3. La primauté de la finalité sociale
On a vu plus haut que toute organisation de l’économie sociale se caractérise par sa finalité sociale et son fonctionnement démocratique. De la même façon qu’on définit un marteau à la fois comme un objet servant à planter des clous, et comme un manche fixé à une masse, on doit caractériser l’entrepreneuriat social par sa finalité externe et par ses caractéristiques internes.
Pour toute entreprise, la mission et la vision expriment sa finalité, sa raison d’être. Pour l’entreprise sociale, l’attribut essentiel de cette mission et de cette vision, c’est leur primauté par rapport à la rentabilité. Par opposition, la raison d’être de l’entreprise capitaliste est d’accumuler toujours plus de capital, en faisant le plus de profits possible.
3.1 Mission et vision sociales versus rentabilité
Mission sociale
Dans l’expression « entreprise sociale », il y a deux mots, entreprise et sociale. Dire qu’une entreprise sociale est une entreprise, c’est signifier qu’elle mène une activité économique continue génératrice de biens et services. Ceux-ci, tant et aussi longtemps que la société où nous vivons est capitaliste, ont une valeur marchande, ils sont échangés contre de l’argent, ils ne sont pas mis gracieusement à la disposition des utilisateurs. L’entreprise génère ainsi des revenus monétaires, et fait éventuellement des bénéfices. Ce trait appartient donc à l’entreprise sociale en tant qu’entreprise.
Dès lors l’entreprise sociale se démarque de toute organisation sans but lucratif, comme les associations, ONG, OSBL. En l’absence d’une activité productive ou commerciale et donc d’une lucrativité recherchée, ces organisations ne peuvent donc être considérées comme des entreprises sociales. Leurs dirigeants peuvent certes être considérés comme des acteurs sociaux, ils peuvent appliquer les méthodes de l’entreprise, cela n’en fait pas pour autant des entrepreneurs. Ce qui n’empêche pas ces organisations, dans la mesure où elles rendent des services utiles à la société, de faire partie de l’économie sociale.
Est-ce à dire pour autant que la réalisation de profits est la raison d’être d’une entreprise sociale? Non, justement parce qu’elle est sociale. « Sociale » signifie que son but principal, c’est la réalisation d’une mission sociale. Que celle-ci soit la disponibilité d’une énergie de cuisson avec des combustibles domestiques propres, la promotion de la lecture par des bibliothèques à accès public, la préservation de l’environnement par le recyclage de déchets, etc., la raison d’être de l’entreprise sociale est l’amélioration du bien-être économique, social, culturel, environnemental de la société par la fourniture de biens et services véritablement utiles et correspondant à des besoins réels. C’est la valeur d’usage qui prime, non la valeur d’échange.
Mais il faut aussi que ces biens utiles soient accessibles. Techniquement, on sait qu’il est possible de nourrir la planète entière, mais la faim perdure. Pourquoi? Parce qu’un obstacle s’oppose à l’accessibilité à la nourriture. C’est que ces biens sont aussi des marchandises, c’est-à-dire des objets qui ont un prix et doivent se vendre. Or ne peuvent se les procurer que les personnes solvables, celles qui disposent des ressources financières suffisantes. Ainsi fonctionne le capitalisme pour lequel tout objet n’a d’intérêt qu’en autant qu’il a ou peut avoir une valeur d’échange.
L’entrepreneuriat social cherche donc à supprimer cet obstacle. Or même en appliquant les prix les plus bas possibles, ceux-ci seront toujours trop élevés pour les plus pauvres. À terme donc, le but de l’entrepreneuriat social, c’est l’abolition de la valeur d’échange, c’est-à-dire offrir des biens utiles gratuits. Le capitalisme cherche le contraire : la marchandisation du monde. On pense au financier de la fable de La Fontaine, Le savetier et le financier, où celui-ci, importuné par les chants joyeux du pauvre cordonnier, « se plaignait que les soins de la Providence n’eussent pas au marché fait vendre le dormir, comme le manger et le boire ». L’entrepreneuriat social lutte ainsi pour extraire les biens utiles hors de la sphère commerciale, pour en faire des biens communs, aussi accessibles que l’air que l’on respire.
