4. La démocratisation entrepreneuriale
Le premier trait de l’entreprise sociale est la primauté de sa mission et de sa vision dont on a vu les implications au niveau de la stratégie, des opérations et de la gestion. Le second trait substantiel de l’entreprise sociale concerne son fonctionnement interne. Celui-ci constitue la dimension « politique » de l’entreprise (qui décide de quoi?), alors que sa mission, sa vision, sa stratégie, ses opérations et sa gestion portent sur son aspect économique (quoi produire, pour qui et comment?).
Dans la sphère capitaliste, la « gouvernance » pour employer le terme en vogue, est ce qui prétend régler la question du pouvoir au sein de l’entreprise. La démocratie dont se targue l’idéologie bourgeoise au niveau politique s’arrête brusquement aux portes de l’entreprise capitaliste, où au contraire règne d’office un régime autoritaire, plus ou moins dur selon le style de management. L’entreprise capitaliste fonctionne sur le principe du pouvoir total des détenteurs de capitaux, des « propriétaires des moyens de production », ce pouvoir étant dans les grandes entreprises monopolistiques exercé en pratique par une oligarchie financière qui exerce le contrôle réel, indépendamment de la propriété juridique des petits actionnaires. Devant la montée en puissance de la « techno-strucuture », la théorie dite de l’« agence » a rappelé que la valorisation du patrimoine était le but des décideurs ultimes, les actionnaires. Dans la foulée de la complexification des organisations, la « gouvernance d’entreprise » est apparue pour apaiser les autres parties prenantes de l’entreprise en prétendant les associer au processus de décision, pour en réalité leur faire intérioriser l’impératif de la valorisation du capital.
L’entreprise sociale doit répondre aussi à cette même question de l’exercice du pouvoir dans l’entreprise. Sa réponse est naturellement tout le contraire de celle de l’entreprise capitaliste. En lieu et place de la gouvernance d’entreprise, l’entreprise sociale repose sur le principe de la démocratisation participative. Démocratisation plutôt que démocratie pour signifier que celle-ci n’est pas un état donné qui existe ou n’existe pas, mais plutôt un processus, un effort, qui font qu’à un temps T, on a plus ou moins de démocratie. Participative pour dire que la démocratie ne se limite pas à des règles formelles de procédure pour la prise de décision, règles qui ont leur place par ailleurs, mais que cette démocratie se réalise aussi et principalement au niveau des relations sociales entre les individus ou groupes, qui doivent contribuer réellement, et pas seulement en apparence, à l’élaboration des décisions prises, et avoir le sentiment de le faire.
4.1 Les statuts juridiques existants
S’agissant donc des mécanismes de prise de décision, la réponse usuelle et spontanée est de dire que c’est une question de statut juridique. Quand on crée une entreprise dit-on, il faut à un moment donné la formaliser, certains pensant même qu’il suffit de cela pour la créer. Dans le contexte, formaliser veut dire : choisir l’un des divers statuts qu’offre le droit en vigueur, notamment le droit dit des Sociétés commerciales. Du choix du statut juridique (SARL, SA, SAS, Coopératives, entreprenant, etc.), dépend ensuite sa « constitution » (ses « Statuts »), éventuellement complétée par d’autres textes, tels des règlements intérieurs et un pacte d’actionnaires, d’associés ou de sociétaire selon les diverses dénominations. C’est tout ce dispositif procédural qui déterminerait le mécanisme de prise de décision au sein de l’entreprise. Pour l’entreprise sociale, l’enjeu serait donc de déterminer: lequel, parmi les statuts disponibles dans l’arsenal juridique du droit capitaliste existant, lui conviendrait le mieux. Autrement dit, quel statut lui permettrait le mieux de réaliser sa mission sociale et assurer un fonctionnement démocratique interne.
Dans la mesure où la question est ainsi posée en termes exclusivement juridiques, certaines options s’excluent logiquement. A commencer par celle de l’autoentreprise. En effet l’exigence de continuité d’une entreprise sociale exige que son sort ne soit pas lié à celui de ses fondateurs. Il faut donc que l’entreprise soit représentée non pas par un ou quelques individus dits « opérateurs économiques », mais par une personne morale qui a la capacité de survivre aux personnes qui la fonde, et qui puisse la perpétuer. Pour cette raison ne conviendraient pas le statut d’entreprise individuelle (selon l’Acte OHADA sur le droit commercial), et même celui de Groupements d’Intérêt Économique (GIE) qui est le plus souvent une association de membres individuels. Ceci dit ces statuts peuvent être tactiquement utiles en une première étape avant la création ultérieure d’une personne morale, créée à son heure quand les conditions sont réunies.
Par ailleurs, si l’on admet la nécessaire lucrativité (optimale et équitable) de l’entreprise sociale, alors est aussi exclu comme statut potentiel de la Société représentante d’une entreprise sociale, toute forme de personne morale à but non lucratif, du type association, OSBL ou service public. Dans la mesure où de telles organisations contribuent à créer de la richesse utile dans la société, elles peuvent certes faire partie de « l’économie sociale et solidaire » (ESS), au même titre que les entreprises sociales. Mais celles-ci sont, au sein de l’ESS, un type spécifique d’organisation économique, dont la lucrativité constitue un attribut essentiel et même requis afin de pérenniser l’atteinte des buts sociaux. « Riche » n’est pas le contraire de « social » (c’est « capitaliste » qui l’est). L’augmentation de la richesse, tant de l’entreprise que de ses parties prenantes, n’est pas incompatible avec la poursuite d’une mission sociale. Tout dépend des conditions de cet enrichissement : son niveau raisonnable, son mode de création, sa répartition, son affectation.
Ce qui resterait alors dans l’arsenal juridique existant pour formaliser une entreprise sociale, ce serait ce que permet le droit des affaires existant. En gros : les Sociétés (S majuscule pour distinguer ce terme juridique des sociétés humaines), du type SA, SAS, SARL, et les coopératives.
Naturellement la coopérative apparaît spontanément parmi ces options comme la forme juridique la plus attrayante pour une entreprise sociale, en raison de l’apparence démocratique de son fonctionnement interne, basé sur le principe « une personne = un vote », en contraste avec « une action = un vote » dans les Sociétés commerciales. Pour cette raison, une opinion répandue dans le mouvement de l’ESS est d’inclure d’office dans l’entrepreneuriat social toute forme de Société dite « collective », telles les coopératives et les mutuelles. Ces statuts seraient même selon certains nécessaires et suffisants pour prétendre à l’appellation d’entreprise sociale.
Cette conception permet certes de gonfler la part statistique attribué à l’ESS au sein du produit intérieur brut. Mais l’affirmation d’une équivalence entre entreprise sociale et entreprise collective est un peu rapide. Des entreprises exerçant des activités essentiellement capitalistiques se trouvent pour des raisons historiques à avoir le statut de coopératives ou de mutuelles, tout en ayant dévié de leur philosophie sociale première. Une mutuelle de micro-crédit peut-elle prétendre être une entreprise sociale dès lors qu’elle applique des taux d’intérêt usuraire bien au-delà même de ceux des banques capitalistes, quand bien même sa clientèle seraient les exclus du système bancaire.
Cet amalgame résulte d’une confusion entre « social » et « collectif ». Ces deux termes ne sont pas synonymes. Le statut de coopérative ne garantit pas la primauté de la mission sociale. Cette mission d’ailleurs, dans la tradition coopérative, n’est pas d’abord de contribuer à la solution d’un problème social général, mais plutôt de servir les intérêts de ses membres : c’est donc une forme d’égoïsme collectif, si positif que soit par ailleurs l’aspect de prise en charge par un groupe de ses propres intérêts. Pour faire un parallèle historique, les syndicats, tout en défendant les intérêts des travailleurs, n’ont pas empêché l’apparition d’une aristocratie ouvrière, soucieuse uniquement de ses avantages corporatifs, indifférente aux problèmes sociaux externes. La logique de la coopérative est la même, sans qu’elle ne soit fatale. A contrario, certaines entreprises « privées » qui de façon pragmatique ont adopté un statut de Société commerciale, opèrent davantage comme de véritables entreprises sociales.
Au surplus l’argument démocratique est contestable. « Collectif » n’implique pas non plus « démocratique », si l’on veut bien reconnaître que la démocratie ne se limite pas à des règles formelles de prise de décision. C’est se bercer d’illusion que de croire qu’il suffit de définir de telles règles de type électoraliste pour qu’une démocratie soit réalisée. Les règles formelles sont certes une dimension du fonctionnement démocratique puisqu’il faut bien à un moment donné statuer sur les procédures de prise de décision, mais la démocratie ne se réduit nullement à ces règles. La domination de fait d’une minorité peut toujours s’exercer sous le couvert d’« une personne – un vote », et les moyens de pression matériels et psychologiques ne manquent pas pour annihiler tout débat de fond ou rendre des dirigeants inamovibles. Les analyses critiques de la démocratie politique électoraliste bourgeoise ont amplement démontré son caractère de « démocratie de basse intensité », voire de farce démocratique, où, sans même parler des manipulations de listes et d’urnes électorales, l’absence de choix entre de véritables programmes et projets de société alternatifs annihile la portée démocratique de l’élection, le choix se limitant à choisir laquelle des coalitions de politiciens libéraux intéressés va appliquer le même programme de maintien du système capitaliste dominant. Comme disait le Président Nyerere de Tanzanie à propos des États-Unis, ce pays est gouverné par deux partis uniques, et c’est ce modèle que cherche à imiter les pays subissant son hégémonie.
