Conclusion
Conclusion
Traits distinctifs de l’entrepreneuriat social alternatif
Inspirée par une expérience pratique, nourrie par les discours courants dans les milieux de l’entrepreneuriat social, la thèse de l’entrepreneuriat social alternatif proposée dans cet essai se démarque au final par certains éléments qui prétendent constituer un approfondissement et une avancée vers plus de clarté et de rigueur, et donc plus d’efficacité. Elle pousse au bout la logique de l’entrepreneuriat social. En ce sens la doctrine de l’entrepreneuriat social alternatif est une critique de la pensée courante de l’entrepreneuriat social, critique entendue dans le sens positif du terme, pour outrepasser les limites, insuffisances et lacunes. Ces éléments distinctifs sont apparus au fur et à mesure de l’exposé et sont essentiellement les suivants, même si certains de ces énoncés se retrouvent déjà ici ou là dans certaines tendances actuelles de l’entrepreneuriat social.
1. L’entrepreneuriat social alternatif est explicitement anti et post capitaliste.
Il se présente comme l’alternative à l’entrepreneuriat capitaliste, tant sous sa forme traditionnelle que celle actualisée de l’idéologie de la « start-up ». Il n’est pas restreint à des secteurs négligés, à des « territoires » circonscrits, à des usagers « défavorisés ». Il n’est pas là pour coexister dans une « économie plurielle » à côté de la firme capitaliste, il est là à terme pour la remplacer partout, universellement, définitivement. Dans les courants majoritaires de l’entrepreneuriat social, l’anticapitalisme est le plus souvent implicite, il apparaît en filigrane, on dit la chose avec pudeur par référence seulement à son idéologie « néo-libérale », et on la nomme rarement. Certes, on ne mène pas une bataille de mots et il vaut mieux être anticapitaliste dans les faits que de faire des proclamations. Mais comme disait le philosophe Alain, « la clarté est la politesse de l’intelligence », alors pourquoi ne pas être poli?
2. L’entrepreneuriat social alternatif est anti-impérialiste.
Il est pensé dans le contexte de la mondialisation capitaliste, c’est-à-dire d’une division internationale du travail déséquilibrée et d’une polarisation croissante entre une minorité de pays du Centre impérialiste et une majorité de pays de la Périphérie. S’il faut agir localement, il faut aussi penser globalement et une action locale efficace ne peut l’être qu’en tenant compte du contexte global qui est celui de l’impérialisme mondialisé. Une conséquence est que l’entrepreneuriat social alternatif est anti-impérialiste, une évidence quand on voit le monde depuis le Sud, plus difficilement perceptible depuis le Nord, même dans ses mouvements progressistes de l’entrepreneuriat social, encore faiblement internationaliste. C’est pourquoi l’entrepreneuriat social alternatif mène un combat anti-impérialiste en participant à la réalisation d’une économie nationale souveraine autocentrée, qui subordonne ses relations extérieures à un développement endogène, intégré et visant la plus grande autonomie et autosuffisance possible, tout en le faisant dans une perspective anticapitaliste, et donc non pas, de l’essor d’un capitalisme national africain. C’est tout le contraire d’une illusoire « émergence » dans la mondialisation capitaliste par des moyens capitalistes.
3. Le rapport dialectique étroit et indissoluble entre la finalité sociale externe et la démocratisation participative interne définit le concept même de l’entrepreneuriat social.
Il faut marcher sur ses deux jambes et une conception unilatérale, ne mettant en avant que l’impact sociétal, ou au contraire la seule structure interne de démocratie formelle, est une erreur. Soyons optimiste, la démocratie réelle pousse les acteurs à rechercher le bien commun. Et comment celui-ci peut-il être atteint sans une participation démocratique des concernés, la prise en charge de son destin faisant partie intégrale du bien commun?
4. Un défi permanent de l’entreprise sociale alternative est de gérer les exigences contradictoires de la primauté de la mission sociale et de la nécessaire rentabilité optimale.