Mais produire des biens a un coût, qu’un prix trop bas, a fortiori la gratuité, ne peut permettre de récupérer, sans compter en plus les surplus nécessaires pour assurer la pérennité et la croissance de l’activité. Il y a là une contradiction et c’est le défi de l’entrepreneur social de trouver les compromis possibles avec les contraintes du moment (voir ci-après sur la politique des prix de l’entreprise sociale). Qu’il suffise pour le moment de comprendre que la primauté de la mission sociale implique la conscience claire du fait que la gratuité est le but final à atteindre : postulat loin d’être facile à admettre tant l’aliénation marchande propre au capitalisme nous convainc tous peu ou prou que tout produit ou service ne peut être qu’une marchandise avec un prix.
En même temps, la réalisation de sa mission sociale ne signifie pas que l’entreprise sociale refuse le profit, en totalité ou en partie. Au contraire, un surplus demeure nécessaire pour la pérennisation, la croissance et la diversification de l’entreprise. Mais le profit est un moyen et non une fin. Et pourquoi se refuser un moyen s’il permet de mieux atteindre son but, à condition que le moyen ne se substitue pas subrepticement à la finalité. Il n’y a donc pas lieu pour une entreprise sociale d’avoir une « lucrativité limitée » par opposition à la lucrativité maximale de l’entreprise capitaliste. Elle doit plutôt viser une lucrativité optimale, en cherchant un juste équilibre entre ces deux soucis d’utilité et d’accessibilité d’une part, et de rentabilité d’autre part. S’enrichir avec des produits utiles quasi gratuits, tel est le paradoxe de l’entrepreneuriat social. Difficile n’est pas impossible.
À l’inverse, une entreprise dite « classique » ou « privée », c’est-à-dire capitaliste, pour appeler un chat un chat, n’est pas une entreprise sociale puisque son but essentiel et en fait unique, est la maximisation de ses profits pour accroître le plus possible son capital. Comme disait Milton Friedman, l’économiste champion du néo-libéralisme, la mission sociale de l’entreprise (capitaliste) est de faire des profits. Peu importe que les marchandises offertes soient utiles ou futiles, ce qui compte c’est qu’elles se vendent, et bien.
Que l’entreprise capitaliste ait un impact social, qui en douterait? Ne paie-t-elle pas des salaires et des taxes, ne produit-elle pas certaines marchandises dont la plupart ont aussi une véritable utilité sociale? Il n’en demeure pas moins que ces effets ne sont pas recherchés par eux-mêmes. Ils sont une conséquence, fortuite pourrait-on dire, de la poursuite d’un autre but qui est l’enrichissement sans limite. La preuve en est bien d’ailleurs que si le meilleur moyen d’atteindre cet enrichissement est de diminuer les salaires, de licencier, d’éviter les ponctions fiscales, de produire toute chose futile du moment qu’elle trouve preneur, de pratiquer l’obsolescence programmée pour forcer le réachat, l’entreprise capitaliste ne s’en prive pas, ce qui serait inconcevable pour une entreprise sociale. Et s’il faut parler de l’impact des entreprises capitalistes, il faut voir l’ensemble et pas seulement ces effets apparemment positifs : à son bilan, il faudrait aussi prendre en compte les effets sur les inégalités sociales, sur la détérioration de l’environnement, toutes choses dont la logique de l’entreprise capitaliste est de n’en avoir cure, sauf si cela commence à nuire à sa réputation et donc à son chiffre d’affaires.
