5. L’entrepreneur social
5. L’entrepreneur social
Dans toute activité humaine collective, éducation, santé, famille, sport, etc., il y a et il faut des chefs, reconnus et acceptés. Chef, leader, dirigeant ou guide, comme on voudra le nommer, ces termes ne sont pas synonymes de tyran, autocrate, ou dictateur. Il y a différentes façons de diriger. Chacun est chef dans une ou quelques activités, et subordonné dans plusieurs autres contextes. Les habilités, les aptitudes, les capacités sont différemment et inégalement répartis entre tous les humains et heureusement d’ailleurs, car c’est cela qui rend possible la vie en société. Sur la base de cette réalité, certains ont plus d’aptitudes que d’autres à être chef, selon le domaine.
Ainsi en est-il de l’entrepreneuriat, qui a ses chefs dans les personnes des entrepreneurs. Ceux-ci partagent généralement certains traits psychologiques tels que la capacité de s’autodéterminer, une perspicacité dans l’identification des opportunités, la tolérance aux risques et à l’inconnu, une compétence de métier, une connaissance du secteur d’intervention, une imagination créatrice pour la solution de problèmes, etc. Des études ont conclu que dans toute société 15% des individus en moyenne présentent un profil entrepreneurial.
Parmi ceux-ci, certains peuvent aussi prétendre ajouter l’épithète de social à leur statut d’entrepreneur. Cela est apparemment plus vrai en Afrique qu’ailleurs. La culture de la solidarité l’y incite, en contraste avec l’individualisme et l’esprit de compétition dominant dans les pays du Centre. Des proverbes africains pourraient servir de maximes pour l’entrepreneuriat social, tel ce proverbe wolof : Derem bu lew, suuxatt koom buy lekkele, dont le sens (et non la traduction littérale) veut dire : seule l’éthique en affaires permet une économie prospère et de bons rapports sociaux.
5.1 Les traits de l’entrepreneur social
Mais qu’est-ce qui caractérise cet entrepreneur d’un type nouveau qu’est l’entrepreneur social, ou du moins son type idéal? Son profil ne peut en effet être similaire à celui de l’entrepreneur capitaliste, présenté comme un champion individuel issu de la sélection naturelle des plus forts. Il ne s’agit pas non plus d’une variante d’une « avant-garde » autoproclamée, détentrice de la ligne juste dont il s’agirait d’éduquer les masses.
Collégial
Précisons d’abord que pour une entreprise sociale, l’entrepreneur n’est pas ou du moins ne devrait pas être un individu, mais bien plutôt un collectif. Si elle peut démarrer avec un entrepreneur unique, une entreprise sociale ne peut demeurer un « one man (ou woman) show ». L’efficacité de même que la pérennisation d’une entreprise sociale ne peut venir que d’une direction collégiale. Énorme défi, particulièrement en Afrique où domine souvent un réflexe de méfiance à l’égard d’associés potentiels.
Pourtant, quelque soit le génie de l’individu clef porteur de l’étincelle à l’origine du projet d’entreprise, le succès à terme va dépendre de sa capacité à s’entourer des collaborateurs qui combleront ses inévitables lacunes. Cet entrepreneur clef peut voir et agir juste à 95%, mais pour réussir il faut le faire à 99%. Or cette différence de 4%, ce sont les autres entrepreneurs associés qui peuvent seuls l’apporter.
Le défi est d’autant plus ardu que la principale cause de fermeture des petites entreprises, ce sont les conflits entre associés. Cela est inévitable en entrepreneuriat capitaliste puisque seule la compatibilité des intérêts égoïstes soude les partenaires. Mais en entrepreneuriat social, c’est la finalité sociale qui sert ou doit servir de ciment. Dès lors la constitution d’une direction collégiale y est facilitée et en somme normale. C’est d’ailleurs là la tâche principale de l’entrepreneur social : maintenir l’unité de la direction et des troupes, que seuls le rappel du projet social commun et l’exercice d’une démocratie participative réelle peuvent assurer.
Lucide.
L’entrepreneur social détient ensuite un certain niveau de lucidité, relative sans doute mais réelle, quant à l’état actuel et global des sociétés humaines, ses origines, ses tendances et ses possibilités. Pour transformer le réel, il faut d’abord bien le connaître. Ce qui revient à dire que l’entrepreneur social est un intellectuel rigoureux et curieux, cherchant à maîtriser au mieux la théorie de la connaissance, de même que les connaissances générées par cette théorie, sur la société en premier lieu, mais aussi sur tout l’univers, tant toutes les choses sont reliées.
Quelle théorie, quelles connaissances? L’honnêteté et la rigueur intellectuelles rigoureusement pratiquées conduisent à dire que c’est du côté de la pensée sociale critique du temps actuel, inspirée explicitement ou non du marxisme, que se trouve la réponse. Quoi que claironne le matraquage idéologique libéral, ironisant sur les échecs des socialismes historiques, le marxisme critique contemporain, non réduit aux formules « marxistes-léninistes » figées, aux citations des maîtres ou aux commentaires déformants, apporte une contribution centrale pour la compréhension du monde, tout en ayant ses limites, et demeurant intégrable dans une compréhension spirituelle plus large et profonde l’univers.
