7. Une stratégie africaine de l’entrepreneuriat social alternatif
Que faire aujourd’hui pour développer l’entrepreneuriat social alternatif, particulièrement en Afrique? Une stratégie est ici proposée visant à faire des partisans de l’entrepreneuriat social une force sociale capable d’imposer des avancées vers une économie responsable équitable et auto-déterminée, et d’enrichir un programme de plus en plus détaillé de politiques publiques d’un État populaire.
7.1 Des réussites exemplaires
Premier élément simple et évident : oser créer des entreprises sociales. Comme dit un proverbe anglais, la preuve du pudding est dans le pudding. Les entrepreneurs sociaux en acte et en puissance ne manquent pas en Afrique. Il faut leur lancer un appel pour relever le défi d’oser dès maintenant et obstinément élaborer ou revoir leurs plans d’entreprise en fonction du paradigme de l’entrepreneuriat social alternatif. Le bon exemple est contagieux et une ou quelques réussites exemplaires habilement communiquées peuvent contribuer à déclencher un vaste désir collectif d’imitation et faire apparaître un agacement, voire un début d’inquiétude, dans la classe dominante, qui fera tout, n’en doutons pas, pour émousser le côté tranchant (anticapitaliste et anti-impérialiste), de l’entrepreneuriat social ou en prétendre le côté rêveur puisque la réalité du capitalisme décadent serait pour elle sans alternative, alors que l’illusion c’est justement la solution capitaliste.
Créer de véritables entreprises sociales rentables, faire connaître leurs avancées comme leurs difficultés, c’est appliquer une stratégie du fait accompli à la base, qui ne demande la permission à personne, qui accumule des ressources factuelles, idéologiques et organisationnelles qui vont renforcer le mouvement de l’entrepreneuriat social. C’est appliquer une stratégie de la défection généralisée du capitalisme en boycottant ses règles et en forgeant et expérimentant des règles alternatives pour commencer aujourd’hui à bâtir la société de demain. C’est enfin inciter des entrepreneurs sociaux potentiels à se révéler, à se renforcer dans l’action, et à constituer une classe de guides sociaux lucides et déterminés, appelés éventuellement à des tâches nationales.
Cette stratégie s’inspire de la stratégie des territoires imprenables du jeu de GO, appliquée notamment par Mao-Tse-Toung dans sa stratégie des « bases rouges ». Non pas qu’un changement global « par le haut » ne soit pas aussi un jour opportun, mais des transformations qualitatives résultent toujours d’une accumulation de changements quantitatifs. L’étape actuelle n’est pas de monter à l’assaut électoraliste de l’Etat, ni de demander aux gouvernements pro libéraux d’appliquer les mesures que seul un pouvoir populaire peut prendre (bien qu’il faille élaborer un programme populaire et revendiquer son application). La tâche actuelle est d’additionner et de consolider des organisations populaires de base dans tous les domaines. Le mouvement de l’entrepreneuriat social peut faire sa part en multipliant ces organisations économiques populaires de base, tant locales que nationales, que sont les entreprises sociales.
Cet argument du fait alternatif accompli, qui demeure toujours très fort en Afrique, peut aussi faire beaucoup pour l’éveil des consciences et le rehaussement de l’espoir. Quelques réussites d'entreprises sociales viables et durables feront plus pour montrer la nécessité et la faisabilité d’un entrepreneuriat post-capitaliste qu’une avalanche de séminaires, forums, conférences, blogs, réseaux sociaux, etc. Elles peuvent provoquer un effet de contagion qui fera que tout porteur de projet d’entreprise voudra dire : « Moi aussi je veux faire comme ça! ».
7.2 Déconstruire la langue de bois
Qu’est-ce qui détourne nombre d’entrepreneurs africains d’adopter et de désirer la philosophie de l’entrepreneuriat social, malgré qu’en Afrique, la culture de solidarité y soit pour elle un terreau naturel. Si une grande partie de la jeunesse l’ignore, c’est notamment à cause du matraquage idéologique du libéralisme qui se manifeste à notre époque par une certaine « langue de bois ». On entend par cette expression un ensemble de mots stéréotypés, au sens toujours plus ou moins vague, dont l’usage à un certain moment ou dans certains milieux, s’imposent comme obligatoires pour paraître à la page, et être accepté socialement.