Et que dire de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), pourrait-on objecter? N’est-ce pas l’expression d’un souci des entreprises capitalistes d’agir en bon citoyen responsable? Quels que soient les miettes bien médiatisées offertes sous couvert de RSE, rien n’est changé quant au fait de leur priorité absolue donnée à l’accumulation de capital. La naïveté n’est pas répandue à ce point pour faire avaler à la majorité que les bienfaits saupoudrés par les projets de RSE ne sont qu’une technique de relations publiques pour laver le nom des donateurs et leur permettre de poursuivre en toute tranquillité leur « business as usual ». Bref, une conception même très large de l’entreprise sociale comme une entreprise économique qui priorise la réalisation d’une mission sociale, en exclut nécessairement les entreprises capitalistes pratiquant la RSE.
Ce cas de la RSE soulève d’ailleurs une question intéressante. Certaines entreprises qui se disent sociales mènent une activité des plus capitalistes. Prenons le cas d’une entreprise dans les technologies de l’information exploitant les données personnelles des « big data » obtenues par l’espionnage des navigations sur Internet, dans le but d’établir le profil d’individus et pouvoir ensuite les solliciter avec des publicités ciblées correspondant à leurs intérêts présumés. Rien de moins capitaliste que ce harcèlement publicitaire quasi scientifique pour mieux susciter de faux besoins et générer du chiffre d’affaires? Mais en parallèle, un telle entreprise mènerait plusieurs projets « sociaux » évidents financés par l’activité capitaliste. Ce modèle est bien celui de la RSE, mais il en diffère par l’ampleur relative des projets sociaux et leur déconnexion par rapport à la communication d’entreprise. Qu’une telle entreprise ait un volet humanitaire important, nul n’en disconvient. Est-ce pour autant une entreprise sociale dans le sens développé ici? Strictement non. Mais l’intention est bonne, et ce qui est erreur stratégique pour l’un peut être ruse temporaire pour l’autre. L’histoire trancherait.
Formulation de la mission
Le principe de la primauté de la mission sociale étant admis, il reste que celle-ci doit être formulée dans les termes les plus précis et opérationnels possibles. L’énoncé doit permettre de donner une réponse claire à la question : pourquoi cette entreprise existe-t-elle? Il doit exprimer sa raison d’être, ce qui lui donne un sens, au-delà de la nécessité pour ses membres de gagner leur vie et de réaliser leur potentiel professionnel.
Telles qu’elles sont le plus souvent exprimées, les missions des entreprises capitalistes sont d’un flou artistique et d’une généralité désolante, du genre « être les meilleurs à satisfaire les besoins de ses clients » : C’est normal et attendu puisqu’elles n’ont rien à dire sur le sujet, leur raison d’être réelle se limitant à la maximisation des profits, ce qu’elles ne peuvent avouer explicitement sans gêner leur communication. La mission n’a alors pour elles d’autre rôle à jouer que décoratif.
En contraste, l’entreprise sociale se doit d’exprimer sa mission dans les termes d’une abstraction concrète, permettant de visualiser, de toucher par l’esprit, sa contribution pratique au mieux-être des populations. Voici par exemple la mission d’une entreprise sociale d’édition numérique africaine :
Promouvoir auprès des peuples d’Afrique et du monde la lecture des auteurs africains en collectant leurs œuvres, en les pérennisant par leur numérisation, et en les diffusant largement.
Cette formulation très synthétique exprime le « pourquoi » de l’entreprise (promouvoir la lecture des œuvres africaines), le « pour qui » (les peuples), et le « comment » (la numérisation). Évidemment on peut ensuite généraliser en explicitant les raisons mêmes de cette mission : la sauvegarde du patrimoine culturel de l’humanité et de l’Afrique en particulier, l’épanouissement intellectuel et culturel des individus par l’accès aux œuvres de l’esprit. L’énoncé se situe cependant au bon niveau de spécificité de l’activité de l’entreprise. Une telle formulation peut ensuite constituer le point de départ d’une réflexion pour élaborer le plan d’action pouvant en découler, pour peu qu’un effort d’imagination créatrice s’en suive.
