granita, nom italien utilisé en Egypte pour désigner les sorbets de citron, mangue ou goyave.
Petits nous avions une bonne dont je me souviens bien de la très belle figure –Fatma – gentille comme une mère que nos parents nous avaient appris à respecter (ce qui n’était pas la règle générale dans les rapports enfants de bourgeois-bonnes) elle gâtait ma sœur de glaces, chocolats et autres délicieuses pâtisseries égyptiennes (elle faisait la kounafa –patisserie orientale- à merveille). Pour moi des friandises de régime – pain semit (au sésame) et sucres candi aux pistaches de Syrie ! Je n’en ai pas oublié le goût. Mais mon père – très pointilleux sur l’hygiène et anxieux de nature – tentait de dégoûter ma sœur en expliquant que la couleur (marron) des glaces vendues dans la rue était produite … avec des excréments humains ! Moi j’avais inventé l’histoire que les chocolats fourrés (jaunes) étaient faits avec ce que disais être de la « crème de cafards ». La gourmandise de ma sœur l’emportait quand même, quand on ne lui rappelait pas sur le champ ces choses désagréables. J’ai revu Fatma à Port Saïd en 1952. Elle avait été mariée contre son gré à un vieux. Jeune veuve, dans la misère, elle passait régulièrement à la maison. L’aînée de ses enfants, une fille, Turk – 15/16 ans peut être à l’époque – était, comme avait été sa mère, d’une très grande beauté de visage et de corps. Illettrée, mais pas froid aux yeux. Comme je lui demandais ce qu’elle comptait faire elle me répondit sans fausse honte ni crainte : je deviendrai riche, je sais comment, il y a plein d’hommes riches au Caire – où j’irais – et que je saurai utiliser. Je ne sais pas si elle a réussi dans ses entreprises.
Cette histoire m’en rappelle une autre. Reçu au Palais présidentiel, à Abidjan, j’y aperçois ce qu’on appelle au Sénégal une belle drianké, c’est à dire une sorte d’hétaire traditionnelle, forte, grand boubou brodé, couverte d’or. Je pouvais savoir d’où elle venait, elle non. Je lui dis : vous êtes sénégalaise ? Oui. Vous vous plaisez en Côte d’ivoire ? Beaucoup. Pourquoi ? Parce que j’aime les hommes cons et riches, et – regardant autour d’elle – ici il y en a beaucoup. Bravo. Belle introduction à notre conversation amusante de cette soirée certainement plus agréable que celle que j’aurais pu avoir avec la plupart des notabilités présentes à la réception.
Mon père se livrait à la plage à l’exercice le plus amusant du « bey » égyptien qui jouit de la mer en la regardant longuement avant de procéder par étapes au passage du costume de ville, cravate, tarbouche et souliers inclus, à celui de plage - le même costume où le chapeau de paille remplaçait le tarbouche (fez ottoman), les sandales, les souliers, la cravate ôtée, puis à celui de bain - maillot noir entier, peignoir et chipchips (sandales ouvertes) - avant d’aller goûter l’eau. Entre chaque phase, assis confortablement à l’ombre du parasol il buvait un café turc. La cérémonie faisait mourir de rire ma mère, qui elle adorait la baignade prolongée, avec ma sœur (un poisson disait-on) et moi (qui n’a vaincu la peur de l’eau que par un effort de volonté). Puis après le déjeuner « léger » (une dizaine de plats commandés chez le traiteur Gianola, koufta et kabab (viandes grillées), pigeons farcis, après les mezze accompagnés de bière ou de zibib – l’arak égyptien), il s’en allait rendre visite à ses voisins, qui avaient procédé de la même manière, pour de longues discussions - affaires, vie sociale et bien entendu politique.
Il y avait aussi la cérémonie du dimanche au café Le Royal, en ville, où mon père nous emmenait ma sœur et moi vers midi. Lui se faisait servir des mezze avec bière ou zibib, ma sœur un gâteau ou une glace, moi (pas de gâteaux) le droit de picorer dans les mezze avec une citronnade. C’était aussi l’occasion pour mon père de se déplacer d’une table à l’autre - ou inversement d’autres messieurs venaient à leur tour à sa table - pour discuter d’affaires diverses et de politique. C’était pour moi, qui suivait la conversation (sans être autorisé à y participer) l’occasion d’entendre du bon arabe. Après quoi mon père me « résumait » (en bon arabe) l’essentiel de ce qui devait m’intéresser.
Mon père m’emmenait aussi en calèche (c’était son moyen de déplacement préféré) ici où là, soit pour l’accompagner faire une tournée des « administrations » où il connaissait tout le monde, soit pour aller chez tel ou tel de ses amis en vacances ou de passage : des hauts fonctionnaires en général - du gouverneur du Canal au collègue Ministre ou Secrétaire d’Etat, des juges - mais aussi des confrères médecins, des écrivains (mon père était un grand ami de Youssef Idriss), des politiciens wafdistes (Makram Ebeid entre autre), ou plus simplement de bons amis (la famille Hamza, Samir Gabra etc).
A la maison tout le monde était gourmand : mes grand parents et mon père surtout (ma mère moins). Toutes les occasions étaient donc bonnes pour faire un gueleton. On fêtait tout, les fêtes égyptiennes, musulmanes et coptes, les fêtes françaises. Nous avions donc le plaisir de fêter deux fois Noël (le 25 décembre et le 7 janvier), la fin du Ramadan et le kourban bairam comme on disait à l’époque, en turc, pour désigner le Aid el Kébir, le 14 juillet etc. Les anniversaires de chacun également. A chaque fois mon grand père, tant qu’il fut en vie, préparait lui même d’abondantes charcuteries dont il commandait soigneusement les composants, ma grand mère des séries successives de cailles rôties, gigots d’agneau, de blanquette de veau (qu’elle a aimé particulièrement jusqu’à la fin de sa vie) de lapins à la moutarde, de feuilles de vigne aux pieds d’agneaux, pigeons au férik – blé germé-, fatta –préparation d’agneau, ail, oignons, pain et riz, de toute la gamme des farcis, et que sais-je encore, tout ce que les meilleures cuisines égyptienne et française peuvent compter. Le tout arrosé toujours de vins de qualité - jusqu’à la guerre importés par caisse, Champagnes et Bourgognes - en quantités abondantes !