La démocratie et la démocratisation ne peuvent donc se limiter à son aspect procédural. L’autre volet de la démocratie concerne les relations sociales concrètes entre toutes les personnes et groupes humains amenées à décider ensemble de leur avenir. C’est ici que le concept de démocratie participative prend toute sa place, une participation qui ne concerne pas les seuls actionnaires (sociétaires) de la coopérative, mais aussi tous ses acteurs, y compris ses travailleurs qui ne sont pas nécessairement membres de la coopérative. La véritable démocratie sociale ne peut être seulement formelle et procédurale, elle doit aussi être concrète et participative, et concerner tous les acteurs réels de l’entreprise. Celle-ci ne devient pas démocratique du fait qu’une seule de ses parties prenantes, les actionnaires en l’occurrence, décide d’adopter dans son fonctionnement propre un mécanisme de démocratie formelle comme dans la coopérative.
Pour toutes ces raisons, le statut de coopérative ou de mutuelle ne peut tenir lieu de critère pour une entreprise sociale, ni même pour une appartenance automatique à l’ESS. Cette critique ne signifie nullement que, dans des contextes précis, notamment agricoles, la coopérative ne puisse être, tactiquement, la meilleure formule permettant d’aller dans le sens de la primauté de la mission sociale externe et de la démocratisation, d’autant plus si tous ses dirigeants et travailleurs sont aussi membres de la coopérative. Cependant, dans d’autres circonstances, d’autres statuts juridiques peuvent aussi bien et mieux faire l’affaire.
Au final cette question du statut juridique est une question relativement secondaire : elle est tactique (le mot est important), et non stratégique. L’essentiel est ailleurs. Pour concevoir le meilleur statut possible d’une entreprise sociale, il faut d’abord comprendre la nature intrinsèque de l’entreprise sociale. Or cette réalité de l’entreprise sociale ne peut être appréhendée qu’après avoir fait une distinction essentielle, celle entre Société et entreprise. Le lecteur attentif aura remarqué que l’expression « Société associée à l’entreprise » a été utilisée ici pour marquer cette distinction qu’il convient maintenant d’expliquer.
4.2 Société versus entreprise
La question de fond connotée par une réflexion sur les statuts est celle de la démocratie en entreprise. Les statuts sont censés dire qui décide et comment se prennent les décisions. Comment donc une entreprise sociale peut-elle être démocratique, plus spécifiquement, comment peut-elle fonctionner selon un processus de démocratisation participative?
Comme il arrive le plus souvent avec les questions sans réponse évidente, la difficulté réside dans le fait que la question est mal posée. En effet la question « quel statut? » enferme la pensée dans une réflexion de nature exclusivement juridique, menée dans l’univers étroit du droit capitaliste des affaires, spécifiquement celui des Sociétés, comme si ce droit était le seul référant possible. Or ce que l’entrepreneuriat social cherche, c’est comment démocratiser, non pas une « Société », mais une « entreprise ». Or « entreprise » et « Société », est-ce la même chose ? Justement non. Dans le langage courant, les termes de Société et d’entreprise sont généralement employés indifféremment, comme équivalents, en même temps que d’autres termes similaires tels que « corporation » ou « firme ». Mais il s’agit là d’une confusion, d’ailleurs soigneusement entretenue car servant très bien les intérêts capitalistes.
En effet la Société est un phénomène juridique, alors que l’entreprise est un phénomène social, voilà la distinction essentielle à faire. La Société est une entité abstraite, une convention, un contrat entre des personnes qui entrent en relation du fait qu’elles détiennent des capitaux et les mettent en commun dans le but de partager entre elles les revenus tirés d’une activité économique externe en échange de leurs apports en argent, nature ou industrie.
En contraste, l’entreprise est une réalité sociale concrète, qui apparaît comme l’ensemble des interrelations entre divers groupes d’individus ou entités (entrepreneurs, travailleurs, fournisseurs, distributeurs, clients, revendeurs, etc.), collaborant pour réaliser la production et la distribution de biens économiques. Or cette entité sociale qu’est l’entreprise n’a pas d’existence juridique. Il peut exister une sociologie de l’entreprise, mais s’il existe bien un droit des Sociétés, il n’y a pas de droit de l’entreprise, même si l’entreprise fonctionne à l’ombre d’une diversité de droits (fiscal, social, travail, etc.).
Un actionnaire quittant le cabinet de son notaire avec en poche une copie de Statuts et des numéros d’enregistrement officiels, et proclamant à tout venant : « J’ai créé une entreprise! », un tel actionnaire se trompe totalement. Il devrait seulement dire : « J’ai créé une Société! ».
Or dans les deux situations, ce ne sont pas les mêmes acteurs qui sont concernées. Dans un cas, ce sont les détenteurs de capitaux, quelle que soit leur désignation (actionnaires, associés ou sociétaires), dans l’autre ce sont les agents de l’entreprise, ceux qui rendent possible son activité, ses dirigeants, travailleurs et autres partenaires externes. Le fait qu’un même individu puisse tenir un rôle à la fois dans la Société et dans l’entreprise ne change rien à la distinction à faire.
Si donc, dans la perspective de permettre un fonctionnement démocratique, la question est de déterminer le meilleur statut possible pour une entreprise sociale, la réponse ne peut être de choisir une option conçue pour un autre type d’entité que l’entreprise, à savoir une Société. S’il faut donner à l’entreprise un statut lui assurant un fonctionnement démocratique intégral, alors l’enjeu est de créer quelque chose qui n’existe pas encore. Or ce statut de l’entreprise sociale doit correspondre à sa réalité propre.
4.3 Les parties prenantes de l’entreprise
Quelle est donc cette réalité intrinsèque d’une entreprise, phénomène social distinct de la Société, phénomène juridique? En première approximation, on peut la définir comme l’ensemble des relations sociales entre certains acteurs sociaux dénommés les « parties prenantes » de l’entreprise (stakeholders en anglais). Cette vision est à opposer à celle du capitalisme pour qui l’entreprise disparaît au profit de l’association de capitalistes actionnaires (shareholders en anglais) au sein de la Société.
Parties prenantes de premier et de second niveau
En effet, dans le contexte de la société capitaliste, une entreprise ne peut exister que si elle rassemble au sein d’une même organisation sociale au minimum les acteurs suivants :
1. Des entrepreneurs/dirigeants
Aucune activité humaine collective ne peut se réaliser sans des « chefs ». Certes pour l’entreprise sociale il s’agit de chefs d’un certain type, à savoir des entrepreneurs sociaux, tels que décrits ci-après. Mais comme pour toute organisation humaine, il lui faut nécessairement certaines personnes qui formulent une vision, une stratégie, des plans d’action, et démontrent une capacité de direction, la démocratie ne signifiant pas l’absence de dirigeants. Dans le contexte d’une entreprise, ces chefs sont les entrepreneurs à l’origine de toute entreprise, et les directeurs, managers, etc. qui les accompagnent dans des postes de direction.
2. Des travailleurs
Si les entrepreneurs sont la tête de l’entreprise, les travailleurs en sont le corps. Ce sont eux qui réalisent l’activité économique, les principaux créateurs de richesse nouvelle.
3. Des actionnaires
Oui les actionnaires, ou associés, ou sociétaires, ou coopérateurs, sont reliés à l’entreprise. Ils en sont un des éléments constitutifs. Mais leur rapport avec l’entreprise est celui d’une partie avec son tout. Ce groupe contribue à l’existence de l’entreprise en faisant deux choses :
a) Il crée une Société, c’est-à-dire une personne morale, distincte des personnes physiques, et qui en tant que telle peut désormais être reconnue comme représentante légale de l’entreprise dans ses rapports avec les tiers (État, autres Sociétés, …). En son nom elle peut signer des contrats, ester en justice, payer des impôts, etc. En somme les actionnaires constitués en personne morale se présentent d’abord à l’entreprise comme un fournisseur d’un service particulier, en l’occurrence un service de représentation juridique.
b) Il apporte le « capital social », c’est-à-dire certaines ressources surtout financières, qui constituent un des intrants parmi d’autres nécessaires pour faire fonctionner une entreprise.