Or les mots véhiculent des concepts et une vision des choses. Répéter les mêmes mots conformistes à la mode, c’est en rester prisonnier. Ces mots sont dans nos têtes comme des fétiches intouchables auxquels on se soumet, et donc à ce qu’ils connotent et impliquent sournoisement. C’est ce qu’on appelle l’aliénation, dont le contraire est la lucidité.
En entrepreneuriat, il y a une langue de bois. Pour détourner de l’idée d’entreprise sociale alternative à l’entreprise capitaliste, les milieux de la soit-disant aide publique au développement et des ONG continuent de parler d’« AGR » ou « activités génératrices de revenus », d’« opérateurs économiques », ou de « développement des capacités ». Bien sûr il faut des actions, des acteurs, et des habiletés, mais il faut aussi de l’organisation, avec un fonctionnement structuré couvrant tous les aspects de l’entreprise et qui de ce fait a un potentiel de pérennisation. Sinon les activités cessent avec les subventions ou l’épuisement des acteurs, ce qui maintient le rapport de dépendance et fait bien l’affaire des donateurs, dont l’existence continue ainsi à se justifier, alors que c’est leur disparition qui doit être visée. Penser en termes d’AGR, d’opérateur ou de capacités, c’est tourner autour du pot pour ne pas penser en terme d’entreprise organisée et pérenne. Tout le monde connaît et répète le vieux dicton : si tu veux nourrir quelqu’un, ne lui donne pas du poisson, apprends-lui à pêcher. Faux! Il faut plutôt dire : si tu veux nourrir quelqu’un, finance son entreprise de pêche, qui le nourrira lui et son village, et permettra à ses petits-enfants de continuer à pêcher.
Mais au temps présent, le principal obstacle culturel à l’entrepreneuriat social vient de l’idéologie de la « start-up ». On ne crée plus une entreprise, on crée une start-up! Que signifie ce terme, d’autant plus vénéré qu’il est formulé en latin moderne? Le mot « start » n’apporte rien : pour réaliser quoi que ce soit, il faut bien un jour démarrer. C’est dans le « up » que gît le virus. Il s’agit d’aller vers le haut, donc vers la croissance, mais une croissance à tout prix, à outrance et la plus rapide possible.
Or on ne peut comprendre ce « up » sans le situer dans le contexte actuel du capitalisme financiarisé à la recherche désespérée d’opportunités pour faire plus de milliards avec ses milliards. Ni l’économie réelle, ni même les marchés financiers ne lui suffisent pour trouver des débouchés aux capitaux offrant un minimum de 15% de rendement. Les nouvelles technologies créent espère-t-on des opportunités pour de nouveaux placements spéculatifs, quelle que soit l’utilité réelle ou la futilité des produits ou services « high tech », du moment qu’il y a un marché solvable potentiel. Mais ces opportunités sont risquées. Quantité d’échecs sont prévisibles avant de trouver le cheval gagnant. Solution : un appel général aux « start-upers » pour qu’ils démarrent, illico, la réalisation de leur idée, sans plan ni moyens ou très peu. Méthode empirique à l’anglo-saxonne, sans vision, où l’on espère que la loi du nombre jouera.
Par la propagande médiatique, par des concours sous couvert de RSE, par des perspectives de financements même dérisoires, par des incubateurs technologiques commandités, on tente d’attirer des milliers de jeunes sur la base de leur désir légitime de réaliser leur potentiel et de mettre en œuvre leur puissance d’agir. On les incite à se lancer dans des projets dont le seul critère est l’aspect apparemment innovant, c’est-à-dire à condition d’utiliser les technologies nouvelles, sans souci aucun, sauf décoratif, d’un impact sociétal véritable.
Car le but essentiel de l’opération, c’est de trouver le futur Facebook, la start-up qui deviendra la prochaine « licorne », qui fera une triomphante entrée en bourse. Il y aura évidemment très peu d’élus et les 99,9% de strat-up restés en rade ne seront que d’inévitables dommages collatéraux. Bref la réalité que veut occulter l’idéologie de la start-up est la recherche de gains spéculatifs par les oligopoles financiers. Et il peut y avoir d’autres motivations, comme la recherche par un monopole en manque d’imagination de solutions à des problèmes internes : dans les centaines de propositions récoltées dans le cadre d’un concours, on y trouvera bien la bonne idée obtenue gracieusement et mise en œuvre à peu de frais en sous-contractant ou en absorbant la start-up gagnante.