Nous nous déplacions souvent hors de Port Saïd. La Ford décapotable remplacée par une Chevrolet bleue (vers 1938 je pense) nous transportait au grand complet soit pour aller « faire un tour » le long du Canal jusqu’à Ismaïlia et Suez (pour aller « manger du requin » au Casino de Port Saïd Tewfick - prétexte comme un autre), soit pour aller au Caire visiter les soeurs de mon père (Hélène et Mounira) et leur famille, ou pour une quelconque affaire « administrative », soit pour rendre visite à des amis de Basse Egypte, à Zagazig et autour (notamment y rencontrer Youssef Idriss si je ne me trompe). Souvenirs bons ou moins bons (les enfants n’apprécient pas toujours la voiture), qui se perdent parfois dans celui des tempêtes de sables de Khamsin.
La ville de Port Saïd n’était pas quelconque, à l’époque. Construite avec la percée du Canal de Suez elle présentait face aux quais Sultan Hussein, un alignement d’immeubles de six étages avec larges balcons de bois du plus parfais style colonial de la fin du siècle. Le Casino belle époque surplombant l’entrée du port offrait à ses visiteurs le spectacle permanent de la file ininterrompue des navires s’engageant pour la traversée du Canal. L’Eastern Exchange de la même époque aurait été classé monument historique s’il n’avait pas été détruit par les bombardements des Anglais et des Français en 1956, comme le Casino. Le siège de la Compagnie du Canal, toujours en place, est un beau bâtiment du style colonial oriental de l’époque. L’amirauté britannique, située un peu plus loin, non moins remarquable, a été malheureusement détruite dans un de ces gestes politiques d’humeur que je peux comprendre mais regrette toujours. On voulait effacer les traces de la présence britannique. Comme on a déboulonné la statue de bronze de Lesseps, à l’entrée de la jetée. Cette jetée à l’époque longée par le port et la mer, et sur laquelle mon grand père m’emmenait respirer l’air marin, surtout les jours de tempête, et observer les détails du débarquement de la pêche. Le recul régulier de la mer à Port Saïd a fait gagner beaucoup de terrain, livré à la spéculation foncière ces dernières années. La jetée longe aujourd’hui la plage. Le phare, naguère sur la côte, est désormais presque au centre de la ville. Une fontaine décorée par une statue de la reine Victoria, grosse et laide comme un pou, située sur les quais Sultan Hussein a été également détruite. Dommage, ce monument d’une laideur peu commune, heureusement petit, caché dans un jardin, aurait constitué un témoignage historique du goût douteux des Anglais de l’Empire ! L’intérieur de la ville bourgeoise proposait ses quartiers datés 1890/1920/1930 - toujours parfaits, construits par des architectes, en général italiens, de ces moments successifs de l’expansion de la ville. Tout cela a été détruit, d’abord par l’agression de 1956 et les bombardements qui l’ont accompagnée, haineux, prenant plaisir à incendier les quartiers populaires (le Manakh) avant d’aller mitrailler les malheureux fuyards en bateaux à fond plat sur le lac Menzaleh. La spéculation foncière de la nouvelle bourgeoisie compradore a achevé le reste de la destruction de la ville après 1973. Le mythe illusoire que la nouvelle « ville franche » inaugurée par Sadate allait devenir un pôle de richesse a encouragé la démolition de quartiers entiers (dont les quais Sultan Hussein, rebaptisés de je ne sais jamais quel nom) pour y construire d’ignobles blocs de béton au goût que l’on devine être celui des nouveaux riches de notre époque. A la place du Casino, un supermarché en plastique préfabriqué !
La ville n’était pas seulement belle par son architecture et son urbanisme; elle était vivante - Halte obligée sur la route des Indes et de la Chine des gros paquebots de la P and O britannique, des Messageries maritimes et de la Compagnie néerlandaise de navigation que les avions n’avaient pas encore remplacés, elle vivait au rythme permanent des milliers de « passagers » qui parcouraient tous les jours ses rues commerçantes regorgeant de beaux objets de l’Inde et de la Chine. Une flotte de centaines de petites barques partait à l’assaut des paquebots vendre la pacotille. Les bamboutis (j’ignore l’origine de cette appellation) qui les manœuvraient étaient du genre qui n’a pas froid aux yeux et sait tout négocier en quelque langue que cela soit. Le va et vient des marins de toutes origines comme des produits qu’ils transportaient avait produit une culture port saïdienne ouverte, inventive, qui avait su combiner avec talent dans sa cuisine locale le carry indien et les coquillages port saïdiens.
Mais il y avait aussi le côté odieux et dramatique de l’exploitation du travail. Le pire – les « charbonniers » - Les navires de l’époque fonctionnaient encore largement au charbon. A Port Saïd ils faisaient leur plein. Il n’y avait aucune machine, grues ou autres, pour le faire. On posait des planches étroites reliant en pente raide le quai au pont du navire. Les hommes d’une chaîne ininterrompue couraient sur la colonne montante, chargés d’un énorme sac de charbon qu’ils vidaient sur le navire, pour redescendre en courant encore plus vite dans le sens inverse aller chercher leur sac sur le quai. Il s’agissait de paysans sans terres, maigres mais encore forts pour les quelques années qu’il leur restaient à vivre, dont d’ignobles marchands vendaient la force de travail aux Compagnies maritimes. L’origine de bien des fortunes port saïdiennes, avec sans doute, pour beaucoup, le trafic du hachich que les pêcheurs collectaient en mer pour leur compte avec les risques que les pauvres courent toujours dans ces cas - des bateaux complices. Une mafia internationale de commissaires de navires, de compradores égyptiens et étrangers (maltais, italiens, grecs, français) au service du grand capital de l’époque, représenté par les Compagnies de navigation. Pour moi l’image de ces pauvres hères en loques, chantant en travaillant dans ces conditions d’esclavage, tombant d’épuisement sur le quai (quand ils ne tombaient pas à l’eau) restera toujours celle de ce qu’est le capitalisme réellement existant. Une image qui ne sortira jamais de ma mémoire et qui m’a convaincu très jeune que ce système social était odieux.