Vision
L’utopie concrète mobilisatrice
La mission donne la motivation, la vision la complète en donnant une destination. Elle répond à la question : où veut-ton aller? La vision décrit une utopie concrète, une représentation souhaitable et faisable d’un futur esquissé à grand traits. Quelle sera la situation de l’entreprise dans 10, 50, ou 100 ans, qu’aura-t-elle contribué à réaliser dans son secteur d’activité? Le sens de la question n’est évidemment pas de jouer au devin mais d’introduire dès le départ une intention de durabilité. Définir une vision, c’est s’opposer à une approche essentiellement opportuniste et affairiste qui ne cherche que l’avantage immédiat ou à court terme. Mener une entreprise sociale, ce n’est pas « faire des affaires », rechercher le coup d’argent rapide, c’est construire un projet patiemment dans la durée, et pour cela il faut savoir où l’on veut aboutir.
Pour manifester cette intention de durer, il faut donc se représenter ce que pourrait être l’entreprise dans un terme éloigné. Le fait que l’avenir demeure dans le détail toujours imprévisible n’interdit pas de faire cet exercice. Dessiner les grandes lignes d’un futur idéal lointain (disons dans une ou quelques générations), est à la fois nécessaire et possible, comme il est possible de planifier dans les détails une action à très court terme. Ce qui est en fait totalement imprévisible et méthodologiquement une perte de temps, c’est de chercher à fixer des objectifs détaillés pour le moyen terme. Le but à long terme se dessine comme dans une toile impressionniste où le flou des contours n’empêche pas de percevoir la vision du peintre. A mesure de l’action, on ajoute ou retranche à ce tableau final, ici un trait, là une touche, de sorte que progressivement un avenir de plus en plus désirable et possible se dessine et se dégage avec une netteté croissante. Plus ce tableau devient précis, plus son atteinte paraît réalisable, jusqu’à donner le sentiment que cette atteinte devient quasiment une formalité. Or quand la conscience de la faisabilité d’une vision s’ajoute à sa désirabilité, alors cette vision devient une force quand des acteurs sociaux s’en pénètrent.
On n’insistera jamais assez sur l’importance du rôle de la vision. Les grandes actions humaines sont toujours tirées par un idéal élevé dessiné à grand traits, par une utopie concrète. L’imagination des peuples se charge d’inventer les détails. Une tâche principale de l’entrepreneur social est justement celle de formuler, de porter et de diffuser cette vision. Chateaubriand, écrivain et homme politique, disait qu’il fallait « mener les Français par les songes ». De Gaulle qui fut un artiste de l’action, s’en était fait une maxime et toute sa vie proposa à ses compatriotes « une certaine idée de la France ». Le propos est ici différent mais la leçon est générale et vaut aussi pour l’entrepreneur social. Pour mener sa barque à bon port, pour définir les étapes du développement de l’entreprise, pour prendre les bonnes décisions au quotidien, pour diriger et motiver ses troupes, la vision d’entreprise est un outil indispensable.
La volonté de puissance comme substitut
Savoir où l’on va en dernière analyse n’est pas dans l’air du temps. Nous visons paraît-il dans l’ère de la « déconstruction » où tous les idéaux, qu’ils soient ceux des philosophes (la vérité, le bien, le beau), ou des religions (le paradis), doivent être abattus. Seul compte le déferlement d’énergie et de volonté dans le moment présent, la prouesse dans l’exécution. A sa naissance le capitalisme nourrissait au moins un idéal, celui du progrès, la nouvelle liberté gagnée promettant d’émanciper l’humanité matériellement et spirituellement, même si l’histoire réelle du capitalisme a démontré que cette soit-disant émancipation ne l’était que pour une minorité.
A notre époque, l’idéologie du progrès ne fait plus l’affaire. On lui substitue des slogans à la « Yes we can », des hymnes à l’innovation pour l’innovation, à la créativité pour la créativité, au leadership pour le leadership, sans se soucier de dire vers quoi et contre quoi, pour qui et au détriment de qui, ces capacités doivent se déployer. Comme le capitalisme actuel des monopoles n’a plus rien à proposer à l’humanité, mais qu’il faut bien une idéologie pour se justifier, cette volonté de volonté, où l’on voit planer l’ombre de Nietszche qui écrivait à l’époque où naissaient les monopoles, est bien ce qui lui convient.