Un autre mot magique de l’air du temps fait ses ravages, celui d’« écosystème ». Empruntée à l’écologie, cette métaphore connote l’idée d’une harmonie et d’une complémentarité intrinsèque et naturelle entre tous les participants à un même système, économique en l’occurrence. Ainsi il y aurait harmonie entre d’un côté Apple et Google, et les milliers de développeurs d’« apps » (applications mobiles) de l’autre, entre Amazon et Apple d’une part et les millions d’auteurs et d’éditeurs de livres diffusés sur leurs plateformes.
La réalité est autre : dans toute branche de l’économie réelle, il y a quelques oligopoles qui la contrôlent et imposent leurs conditions, les autres acteurs restant soumis à leurs conditions léonines et agissant comme leurs sous-traitants. L’entrepreneuriat social ne fabule pas sur un impossible écosystème global ou sectoriel. Il voit la réalité qui est celle de différents groupes ou classes d’acteurs économiques, avec différents niveaux de conflictualité ou de coopération dans leurs rapports.
Si des relations approchant celles d’un écosystème naturel sont possibles et souhaitables, c’est celles d’entreprises sociales entre elles. Avec des entreprises nationales non sociales, la coopération est certes nécessaire pour la progression vers la souveraineté économique, à condition de garder son autonomie de pensée et d’action, et même si des frictions sont inévitables en raison de l’approche capitaliste des uns et sociale des autres.
Par contre, pour les oligopoles et particulièrement ceux de son secteur, si des relations tactiques sont inévitables en raison de leur contrôle sur l’accès aux ressources qu’ils monopolisent, l’entreprise sociale les voit non comme des concurrents mais comme des ennemis, et agit en conséquence selon les circonstances et les marges d’autonomie disponible. Quelle tristesse de voir des petites entreprises afficher fièrement dans leur communication le logo de telle multinationale avec qui elles ont eu une relation, alors que la discrétion, ou l’explication gênée, devrait être l’attitude attendue. Il n’y a pas d’écosystème social où régnerait une harmonie universelle des acteurs, mais plutôt des rapports de puissance entre différentes catégories d’acteurs, et un ensemble de relations à différents niveaux de collaboration ou de conflit, selon des considérations stratégiques ou tactiques.
D’autres « buzzword » de la langue de bois font leurs basses oeuvres ou viendront. On a vu celui de « gouvernance », destiné à occulter la perspective de la démocratisation des entreprises. La culture étatsunienne est particulièrement habile dans l’invention perpétuelle de nouveaux mots ou expressions pour donner l’illusion du changement, alors qu’il s’agit de vin vinaigré ancien dans de nouvelles outres. Pour libérer l’esprit, il faut se libérer des mots dominants, en choisir d’autres les plus exacts possibles, les utiliser systématiquement, et en profiter pour expliquer les raisons de leur emploi, donc les visions, les analyses, les projets qu’ils véhiculent.
Cette résistance aux mots dominants inclut aussi la résistance à l’anglicisation du vocabulaire, effet de l’hégémonie étatsunienne dans le monde. Malheureusement maints acteurs sociaux se sentent obligés, pour se donner une crédibilité ou sous le faux prétexte de mieux communiquer, de se dénommer ou de formuler leurs discours dans un franglais souvent hermétique pour les non-initiés et frisant parfois le ridicule. L’entrepreneuriat social inclut le respect de soi, y compris la reconnaissance et l’acceptation de son identité culturelle, dont fait partie la langue maternelle, dans laquelle on pense mieux et différemment des autres langues. L’entreprise sociale francophone se donne un nom français ou à consonance française, et ne perd pas sa dignité en polluant son vocabulaire d’anglicismes.
7.3 L’accompagnement
La détermination des entrepreneurs sociaux ne suffit pas. L’entrepreneuriat est un métier aux multiples facettes, dont l’entrepreneur lambda n’en maîtrise que quelques-unes. Un accompagnement est nécessaire, sous forme de l’ensemble des services dits non-financiers destinés à des entrepreneurs sociaux.