La primauté de la finalité sociale détermine les choix stratégiques, opérationnels et de gestion de l’entreprise sociale. Produire des biens et services utiles et de qualité, répondant aux besoins du peuple et non du marché solvable, dans un souci constant de l’environnement, est la raison d’être de l’entreprise sociale. La gratuité tendancielle est son modèle économique. En même temps, il s’agit d’être rentable, pour continuer et grandir. Il y a donc des arbitrages à faire. La solution de cette contradiction peut se trouver dans la socialisation (faire payer les biens communs par la collectivité), ou en faisant payer les riches. Il n’y a pas de recettes magiques, mais seulement de la ruse à avoir et un bon jugement à appliquer, et savoir distinguer entre les compromis tactiques et les compromissions stratégiques.
5. Un apport essentiel de l’entrepreneuriat social alternatif est le lien consubstantiel établi entre l’entrepreneuriat social et la finance sociale, et donc participative, telle que mise au point par la finance islamique.
La question toujours pendante du financement des entreprises sociales ne sera jamais résolue en incitant des institutions financières existantes, banques capitalistes, capital-risqueurs, ou institutions de microfinance, à financer des entreprises sociales. Les saupoudrages de subventions et des concours entretiennent de faux espoirs pour retarder toute révolte. Il ne suffit pas de changer la destination des financements vers des entreprises sociales pour que la finance devienne sociale. C’est la mécanique même du financement capitaliste, basé sur l’intérêt la spéculation et la rente, qui doit aussi être remplacée, Et l’alternative, c’est la finance participative, qui réduit le financeur à ce qu’il est véritablement, un simple fournisseur parmi d’autres d’une ressource particulière, financière en l’occurrence. Ainsi l’entrepreneuriat social ne fait pas que remplacer l’entrepreneuriat capitaliste, il annihile la suprématie du financier et de l’actionnaire, il met au cœur de l’entreprise ceux qui méritent d’y être, à savoir les véritables producteurs de richesse que sont les entrepreneurs et les travailleurs. Et il institue comme leur partenaire un nouvel acteur de l’entrepreneuriat social, celui de l’investisseur social, partageant les destinées de l’entreprise, tout en recevant sa juste rémunération pour sa contribution financière, nécessaire aussi pour le succès recherché.
6. L’entrepreneuriat social montre les voies d’une démocratisation participative progressive des entreprises.
Il le fait en intégrant la distinction essentielle à faire entre Société et entreprise. L’enjeu démocratique ne se réduit pas à la question, purement juridique, du statut formellement démocratique de la Société des actionnaires associée à l’entreprise. La démocratie ne se réduit pas à la procédure d’« une personne, un vote », empruntée au modèle de la démocratie politique libérale qui fantasme la société comme la juxtaposition d’individus libres et autonomes. La réalité sociale est autre.
Au sein de l’entreprise, la démocratie, ce sont les relations que vivent ses parties prenantes, au premier chef le groupe des entrepreneurs-dirigeants et celui des travailleurs. Ces relations démocratiques ont deux dimensions, procédurale par les mécanismes institutionnels de prise de décision, et réelle pour faire en sorte que chaque participant puisse dans les faits influencer la décision collective, et ait le sentiment de l’avoir fait, pas uniquement par un vote occasionnel. L’entrepreneuriat social prend en compte ces deux dimensions de la démocratie par les mécanismes formels de cogestion et de consultation, et par la méthode pratique de la guidance participative.
7. L’entrepreneuriat social contribue à la réalisation d’un projet de société, et en définitive de civilisation, alternatif, et il constitue de ce fait un élément d’une stratégie politique d’avancées dans cette direction.
Bien qu’étant une organisation de nature économique, l’entreprise sociale alternative ne limite pas sa vision, son ambition et sa portée à ce seul terrain. Elle est une organisation du peuple qui situe son action dans le cadre d’un projet global de société à la réalisation duquel elle entend apporter sa contribution par la réalisation de sa mission particulière. On peut dire que l’entrepreneuriat social est une façon de faire autrement de la Politique, avec un grand « P », pour « changer le monde », loin des ambitions électoralistes des partis politiques pro libéralisme. En complément aux luttes nationales et populaires défensives, il met en oeuvre une stratégie politique offensive, en créant et expérimentant aujourd’hui les formes d’organisation d’une société et d’une civilisation alternatives plus évoluées.