Une plaisanterie illustre bien le propos. Un pilote dans un avion annonce aux passagers : « J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : nous avons battu notre dernier record de vitesse. La mauvaise : nous ne savons pas où nous allons. » Telle est la proposition du capitalisme actuel des oligopoles. Accélérer pour accélérer, la croissance pour la croissance, sans aucun but, sans aucun souci affirmé d’un progrès humain qualifié, qui se traduirait notamment par une répartition équitable des richesses et du pouvoir de décision.
Le malheur est que même dans les milieux populaires du Sud, particulièrement ceux de la jeunesse africaine, où la conscience croît que l’entrepreneuriat est la voie la plus sûre qui s’offre à cette génération pour espérer construire son avenir dans une meilleure société, cette idéologie de la volonté de puissance, de l’autoréalisation de soi, fait ses ravages, en proposant de créer des « start-up » plutôt que des entreprises sociales, de devenir des leaders qui en l’absence de projet social alternatif, deviendront la nouvelle classe locale exploiteuse et dominante de demain, agissant comme sous-traitant ou agent des oligopoles internationaux, et grande consommatrice de leurs produits importés.
Vision sectorielle et globale
La vision de l’entrepreneur social dépend naturellement de la nature de son activité. Reprenons l’exemple d’une entreprise africaine d’édition numérique avec sa mission énoncée ci-haut. Sa vision est celle d’un réseau panafricain d’édition regroupant l’ensemble des éditeurs africains autour d’une plate-forme unique conçue comme une boutique culturelle multimédia, autogérée démocratiquement par les membres de l’industrie, et appliquant un programme vigoureux de diffusion et de promotion de la lecture. Bien qu’initiateur de la plate-forme, l’ambition de l’entreprise est de la mutualiser au niveau de tous les acteurs de l’industrie pour n’en être à terme que l’opérateur.
La vision d’une entreprise sociale va ainsi bien au-delà de son devenir propre. Plus qu’une simple entreprise, c’est un secteur industriel que veut transformer l’entreprise sociale. Même plus, au-delà de l’industrie, c’est une vision de l’état futur de l’économie et de la société auxquelles elle appartient que se fait l’entreprise sociale. Dans le contexte africain, c’est un certain type de développement économique qu’elle veut contribuer à réaliser pour son pays, en l’occurrence un développement autocentré, déconnecté, endogène, par opposition à une intégration sans conditions dans la mondialisation capitaliste. Et une économie développée au sein d’une société basée sur la justice sociale, c’est-à-dire l’équité, et sur une participation démocratique par les intéressés dans tous et chacun des secteurs de la vie en société. Une société enfin contribuant à l’émergence d’une civilisation humaine responsable visant l’harmonie entre les humains et avec la nature. C’est ce qui s’appelle agir localement et penser globalement, et c’est ce que veut signifier le sous-titre de ce livre.
Au niveau de l’individu qu’est l’entrepreneur social, faire aboutir son projet d’entreprise requiert une bonne dose de persévérance, de patience, d’endurance. Ces qualités nécessaires ne s’obtiennent qu’avec une motivation inébranlable, que renforce en particulier une certaine lucidité. Or cette lucidité ne peut s’acquérir que par une réflexion qui remonte le plus haut possible dans la chaîne des pourquoi. Toute action a une raison immédiate, qui elle-même se justifie par une autre raison, et ainsi de suite. Pourquoi en définitive l'entrepreneuriat social? C’est justement le rôle de la vision que d’en exprimer les raisons ultimes c’est-à-dire globales et historiques. L’entrepreneur social est ainsi radical dans le sens originel du terme du fait que sa réflexion cherche à aller au fond des choses en développant une analyse holistique de l’existant dans le temps et dans l’espace, et une vision du but ultime de son action. Comme le dit une fable de La Fontaine, « En toute chose il faut considérer la fin ».