En amont du démarrage d’un projet d’entreprise, l’appui porte sur la découverte de l’idée d’entreprise, et surtout sur la formulation du plan d’affaires, outil incontournable dont la bonne maîtrise échappe à la plupart des entrepreneurs. Il faut de la rigueur pour réussir, et aucun général ne part en guerre sans un plan d’action réfléchi, quitte à le modifier selon les circonstances. Si un plan est d’une utilité relative à cause de la mouvance des évènements, l’exercice de planification lui est indispensable.
Un modèle de plan d’affaires est un outil nécessaire. Pour une entreprise sociale, un tel modèle diffère sur bien des points de celui pour une entreprise capitaliste, tant pour la partie texte que pour la partie chiffres. Ainsi le plan doit donner des indicateurs permettant d’évaluer l’atteinte des impacts sociétaux visés. Les prévisions financières doivent aussi se terminer par une proposition aux investisseurs sociaux permettant de répondre à leur légitime question : quand et comment seront-ils remboursés, et quel sera leur gain? Or ces réponses doivent être données dans un contexte où le financement est participatif. Il faut donc savoir calculer une mousharaka, ce dont les « écoles de commerce » n’ont même pas l’idée.
Peu à peu un tel accompagnement en amont du démarrage peut permettre de constituer un panier de projets bien ficelés d’entrepreneuriat social, validés tant du point de vue de la viabilité économique que de celui du caractère social, et prêts à recevoir des investissements sociaux. Une fois ceux-ci réalisés, l’accompagnement doit se poursuivre en aval. Ces services sont ceux de tout incubateur ou pépinière d’entreprise : formation, conseil, mentorat, réseautage, etc.
Tous ces services en amont et en aval peuvent être offerts par une équipe de conseillers en entrepreneuriat social. Ceux-ci peuvent être issus d’ex-consultants en entrepreneuriat capitaliste, à la condition qu’ils aient été au préalable déprogrammés de leurs formations originelles dans les écoles de gestion néo-libérales et qu’ils aient assimilé la théorie de l’entrepreneuriat social. D’où le besoin aussi de contrecarrer les HEC et écoles de commerce courantes par des centres de formation en entrepreneuriat social avec des programmes distincts bien réfléchis.
7.4 Des méso entreprises sociales
Faut-il accompagner et financer n’importe quelle entreprise, du moment qu’elle est sociale? En principe oui. En pratique, les ressources humaines et financières étant toujours limitées, il faut, du point de vue d’un raisonnement stratégique, établir des priorités. Et pour cela il faut cesser, particulièrement en Afrique, de penser uniquement en terme de « micro », autre mot de la langue de bois sur le développement, et une des causes des échecs de bien des projets dits de développement. Pense-t-on vraiment que l’on développera l’Afrique en multipliant les micros entreprises locales et territoriales? Non, il faut d’abord penser « méso ». Méso veut dire moyen, il est un juste milieu entre micro et macro.
Car il est beaucoup plus porteur de développer des méso-entreprises que des microentreprises. Parce que si on injecte dans une entreprise sociale une masse critique d’argent, disons de l’ordre de 50 à 500 millions de FCFA, plutôt que de quelques millions seulement, alors les chances sont beaucoup plus grandes que l’entreprise se développe et soit pérenne. Un méso financement permet l’acquisition d’équipements productifs, des ressources humaines suffisantes en quantité et qualité, et un fonds de roulement pour éviter d’être bloqué par des problèmes de trésorerie. Bien sûr une microentreprise peut devenir méso. Aussi il faut faire preuve de discernement, mais le potentiel de croissance et de durabilité, étant plus élevé avec le méso, cette taille d’entreprise devrait être privilégiée.
L’entreprise sociale situe sa mission et ses objectifs sectoriels spécifiques dans le cadre d’un objectif plus global qui est le développement d’une économie nationale intégrée, équitable et responsable. Or dans le contexte de l’Afrique, l’entrepreneuriat moyen est le meilleur moyen de « lutter contre la pauvreté », non pas en la soulageant temporairement par des saupoudrages de fonds, mais en l’éradiquant à terme par la création de richesses et d’emplois dans des entreprises pérennes.