Port Saïd avait une histoire qui en avait fait la ville la plus avancée de l’Egypte de l’époque. Bien des années plus tard en lisant les pages extraordinaire écrites par Lucien Bodard dans Monsieur le Consul retraçant la fondation de Shanghaï j’ai découvert l’analogie qui réunissait cette histoire et celle de Port Saïd. Cette ville a été véritablement inventée. Sur les marécages du lac Menzaleh, à l’entrée de ce qui allait devenir le Canal, une île artificielle a été fabriquée, simplement en jetant du sable dans l’eau jusqu’à ce que la terre en émerge. Sans machines bien sûr; des dizaines, voire centaines de milliers d’hommes, dans la tradition pharaonique ont ainsi « déplacé des montagnes » avec leurs mains nues, des pelles et des sacs de jute. Ces hommes venaient de toutes les provinces d’Egypte; beaucoup n’étaient que des volontaires désignés par les Omdahs (maires des villages) et les Moudirs (préfets des départements), - souvent parmi ceux jugés comme des têtes brûlées, mais beaucoup également étaient des jeunes qui y voyaient le moyen de s’évader du carcan de la tradition familiale et villageoise - des esprits disponibles donc pour aller de l’avant. La plupart sont morts à la tâche; mais ceux qui ont survécu ont fondé ce Port Saïd d’avant garde des ouvriers du port et du Canal, des marins qu’on retrouvait sur les bateaux de toutes nationalités et dans tous les ports de la Méditerranée et de l’Océan indien, des trafiquants de hachich. Les moins scrupuleux ou les plus chanceux sont devenus des compradores aisés ou même fort riches, des « notabilités » nouvelles bien différentes de celles de l’Egypte rurale et aristocratique. La ville fut donc électoralement wafdiste presque à 100 % pendant longtemps, et abritait des noyaux syndicalistes et communistes actifs et écoutés. Mais tout cela appartient désormais à un passé révolu. La guerre de 1956, celle de 1967 et l’isolement de la ville jusqu’après 1973, l’émigration massive que ces conditions ont entraîné, puis avec l’infitah (l’ouverture sans contrôle au capitalisme mondialisé), le retour d’émigrés allés faire un peu ou beaucoup d’argent en Arabie Saoudite et dans les autres pays du golfe pétrolier, les illusions de la ville franche ont bouleversé toutes les données. Une population de boutiquiers vivant de la vente « hors taxe » de produits de consommation importés, allant du textile et de la camelote aux équipements modernes de la maison, a pris le dessus. Les cohortes d’Egyptiens venus du Caire et d’ailleurs se ravitailler puis, d’une manière ou d’un autre passer la douane à bon compte, les officiers des douanes, de l’armée et de la police corrompus pour laisser passer des camions entiers sont devenus les sources principales de la nouvelle prospérité. Le fondamentalisme réactionnaire et mercantile de l’Islam politique importé du Golfe allait trouver là évidemment un terrain plus que favorable.
La guerre et le lycée
Les années 1940 à 1946 sont à la fois celles de la guerre et de mon adolescence (de 9 à 15 ans) élève du Lycée de la mission laïque française de Port Saïd.
La guerre était présente partout autour de nous, depuis qu’en 1941 les Allemands étaient arrivés jusqu’en Crête. L’Egypte elle même semblait sérieusement menacée par les va et vient de l’armée de Rommel. Nous savions néanmoins que l’essentiel de la guerre se déroulait ailleurs, sur le front de l’Est où l’armée soviétique affrontait seule la presque totalité des forces nazies. On était résolument et sans hésitation, avec les Soviétiques. Confiants - le nazisme ne pouvait être que finalement battu, les Soviétiques démontraient la puissance résolue de leur système - mais néanmoins anxieux. Devenu dès ce moment pro-communiste sans réserve je placardais dans ma chambre un portrait de Staline.
Vint l’offensive de Rommel parvenu en 1942 aux portes d’Alexandrie. La panique s’emparait des uns - des Maltais, des Juifs - qui s’enfuyaient jusqu’en Afrique du Sud ! D’autres, dans la petite bourgeoisie égyptienne et dans les milieux réactionnaires qui entouraient la monarchie, se préparaient à accueillir leur « libérateur » allemand. Mon père méprisait ceux là qu’il traitait d’imbéciles (mughafallin) et de salauds (mugrimin), probritanniques et soumis hier quand il fallait ne pas l’être, aujourd’hui, alors qu’il fallait comprendre que les Anglais étaient - pour une fois - du bon côté, devenus soudain des « patriotes ». Au point que mon père approuvait l’attitude du Wafd acceptant de revenir au gouvernement après l’intervention des chars britanniques. Cela n’était pas toujours facile à expliquer, et l’on sait que beaucoup de ceux qui deviendront les officiers libres de 1952 s’étaient retrouvés aux côtés du Roi. On était quand même fort anxieux et un moment avions pensé - si les Allemands entraient - nous réfugier dans un village de basse Egypte. On a rendu visite, dans cette perspective éventuelle, à l’un de ces amis curieux de mon père que je n’ai jamais connu que sous le nom de Cheikh Ali, un koulak qui nous reçut avec la bombance d’usage (dinde, oies etc). Mon père avait une série d’amis bizarres à mes yeux d’adolescent. L’un d’eux - dénommé Gomaa - avait fini en prison pour avoir fabriqué de la fausse monnaie. Mon père le plaignait et disait : le pauvre, la victime, ces quelques jolis billets de banque bien imités ne vont tout de même pas faire de mal à l’Egypte. Surtout que le Gomaa en question, généreux de tempérament, en avait redistribué une bonne partie aux nécessiteux. Nous n’avons pas eu besoin de nous retirer chez Cheikh Ali. Quelques semaines plus tard la bataille était gagnée à El Alamein.
Port Saïd était une ville de garnison, remplie de soldats, des Britanniques, mais surtout des coloniaux - Sud Africains (noirs) et Indiens, des Grecs (les plus à gauche de toutes les petites armées alliées), des Polonais de l’armée réactionnaire du général Anders, des Français Libres qui s’étaient illustrés à Bir Hakeim. J’ai été ami beaucoup plus tard avec l’un d’entre eux, Marcel Faure, - compagnon de la libération - venu au Mali en 1961 servir le nouveau régime anti- impérialiste du RDA. La présence militaire dense s’accompagnait, comme c’est toujours le cas dans les garnisons où les combattants venaient prendre leur repos, d’un cortège d’incidents bruyants qui avaient pour théâtres principaux les innombrables bars à filles dont la ville s’était couverte. On appelait ces filles des gonella du mot - italien mais adopté par l’égyptien populaire qui signifie jupe, leur tenue, nouvelle et osée en Egypte. Elles animaient des cabarets joyeux, comme le Cecil bar où, beaucoup plus tard, j’ai vu avec Isabelle se produire l’extraordinaire danseuse qu’était Tahia Carioca. Ce terme de gonella m’est soudain revenu en mémoire lorsque, bien des années plus tard, Saad Zahrane, l’un des anciens dirigeants du PCE, à propos du voile islamique, me dit – observation fine et juste : l’argent des Anglais pendant la guerre avait apporté la gonella, celui des Saoudiens apporte aujourd’hui le hijab (le voile).