Cet exercice de lucidité est inconnu de l’entreprise capitaliste. Toujours très tôt tombe l’argument massue : telle action est menée parce qu’on peut faire de l’argent! Ici s’arrête la pensée courtermiste du capitaliste. Au-delà, ce sont les économistes et idéologues du néo-libéralisme qui prennent le relais : dans un marché concurrentiel qui n’existe que dans leurs fabulations, la confrontation des égoïsmes entrepreneuriaux opérerait la magie d’une allocation optimale des ressources et le bien-être pour tous. Que la réalité soit le contraire importe peu du moment que la théorie a une apparence de rationalité.
3.2 Stratégie
La mission et la vision répondent à la question : pourquoi l’entreprise sociale. La stratégie donne les grandes orientations du comment : quel secteur, quoi offrir, pour qui, contre qui, avec qui, où, quand. Les réponses à ces questions ne peuvent être données qu’une fois la mission et la vision fixées. Car celles-ci déterminent nécessairement ces choix stratégiques. En retour, la mise en œuvre de la stratégie enrichit la mission et la vision. En abordant la question de la stratégie de l’entrepreneuriat social, on entre dans des considérations plus pratiques, on aborde les questions concrètes que se pose l’entrepreneur social.
Secteur
Une des premières décisions de l’entreprise sociale concerne le choix de la branche industrielle où elle interviendra. Certaines variantes de l’entrepreneuriat social, essentiellement celles tolérantes au capitalisme, tendent à restreindre les entreprises sociales à certaines activités dites « sociales » dans le sens restreint d’humanitaire : la réinsertion en emploi, l’assistance aux handicapés, etc. Non que ces activités ne soient pas louables. Elles sont même nécessaires car l’entrepreneuriat, même alternatif, ne peut résoudre tous les problèmes sociaux. L’altruisme responsable a sa place dans la société. Inversement la générosité ne règle pas tout, et pas l’essentiel.
Un principe de base de l'entrepreneuriat social est qu’a priori tout secteur industriel lui est ouvert. Rien n’empêche par exemple qu’une entreprise minière, ou de télécommunication, ou financière, soit une entreprise sociale. Il n’y a pas de chasse gardée pour l’entreprise capitaliste, ni non plus de secteurs réservés pour l’entreprise sociale. L’entreprise capitaliste n’est pas la règle et l’entreprise sociale l’exception réservée à des secteurs marginaux. Au contraire, le but est que l’entrepreneuriat social soit la norme et l’entreprise capitaliste un souvenir.
Mais bien sûr, il y a des exceptions. Dans certains secteurs, il paraîtrait incongru qu’une entreprise sociale s’y investisse : l’armement, le sexe, les loteries, les jeux de hasard et toute activité impliquant une spéculation foncière, immobilière, financière ou autre, permettant un enrichissement basé non sur le travail mais sur un pari aléatoire sur le futur. Un autre cas est celui de l’industrie du luxe qui est un gaspillage de ressources économiques détournées de la satisfaction des besoins essentiels de la majorité pour tromper l’ennui des riches et satisfaire leurs extravagances. On ne voit pas comment ces secteurs peuvent s’articuler avec une mission et une vision sociales.
Un autre aspect dans le choix du secteur concerne la possibilité de contribuer à constituer des grappes industrielles d’entreprises sociales. Individuellement, toute entreprise sociale se heurte à un environnement hostile du fait de la dominance des règles capitalistes de fonctionnement appliquées par les entités avec qui elle entre en relation. Sa tâche sera d’autant facilitée si tel fournisseur, distributeur, transporteur, revendeur, client, financeur, etc. est aussi une entreprise adhérant à la perspective de l’entrepreneuriat social. Particulièrement en Afrique, où un développement économique endogène ne peut justement se réaliser que par une intégration de l’économie, le client de l’un étant le fournisseur de l’autre, les meilleurs projets d’entreprise sociale sont les projets structurant qui donnent la possibilité de créer un réseau, même modeste au départ, d’entreprises sociales imbriquées dans un tissu de relations complémentaires.