Dans la vie réelle, plusieurs personnes peuvent cumuler ces différents rôles. Au démarrage, une Société unipersonnelle est celle où l’actionnaire est à la fois le dirigeant, le financeur et le travailleur de l’entreprise. Mais ce cumul des chapeaux ne change rien à la distinction entre les différents rôles. Plus l’entreprise croît, plus d’ailleurs les rôles tendent à se répartir entre des personnes différentes. Ainsi dans l’entreprise de grande taille, les actionnaires vont nommer des managers non actionnaires. Ces managers recrutent ensuite des travailleurs.
Le trait commun à l’ensemble de ces parties prenantes est que l’existence de leur rôle est liée à celle de l’entreprise. Si l’entreprise disparaît, il n’y a plus d’entrepreneur, travailleur, actionnaire de cette entreprise. Aussi peut-on proposer de les qualifier de « parties prenantes de premier niveau »
Cependant d’autres parties prenantes gravitent aussi autour de l’entreprise. Ainsi en est-il des fournisseurs, des clients, des prêteurs ou investisseurs, des centres de recherche et de formation liés au secteur d’activité de l’entreprise, des riverains du territoire, des organismes publics locaux, nationaux internationaux liés au domaine de l’entreprise, etc. Chacune de ces parties prenantes apporte ses ressources particulières (connaissances, temps, fournitures, argent, normes, services publics, etc.), qui sont nécessaires pour que l’entreprise fonctionne. C’est l’ensemble de ces ressources, combinées avec celles des parties prenantes de premier niveau, qui rend possible l’activité de l’entreprise.
Ici toutefois, l’existence de ces parties prenantes ne dépend pas de celle de l’entreprise : en cas de disparition de l’entreprise, elles peuvent perdre un fournisseur, un client, un payeur de taxes, un partenaire, un citoyen, etc., sans que cela ne remette en cause leur propre existence. C’est pourquoi il convient de les appeler « parties prenantes de second niveau ». Et c’est l’ensemble des relations sociales entre toutes ces parties prenantes de premier et second niveau qui constituent la réalité de l’entreprise.
Parties prenantes internes et externes
Toutefois une autre distinction doit être faite. Les actionnaires avons-nous vu sont dans les faits des fournisseurs de certains services, juridiques et financiers. De ce fait, ils ressemblent par exemple aux fournisseurs de matières premières de l’entreprise. S’ils font défaut, ils pourraient être remplacés par d’autres, sans que cela ne remette en cause la poursuite du projet entrepreneurial. Ils sont donc « externes » à l’entreprise. Le statut social des actionnaires apparaît alors dans sa réalité. Tout en demeurant une partie prenante de premier niveau, ce sont des partenaires externes de l’entreprise. Si c’est le cas, ce qui reste, à savoir les autres parties prenantes que sont les Entrepreneurs/Dirigeants et les Travailleurs, constituent les parties prenantes « internes » de l’entreprise : elles sont le cœur de l’entreprise, sa réalité intrinsèque.
La nature intrinsèque de l’entreprise
Fondamentalement donc, qu’est-ce qu’une entreprise? Ce n’est pas les « shareholders » de la Société capitaliste. Ce n’est pas non plus le collectif de la totalité des parties prenantes qui gravitent autour d’un projet entrepreneurial.
La conception sociale de l’entreprise est que celle-ci est l’association de deux et seulement deux parties prenantes, celle des Entrepreneurs/Dirigeants et celle des Travailleurs, exerçant ensemble une même activité économique. Celles-ci sont le noyau dur interne de l’entreprise, autour de qui gravitent d’autres parties prenantes, l’une de premier niveau (les actionnaires), les autres de second niveau. Celles-ci sont certes nécessaires pour la réalisation du projet entrepreneurial, mais elles demeurent externes par rapport aux parties prenantes qui constituent le cœur de l’entreprise.
Dès lors que l’on sait maintenant ce qu’est structurellement une entreprise, la question de son statut juridique devient plus facile à traiter : on sait à quoi il s’agit de donner une existence juridique. Une foit que elle-ci aura été acquise, l’entreprise pourra ensuite, comme personne morale distincte et reconnue, conclure directement avec chacun de ses partenaires externes, les ententes qui conviennent selon les objets en cause.
Ainsi dans le contexte des sociétés capitalistes, l’un de ces partenaires externes, ce sont des actionnaires, formalisés dans une Société avec un statut juridique quelconque. Avec cette Société, l’objet de la relation concernera le financement. Or l’entreprise sociale a une politique claire concernant la pratique du financement (la finance participative). Il ne lui s’agira alors que de l’appliquer avec ce financeur particulier, comme avec tout autre type de financeur (banque, capital-risqueur, fonds publics, etc.).
La prétendue propriété de l’entreprise par la Société
Partant de cette conception de l’entreprise, on voit ce qu’elle a d’opposé à celle du capitalisme. Le groupe des actionnaires, constitué en Société, y prétend être l’entreprise, alors qu’il n’est qu’un des membres parmi d’autres de ce réseau de plusieurs parties prenantes qui constitue la totalité de la réalité concrète de l’entreprise. Dans la société capitaliste, on nous proclame que cette partie prenante des actionnaires, cette partie d’un tout, cet apporteur de l’une seule des multiples ressources requises pour faire fonctionner une entreprise, serait la « propriétaire » de ce tout. Elle détiendrait un privilège interdit aux autres parties prenantes, celui de décider de la marche de l’entreprise, et elle serait seule compétente pour ce faire. C’est ce que dit la loi en vigueur sur la base d’un principe qui serait sacro-saint, celui de la « propriété privée », propriété entendue, non pas de sa brosse à dent et autres biens à usage personnel, mais des « moyens de production », c’est-à-dire des conditions matérielles pour que d’autres personnes puissent travailler.
Selon la doctrine juridique, ce droit de propriété comporte les droits d’« usus » (utiliser), de « fructus » (retirer les fruits) et d’« abusus » (disposer). Ainsi les actionnaires seraient les seuls aptes à « user » de l’entreprise, c’est-à-dire choisir son activité, nommer les dirigeants, recruter ou congédier, investir ou non. Ils seraient les seuls à pouvoir bénéficier de ses fruits, c’est-à-dire percevoir les surplus générés par l’activité de l’entreprise. Ils pourraient enfin abuser de l’entreprise en la fermant tout bonnement.
Le droit des affaires pro-capitaliste en vigueur consacre ces prétentions en énonçant par exemple que les statuts d’une Société doivent préciser un « objet social ». Or cet objet social, qui en principe précise un secteur d’activité, une mission, un métier, est en fait celui de l’entreprise, réalité sociale distincte et sans existence juridique propre. En prétendant définir l’objet social de l’entreprise, la Société s’occupe d’une affaire qui ne la concerne pas, mais plutôt uniquement les parties prenantes internes de l’entreprise. En toute logique et bon sens, c’est à l’entrepreneur et aux travailleurs, et non aux actionnaires, que doit revenir de formuler l’« objet social » et de le modifier en cours de vie.
Par ailleurs la Société elle-même, en tant qu’association de détenteurs de capitaux, a son propre objet social, qui n’est pas celui de l’entreprise, mais de valoriser son capital en empochant des profits, point barre. Le problème est que la Société par sa nature ne peut d’elle-même générer des profits. Car ceux-ci ne peuvent résulter que de l’activité économique menée par une entité externe à la Société, à savoir l’entreprise. Or la loi dit que cet usufruit de l’entreprise, d’où viennent les profits, appartiennent à la seule Société, du seul fait qu’elle a apporté un des ingrédients parmi d’autres pour permettre cette activité.
Il en va de même des nominations de dirigeants de l’entreprise, gérants ou directeurs généraux. En toute logique et bon sens encore, ce sont les parties prenantes de premier niveau de l’entreprise qui sont concernées par ces nominations de dirigeants dont le mandat est naturellement de servir les intérêts généraux de l’entreprise et non ceux d’une seule des parties prenantes, les actionnaires. Les idéologies en vogue, comme la théorie dite de l’« agence » justifiant la subordination des managers à l’exigence d’accroissement de la valeur du capital-action des actionnaires, ou celle de la motivation des travailleurs par l’actionnariat des salariés, n’ont qu’un but : faire accepter et intérioriser par les managers et les travailleurs l’intérêt des seuls actionnaires, au détriment de ceux de l’entreprise toute entière.
Pourquoi donc cette soumission à la volonté des actionnaires d’accaparer seuls les surplus et de décider seuls est-elle subie et acceptée? Pour deux raisons.