A la maison on tenait table ouverte pour les simples soldats de la France Libre. Ma grand mère, renouant avec ce qu’elle avait fait de 1914 à 1918, estimait normal d’offrir à ces hommes qui allaient au casse pipe l’occasion de se régaler pendant leurs brèves permissions. Nos voisins de l’époque – des Maltais, les Zarb – avaient transformé leur grande villa en pension de famille et louaient des chambres à des officiers de la garnison, mais aussi à des civils que les circonstances de la guerre avaient fait échouer à Port Saïd, dont un certain nombre d’enseignants du Lycée. On fréquentait beaucoup tout ce monde et à mon souvenir, les discussions politiques étaient souvent vives.
La guerre était présente également par les bombardements aériens qu’on subissait à un moment – entre 1941 et 1942 – presque toutes les nuits. Pas de danger lorsque c’était les Italiens : ils larguaient leurs bombes au large dans la mer puis s’en retournaient. Les Allemands par contre bombardaient réellement le port et la ville. Black out, sirènes, tirs de DCA qui couvrait toute la ville – autour de nous, à la plage, rangée en ligne continue. Les civils se réfugiaient en général dans les caves de leurs maisons. Mal conçus, ces abris s’effondraient le plus souvent sur leurs malheureux occupants quand les bombes leur tombaient dessus. Ma grand_mère avait donc convaincu les Zarb de creuser une tranchée couverte dans le jardin. Comme cela, on mourra sur le coup si la bombe tombe juste sur nous – probabilité presque nulle, disait-elle – et nous n’aurons rien même si elle tombe à trois mètres plus loin. Le Général Voltaire – comme l’appelait mon père – avait raison. Dans la tranchée se réfugiaient à nos côtés – les Zarb, leurs pensionnaires et nous – un certain nombre de « veilles dames », en général des italiennes de conditions modestes qui habitaient dans le voisinage (je me souviens de la couturière de maman). Chrétiennes à l’extrême, et modérément courageuses, ces dames priaient à haute voix sans interruption. Cela énervait ma grand mère qui, ne perdant jamais le calme, occupait le temps soit à discuter avec nous les enfants, racontant des histoires, riant et buvant un coup, (il y avait du bon vin dans la tranchée) à la santé des « bombes loupées ». Elle trinquait avec un officier écossais fort sympathique et avancé dans sa réflexion politique qui, lui, ne se séparait jamais de sa bouteille de whisky. Ou bien elle lisait, Balzac ou des romans policiers. Un jour elle dit – avec son calme moqueur qui définissait sa nature – à ces dames chrétiennes bruyantes : vous devriez vous réfugier dans la cathédrale à côté, c’est un lieu saint certainement le mieux protégé qu’il soit par vos prières ardentes. Grands rires des impies de la tranchée ! Et peut être pendant un temps bref une accalmie dans les gémissements – Bravo Voltaire, dit mon père.
La tâche principale de mon père était devenue d’organiser l’hygiène de la ville pour y éviter les épidémies qui menaçaient. Il n’y avait pas d’antibiotiques à l’époque et, dans les armées comme dans les quartiers pauvres, le danger était réel. Il fit preuve à cet égard d’une remarquable efficacité, convoquant tous les médecins et établissant sa dictature sur le corps. C’est ce qui lui permit de faire éviter de justesse une terrible épidémie de peste pulmonaire, qu’il fut le premier à déceler, ne faisant pas confiance aux permis d’inhumer donnés par un confrère à plusieurs membres d’une même famille, décédés l’un après l’autre en quelques jours. Mon père fit évacuer de force tout un quartier (près du marché de la ville !), établir un cordon sanitaire, vérifier les allées et venues autour de ce cordon. Il n’y eut finalement qu’une centaine de morts, et l’épidémie était évitée. Ouf. Quelle fut néanmoins notre terreur lorsque, quelques jours plus tard, mon père se couchait avec une forte fièvre subite. Ce n’était qu’une paratyphoïde. Tout cela avait donné une extraordinaire popularité à mon père, qui explique qu’à sa mort, en 1960, le cortège qui l’accompagnait ait mobilisé la ville entière, et que le Président Nasser (ou son cabinet) ait jugé utile d’envoyer ses condoléances personnelles.
Vers la fin de la guerre, à partir de 1943-1944, le débat politique s’échauffait. Les camps de l’après guerre se dessinaient progressivement : d’un côté ceux qui voulaient rétablir l’ordre impérialiste et colonial d’avant guerre et de l’autre ceux qui voulaient que la défaite du fascisme permette de transformer la société, voire d’y faire triompher le socialisme.
La révolte des marins grecs du croiseur Averof, qui réclamaient le droit de participer à la libération de leur pays et que les Anglais voulaient tenir à l’écart parce qu’ils craignaient qu’ils n’y soutiennent la résistance communiste de l’EAM que Churchill avait décidé d’écraser, fut le signal du conflit. Des groupes d’ouvriers et d’employés égyptiens, syndicalistes et progressistes divers, établirent immédiatement un réseau de caches destinées à sauver les marins révoltés (et condamnés sévèrement pour avoir demandé à se battre !), en fuite. Par contre les autorités de police - des Egyptiens encore quelques mois auparavant pronazis et soit disant antianglais - collaboraient sans vergogne avec les autorités britanniques pour retrouver les rebelles.
Les Français, employés pour leur presque totalité par la Compagnie du Canal, avaient toujours été de parfaits réactionnaires, en général camelots du Roi et cléricaux. J’ai déjà dit que pendant longtemps ma grand mère s’était retrouvée seule « gaulliste ». Un milieu snob de surcroît, que nous ne fréquentions pas du tout. Les exceptions valent donc la peine d’être signalées. Il y avait parmi eux le Dr Rivet (le frère de l’anthropologue connu). Et surtout les Diuzet. Le père, un marin breton qui conduisait l’une de ces « pilotines » qui bravent la tempête pour aller chercher les bateaux en haute mer et les conduire à bon port, avait évidemment été immédiatement un copain de mon grand père. Les filles, Alice et Yvonne, de quelques années plus âgées que ma sœur et moi, sont restées des amies fidèles avec lesquelles ma sœur et ma mère étaient toujours restées liées. Excellent médecin ma mère s’était faite une très bonne clientèle dans le milieu du Canal. Cela lui permettait de les faire payer cher et de compenser de la sorte les soins qu’elle prodiguait toujours gratuitement aux pauvres, si nombreux à Port Saïd.