Or c’est parce que l’entrepreneur social procède à l’analyse de la réalité qu’il est capable de proposer, pour son entreprise d’abord, une vision, représentation désirable de son avenir, et une mission, sa contribution au mieux-être social, et enfin un métier, ce qu’elle va faire pour accomplir sa mission et s’approcher de la vision. L’entrepreneur social formule l’identité de l’entreprise sociale, dit où elle va, pourquoi et comment, et qui en sont les acteurs. Par analogie avec une déclaration d’indépendance et la proclamation d’une constitution qui au niveau politique crée un nouvel Etat souverain, l’entrepreneur social formule, proclame et défend le projet souverain d’une entreprise sociale. Tel est le résultat pratique de l’activité intellectuelle de l’entrepreneur social, un de ses biens livrables qui le justifie dans son rôle de dirigeant.
Stratège.
Intellectuel dans le sens de sociologue, économiste, politologue, etc., idéalement « honnête homme » empreint de culture générale, scientifique et artistique, l’entrepreneur social est ensuite et même d’abord un homme ou une femme d’action et de ce fait, il est un stratège soucieux d’efficacité. La stratégie, composante d’une théorie générale de l’action, est à la fois une science et un art qui reposent sur certains principes généraux et s’applique en tout domaine, dans la guerre comme dans l’amour, et assurément dans l’entrepreneuriat. Sur la base de sa connaissance lucide de la réalité, cet artiste de l’action qu’est l’entrepreneur social a pour tâche de formuler les étapes adaptées d’une stratégie prolongée, combinant ressources et alliances, traduite en tactiques et opérations détaillées, ajustées selon les interactions du duel avec un ennemi identifié, et mises en œuvre par des organisations bien structurées.
Éthique.
Le profil de l’entrepreneur social idéal serait incomplet sans la dimension éthique, fondement de son autorité morale. L’entrepreneur social est un homme ou une femme vertueux, pratiquant spécifiquement certaines vertus : l’intégrité ou droiture qui implique le respect des engagements, le refus de toute forme de malversation, de corruption, de recherche d’avantages personnels indus; la frugalité ou sobriété, qui n’est pas le misérabilisme, mais un style de vie marqué par la simplicité volontaire, éloigné de toute ambition d’enrichissement immodéré; la modestie ou discrétion, ignorante des gonflements de l’ego, indifférente aux glorioles, et qui fait garder toujours la tête froide et rivée uniquement sur les objectifs. Quant à sa motivation profonde, aux raisons et ressorts de son engagement et de son action, que ceux-ci soient psychologiques, humanistes ou religieux, cela fait partie de son jardin secret.
5.2 La guidance participative
Dans le cadre de la mission et de la stratégie définies pour l’entreprise sociale, le rôle des entrepreneurs sociaux et autres dirigeants y est de la diriger. Or qu’est-ce diriger dans un contexte d’entrepreneuriat social? Cette méthode n’est naturellement pas celle du commandement militaire, ni non plus des techniques de manipulation du management capitaliste dont le seul but au final demeure de faire intérioriser par les travailleurs l’obsession capitaliste d’une accumulation ininterrompue de capital financier.
La métaphore qui peut le mieux faire comprendre la méthode de direction de l’entrepreneur social est celle du guide touristique, aussi convient-il d’utiliser le terme de « guidance », plutôt que ceux de direction, leadership, gouvernance ou management. Un groupe de touristes fait a priori confiance au guide qui leur fait visiter et commente le site touristique. Un bon guide bien informé et passionné par les attraits du site aura tôt fait de subjuguer son auditoire, les questions fuseront, chacun acquiesçant à ses indications pour ensuite poursuivre individuellement la visite. Quiconque aura visité la Maison des esclaves de Gorée sous la guidance de son regretté conservateur Joseph Ndiaye en sera sorti grandi grâce au talent qu’avait ce guide pour raconter les souffrances de l’esclavage. Mais si le guide se met à raconter des anecdotes pour faire l’intéressant, si sa main tendue rappelle qu’il ne faut pas l’oublier en fin de visite, alors le groupe de touristes se désintéressera, chacun poursuivant sa visite de son côté. Ainsi l’entrepreneur social fait visiter les lieux de l’entreprise et de la société qui l’entoure, indique les voies à suivre de façon à susciter l’engagement et à obtenir la libre adhésion de chacun.