Par son action et ses choix stratégiques et opérationnels, l’entrepreneuriat social aide à l’éveil des consciences quant à la réalité historique et sociale globale de notre temps. Il fait comprendre que le capitalisme est temporaire, qu’il est apparu à une époque dans l’histoire, que la probabilité et le bon sens sont qu’il en sorte, beaucoup plus rapidement que l’empire romain. Il contribue dans son domaine à alimenter un nécessaire programme populaire alternatif de court et moyen terme. Par les collaborations qu’il suscite entre ses parties prenantes internes et externes, par les relations qu’il tisse avec d’autres organisations populaires nationales et internationales, il peut contribuer à forger l’unité de pensée, d’action, voire d’organisation, au sein d’une nécessaire alliance d’organisations populaires, face à un nombre de plus en plus restreint et isolé d’opposants (les oligopoles et leurs agents). Il met en œuvre à la base, au sein de la dite « société civile », une stratégie d’action prolongée, basée sur la réalisation de multiples avancées sociales, et consistant à créer aujourd’hui, malgré les contraintes de l’environnement, des éléments plus ou moins achevés d’un modèle alternatif d’entreprise et donc de société.
8. A l’origine des entreprises sociales, il y a des entrepreneurs sociaux.
Ceux-ci ne sont pas des capitalistes à visage humain. Fonctionnant en équipe, clairvoyants et critiques de la société de leur temps, visionnaires à long terme, habiles stratèges et organisateurs, ils sont mus par une éthique personnelle faite de droiture, sobriété et modestie, et par l’adhésion sans faille aux valeurs de l’entrepreneuriat social. Ils sont de ce fait justifiés à guider démocratiquement les acteurs de l’entreprise sociale tout en demeurant attentif au moment où ils devront tirer leur révérence.
9. L’entrepreneuriat social est éthique.
Alternativement à l’égoïsme individuel ou collectif et à l’esprit de compétition de la culture capitaliste, certaines valeurs de haut niveau se posent comme le ressort principal des réflexions, des actions et des comportements des acteurs de l’entrepreneuriat social : responsabilité, équité, solidarité. C’est par cette dimension culturelle qu’ultimement l’entrepreneuriat social alternatif peut aussi prétendre se qualifier de civilisé. Car dans une civilisation supérieure, ce n’est plus ni l’intérêt individuel ou une soit-disant rationalité économique qui déterminent les comportement humains, ni un pouvoir politique arbitraire, mais une culture, donc une pensée, des institutions, des valeurs, une éthique.
10.La mise en oeuvre d’une stratégie pour l’entrepreneuriat social alternatif est à l’ordre du jour.
En Afrique des jeunes, des femmes, et aussi des hommes matures, initient des projets d’entreprises, sociales dans les faits, sans qu’elles ne se proclament comme telles. C’est une forme offensive de résistance spontanée à l’exploitation capitaliste et au pillage impérialiste. Mais l’efficacité de l’action et la maîtrise effective de son destin exigent une stratégie consciente. L’entrepreneuriat social propose la lucidité, y compris pour sa stratégie en vue d’un foisonnement d’entreprises sociales à créer et soutenir. La critique des idéologies néo-libérales qui détournent de l’entrepreneuriat social, des services d’accompagnement adaptés pour entrepreneurs sociaux, la création d’un Fonds d’investissement participatif pour méso entreprises sociales, des alliances nationales et internationales d’entreprises sociales au sein du mouvement populaire, sont autant d’éléments de cette stratégie pour développer un rapport de forces favorable à l’entrepreneuriat social.
Définition de l’entrepreneuriat social alternatif
Ces traits distinctifs de l’entreprise sociale permettent enfin d’en proposer une définition synthétique. Dans l’énoncé qui suit, chaque point, chaque-virgule comptent, chaque ponctuation indiquant un élément constitutif du concept, développé dans l’exposé.