Les Maltais - les Zarb pour nous - étaient spontanément pro-anglais, mais guère plus, c’est à dire conservateurs, bigots et colonialistes. Les Zarb, malgré leurs opinions qui n’étaient pas les nôtres, étaient de forts gentils voisins et leurs enfants nos copains de jeux. La mère, Madame Zarb, était une provençale d’origine - de Hyères, elle nous décrivait Porquerolles de son enfance en termes dythirembiques, mais que j’ai compris mérités lorsque je visitais cette île du Levant - venue jeune à Port Saïd et mariée à ce Maltais fort brave homme du nom de Zarb. Le fils aîné, Antoine, s’était marié à une grecque, Catherine. Le père de celle-ci était, disait mon père, « venue d’une île grecque avec la culotte trouée », mais avait travaillé dur - vendeur de pains dans la rue, puis ouvrant une petite boulangerie et l’agrandissant au fur et à mesure de ses économies. Mais au lieu d’être fier de ce père travailleur et économe, les enfants cachaient soigneusement l’origine de leur fortune. Mon père disait en riant : ils font comme ces médiocres ivrognes d’Anglais, fiers de leurs ascendants dégénérés jusqu’à la quatrième génération, inaptes dans quelque domaine que ce soit, n’ayant pas même été capables de dilapider joyeusement leur héritage monstrueux. Un autre des fils - Robert - s’était trouvé bloqué en 1940 à Grenoble où il faisait ses études de médecine. Il a été dans la résistance et a eu la chance de revenir de Mathausen, s’est installé médecin à Grenoble. Le plus jeune des fils, Raymond, un peu plus âgé que moi, devenu cuisinier dans l’un de ces hôtels les plus chics de Londres, m’y a reçu des années plus tard avec la très grande générosité qui le caractérisait. Il avait un sens de l’humour prononcé et se moquait de sa clientèle anglaise chic et snob, incapable de faire la distinction entre une sole et une limande ou un hareng disait-il.
Au sortir de la guerre la jeunesse égyptienne s’était massivement rangée sur des positions radicales anti-impérialistes et socialistes. Cette évolution était particulièrement visible dans les écoles et les universités. L’Université du Caire allait d’ailleurs devenir le centre de l’immense mouvement populaire de 1946, et c’est autour des étudiants révolutionnaires que fut constitué le Comité des étudiants et des ouvriers qui a permis la construction d’une organisation réunissant l’intelligentsia et les militants du mouvement ouvrier et populaire. Cette évolution avait mûri pendant les années de la guerre, qui ont été celles de la politisation massive de la jeunesse. Les Lycées français ont été, sur ce plan, l’un des lieux de cette politisation, par l’excellence de l’enseignement qu’ils prodiguaient et son caractère progressiste affirmé. Je me souviens de mes camarades dont certains avaient été à l’école primaire avec moi - comme Mohamed Sid Ahmad - puis au Lycée du Caire, et est devenu un intellectuel remarqué du communisme et du journalisme égyptiens. Le directeur de la Poste à Port Saïd, un ami de mon père - qui me gâtait en m’offrant des séries de timbres oblitérés au jour de l’émission (je collectionnais les timbres) - avait un fils, Hassan, qui était avec moi et quelques autres parmi les « chefs » de la bande des « jeunes communistes » du Lycée. On se battait littéralement dans la cour de la récréation contre les « réactionnaires » qui ne voulaient pas admettre que seuls le communisme et l’Union Soviétique nous sortiraient du colonialisme et du féodalisme. Hassan a été tué dans les combats de rue à Port Saïd en 1956.
La société égyptienne des adultes - du moins celle que nous fréquentions - était moins marquée par cette évolution radicale. Mon père - être social par excellence - rendait visite à un nombre incroyable de familles où il avait des amis. Je l’accompagnais fréquemment dans ces visites. La famille Hamza - une ribambelle de frères - comptait parmi ceux-là. Mon père exerçait sur les aînés une pression constante pour qu’ils admettent que les filles poursuivent des études. Awatef lui doit d’avoir été au lycée jusqu’au bac puis d’avoir poursuivi des études de médecine en France. Plus âgée que moi de quelques années elle était au Lycée - mixte (chose rarissime en Egypte à l’époque) - dans les « grandes classes » lorsque j’étais dans les « petites ». Awatef est devenue et restée une amie très proche de mes parents, de ma mère après le décès de mon père et de moi même et d’Isabelle jusqu’à sa mort récente. Son mari Salah - mort jeune - outre son extraordinaire générosité - avait un sens de l’humour social que parfois seuls les grands buveurs (il en était) connaissent. Les longues soirées passées en sa compagnie ne fatiguaient jamais ma mère et ma grand-mère. Awatef a ainsi échappé au sort malheureux de sa soeur Malika, mariée fort jeune à l’un des fils Soudan. Les Soudan étaient des nouveaux riches style port saïdien (fortune faite rapidement dans le « ravitaillement » des navires - shipshandler). Le père était fort respectueux des traditions, au point qu’il ignorait - la suite de l’histoire le prouvera - l’odeur même de l’alcool. Les fils, d’une dizaine ou vingtaine d’années de plus que ma sœur et moi, n’ignoraient certainement pas celle-ci et passaient leurs soirées chez Gianola ou dans les cabarets, revenant souvent dans un état peu présentable. Un jour que l’un d’eux fut ramené ivre mort, ma mère fut appelée d’urgence par le père pour le « soigner ». Crainte du père, le fils marmonna :
« j’ai mangé du poisson qui m’a rendu malade ». « Quel poisson cela peut-il être » demanda le père. « Samac bolonachi » lui répondit ma mère en riant (Bolonachi était le nom de marque du cognac fabriqué par un Grec d’Egypte). Le vieux finit ses jours certainement convaincu qu’il existait un méchant poisson de ce nom. Malika fut donc mariée à l’un de ces gaillards. Elle passait ses journées assise en tailleur sur un canapé. J’allais la voir (j’avais 8 ans ?) et m’asseyais à côté d’elle, occupant un dixième du canapé, elle le reste. J’étais totalement absorbé par la comparaison que je faisais dans ma tête entre la circonférence de mon tronc, inférieure à celle d’une de ses cuisses. On lui apportait sans arrêt des « techts » (larges plats d’étain) remplis de pâtisseries égyptiennes, de dattes, de bananes, qu’elle mangeait en permanence. J’ai compris plus tard que la malheureuse refusait son mariage forcé par une boulimie effrayante. La pauvre ne fit pas de vieux os. Parmi ceux qui sont devenus mes amis par la suite il y avait le jeune (à l’époque) Wadie Ghattas, que mon père avait sans doute aidé à être recruté parmi les premiers cadres égyptiens de l’odieuse Compagnie du Canal. Après la nationalisation de 1956 Wadie a été dans le staff de ceux qui ont permis que le Canal fonctionne correctement en dépit des actes de sabotage auxquels les Français se sont livrés avant leur départ. Wadie habitait à l’époque la pension Zarb.