Un calcul le démontre. Soit un nombre croissant de méso-entreprises financées annuellement, par exemple, 5 l’an 1, puis 8 l’an 2, etc. Supposons une croissance de chaque entreprise même modeste de 5-10% par an, et supposons un taux de survie disons de 80% parce que les entreprises sociales auront été bien accompagnées. Supposons en plus que ces méso entreprises soient intégrées, chacune étant le fournisseur ou la cliente d’autres méso entreprises sociales. Alors en l’espace d’une génération, 70 ans, avec les emplois et les richesses créés, avec les économies nationales relativement autonomes ainsi structurées, le problème du sous-développement aura été résolu, toute chose égale par ailleurs, c’est mathématique. Naturellement, il s’agit d’un modèle et l’avenir est toujours imprévisible dans le détail. Mais la méso-entreprise sociale demeure la voie la plus sûre pour un développement réel de l’Afrique, basé sur des économies nationales souveraines et populaires.
7.5 Un Fonds d’investissement participatif
A quoi sert le meilleur des plans d’affaires si aucun financement n’est disponible? Si on ne veut pas que le mouvement de l’entrepreneuriat social ne produise que des espoirs déçus et des rêves inaccessibles, alors il faut définitivement régler le problème jamais résolu du financement des petites et moyennes entreprises, sociales de surcroît. Qui donc peut financer des méso entreprises sociales, en appliquant les mécanismes de la finance sociale participative, plus particulièrement ceux du contrat islamique de mousharaka?
Les sources improbables de financement
Les banques peuvent-elles être une source de financement social? Souhaitable mais improbable, et ce qu’elles soient capitalistes ou à prétention islamique d’ailleurs. Quelles banques en Afrique proposent la mousharaka? On cherche toujours. Comment le pourraient-elles d’ailleurs, considérant leurs ratios prudentiels : on ne finance pas des investissements longs avec des ressources courtes.
Ensuite les banques le veulent-elles? La culture bancaire y fait obstacle. Le banquier lambda n’a que deux mots à la bouche : risques et garanties. L’inverse de l’entrepreneur social ce n’est pas le travailleur, car celui-ci est son partenaire. Le banquier, culturellement, est l’inverse de l’entrepreneur social. La tolérance au risque calculé est une qualité qui lui est étrangère. Il a de la difficulté à admettre que social ne veut pas dire non rentable, que la qualité validée d’un bon projet d’entrepreneuriat social suffit pour constituer sa garantie, que ce projet peut même être plus rentable qu’un prêt à intérêt. Toujours il exige des conditions sous forme de gage, caution, sûretés, etc., rendant vide de contenu l’idée d’un partage égal des risques et des bénéfices entre le financeur et le financé. Travaillant avec la ressource argent, le banquier est un prêtre du « moneytheism ». Sa seconde nature est de chercher à faire de l’argent avec de l’argent, et la mission sociale lui est professionnellement un concept étranger.
En outre, les banques ne s’intéressent pas aux projets méso. Car leurs coûts internes pour traiter un dossier de financement de 50 millions ou de 50 milliards de FCFA sont les mêmes. Alors, avec leur vision uniquement courtermiste, il n’est pas rentable pour elles de dépenser pour des projets dont le « ticket » est toujours trop petit à leurs yeux.
Même si les institutions de microfinance seraient a priori plus ouvertes au financement d’entreprises sociales, elles sont de petites banques auxquelles les mêmes considérations précédentes sur les grandes s’appliquent aussi. S’ajoute leur handicap « micro », le concept de « meso » y faisant difficilement son chemin.
D’autres sources de financement qui s’auto-qualifient volontiers de sociales ou d’éthiques semblent plus accessibles. Des ministères et organismes publics, les agences dites de coopération internationale, des fondations et organismes philanthropiques, les départements de responsabilité sociale d’entreprise (RSE) des oligopoles, proposent des subventions ou des prêts d’honneur remboursables et sans intérêts. Personne ne s’opposera à des formes de générosité, mais personne n’est dupe non plus. Les discours officiels de ces bailleurs recouvrent d’un voile translucide leurs intérêts très petits, électoralistes des uns, géopolitiques des autres, de réputation et d’image publique pour les derniers.