Une entreprise sociale est :
– une association, légalement constituée, d’entrepreneurs sociaux, et de travailleurs;
– opérant une entreprise économique, à lucrativité optimale;
– fonctionnant sur la base de la primauté de sa mission, et de sa vision, sociales, ainsi que d’une démocratisation, et d’une guidance, participatives;
– produisant des biens accessibles, à utilité sociale réelle, pour la majorité du peuple;
– financée par des investisseurs sociaux, selon les modalités de la finance participative;
– appliquant une stratégie, exerçant des opérations, et pratiquant une gestion d’entreprise;
– anti-impérialiste, en vue d’une économie souveraine endogène et intégrée;
– post-capitaliste, dans la perspective d’une société non marchande, équitable, et démocratisée dans tous les domaines;
– civilisationnelle, vers une nouvelle civilisation universelle, reposant sur une culture de la responsabilité;
– active dans l’unification et l’organisation du mouvement national et international de l’entrepreneuriat social, au sein du mouvement populaire.
On pourrait ajouter un autre élément constitutif de l’entrepreneuriat social alternatif : celui de sa faisabilité. Car il suffit de retrousser les manches pour au moins commencer à le mettre en oeuvre, malgré l’hostilité inévitable mais décroissante du contexte. Cette affirmation de la faisabilité est un témoignage.
Juste par la pensée, faisable dans la pratique, l’entrepreneuriat social alternatif devient alors désirable, et apte à interpeller la puissance d’agir des entrepreneurs sociaux. C’est l’objectif.
Compléments
Un exposé encore plus complet de la thèse de l’entrepreneuriat social alternatif demanderait que soient abordés d’autres sujets apparemment éloignés, mais qui sont pourtant sous-jacents à la réflexion menée. Ainsi le raisonnement est construit sur une diversité de dualités, couples ou contradictions, articulés entre eux, par exemple : finalité sociale et fonctionnement démocratique, utilité sociale et rentabilité, démocratie procédurale et participative, destination et mécanisme du financement, etc. Ces dualités révèlent le mode de raisonnement dialectique appliqué dans l’analyse. Pour aller au fond des choses, il faudrait aussi expliquer ce qu’est la dialectique, mode de connaissance que devrait s’approprier tout entrepreneur social.
Un autre fil conducteur de l’exposé a été le souci de l’action efficace, d’où l’emploi récurrent du terme de stratégie : stratégie de l’entreprise sociale, stratégie de développement de l’entrepreneuriat social. Or qu’est-ce que la stratégie? Si l’entrepreneur social est un stratège, il devrait donc maîtriser les principes (dialectiques) de base de la science et de l’art de la stratégie.
Enfin, des références à certaines valeurs éthiques spécifiquement nommées parsèment le texte. Des valeurs sont toujours posées, comme des postulats a priori. Mais pourquoi ces valeurs et pas d’autres, et d’où viennent-elles?
Un exposé achevé de l’entrepreneuriat social devrait donc aborder ces questions de la connaissance dialectique, de la stratégie, et de l’éthique. L’auteur compte ajouter des chapitres nouveaux sur ces sujets dans une deuxième édition augmentée du présent essai, qu’il espère aussi revue et corrigée, grâce aux commentaires et critiques de la présente édition et qu’il appelle de ses vœux.
Devise et mot d’ordre
Une fois ces compléments apportés, le sens apparaîtra plus clairement d’une devise et d’un mot d’ordre, déjà proposés aux entrepreneurs sociaux, mais qu’au fond pourrait faire sien tout militant de la cause des peuples.
La devise pourrait être, en contraste avec la devise « Liberté, égalité fraternité », de la révolution française (bourgeoise dans son essence) :
Responsabilité, Équité, Participation
La responsabilité inclut nécessairement la liberté, mais elle plus que la liberté car elle prend aussi en compte son usage responsable. L’équité est plus concrète que l’égalité qui demeure formelle, la justice requérant des inégalités réelles consenties en fonction des besoins. On pourrait remplacer Participation par Solidarité pour maintenir une rime en « é », en autant que l’on comprenne que la solidarité exige la participation collective aux prises de décision.
Le mot d’ordre proposé élargit le traditionnel « Penser globalement, agir localement » :
Penser universellement, dialectiquement, stratégiquement
Agir localement, socialement, éthiquement