D’abord parce que les actionnaires se trouvent apporter une ressource qui s’avère être une condition nécessaire pour que d’autres, les travailleurs et les dirigeants, puissent travailler et donc vivre en gagnant leur vie. Cette ressource c’est leur capital-argent, transformé en moyens de production (équipements, fond de roulement, etc.). Le rapport de forces joue en leur faveur parce qu’ils possèdent cette ressource polyvalente qu’est l’argent (l’argent s’échange contre n’importe quoi alors que la connaissance ou la force de travail ne s’échange que contre de l’argent, sauf si on pratique le troc). L’actionnaire fait en quelque sorte à l’endroit des travailleurs et des dirigeants, un chantage aux moyens de production : si vous n’acceptez pas de travailler à mes conditions pour que je puisse m’enrichir en valorisant mon capital, alors pas de boulot, et sans boulot vous ne mangez pas. C’est ce droit au chantage qu’autorise le principe arbitraire du droit de propriété privé des moyens de production et qui permet aux capitalistes d’imposer en toute impunité leur volonté à d’autres. Alors qu’au niveau politique, les sociétés capitalistes prétendent à la démocratie sous sa forme représentative, à l’échelle des microsociétés que constituent les entreprises, un régime opposé règne qu’il faut bien qualifier d’autocratique ou dictatorial. La démocratie tant vantée au niveau politique s’arrête à la porte des entreprises.
La deuxième raison qui fait accepter le diktat capitaliste dans l’entreprise est dans nos têtes. C’est le « moneytheism » (idolâtrie de l’argent), une des aliénations au cœur du capitalisme, qui donne à ce qui est avant tout un moyen d’échange, le caractère d’un dieu à qui tout est permis et possible. L’idôlatrie de l’argent s’accompagne de la soumission à ses prêtres, les capitalistes, qui seraient investis de la pseudo puissance de leur dieu, à eux transférée. En réalité, il faut mettre l’argent à sa place. Il est une ressource parmi d’autres. S’il est comme on prétend le « nerf de la guerre », il n’en est ni le cerveau ni les bras, ce sont les entrepreneurs et les travailleurs qui le sont.
D’où la prétention usuelle des actionnaires de posséder l’entreprise. Or la Société ne possède nullement l’entreprise. Les autres parties prenantes, entrepreneurs, managers, travailleurs, investisseurs externes, etc., dont les interrelations constituent la réalité de l’entreprise, s’appartiennent eux-mêmes. Pas plus que les actionnaires, aucune partie prenante ne peut prétendre posséder l’entreprise. Si plusieurs personnes se réunissent pour faire quelque chose ensemble, aucune ne peut prétendre « posséder la réunion ». L’actionnaire n’est propriétaire que d’une chose : des actions de sa Société, représentées par des documents qui, en vertu des lois en vigueur, lui attestent des droits sur la prise de décision à l’intérieur de la Société, et sur les revenus propres de cette Société, non pas sur ceux de l’entreprise. Les revenus de la Société ne peuvent être la totalité des surplus de l’entreprise (profits et plus-values générées par l’activité de l’entreprise), mais seulement un pourcentage de ceux-ci. Ce pourcentage, librement négocié avec les autres parties prenantes internes de l’entreprise, doit correspondre à l’apport évalué des actionnaires en tant que fournisseurs de capitaux et autres services juridiques, pour la réalisation du projet entrepreneurial.
Il importe de comprendre que cet argumentaire basé sur la distinction entre Société et entreprise ne constitue pas une charge contre tout actionnaire ou investisseur. L’analyse vise à préciser et relativiser leur rôle, mais comme l’idéologie et le droit dominant prétendent leur faire occuper tout le devant de la scène, il faut bien brasser la cage et les mettre à leur place. D’autre part, la critique porte en fait sur les actionnaires et investisseurs capitalistes soucieux uniquement de la valorisation de leur capital. Tout actionnaire ou investisseur qualifié de social (voir section 7.5), comprendrait et accepterait cette argumentation.
4.4 Un statut juridique pour l’entreprise sociale
La distinction entre la Société et l’entreprise met en évidence que la question du type de Société à adopter pour une entreprise sociale est une question mal posée. Ce que désigne en fait cette question, c’est uniquement la personnalité morale d’une et d’une seule des parties prenantes de l’entreprise. Que les actionnaires se constituent en Société commerciale, GIE ou coopérative, cela ne concerne que les actionnaires entre eux seuls. L’entreprise en tant que telle, en tant qu’un tout dont la Société n’est qu’une des composantes, n’est pas concernée.
Une définition juridique de l’entreprise sociale
Il faut donc poser correctement la question, d’autant plus qu’il est connu qu’une question correctement posée apporte d’elle-même 50% et même plus la bonne réponse au problème à résoudre. La question du « statut » juridique de l’entreprise sociale est donc plutôt celle-ci : comment donner à ce phénomène social sans existence juridique qu’est l’entreprise sociale, une personnalité morale distincte qui corresponde à sa réalité propre? Or la nature propre d’une entreprise sociale est, avons-nous vu, d’être une association de ce qu’on a appelé les parties prenantes internes de l’entreprise, à savoir les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs. Par ailleurs l’entreprise a d’abord une mission sociale tout en ayant aussi des activités et une intention lucratives. Dès lors la réponse qui s’impose, en première approximation, est qu’une entreprise sociale devrait avoir le statut d’une « association à but lucratif ».
Voilà un concept nouveau. Un tel statut n’existe pas. La loi ne reconnaît que des associations à but non lucratif. Qu’à cela ne tienne, créons ce statut. L’expression d’association à but lucratif est toutefois incomplet et même erroné puisque le but n’est pas uniquement ni même principalement lucratif. Aussi une définition la plus complète et exacte pour désigner cette forme juridique de l’entreprise sociale, pourrait être la suivante :
Une entreprise sociale est une association économique et démocratique d’entrepreneurs/dirigeants sociaux et de travailleurs, à utilité sociale, à lucrativité optimale et à responsabilité limitée.
Dans cette formulation, chaque mot ou expression compte :
– Association … d’entrepreneurs/dirigeants sociaux et travailleurs
Une entreprise sociale est un contrat d’association de deux et seulement deux parties prenantes qui décident de collaborer ensemble, celle des entrepreneurs/dirigeants et celle des travailleurs. Pour s’associer, chaque entité doit donc exister par elle-même. Aussi les statuts reconnaîtraient l’existence d’une « assemblée des dirigeants » et d’une « assemblée des travailleurs ». Ils détermineraient pour chacune les conditions d’appartenance et de sortie de ses membres individuels (par exemple déclaration d’initiative d’entreprise sociale pour les entrepreneurs sociaux, dirigeants nommés ou élus selon les règles spécifiées, contrat à durée indéterminée pour les travailleurs).
– Économique … à lucrativité optimale
L’association exerce une activité économique génératrice de revenus et de surplus. Toutefois la profitabilité recherchée n’est pas maximale mais optimale, résultant du meilleur arbitrage possible entre l’impact sociétal prioritaire et la nécessaire lucrativité permettant la poursuite et l’expansion des activités économiques.
– Démocratique
Les statuts précisent comment les partenaires de l’association vont gérer démocratiquement leur association : assemblées générales de toute l’entreprise et de chaque partie prenante séparément, directoire conjoint (remplaçant le « conseil d’administration »), comité de direction avec nomination élection et révocation des dirigeants, majorités de décision, pondération des voix, etc.
– À utilité sociale
La mission sociale, raison d’être de l’entreprise sociale et équivalent de l’objet social des Sociétés commerciales, est clairement énoncée dans les Statuts.
– À responsabilité limitée
Une entreprise sociale, éthique par principe, paye ses dettes, aussi les actifs de la Société doivent servir ultimement à leur remboursement dans le cours des affaires ou en cas de dissolution de l’entreprise. Individuellement les entrepreneurs dirigeants et les travailleurs ne sont pas responsables des dettes au-delà des actifs de l’entreprise. Il suffit déjà qu’en cas de difficulté leur gagne-pain soit menacé.
Une beauté de cette formule juridique est que l’actionnaire, en fait le capitaliste, a disparu du paysage. En fait ce qui a disparu, c’est le rapport social d’exploitation et de domination. Car il n’y a plus de capitaliste qui accapare seul les bénéfices et dicte seul sa volonté dans la direction de l’entreprise.
Cependant la fonction jouée par le capitaliste, celle d’apporteur de la ressources financière, n’a pas elle disparue. L’entreprise sociale a aussi besoin d’argent. Mais ce n’est plus le capitaliste qui l’apporte, c’est un nouveau personnage, partie prenante externe de l’entreprise sociale, à savoir l’investisseur social, en quoi l’ancien capitaliste est invité à se muer. Disposant maintenant d’une existence juridique formelle, donc notamment de la capacité de conclure des contrats, l’entreprise sociale n’a plus besoin de la Société pour ce faire et peut librement négocier avec l’investisseur social et s’entendre avec lui sur un financement. Mais ce financement, il se fait désormais selon les principes de la finance sociale participative, (répartition des bénéfices futurs comme des pertes, entre l’investisseur social d’une part, et l’entreprise sociale, c’est-à-dire chacune des deux catégories de membres de l’association, d’autre part). Pour exprimer ces ententes de financement dans les termes de la finance islamique, on dira que l’ancien actionnaire signera un contrat de mousharaka permanente avec l’entreprise, tandis que l’ancien banquier ou capital-risqueur conclura une mousharaka dégressive.