Et ces aides se font toujours dans le cadre de « programmes » qui imposent des conditions et restrictions diverses dictées par les idées à la mode. Est bien chanceux l’entrepreneur qui réussit à trouver le programme ou le concours qui cadre avec son activité. C’est que tout ce monde est plus soucieux d’imposer son offre et sa vision de ce qui devrait être fait, plutôt que de répondre à la demande d’entrepreneurs sociaux, dont la diversité et la pertinence des projets risquent fort de toujours outrepasser en qualité les meilleurs efforts de prévision même bien intentionnés.
En outre, toutes ces organisations semblent s’être entendues pour imposer chacune leurs propres formulaires de demande d’appui, où la complexité le dispute souvent à l’obscurité. Elles tendent ainsi à l’entrepreneur le piège difficilement évitable de perdre son précieux temps à réécrire sans cesse et pour chaque bailleur son projet, au lieu que celui-ci soit accepté et évalué tel que formulé selon sa vision.
D’autres sources de financement non institutionnelles suscitent une sympathie par leur caractère populaire, collectif : c’est le peuple lui-même, malgré ses ressources limitées et dispersées, qui se finance lui-même. Ainsi les tontines encadrent une épargne collective où chaque membre, quand vient son tour, obtient la disposition d’un capital autrement inaccessible, avec la seule obligation de le rembourser. Toutefois le projet à financer n’est pas nécessairement de nature entrepreneuriale. S’il l’est, le mécanisme de financement, tout en étant éthique, n’est nullement participatif : les autres membres de la tontine auront en quelque sorte fait un prêt d’honneur sans bénéficier aucunement des retombées du projet.
De même, le « crowdfunding », parfois erronément qualifié de « participatif », permet un financement par une multitude de petits épargnants, pour des projets surtout micro, sans que ce financement populaire soit aussi participatif dans le sens défini ci-haut.
Au total, ces modes de financement sont exceptionnels, certes utilisables tactiquement, mais ne peuvent constituer la base d’un financement massif et continu d’entreprises sociales, surtout si elles dépassent la taille « micro ». Leur effet principal, en faisant le bonheur de quelques entrepreneurs élus, est de maintenir l’espoir dans une immense majorité d’entrepreneurs dont la déception et l’échec sont la destinée probable. Or une foule désespérée est toujours une menace pour les puissants de ce monde. Aussi les saupoudrages de fonds et les concours d’appels à projet sont destinés à rester et à éloigner de la véritable solution.
Un Fonds d’investissement alimenté par des investisseurs sociaux
Alors que faire pour le méso financement participatif d’entreprises sociales? La solution existe, élaborée, discutée, approuvée par tous les acteurs conscients : mettre en place une institution financière d’un type autre qu’une banque ou une institution de microfinance, à savoir un Fonds d’investissement. Plus spécifiquement, il s’agit de créer un Fonds d’investissement participatif pour méso-entreprises sociales, offrant lui-même en parallèle des services non financiers d’accompagnement des entrepreneurs sociaux financés. Dans le contexte actuel, une Société Anonyme peut être le cadre dans lequel peuvent s’exercer des activités de collecte de fonds et d’investissement dans des entreprises sociales rigoureusement sélectionnées et étroitement accompagnées, sans nullement contrevenir aux lois sur les banques et les marchés financiers.
Un tel Fonds est alimenté par des « investisseurs sociaux ». Qui sont-ils? Ce sont des épargnants qui disposent de capitaux légalement et éthiquement acquis, et qui considèrent que leur responsabilité première est de faire fructifier leur avoir, non pas tant pour légitimement s’enrichir, que pour contribuer à la création de richesses et accroître les bénéfices sociaux que leurs investissements peuvent permettre. La thésaurisation est pour eux un gaspillage immoral. Contrairement aux boursicoteurs dont le credo est la liquidité de leurs avoirs afin de pouvoir continuellement spéculer, les investisseurs sociaux n’hésitent pas à faire des investissements patients aux belles promesses de grands impacts sociaux positifs. Si des contraintes légitimes leur imposent de disposer de leurs ressources dans un terme rapproché, alors ils optent pour des formes de financement court de la finance sociale (comme le financement du fonds de roulement avec le contrat de salam : voir ci-après).