Le Lycée de la mission laïque française avait pour directeur un marseillais -Victor Martin - qui se distinguait de la colonie française de Port Saïd (les gens du Canal) par son républicanisme laïc vigoureux. Son jeune frère Fernand - instituteur dans le même Lycée - rentré en France allait devenir maire socialiste de Vitrolles (bien avant que cette banlieue ne soit conquise par les fascistes de Le Pen !). Son épouse - Mme Martin - avait été l’une de mes institutrices. Souvenirs de sa sévérité, mais aussi de son sens parfait de la justice. Je n’étais pas facile à traiter; espiègle, joueur, mauvais élève souvent (collectionneur de mauvaises notes). J’ai continué à l’être jusqu’à la classe de seconde du Lycée. J’étais l’un des organisateurs des grands « chahuts » et avais mis au point une formule qui rendait impossible le déroulement des cours qui nous déplaisaient (ou me déplaisaient) - comme la « littérature ». Nous payions un joueur d’orgue de barbarie pour installer son instrument sous nos fenêtres (qu’on refusait de fermer à cause de la chaleur) et jouer inlassablement pendant une heure entière le même air - dont je me souviens parfaitement évidemment.
Le laïcisme militant du « père Martin » (on l’appelait ainsi) avait éloigné du Lycée la grande majorité des jeunes Français (les enfants du Canal) que les parents bigots préféraient placer chez les Frères - dont nous nous moquions à juste titre, leur enseignement étant bête et donnant des résultats au bac toujours largement inférieurs à ceux du Lycée. La population du Lycée était de ce fait composée pour moitié environ d’Egyptiens, de l’aristocratie et des classes intellectuelles mais aussi en partie de la petite bourgeoisie, et pour l’autre «d’étrangers » - levantins (israélites pour une bonne part), enfants de commerçants et de professions libérales. On s’entendait bien pour sûr; et j’avais des copains dans tous les milieux comme cela est sans doute heureusement toujours le cas. Notamment un jeune français, fils d’un marin breton du canal (une exception au Lycée), Yvon Noël, devenu amiral (il avait toujours été fou des bateaux et nous visitions ensemble – de fond en comble - des cargos, des paquebots, des navires de guerre même - quand son père ou le mien arrachaient l’autorisation). Mais seuls les Egyptiens étaient politisés. Nos lectures furent donc précoces. Henri Curiel avait ouvert au Caire une librairie - place Moustapha Kamel - où l’on trouvait ce que nous cherchions : les « classiques du marxisme ». Le 18 Brumaire, la Guerre Civile en France, le Manifeste communiste, l’histoire du parti communiste bolchevik, sont devenus nos lectures de chevet dès notre adolescence et nous en faisions usage pour mieux comprendre l’histoire qu’on nous enseignant. Les plus téméraires (j’en étais) se lançaient dans la lecture du Capital, même si probablement nous n’en tirions pas grande chose.
J’ai expliqué dans mon Itinéraire intellectuel que j’étais venu au communisme d’abord par protestation contre l’ignominie de l’injustice sociale et que la dimension nationale et anti- impérialiste de cette adhésion n’est venue compléter ma révolte que plus tard. Un parcours différent de celui de la majorité de mes camarades égyptiens de lycée qui parcouraient le chemin inverse. Mais en fin de compte on se retrouvait pour établir un signe d’égalité entre la domination impérialiste et l’injustice sociale.
De toute façon nos lectures n’étaient pas mal vues par certains de nos professeurs, qui nous encourageaient même. J’ai déjà dit que le Lycée était une excellente école. L’histoire et la géographie (des matières qui me plaisaient à l’extrême) étaient enseignées dans un esprit généralement progressiste. L’enseignement de l’histoire de l’Egypte, certainement meilleur que celui prodigué dans les écoles égyptiennes, conduisait à la conclusion naturelle qu’un pays comme le notre ne pouvait pas accepter son statut subalterne de semi-colonie. Il ne pouvait être soumis à ce statut que parce qu’il était « trahi de l’intérieur ». Nous comprenions : par les féodaux, les compradores et la monarchie. Celle de la France insistait sur la Révolution. La question que celle celle-ci posait me paraissait claire : cette révolution ne clôture pas l’histoire, au contraire elle l’ouvre, appelle donc à sa poursuite, à son élargissement (de la France au monde entier, dont l’Egypte) et à son approfondissement (en allant au delà de ses limites bourgeoises par la démocratie socialiste que la gauche jacobine et Babeuf avaient annoncé si tôt).
Cette qualité de l’enseignement des lycées d’Egypte tenait en grande partie, je crois, à la position de la culture française dans ce pays, occupé par les Anglais, formellement indépendant depuis 1922, mais toujours en fait sous le joug étranger. La France, bien que puissance impérialiste comme la Grande Bretagne, avait été éliminée en Egypte par son concurrent anglais, l’enseignement dispensé par les lycées de la mission culturelle laïque ne se fixait pas l’objectif, comme les écoles égyptiennes ou celles de langue anglaise, de former les cadres du système en place, mais au contraire regardait ce système d’un œil critique bien qu’avec précaution. L’enseignement de l’arabe par contre laissait beaucoup à désirer. Ce n’est pas qu’il ait été saboté par la Mission Laïque, mue alors par un préjugé impérialiste. Les professeurs d’arabe étaient choisis et imposés par le gouvernement égyptien. C’était toujours des Azharistes dont les méthodes, reposant sur le par cœur, étaient inacceptables pour le genre d’élèves que nous étions. J’avais 7ou 8 ans; je posais la question au maître : pourquoi le pluriel de kalb est kilab et celui de qalb qulub ?(un arabisant comprendra le sens de la question). Le maitre me rabroue et me dit : tais-toi, imbécile, tu n’es pas là pour poser des questions, mais apprendre. Rentré à la maison je raconte l’évènement. Mon père rit et me dit : l’imbécile c’est ton maitre, mais oublies et fais à l’école ce qu’il te dit; si tu as des questions poses les moi, je te répondrai. Il n’empêche que l’incident m’avait rendu la classe d’arabe insupportable. La question de l’enseignement est décisive. Livrée depuis Sadate aux Frères Musulmans l’enseignement misérable qui ne connaît que le « par cœur » a détruit la capacité d’exercice de l’intelligence critique. Je n’imagine pas que l’Egypte puisse sortir des ornières de la nullité sans réforme radicale de l’enseignement.