Ce schéma fait donc disparaitre le capitaliste, mais pas nécessairement le capitalisme lui-même. Car plane toujours la possibilité d’un « capitalisme sans capitalistes » pour employer la formule de Samir Amin à propose de l’évolution de l’URSS. Il ne faut pas perdre de vue que l’essence du capitalisme, c’est aussi le règne de la valeur marchande ou marchandisation du monde, effet du phénomène psychologique de l’aliénation marchande, ou déification de l’argent. Outre la suppression du rapport de domination capitaliste par une démocratisation croissante de son fonctionnement, l’entreprise sociale cherche à réaliser des avancées vers une sortie des biens et services hors de la sphère marchande pour les transformer en biens communs d’utilité sociale.
Une loi de l’entreprise sociale
Mais la question se pose alors de savoir qui va confirmer les caractères d’utilité sociale et démocratique d’une entreprise postulant au statut formel d’entreprise sociale tel que donné ci-haut? Des critères minimaux doivent exister, qui pourraient être définis dans une loi portant création du statut d’entreprise sociale, pour permettre à une autorité d’homologuer un postulant, non seulement en création, mais aussi en renouvellement périodique du statut en cours de vie de l’entreprise. À côté de ces critères minimaux, des critères plus exigeants, tels que ceux définis dans la Charte africaine de l’entrepreneuriat social (voir en annexe), peuvent définir un idéal ou un label indiquant un niveau supérieur de mise en œuvre de la vision de l’entrepreneuriat social.
La rédaction d’un projet de « Loi portant création d’Entreprise sociale », ainsi que d’un modèle de statuts, est un exercice à la portée de tout rédacteur législatif. Dans le contexte juridique africain, c’est d’abord au niveau national d’un premier pays d’avant-garde qu’un tel projet devrait être proposé. D’autres pays suivraient, en attendant un éventuel Acte communautaire. L’élaboration de cette loi est à l’ordre du jour pour la promotion de l’entrepreneuriat social en montrant pratiquement comment pourrait fonctionner l’alternative à l’entreprise capitaliste. Car il s’agit aussi de mener un débat public, d’améliorer la proposition, de susciter l’adhésion la plus large possible des toutes les composantes de l’économie sociale et solidaire, des intellectuels et d’une partie progressiste des classes moyennes.
Quant à savoir si un tel projet recevrait effectivement l’approbation des gouvernements pro libéraux en place, c’est une question de rapport de forces sociales au sein de l’État où des tendances progressistes peuvent exister, et de la vigueur combative du mouvement de l’économie sociale et solidaire.
Une erreur majeure serait de proposer un tel projet de loi avec l’intention de demander des avantages fiscaux ou autres dont bénéficieraient seules les entreprises sociales. Outre les opportunismes ainsi suscités, une telle revendication décrédibiliserait la portée du projet, en le faisant passer comme d’un paravent pour l’obtention d’avantages. Une entreprises sociale paye ses impôts, est heureuse de le faire, et ne recrute pas des juristes-fiscalistes pour faire de l’« optimisation » fiscale ou de l’évasion légalisée. La fiscalité n’est nullement un problème majeur des entreprises sociales (celui du financement est autrement plus sérieux). Si des règles fiscales sont déraisonnables, (et il y en a comme l’impôt minimum forfaire qui impose une charge sur la base d’aucun surplus réalisé), alors ces règles, qui touchent aussi bien les entreprises capitalistes, doivent être critiquées et changées pour tous. L’entreprise sociale ne demande pas de privilèges, elle veut juste démontrer qu’il y a une façon autre et meilleure de faire de l’entrepreneuriat, avec l’ambition de reléguer les entreprises capitalistes dans un chapitre des livres d’histoire économique.
Au final l’intérêt majeur d’un projet de statut de l’entreprise sociale est de contribuer à l’élaboration d’un programme alternatif aussi détaillé que possible qu’appliquerait un jour un gouvernement résolument national et populaire. Certes la vie est toujours plus riche que les plans les mieux réfléchis, et les acteurs sociaux progressistes plus inventifs que tout ce qui à un moment donné peut se concevoir et se coucher sur papier. Aussi un tel projet de loi ne serait que provisoire et serait enrichi au fil du temps. Pour modifier quelque chose, cette chose doit d’abord exister et il faut bien commencer quelque part. Mieux vaut un plan incomplet ou même mauvais qu’aucun plan. Le changement se réalise par une succession de changements quantitatifs prolongés, puis qualitatifs soudains. Aussi, quand survient le chaos, il faut déjà avoir les solutions, et être prêt à combler le vide politique pour éviter la barbarie, rendre possible l’amorce de la mise en place de l’alternative, et bloquer le retour à l’état ancien.
4.5 L’entreprise sociale dans le contexte capitaliste
La création d’un nouveau statut distinct et adapté à l’entreprise sociale est un combat dont l’issue et la durée est incertaine, d’autant plus que le statut proposé remet en cause des principes dominants. Une habitude malheureuse assez répandue en Afrique fait dire qu’avant d’entreprendre toute action d’envergure, il faudrait un cadre juridique, une loi, une autorité de tutelle. Cette thèse justifie trop facilement l’inaction, alors que dans les limites du contexte existant, des initiatives réfléchies à la base sont possibles.
Ainsi en est-il de la création d’entreprises sociales dans le contexte actuel, notamment celui de l’Afrique de l’ouest où s’applique le droit OHADA. Peut-on aujourd’hui même réaliser quelques avancées qui permettraient de démontrer et d’expérimenter un mode alternatif non capitaliste de fonctionnement de l’entreprise malgré l’hostilité de l’environnement juridique et idéologique? La réponse est oui. Un peu d’imagination permet en fait de concevoir une tactique faisant un usage habile du contexte légal existant pour faire quelques pas dans la bonne direction, malgré les obstacles, les contraintes, les interdits de l’environnement. Il ne s’agit pas de prétendre qu’un entrepreneuriat social véritable puisse s’épanouir dans le cadre du capitalisme, mais il ne s’agit pas non plus de dire qu’il faut attendre le grand soir et une décision politique venue d’en haut à l’échelle de toute la société pour commencer à la base à construire un monde alternatif.
Ce qui peut être fait, c’est, avec les outils existants, donner aux relations entre les parties prenantes de l’entreprise une existence pratique et formelle, en remplacement de l’état actuel où l’entreprise est seulement un nœud de contrats entre d’une part une partie autoproclamée décisionnelle, l’entité actionnariale, et d’autre part chacune des autres parties séparément (contrats de financement avec les financeurs, contrats de travail avec les travailleurs individuels, mandats avec les dirigeants). Il s’agit de faire fonctionner une institution où les décisions globales concernant la marche de l’entreprise (quoi produire et pour qui, comment répartir la valeur créée), sont prises de façon participative par la collectivité des parties prenantes de l’entreprise et non la seule Société des actionnaires.
Pour que des parties prenantes puissent s’associer, il faut d’abord qu’elles existent chacune comme entité distincte. Pour la partie Actionnaires, cette question est bien réglée avec leur Société formelle, quelle qu’en soit la forme légale.
Tel n’est cependant pas le cas des dirigeants et des travailleurs. Les uns et les autres n’existent pas comme collectivité, chacun n’ayant conclu à l’embauche qu’un contrat de travail individuel avec la Société. Pour les travailleurs, un syndicat peut exister mais sa vocation est uniquement de défendre les conditions de travail et nullement de participer à la direction de l’entreprise. Dans certains pays occidentaux des « comités d’entreprise » existent où les travailleurs sont représentés comme entité, de même que des mécanismes appliquant une règle acquise du droit à l’information et à la consultation. Mais l’absence des travailleurs est totale quand il s’agit des questions essentielles, telles que l’orientation et les choix stratégiques de l’entreprise, les « droits de gérance » des propriétaires du capital étant non négociables. Il faut donc trouver un mécanisme afin que les parties prenantes des travailleurs et des dirigeants existent comme entités formelles distinctes.
Les travailleurs et les dirigeants pourraient donc les uns et les autres se constituer en une association formelle. Par exemple les travailleurs pourraient former un Groupement d’Intérêt Économique (GIE), ou toute autre forme juridique équivalente selon le droit positif en vigueur, entité formelle autonome agissant comme représentante et porte-parole de la partie prenante des travailleurs dans l’entreprise. En seraient membres les travailleurs ayant acquis une certaine stabilité dans l’entreprise du fait par exemple d’un contrat de travail à durée déterminée ou indéterminée. Une telle entité, serait le lieu où s’élaborerait collectivement et démocratiquement la position autonome des travailleurs sur toutes les questions relatives à la vie de l’entreprise. S’y s’effectuerait aussi la répartition de la part des surplus générés par l’entreprise qui serait attribuée aux travailleurs (bénéfices, plus-values) : cette répartition tiendrait compte par exemple de l’ancienneté. Un raisonnement analogue s’appliquerait à la partie prenante des Dirigeants avec une forme juridique appropriée, par exemple une Société de personnes. Pour éviter la lourdeur d’avoir à créer et gérer de telles structures formelles, chaque partie pourrait, alternativement ou en un premier temps, conclure simplement entre ses membres un contrat d’association sous seing privé.