Mais plus que le guide touristique, et c’est là la limite de la métaphore, l’entrepreneur social, écoute, pose des questions, pratique comme Socrate l’art de la maïeutique. Il applique ce que de son côté Mao-Tse-Toung appelait la « ligne de masse » : « partir des masses pour retourner aux masses ». Reprendre, trier, réorganiser les idées entendues, puis les retourner, les reformuler, pour amener l’interlocuteur à retrouver ses propres propositions, mais corrigées, nuancées, enrichies. Par cette prestation intellectuelle de direction, l’entrepreneur social retrouve, dans les idées exprimées spontanément par les travailleurs, celles qu’il défend pour l’entreprise, sans doute formulées différemment, souvent enrichies d’idées progressistes nouvelles ou mieux nuancées, et qui accroissent le savoir collectif. Mais en même temps, et c’est là sa contribution, il perçoit, entremêlées au milieu des discours, des conceptions ou idées reçues qui ne sont que la manifestation de l’idéologie libérale capitaliste dominante. C’est ce tri que l’entrepreneur social a pour tâche de faire, pour séparer l’ivraie du bon grain, et retourner ensuite à ses interlocuteurs les distinctions à faire et les critiques appropriées. Telle est la méthode de la guidance participative.
Intellectuel visionnaire, artiste de la stratégie, humain vertueux, et guide participatif, l’entrepreneur social suscite l’acceptation de son rôle du fait de ces traits, comme du fait aussi de l’audace de son initiative entrepreneuriale, de son engagement, du temps et de toutes les ressources personnelles qu’il aura investis dans le projet, des risques personnels, familiaux, professionnels qu’il aura pris. C’est l’ensemble de ces attributs de l’entrepreneur social qui justifient qu’il puisse mener progressivement à son terme ce processus de démocratisation participative au sein de l’entreprise sociale.
Pour ce faire, le rôle de l’entrepreneur social est aussi de demeurer le gardien vigilant et le ferme défenseur de l’orientation sociale de l’entreprise. Il est de combattre cet ennemi de l’intérieur faufilé dans les opinions, les réflexes, les comportements entretenus par la culture omniprésente du capitalisme à son déclin. Il est de susciter la libre adhésion des travailleurs aux choix ouvertement discutés et négociés qui, tout en tenant compte des légitimes soucis des parties prenantes de l’entreprise, assurent que des avancées seront faites dans la réalisation de la mission sociale que s’est donnée l’entreprise. L’orientation sociale de l’entreprise est non négociable, elle est la ligne rouge à ne pas franchir et c’est le premier devoir de l’entrepreneur social d’y veiller.
5.3 Le contrôle de l’entrepreneur social
Naturellement dans la réalité, tout entrepreneur social s’approche plus ou moins de ce type idéal, il n’est pas un saint. Aussi le mandat qui lui est confié n’équivaut pas à un chèque en blanc. Il n’est pas nécessaire d’aveugler sa confiance pour la donner, et les mérites et les prouesses d’un temps ne décernent pas un statut d’ancien combattant inamovible. Les lacunes et les faiblesses étant le lot de tout humain et chacun atteignant un jour ou l’autre son niveau d’incompétence, l’entrepreneur social doit pouvoir faire l’objet de critiques, fondées bien intentionnées et constructives il va de soi, et cela fait partie de sa méthode que de se soumettre à cet exercice.
Les mécanismes mis en œuvre entre Dirigeants et Travailleurs pour développer la démocratie interne de l’entreprise sont le lieu où, quand besoin est ou à intervalle déterminé, doit être débattue la question de la qualité de la guidance. Il s’agit en quelque sorte de procéder à des « votes de confiance », même si ceux-ci ne conduisent pas à des démissions forcées. Il appartient à l’entrepreneur social d’ainsi « partir des masses » en écoutant d’une oreille attentive les critiques ainsi formulées, de les analyser, puis de « retourner aux masses » par des autocritiques ou des contre critiques, puis d’agir en conséquence, en se défendant si nécessaire, en s’amendant au besoin, en s’améliorant toujours, ou en se retirant un jour.
Ainsi se développent progressivement les conditions d’un saut qualitatif de la démocratisation participative par le passage d’un stade d’information/consultation à un stade de délibération/décision. En critiquant ses dirigeants, les travailleurs posent de ce fait leur candidature au statut de futurs dirigeants potentiels. Chaque critique d’un travailleur à son dirigeant signifie : voici ce que moi je ferais si j’étais à ta place. La dialectique des dirigeants et des travailleurs conduit peu à peu ceux-ci à se voir en position de responsabilité face au devenir de l’entreprise. L’objectif ultime de l’entrepreneur social est de devenir inutile et d’être remplacé, tout en sachant que l’oeuvre va perdurer. Son retrait sera alors sera sa plus grande victoire : comme disait Molière, il ne faut jamais rater sa sortie de la scène.
En parallèle, les dirigeants fondateurs de l’entreprise, devenant progressivement remplaçables, peuvent sentir la nécessité de se ressourcer en replongeant dans l’activité productive, de se débarrasser des scories que génère l’exercice d’un certain pouvoir, et peut-être se préparer à un éventuel retour avec un regard neuf. Chaque terme de cette unité dialectique des dirigeants et des travailleurs tend ainsi à se transformer en son contraire. Un degré supérieur serait atteint lorsque, sans aucune crainte quant à la perpétuation de l’orientation sociale du projet entrepreneurial, les dirigeants seraient élus et réélus par tous pour des durées limitées, voire, stade ultime de la démocratisation, désignés par tirage au sort. Mais en toute situation, la tension dialectique entre dirigeants et travailleurs ne disparaît jamais.