En outre les investisseurs sociaux acceptent deux choses : a) que leur argent soit investi dans des entreprises sociales, et b), que cet investissement se fasse selon les règles de la finance participative. Leur apport dans le Fonds pourra alors se faire en utilisant un autre contrat de la finance islamique, celui de moudharaba, équivalent à une fiducie confiant au Fonds la valorisation de leur argent par des investissements en mousharaka dans des méso entreprises sociales. Les bénéfices partagés de celles-ci pourront rembourser et rémunérer les investisseurs de même que le Fonds lui-même.
Ces investisseurs sociaux peuvent être des individus fortunés, qu’on pourrait appeler des anges financiers sociaux. Il y en a, minoritaires encore sans doute, mais ils existent. Ils peuvent être en Afrique, dans le monde, en particulier dans la diaspora africaine. Le Fonds d’investissement participatif se présente en particulier comme un cadre idéal pour la réception et l’injection dans l’économie sociale et solidaire d’une partie des milliards de FCFA que la diaspora transfert chaque année en Afrique. Il peut être l’intermédiaire de confiance que réclament à juste titre ces Africains de la diaspora qui veulent que leurs apports soient investis dans de bons projets sociaux rentables avec une gestion intègre et transparente. Ces investisseurs sociaux peuvent aussi être des institutions, favorables à l’entrepreneuriat social et à la finance islamique : d’autres Fonds ou sociétés d’investissement, des institutions publiques ou des programmes gouvernementaux, et même des banques, pourquoi pas?
7.6 Des banques sociales
Il ne faut pas désespérer, des banquiers sociaux, cela peut exister, c’est même l’avenir inévitable de tout banquier lucide. Quelques banques capitalistes font des déclarations, veulent aller vers la finance islamique. Des banques ou institutions de micro-crédit avec des guichets islamiques se demandent si elles ne devraient pas faire autre chose que de financer seulement la consommation avec des contrats de mourabaha. Elles n’ont plus l’argument de l’absence de cadre réglementaire pour temporiser car en Afrique de l’ouest les instructions de la Banque centrale sur la finance islamique ont été publiées.
En théorie des banques sociales pourraient aller vers le financement participatif de l’investissement productif si elles obtenaient elles-mêmes des financements dédiés exclusivement à des mousharaka. Elles le pourraient aussi en apportant dans le Fonds les apports des comptes d’investissement de leurs déposants, et en décidant d’affecter la plus grande part de leurs bénéfices à des financements participatifs, au lieu d’enrichir leurs actionnaires. Le Fonds d’Investissement participatif pourrait donc être l’intermédiaire par lequel les banques pourraient jouer un rôle dans le financement long de l’économie réelle.
Institution qualifiée pour la gestion de fonds patients, le Fonds peut l’être aussi, du fait de sa culture non pas bancaire mais entrepreneuriale, pour l’accompagnement des entrepreneurs sociaux. C’est cet accompagnement qui peut seul apporter l’élément de garantie aux investissements. Or les banques, aux antipodes de la culture entrepreneuriale, ne sont guère en position pour réaliser cet accompagnement et l’appel à des consultants externes formatés à l’entrepreneuriat capitaliste n’est pas la solution.
Par ailleurs, les banques, de même que les institutions de microfinance islamique, joueraient pleinement leur rôle en complétant l’offre financière du Fonds, et ce en aidant les entreprises à résoudre un autre problème financier, celui lié à leur fonds de roulement. Il s’agit là d’un besoin financier à court terme que la banque a tout à fait vocation à combler et présente au surplus un faible risque de non remboursement.
Or un autre contrat de la finance islamique traite cette situation de décalage dans le temps entre l’engagement de dépenses pour la préparation d’un bien commandé et la réception du paiement après livraison : c’est le contrat de « salam ». Dans un salam, le financeur débourse dès la signature du contrat pour permettre à l’entreprise de couvrir les dépenses pour la production d’un bien payé plus tard par le client à la livraison. Le paiement du client se fait au financeur qui aura en fait acheté le bien. Il reçoit le montant intégral du paiement, alors qu’auprès de l’entreprise c’est un achat qu’il aura fait à un prix inférieur. La différence est sa marge commerciale, invariable et sans pénalités, contrairement à ce qu’aurait été un prêt à intérêt.