Une fois toutes ces parties prenantes ainsi constituées, il s’agirait de créer leur association commune, laquelle représenterait formellement la réalité de l’entreprise. Cette association pourrait être sous la forme par exemple d’un GIE, ou plus simplement d’une convention multipartite conclue de gré à gré entre les entités représentantes des parties prenantes. Le contenu du contrat d’association serait l’équivalent de statuts de l’entreprise sociale si celle-ci existait juridiquement, et du pacte d’actionnaires dans le contexte des Sociétés commerciales. Y serait énoncées les règles concernant la régie des relations entre les parties prenantes au sein de l’association (reconnaissance des membres, adhésion commune aux principes de l’entrepreneuriat social, droits et obligations de chacun, désignation des dirigeants, organes de décision, majorités de décision), ainsi que les règles d’éthique à respecter (engagements envers l’entreprise, évitement des conflits d’intérêts).
Il serait entendu que les clauses de ce contrat d’association aurait préséance sur toute autre dispositif, y compris les statuts officiels de la Société représentant les seuls actionnaires, quitte à ce que, pour éviter toute irrégularité par rapport aux lois en vigueur, ces statuts soient modifiés en fonction des décisions collectives : par exemple les dirigeants nommés dans les Statuts de la Société des actionnaires seraient nécessairement ceux décidés par le collectif de l’entreprise, de même l’objet social serait celui défini par l’association commune.
Ces propositions sont soumises dans l’esprit que dans la conjoncture actuelle, le changement social s’opère mieux depuis la base, avec des réalisations faisables aujourd’hui et véritablement alternatives : c’est la stratégie du fait accompli, qui ne dépend pas des décisions et délais de l’État. Aussi ces propositions n’ont aucun rapport avec les lois sur l’économie solidaire qui sont promulguées ou se préparent dans divers pays. Contraintes par l’environnement capitaliste où elles s’élaborent, ces lois ne peuvent remettre en cause l’autocratie du capital et le système marchand. Les débats qu’elles suscitent peuvent certes contribuer à populariser l’existence d’une forme d’entrepreneuriat différente de celle de l’entrepreneuriat capitaliste. Mais quant au fond, elles visent essentiellement à suppléer aux déficiences de l’État en matières de services sociaux, et à isoler les entreprises sociales dans des secteurs marginaux, à faire de l’entrepreneuriat social un domaine à part, à côté de la « vraie » économie, capitalise il va s’en dire, pour éviter toute contagion. C’est l’organisation de l’apartheid dans l’entrepreneuriat.
4.6 La démocratisation participative en pratique
La démocratie a deux aspects : formel et réel. La démocratie formelle, ou procédurale, définit des règles à suivre dans le processus de prise de décision : les statuts, les règlements internes, les pactes d’actionnaires définissent ces règles dans le contexte de l’entreprise. Les règles de l’entreprise capitaliste, basées sur l’autocratie actionnariale, ne sont pas démocratiques. Les propositions précédentes montrent comment il serait possible d’instaurer une démocratie formelle au sein de l’entreprise sociale, en utilisant tactiquement et en toute légalité les lois existantes, pour « faire en attendant » qu’entre en vigueur un droit de la démocratie entrepreneuriale.
Mais ce dispositif ne définit que les procédures formelles de prise de décision, il n’épuise donc pas tout l’enjeu du fonctionnement démocratique de l’entreprise sociale. Dans la réalité concrète, des rapports sociaux se nouent entre les parties prenantes et les personnes engagées dans un projet d’entrepreneuriat social. Il faut alors voir comment ces rapports, au lieu d’être irréductiblement conflictuels comme dans l’entreprise capitaliste, peuvent tendre vers un idéal de démocratie réelle vécue et sentie : tel est le défi de la démocratie participative.
Car malgré la mission et la vision sociales partagées par les parties prenantes de l’entreprise sociale, chacune conserve aussi ses propres intérêts objectifs, en contradiction dans une certaine mesure les uns avec les autres. Schématiquement, les actionnaires attendent de toucher des bénéfices, les investisseurs considèrent avant tout la valorisation de leur investissement, les travailleurs veulent bonifier leur rémunération et conditions de travail et garder leur emploi, les dirigeants aspirent à développer la taille de l’entreprise pour y gagner en puissance. La signature de statuts ou de conventions les plus démocratiques possibles ne biffe pas d’un trait ces sensibilités différentes, bases de conflits potentiels.
Dans un contexte d’entrepreneuriat capitaliste focusé exclusivement sur l’accumulation infinie du capital, ces divergences d’intérêts sont inconciliables et rendent une association des parties prenantes irréaliste. Nous y sommes dans un jeu à somme nulle où ce que l’un gagne, l’autre le perd. Or la réflexion se situe ici dans un contexte d’entrepreneuriat social où au contraire la réalisation de la mission sociale est la raison d’être centrale du projet commun, sa rentabilité, quoiqu’essentielle, étant avant tout une condition de réalisation et un moyen de pérennisation de cette mission, sans empêcher qu’en même temps le succès permette à chacun de s’enrichir.
Le pacte des parties prenantes
Un premier élément rendant possible une conciliation des intérêts différents des parties prenantes au sein d’une entreprise sociale, et donc un fonctionnement démocratique, est l’affirmation formelle de l’adhésion de toutes ces parties à la mission sociale commune. Il n’est pas concevable que dans une entreprise capitaliste, toutes les parties prenantes fassent l’unanimité sur son objectif véritable qui est l’accumulation infinie du capital détenu par une seule d’entre elles. Les techniques capitalistes de manipulation managériale s’y essaient quand même en tentant de faire croire que l’entreprise est une grande famille où chacun innove et s’épanouit, bien que la poursuite des conflits de travail et les vagues de suicide en entreprise démontrent le contraire.
Par contre, dans l’entreprise sociale, si des parties prenantes ont eu le courage de formaliser leur association dans le sens indiqué ci-haut, c’est qu’auparavant, elles se seront entendues sur l’essentiel : la vision et la mission sociales du projet entrepreneurial, exprimés par les bénéfices sociaux pour les populations ciblées par les biens et services fournis par l’entreprise. L’accord proclamé sur ce point, et réaffirmé au besoin, est la base de la constitution de leur association. L’argument de fond est que seule une telle adhésion consciente et affirmée permet, non pas d’éliminer, mais de relativiser les intérêts particuliers de chacun, et rend donc possibles les débats francs et les compromis raisonnables. Tout en étant réels et devant être gérés avec la plus grande attention, les intérêts particuliers, face à la grandeur et à la noblesse du but commun, ne peuvent alors apparaître, pour toute personne raisonnable, que relatifs, secondaires, voire gênants et mesquins.
Ce ciment, que constitue l’adhésion commune à l’orientation sociale de l’entreprise, sera d’autant plus fort qu’au-delà de l’objet immédiat du projet entrepreneurial, une compréhension commune se sera développée relativement au projet sociétal global à l’avènement duquel ce projet particulier d’entreprise veut contribuer. Car l’univers mental des acteurs de l’entrepreneuriat social ne peut se limiter à l’horizon immédiat de chaque projet d’entreprise. Chacun se doit de remonter dans la chaîne des pourquoi et prendre conscience des raisons pour lesquelles, au final, c’est une entreprise sociale que l’on crée, et non pas une entreprise capitaliste. Or ces raisons se situent au niveau du projet de société et plus généralement de civilisation post capitaliste, supérieure et internationaliste, vers lequel chaque projet d’entrepreneuriat social se doit d’être une avancée : une civilisation basée sur des règles de responsabilité, d’équité et de solidarité, appliquant une gestion collective environnementaliste et participative des biens communs de l’humanité dans toutes les sphères de l’activité sociale, faisant de la connaissance lucide et d’une éthique sociale déontologique les ressorts essentiels des comportements humains.
La vision et la mission sociales, ainsi rattachées à un projet sociétal global, constituent le socle de l’entreprise sociale, l’acte fondateur de sa souveraineté, empêchant chacun de camper obstinément sur des positions égocentriques, et rendant possibles des compromis acceptables qui ne contredisent pas la finalité sociale, résultant de débats francs, voire virils mais toujours courtois et dépersonnalisés, au sein de l’association des parties prenantes d’une même organisation entrepreneuriale. « S’aimer, écrivait Saint-Exupéry, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Ainsi les parties prenantes d’une même entreprise, avant de voir comment elles vont organiser leur ménage, se doivent d’abord une déclaration d’amour mutuel, en proclamant cette direction commune où portent leurs regards.