La lecture des mémoires d’Edward Saïd fait mesurer la profondeur du fossé qui séparait les Lycées français des écoles anglaises. Le Victoria College, décrit par Saïd, était une horreur par son enseignement ultra réactionnaire, pro-impérialiste jusqu’au racisme, comme par la sorte de garde- chiourme constituée par ses enseignants. Saïd en a souffert au point d’être devenu ce qu’il avoue être : « mal dans sa peau » « étranger partout » (« out of place » - titre significatif de son autobiographie). Les collèges anglais avaient pour mission de déraciner, de fabriquer des serviteurs. Les Lycées ont produit toute autre chose, dans les meilleurs des cas une double appartenance culturelle enrichissante. Je ne suis pas étonné que tant de communistes égyptiens soient sortis des Lycées, presqu’aucun des collèges anglais.
C’est la qualité de cet enseignement qui m’a fait devenir – à partir de la 3e ou de la seconde – bon élève, très bon même. Mes centres d’intérêt étaient néanmoins partagés. J’aimais autant les maths et la Physique que l’histoire – Mon professeur – Melle Thalieux – l’avait remarqué et m’encourageait en me donnant des lectures et exercices plus avancés que ceux que le programme comportait. Elle discutait avec moi de mes « devoirs » - bénévoles. Mon professeur de Maths – un levantin israélite dont j’ai malheureusement oublié le nom – un petit gros sympathique à l’extrême, en faisait de même. Je les aimais beaucoup l’un et l’autre et me sentais traité à égalité par eux. Ils ne me notaient pas. Sauf pour l’administration à la fin de chaque trimestre : 20 sur 20 ! Les notes brillantes au bac – j’ai été le premier de la promotion en Egypte – les ont enthousiasmés et Melle Thalieux a alors écrit à mes parents – une lettre que j’ai retrouvée beaucoup plus tard recommandant que je fasse de la Physique théorique étant « un esprit rigoureux et exigeant ». J’allais donc être admis au Lycée Henri IV à Paris en 1947 en Maths Elems (dont je suis sorti également avec des notes parmi les plus brillantes de l’Académie de Paris – le premier peut être, mais j’ai oublié) puis en Maths Sups sans question.
Le Lycée et la politique n’occupaient évidemment pas toute mon existence d’adolescent. Ma sœur était d’un tempérament très différent du mien. Intelligente et généreuse, bien que « caractérielle », mais terriblement paresseuse. C’était - à l’époque - une « petite grosse » (qui devient mince à l’extrême, voire maigre, plus tard). Elle ne m’accompagnait pas dans les longues marches que mon grand père faisait avec moi seul, parce qu’au bout de cent mètres elle se disait « fatiguée ». Elle avait donc ses copines, la fille des Zarb - Mizou - Leila Ghandar et Leila Samir. Les « trois Leila » comme on les appelait formaient un moment un trio de belles adolescentes inséparables. Elève nonchalante mes parents ont cru un moment que l’école des bonnes sœurs lui conviendrait mieux. Elle n’y fit pas long feu. Le « chouchoutage » dont ces bonnes âmes avaient le secret était insupportable pour ma sœur, éduquée dans l’esprit d’égalité et de justice. Elle revint donc au Lycée où, me précédant d’un an, elle terminait normalement son cycle secondaire. Comme moi elle partit en France pour ses études supérieures en 1947, qu’elle choisit de faire en pharmacie. Ma sœur n’était pas politisée comme moi. Cela nous séparait un peu, n’ayant pas les mêmes amis. Mais cela ne nous empêchait pas de nous retrouver en bons adolescents ensemble à la plage où nous passions tout l’été, du matin au soir. Plus tard ma sœur, bien que peu politisée, a eu des réactions saines que j’attendais d’elle. Repliée à la Ciotat après son divorce, elle votait communiste sans problèmes. « Eux seuls valent quelque chose ». Ma soeur était d’une santé qui s’est avérée fragile au fil des ans. Forte dans l’enfance, elle développa ultérieurement un asthme qui a probablement été pour quelque chose dans sa mort à 55 ans. Elle eût une enfance très heureuse, à Abou Kébir d’abord, dont elle adorait les gamousses (nom égyptien de bufflesses) sur lesquelles - mater dixit - elle montait et qu’elle ne voulait jamais quitter. J’aime aussi beaucoup les gamousses, mais cette affection est venue chez moi beaucoup plus tardivement, avec celle des animaux en général. Car l’un de mes meilleurs copains d’enfance a été le chien Jocky - un scotch terrier gris. Ma grand-mère et mon père pouvaient tout lui faire, enlever un os de la gueule sans problème. Je pouvais, moi, en faire moins mais quand même jouer avec lui, nous rouler ensemble dans le sable sans problème. Ecrasé par un camion militaire, ce fut pour moi une grande détresse.
L’une de nos distractions préférées était certainement d’aller au cinéma. Il y en avait quelques uns à Port Saïd - Kursaal, Empire, Eldorado, Rialto - qui nous ont permis de voir les séries complètes je crois des films de Laurel et Hardy, des Max Brothers, de Charlot. Les Temps Modernes, l’Or du Klondyke, le Grand Dictateur sont bien restés dans ma mémoire. La rigolade dont Benzino Napolini nous donnait l’occasion me rappelait ce que mon grand père m’avait dit de ces crétins de fascistes. Plus tard ce fut la série des excellents policiers d’Agatha Christie. Ou des films américains légers (les comédies musicales des années 1940) qui faisaient rire à pleurer ma grand mère, pour la bêtise de ces femmes qui beuglent disait-elle. Les mêmes beuglements que ma sœur et moi aimions beaucoup écouter sur ces phonographes qu’on remontait et qu’on n’oubliait jamais d’amener avec nous à la plage le dimanche. Cela énervait mon père qui se retirait plus loin. Sa musique préférée - qu’il écoutait religieusement à la radio à la maison - était celle d’Oum Kalsoum, jeune à l’époque, ou des enregistrements des musiciens de Rod El Farag quartier du Caire sur les bords du Nil où se succédaient les « casinos » et où il avait passé - disait- il (il y avait emmené ma mère) - des heures à écouter cette ancienne musique égyptienne disparue aujourd’hui.