Moudharaba entre les investisseurs sociaux et le Fonds d’investissement, mousharaka entre le Fonds et l’entreprise sociale, et salam entre la banque et l’entreprise : tel est en somme l’environnement de financement idéal permettant à l’entreprise sociale de rencontrer l’essentiel de ses besoins financiers et de mener au mieux ses activités dans l’économie réelle pour la réalisation de sa mission sociale.
En contraste, le contrat de mourabaha, qui est la proposition minimaliste et de facilité de tout guichet islamique de banque ou de microfinance, est d’un intérêt négligeable pour l’entreprise, sauf dans des circonstances particulières où l’achat à tempérament par ses clients lui permet des encaissements plus rapides.
7.7 Vers une alliance de l’entrepreneuriat social
Les éléments précédents d’une stratégie de l’entrepreneuriat social portent sur la constitution et l’utilisation de diverses ressources (organisationnelles, intellectuelles, financières, idéologiques), permettant au mouvement de se constituer des forces et ainsi bâtir face à l’adversaire un rapport qui lui soit de plus en plus favorable pour l’atteinte de son but. Or toute stratégie comporte un second aspect à côté des ressources, celui des alliances. Il faut tendre vers l’unité la plus solide et large possible, au sein de soi-même, et avec ses amis, une unité de pensée, d’action et d’organisation, pour isoler l’ennemi, susciter sa division interne, et rallier ou neutraliser les tiers indécis.
Au premier chef toutes les entreprises sociales sont amies entre elles. Les entreprises nationales ont leurs conseils du patronat et leurs chambres de commerce. Au moment opportun, les entreprises sociales se doivent de formaliser leur alliance. Or comment se forge une alliance? Le point de départ, c’est nécessairement l’unité de pensée, exprimée autour d’une déclaration, manifeste ou charte, qui énonce les principes de base, suffisamment larges pour inclure toutes les bonne volontés, suffisamment restrictif pour se démarquer sur l’essentiel (ce pourrait être par exemple la primauté de la finalité sociale et la pratique démocratique).
En complément immédiat des énoncés de principes, des éléments d’un premier programme d’action peuvent être formulés, avec des objectifs concrets et convergents à atteindre. Ce qui n’est nullement l’équivalent de doléances adressées à l’État : quantités d’objectifs peuvent être poursuivis par ses propres efforts sans attendre le salut venu d’en haut, et il est préférable qu’il en soit ainsi. Ce qui n’exclut pas, quand il le faut, les revendications à l’État libéral, sans se nourrir d’illusions quant à l’issue. L’important est d’avoir un programme concret, qui forge l’unité, et autour duquel des actions peuvent être planifiées.
Ensuite, et seulement ensuite, vient l’organisation, temporaire pour commencer autour d’actions ponctuelles, structurée sans être nécessairement officialisée quand les conditions sont mûres pour assurer une continuité. Un programme et un plan d’action sont préalables à l’organisation et permettent d’éviter l’enlisement dans des débats stériles sur les statuts et l’écueil menaçant des postes à occuper.
Cette alliance des entreprises sociales ne serait qu’une des composantes d’une alliance plus large avec les autres composantes de l’économie sociale. A un niveau supérieur, elle participerait aussi aux actions et organisations du mouvement populaire et du mouvement national. A ce niveau, une contribution majeure des entreprises sociales serait la formulation des éléments d’un nécessaire programme populaire et national, relatif spécifiquement à l’entrepreneuriat social, telle la création du statut formel d’entreprise sociale proposé ci-haut, la direction incitée ou forcée des capitaux disponibles vers le Fonds d’investissement participatif à créer, la formation diplômante en entrepreneuriat désormais social, etc.
L’alliance des entreprises sociales devrait aussi se situer à des niveaux encore supérieurs, le niveau régional africain, essentiel pour l’essor de l’entrepreneuriat social africain, et le niveau Sud-Sud. C’est autant à ces niveaux qu’au niveau national que l’intégration des entreprises sociales peut se réaliser. Par la suite ou en parallèle, l’alliance doit se forger avec des entreprises sociales des pays du Nord, d’autant plus faisable et souhaitable que sous l’influence des entreprises sociales du Sud, elles auront développé leur internationalisme.