Cette déclaration peut prendre la forme de la signature d’un Pacte des parties prenantes, équivalent au Pacte des seuls actionnaires dans l’entreprise capitaliste, et exprimant l’adhésion officielle de tous à l’orientation et à la stratégie communes. Ce Pacte inclurait toutes les composantes de l’orientation stratégique telle que définie ci-haut, à savoir, la vision, la mission, le métier et la stratégie. Il pourrait faire référence à la Charte africaine de l’entrepreneuriat social, qui formule une conception rigoureuse de l’entrepreneuriat social. Il exprimerait la contribution sociale spécifique de l’entreprise en fonction de son activité particulière dans son secteur d‘intervention. L’adhésion des partenaires de l’entreprise serait un acte réfléchi, résultant d’une discussion interne assurant une compréhension approfondie par tous. Encore une fois une telle proclamation commune ne supprime pas les différences objectives d’intérêts entre les parties, mais elle les relativise, les rapetisse par rapport à la grandeur de l’objectif commun supérieur, les rendent ainsi négociables. Pour dire la chose en termes maoïstes, le partage d’une orientation commune transforme une contradiction antagonique entre le peuple et ses ennemis en une contradiction non antagonique au sein du peuple.
Relations entre les parties prenantes
Des finalités sociales clairement exprimées et affirmées constituent ainsi un premier élément rendant possible un dialogue démocratique au sein d’une entreprise conçue comme une association de partenaires. Mais la bonne intention commune ne règle pas tout. Il faut encore dire comment pratiquement fonctionnent des relations sociales permettant des prises de décision démocratiques associant, en un premier temps, les parties prenantes de premier niveau d’une entreprise, à savoir les actionnaires, les dirigeants, et les travailleurs? Or les modalités des relations à établir dépendent du rôle de chaque partie prenante.
Rappelons que cette distinction entre parties prenantes est indépendante des personnes réelles qui occupent ces rôles. Un entrepreneur qui démarre peut être à la fois actionnaire fondateur de la Société, directeur général, et travailleur opérationnel, il aura alors trois chapeaux et sa situation évoluera avec le temps. En contraste un actionnaire « silencieux », un salarié embauché et un directeur recruté n’auront qu’un seul statut. Le cumul des rôles ne change rien au raisonnement qui suit.
Entreprise et actionnaires/investisseurs
On a vu que la contribution des actionnaires est double : créer une personne morale en tant qu’interface juridique de l’entreprise avec les tiers, et apporter un financement. En fait, si on analyse cette contribution, on peut dire qu’elle s’apparente à celle d’un fournisseur de certains services, juridiques et financiers en l’occurrence. Selon le droit en vigueur, ce sont les actionnaires qui s’occupent de la création formelle d’une Société : formalité banale, d’un coût minime, que même les parties Dirigeants ou Travailleurs pourraient réaliser elles-mêmes, mais supposons quand même que cette tâche demeure la prérogative des actionnaires. C’est surtout par leur financement que ceux-ci intéressent l’entreprise, soit directement par leur apport en fonds propres, soit indirectement par des levées de fonds auprès d’investisseurs externes. De ce point de vue, les actionnaires ne sont donc rien d’autre qu’une catégorie de financeurs parmi d’autres.
Dès lors la relation entre les actionnaires d’une part et les deux autres parties prenantes que sont les Dirigeants et les Travailleurs d’autre part, repose sur la qualification des actionnaires comme fournisseurs de services juridiques et financiers. Cette relation peut donc être vue comme similaire à celle que l’entreprise entretient avec tout autre fournisseur externe. En tant que la Société fournit un service juridique, elle doit donc conclure, avec le collectif des Dirigeants et des Travailleurs, une entente de service par laquelle elle s’engage à ce que sa personne morale agisse comme représentante officielle de l’entreprise face aux tiers. En somme ses engagements et ses signatures doivent dans les faits être ceux dictés par l’entreprise selon ses propres décisions internes.
Par ailleurs, le fait que l’autre bien fourni par l’actionnaire soit une ressource de nature financière, entraîne que la relation avec l’entreprise doive se faire selon les règles appliquées pour tout fournisseur de ce type de ressource, à savoir pour tout financeur. Or dans le contexte de l’entrepreneuriat social, ces règles sont celles de la finance sociale. Autrement dit, la Société, personne morale représentante de la partie prenante externe que sont les actionnaires, doit conclure avec le collectif des deux autres personnes morales représentant les Dirigeants et les Travailleurs, une entente conforme à la finance participative. Donc une entente de mousharaka ou de moudharaba, selon en gros que l’actionnaire est actif ou silencieux. Bref les actionnaires ne sont qu’une catégorie d’investisseurs parmi d’autres, à qui s’appliquent les mêmes règles de la finance sociale.
La dialectique dirigeants - travailleurs au cœur de l’entreprise
Les parties prenantes internes constituent donc le cœur de l’entreprise, sa réalité profonde. L’entreprise est, sociologiquement, une organisation sociale dans le domaine économique constituée de l’unité dialectique des deux parties prenantes constitutives que sont les Dirigeants et les Travailleurs. La substance d’une entreprise du point de vue de l’entrepreneuriat social, c’est le rapport social entre ces deux parties. Une tierce partie, tels les investisseurs sous toute forme, dont les actionnaires, peut certes être invitée à partager le repas autour de la table entrepreneuriale, elle peut même s’y attabler indéfiniment ou pendant un temps, y consommer plus que les autres, cela n’en fait pas pour autant un membre de la famille.
L’enjeu principal en ce qui concerne la structure et le fonctionnement démocratique de l’entreprise sociale réside donc dans la façon de concevoir et de pratiquer la relation entre les Dirigeants et les Travailleurs. Cette relation est conçue comme non antagonique, la conciliation et la collaboration y étant possibles et recherchées. Ceci est en contraste avec le caractère antagonique, non conciliable, entre le Capital et le Travail au sein de l’entreprise capitaliste où le Capital, sous prétexte qu’il apporte la ressource financière, que celle-ci est transformée en moyens de production, que le contexte juridique dominant le lui autorise, s’arroge le droit de diriger seul l’entreprise, d’y imposer son dictat, malgré que le fait de financer ne lui donne, comme financeur, aucune compétence particulière pour diriger l’activité économique.
Autrement dit, tout en demeurant une partie prenante de l’entreprise, et une partie prenante de premier niveau nécessaire, la Société ne fait pas partie strictement du cœur de l’entreprise, pas plus que ne l’est par exemple le bailleur du local où loge l’entreprise. La Société et l’entreprise sont deux entités différentes, bien que reliées, bien que le rôle de la Société puisse être plus déterminant que celui du locateur. La Société est dans le cas normal un fournisseur privilégié de l’entreprise : un fournisseur auquel, du fait qu’il est nécessaire à la réalisation effective du projet d’entreprise, des droits économiques et politiques légitimes sont à lui reconnaître, mais un fournisseur tout de même. Au final les actionnaires, représentés par l’entité juridique que constitue la Société, sont certes, en raison de leur nécessité, une partie prenante de l’entreprise de premier niveau, en contraste avec les parties prenantes de deuxième niveau. Mais comme celles-ci, la Société des actionnaires demeure une partie prenante externe à l’entreprise, seuls les Dirigeants et les Travailleurs en constituent les parties prenantes internes.
L’association dirigeants-travailleurs
Ce collectif des Dirigeants et des Travailleurs doit donc s’entendre sur deux sujets avec ces fournisseurs externes que sont les actionnaires représentés par leur personne morale : comment leur Société va-elle représenter l’entreprise dans le contexte légal courant, et comment va-t-elle la financer en conformité avec les règles de la finance sociale appliquées par l’entreprise sociale.
Or qui est ce collectif avec qui la Société des actionnaires doit contracter? Le problème est que ce collectif bipartite, s’il existe bien dans la réalité sociale, n’a juridiquement aucune existence reconnue puisque comme on l’a vu, un droit de l’entreprise n’existe pas. Pire même, chaque partie membre de ce collectif n’existe pas non plus comme personne morale distincte. Nous sommes devant un plein être social mais un non être juridique. Que faire alors en attendant une société où un droit de l’entreprise aura été mis en place?
La solution est dans la proposition énoncée ci-haut : que les parties prenantes Travailleurs et Dirigeants se constituent chacune sous forme d’une entité formelle (par exemple GIE ou association privée). Cela fait, ces deux entités pourraient alors conclure des ententes tripartites avec la Société des actionnaires.
Pour le service juridique, la Société s’engagerait à représenter l’entreprise (donc les deux autres parties, Dirigeant et Travailleurs), dans tous les actes (contrats, relations avec les administrations publiques, présence aux tribunaux, etc.), où, en raison des lois en vigueur (donc temporairement et en attendant un droit de l’entreprise), c’est une Société de capitaux qui doit intervenir officiellement.