Dans notre maison bourgeoise, en dépit de la guerre, on continuait à vivre dans l’abondance. Ville de garnison, Port Saïd ne manquait de rien. Les déjeuners et dîners - ma grand-mère continuait à déployer ses talents fantastiques de grande cuisinière - se succédaient. Deux clientèles de ces repas toujours gargantuesques - les notabilités égyptiennes que mon père connaissait toujours, les officiers des armées alliées dont certains étaient certainement politiquement intéressants. Ma grand-mère était bien aidée par la succession des cuisiniers que j’ai connus. Dans mon plus jeune âge du temps de mon grand père, Mansi, un être curieux, grand buveur de cognac (et fumeur de hachich) qui se promenait avec une canne et un tarbouche (tenue qui n’est pas celle des gens de maison en Egypte !), venait toujours « en retard » parce qu’il suivait les bonnes dont il dessinait avec les mains la courbe des fesses pour les décrire. Mansi a émigré en 1945, s’est retrouvé à Naples, marié avec une italienne et a ouvert avec elle, parait-il, un restaurant. Port Saïdien typique. Puis, Haïle, un Ethiopien, sans doute paysan mais à l’allure élégante et altière, fier d’avoir été un soldat du Négus résistant aux Italiens, réfugié en Egypte, qu’il devait quitter dès 1941 pour rejoindre l’armée éthiopienne de libération. Ensuite Charaf - cuisinier de talent qui a fait fortune par la suite en Arabie Séoudite - Frère Musulman convaincu, multipliant les prières, mais sans ostentation, ami de mon chien Jocky. Plus tard lorsque vers 1948 la répression s’est abattue sur les Frères Musulmans mon père et ma mère ont aidé Charaf à se débarrasser de son arsenal (un vieux fusil de chasse et deux pistolets) en allant les jeter dans le lac Menzaleh. Ce qui permit à mon père d’aller ensuite - narquois - dire au commandant de la police politique (qu’il connaissait évidemment) : vous pouvez faire une descente chez lui, il n’y a pas d’armes ! Ensuite Awad, un Nubien que je n’ai connu qu’épisodiquement, étant peu de temps après parti en France, artiste d’une troupe de musiciens que les Soviétiques - au temps de Nasser ont aidé à se constituer.
Mais surtout Abdel Ghaffour, l’infirmier de mon père à l’origine. Celui qui fut chargé de l’encadrement des ribambelles d’enfants des écoles partis à la chasse aux moustiques pour éradiquer la malaria comme je l’ai dit plus haut. D’où la qualification - gentille - d’inspecteur des moustiques que ma grand mère lui avait donné et que ses petits yeux lui faisaient mériter. Ghaffour est resté chez nous, gardien fidèle de la maison, quasi abandonnée après le départ de ma mère pour Paris en 1980, suite à son accident (fémur), et ce jusqu’à la vente de ce bijou en 1992. Cette magnifique villa a été hélas détruite par l’acheteur qui tenait à rentabiliser son investissement par la construction sur son terrain d’un horrible immeuble. La destruction systématique de Port Saïd continue ! Entre temps, après la mort de mon père en 1960, ma mère reprenant sa clientèle d’usines - notamment des jeunes ouvrières de Brook Bond, l’unité d’emballage du thé - Ghaffour est resté là, pour l’aider. Il était entre autre le pourvoyeur de cigarettes, allumées une après l’autre pour dissiper les odeurs que les pauvres filles pouvaient exhaler dans les examens gynécologiques accompagnées par la transpiration du sweating system des usines. Trois paquets par jour. Ce qui n’a pas empêché ma mère de vivre jusqu’à 94 ans sans problèmes de poumons ou de coeur !
Mon père et ma mère ont été de bons médecins. Ma mère était à l’Université à Strasbourg dans les années 1920 l’une de ces étudiantes en médecine qui se comptaient sur les doigts d’une main. Les mémoires qu’elle aurait pu écrire concernant tant la médecine en haute Egypte dans les 1930 que celle des usines des années 1960 auraient fourni un document de première importance pour l’histoire du peuple égyptien. Mon père avait acquis la réputation dès ses années d’étudiant d’avoir un diagnostic intuitif qui ne se trompait jamais. Il a choisi néanmoins d’être médecin de l’Etat, persuadé que le vrai problème en Egypte était non pas de soigner des malades mais de réduire les chances de le devenir. De surcroît pour permettre à ma mère de rester active et de ne pas avoir à se déplacer de province en province, il avait décidé de refuser toute promotion en échange d’une carrière à Port Saïd. Puis, assez tôt, après la guerre, il prit sa retraite de l’Etat pour faire de la médecine sociale dans les usines, employant toute son énergie à contraindre les patrons et l’Etat qui leur a succédé - à respecter la santé des travailleurs.
Les deux familles Amin et Boeringer ne se faisaient pas remarquer par leur zèle religieux. Ma soeur et moi n’avons été baptisés que tardivement - vers 8/9 ans - lorsque mes parents réalisèrent qu’il valait mieux pour nous - Egyptiens - être « classés » quelque part dans une des boîtes « communautaires » dans lesquelles on doit être enfermé par définition. J’ai depuis le plus grand mépris pour les discours « identitaires » de ce genre. Mes deux grands pères étaient francs maçons et libre penseurs façon des Lumières affichées. Ma grand mère n’a jamais mis les pieds dans une Eglise, à ma connaissance - elle aimait dire « ni Dieu, ni maître ». Mais elle avait un Christ en cuivre sur sa table de nuit. C’était un objet qu’un petit soldat breton de la guerre de 1914-1918 lui avait remis avant d’expirer. Elle ne s’en est jamais éloigné. Ma mère ne fréquentait pas davantage les Eglises, mais elle aimait beaucoup Jésus Christ qu’elle considérait comme le premier communiste. Mon père ne se souciait pas davantage de la religion, mais il estimait devoir faire montre, à l’occasion des grandes fêtes coptes, de tous les signes extérieurs de son appartenance à sa communauté. Une ou deux fois par an donc il allait rendre visite à l’Eglise copte de Port Saïd. L’archiprêtre l’invitait immédiatement à s’asseoir dans un beau fauteuil du premier rang. Il m’emmenait une fois sur deux ou trois. Je m’y ennuyais prodigieusement, bien que je doive dire que le faste du cérémonial et la beauté des chants m’impressionnaient. L’archiprêtre lui donnait d’office du pain trempé dans du vin (la communion orthodoxe) sans s’enquérir de savoir s’il était à jeun (il ne l’était pas bien sûr) qu’il prenait en marmonnant quelques mots de copte incompréhensibles pour moi, et pour lui aussi je pense. A cette époque je suis passé - vers 10/11 ans - par une petite phase de mysticisme qui n’a guère duré. Ma sœur était elle - plus superstitieuse que croyante.
Mon grand père et mon père s’aimaient beaucoup. Mais à la mort de mon père les deux imbéciles qui géraient le cimetière de Port Saïd - le prêtre catholique et l’orthodoxe - n’ont pas cru admissible de placer les deux corps côte à côte. Ma mère a donc négocié une concession à cheval sur les deux terrains bénis et sacrés pour chacune des deux confessions. Les cendres de ma grand mère, de ma soeur et de ma mère sont dans trois urnes occupant la même case du Colombarium du Père Lachaise.