Concernant le financement, l’entente tripartite serait comme tout contrat de financement, un contrat participatif tel que décrit ci-haut, dictant la part des profits, après réinvestissement et réserves, revenant à la Société (les autres parts des profits revenant aux dirigeants et aux travailleurs). Les bénéfices appartiennent en effet à l’entreprise, mais sont partagés avec la Société pour services rendus et en rémunération de leur apport financier selon une clef de répartition librement négociée.
L’entente établirait aussi les modalités de participation des actionnaires aux décisions d’affectation des fonds, par exemple : comité conjoint tripartite, consultatif ou délibératif, pouvant se prononcer sur des enjeux tels les investissements, les nominations, les rémunérations). Ainsi les actionnaires continuent à participer aux décisions économiques et politiques de l’entreprise, mais en association avec les autres partenaires de l’entreprise.
On pourrait aussi concevoir qu’en lieu et place des contrats tripartites, les deux personnes morales représentant les Dirigeants et les Travailleurs créent ensemble une autre personne morale agissant alors comme leur porte-parole unique face aux Actionnaires et autres tiers. Rien ne l’empêche, ce scénario introduisant peut-être une certaine lourdeur de gestion. Mais cela n’est qu’une question pratique à résoudre. Sur le fond rien ne changerait.
La démocratisation participative progressive
Ainsi donc chaque entité, Dirigeants et Travailleurs, se sera formalisée en une personne morale distincte. Ayant chacune une existence juridique, elles pourront conclure des conventions, non seulement avec les tiers (dont les actionnaires au premier chef), mais aussi et d’abord, entre elles. La première de ces ententes devra en effet déterminer par quelles règles et méthodes de fonctionnement, elles vont prendre ensemble toutes les décisions relatives à la vie de l’entreprise sociale.
Le principe de base des relations entre Dirigeants et Travailleurs au sein d’une entreprise sociale est celui de la démocratisation participative. En entrepreneuriat social, ce principe est le contraire de celui de la « gouvernance d’entreprise » en entrepreneuriat capitaliste.
« Démocratisation » d’abord et non « démocratie », faut-il rappeler car il s’agit de mettre en évidence l’idée que la démocratie est un processus graduel jamais achevé et tendant vers une plus forte intensité démocratique. La démocratie n’est pas simplement un état qui se proclame un jour du fait de l’adoption de statuts ou d’une constitution apparemment démocratiques.
« Participative » d’autre part, car il s’agit de ne pas réduire la démocratie à son seul aspect formel, à savoir l’établissement de règles procédurales pour des élections et des votes. Il faut aussi que chaque membre de chaque partie prenante puisse contribuer, réellement et pas seulement formellement, aux décisions importantes, au moment où elles sont prises, qu’il le perçoive et le sente ainsi. Il s’agit que ces décisions concernent aussi les enjeux fondamentaux de la vie de l’entreprise, son orientation stratégique et les choix qui en découlent, comme les produits et clientèles visées, les investissements, les embauches, la répartition des surplus, etc., donc que les débats ne se limitent pas aux questions secondaires ou de simples modalités.
Mettre de l’avant ce principe de la démocratisation participative intégrale, c’est aller strictement à l’encontre du principe opposé qui est celui de l’entreprise capitaliste : le pouvoir final et inamovible des détenteurs du capital, que ce pouvoir s’exprime sous la forme brute d’une structure pyramidale, ou se camoufle sous la forme d’un soit-disant réseau de parties prenantes comme le défend l’idéologie de la gouvernance d’entreprise. Dans l’entreprise capitaliste, les « droits de gestion » sont non négociables, malgré tous les faux-semblants de « partenariat » sous forme de « stock options » pour les dirigeants, de comité d’entreprise ou d’actionnariat pour les salariés, ou autres tactiques de manipulation de la « science du management » dont le seul objet est d’obtenir l’acquiescement de tous au projet du capital visant l’augmentation de la valeur actionnariale.
La mise en place d’une démocratie participative peut se faire par des modalités de fonctionnement interne permettant :
1. l’information transparente sur la situation de l’entreprise dans tous ses aspects (production, clientèles, ventes, trésorerie, projets en cours d’élaboration,…);
2. la consultation large sur les questions importantes de l’heure, sur les décisions stratégiques;
3. la délibération ou participation formelle à la décision.
Ces trois conditions rendent possible une participation démocratique réelle à la prise des décisions. En outre, elles indiquent comment cette participation peut être progressive. En effet, le minimum pour participer est de pouvoir se former son idée, et pour cela il faut être informé de tout ce qu’il y a lieu de savoir. Une étape suivante est de pouvoir donner son avis, ce qui implique le droit d’être consulté. Au final, sa voix doit pouvoir compter sur progressivement tous les enjeux.
Le grand art de la démocratisation
Pour réaliser ces conditions de la démocratisation participative, il faut deux choses : d’une part des institutions formelles à l’intérieur desquelles se réalise cette participation, d’autre part une méthode de fonctionnement réelle entre les deux acteurs, équivalent social d’un savoir du management.
Le cadre formel peut prendre la forme d’assemblées générales de tout le personnel, de conseils consultatifs, de comités de cogestion, etc. Il s’agit là de questions pratiques à régler selon les circonstances. Les parties déterminent ainsi le rôle, le fonctionnement et les attributions de chaque structure créée où s’exerce une démocratie participative. Elles définissent ainsi leurs statuts formels.
On pourrait aussi concevoir que dans le cas où la Société associée à l’entreprise est une coopérative, au lieu de créer d’autres structures, on utilise simplement les mécanismes prévus dans les statuts de la coopérative. Cela est d’autant plus envisageable si tous les dirigeants et travailleurs sont aussi sociétaires de la coopérative. Cependant, ce scénario est boiteux si la coopérative engage des dirigeants et des travailleurs non membres.
La démocratie étant un processus progressif, le grand art consiste à déterminer à quel rythme cette démocratisation se fera, ou pour dire les choses autrement, dans quelle mesure les travailleurs deviendront peu à peu aussi des « patrons ». La meilleure façon de tuer une bonne idée est de l’exagérer, de la porter à l’extrême. Que du jour au lendemain, une entreprise, sous prétexte de vouloir être démocratique, décide de faire voter en assemblée générale de tout le personnel l’affectation des bénéfices de l’année, la probabilité est bonne que la décision s’approchera d’une seule augmentation générale des salaires. Résultat : l’intérêt général de l’entreprise, qui est d’abord d’assurer sa croissance et sa pérennisation par la constitution de réserves et la réalisation d’investissements, sera compromis.
La réalité est que nous vivons dans une société capitaliste où l’idéologie dominante persuade chacun plus ou moins que le bonheur est dans l’enrichissement à outrance et dans la consommation boulimique de futilités, que tout bien peut nous appartenir alors qu’on en est que le dépositaire et le fiduciaire qui doit rendre des comptes, que la défense de ses intérêts égoïstes vaut mieux que la collaboration solidaire pour le partage de biens communs à créer ensemble. Dans les pays du Sud particulièrement, les privations prolongées et les rémunérations trop faibles engendrent un réflexe de sauve-qui-peut individuel. Mais la pauvreté ne peut être vaincue que sur le moyen terme.
Aussi la sagesse et le bon sens imposent de tenir compte de cette réalité que dans les esprits cohabitent et se confrontent d’une part des aspirations à la justice et à la prise en charge de son destin, et d’autre part la soumission fétichiste aux idées dominantes propagées par les clergés médiatiques au service du capitalisme. Celui-ci, autant que dans la réalité sociale, est présent dans ses faux dieux qui peuplent nos têtes et réclament leur adoration, ce que désigne le terme d’aliénation. L’adversaire à débusquer est aussi à l’intérieur des murs : non pas les personnes, mais la langue de bois, les énoncés frauduleux et les argumentations fallacieuses de l’idéologie dominante.
Pour cette raison, la démocratisation ne peut se faire qu’en parallèle avec la déconstruction des idées de l’air du temps, l’approfondissement de la connaissance large et lucide de la réalité historique, de l’élaboration progressive d’un projet de société et de civilisation alternatif, du raisonnement stratégique qui l’accompagne, et de la dominance progressive d’une culture de l’éthique. Or cela ne peut se développer que dans la durée. Nul ne peut forcer un autre à penser autrement, chacun se change soi-même, à son rythme, même aidé et stimulé par son compagnonnage.
C’est pourquoi la démocratisation est un art difficile. Car il s’agit de transférer le pouvoir au peuple, ce que signifie le mot même de démocratie, sans que ce transfert ne détourne de l’objectif de transformation sociale poursuivi par l’entreprise sociale. Or cela suppose que les principes de l’entrepreneuriat social soient défendus bec et ongles.
Comment mener ce combat contre l’ennemi invisible de l’intérieur? Qui va trouver les compromis acceptables qui ne remettent pas en cause la mission sociale tout en donnant des satisfactions à court terme, qui va maîtriser le rythme de progression de la démocratisation, pour qu’il soit tantôt accéléré, tantôt consolidé. C’est ici qu’entre en scène le personnage de l’entrepreneur social.