Offre
Quels biens et services l’entreprise sociale offre-t-elle? Sont-ils différents de ceux de l’entreprise capitaliste? Celle-ci ne poursuit qu’un but : vendre. Pour cela, la plupart du temps même, il faut bien, pour intéresser la clientèle, que les biens et services proposés servent à quelque chose, c’est-à-dire aient une valeur d’usage réelle. Mais cela n’est pas une nécessité. Si le futile, l’inutile, le temporaire programmé, voire le dangereux se vendent, alors l’entreprise capitaliste n’hésitera pas. Évidemment l’objection fuse immédiatement : qui peut prétendre décider de l’utile et de l’inutile, laissons « le marché » décider : comme si n’existaient pas les sommes colossales dépensées en marketing et publicité, de plus en ciblées grâce aux « big data », et dont l’objectif est de créer des désirs artificiels.
Le point de vue de l’entreprise sociale est différent. Un critère prévaut : celui de la plus grande valeur d’usage réelle. Les biens et services doivent répondre à des besoins réels, objectifs, vérifiables. Certes, ce qui dans telle situation concrète peut être défini comme véritablement utile, peut et doit faire l’objet d’enquêtes, de sondages, de consultations. C’est la responsabilité de l’entrepreneur social de mener ces tâches de façon rigoureuse et impartiale, pour que son offre colle à la réalité de besoins humains essentiels, et non superficiels.
Tout objet vendu, toute marchandise pour employer le terme exact, a deux aspects, une valeur d’échange (sous forme de son prix), et sa valeur d’usage. Le capitalisme veut créer de la valeur d’échange, supportée par une valeur d’usage parfois réelle, parfois artificielle. Il s’intéresse à la « chaîne de valeur ». L’entrepreneuriat social lui veut faire triompher le règne de la valeur d’usage, il s’intéresse à la chaîne de richesse réelle.
Innovation
Une question corollaire à celle de l’offre est celle de l’innovation. Le caractère « innovant » de son offre est parfois présenté comme un trait distinctif, voire nécessaire, de l’entreprise sociale. Ne serait donc pas sociale une entreprise qui n’innove pas. Quant à savoir ce qui est innovant et pouvoir le distinguer du non innovant, le flou demeure généralement, bien que l’usage obligatoire des nouvelles technologies soit parfois sous-entendu. Poussant l’argument à son terme, présenter une offre qui serait une simple copie d’une offre existante, donc non innovante, ne pourrait alors pas prétendre à de l’entrepreneuriat social, et cela même si cette offre répond à un besoin social criant. Par exemple des producteurs de riz voulant contribuer à l’autosuffisance alimentaire du pays, mais opérant avec les mêmes techniques connues, serait non social parce que non innovant. On voit l’absurdité du raisonnement.
Ce qui compte du point de vue de l’entreprise sociale, c’est essentiellement la valeur d’utilité sociale de l’offre. Si pour l’atteindre, il faut « innover », alors oui, sans hésiter, innovons. Car l’innovation, entendue comme l’amélioration des capacités productives, notamment par la technologie, est évidemment bonne en soi, et c’est la contribution historique du capitalisme que d’avoir produit les révolutions technologiques successives qui allègent le fardeau des humains et rendent objectivement possible un bien vivre pour toute l’humanité. Mais le but final est justement de rendre réel ce qui est un potentiel, ce qu’est incapable de faire le capitalisme. On meurt de faim alors qu’il serait possible de nourrir tout le monde et que certains gaspillent et souffrent d’obésité.
Donc, si dans un contexte, il suffit de copier pour produire de la valeur d’usage sociale, alors il faut copier, sans hésitation ni mauvaise conscience. D’ailleurs quoi que quelqu’un fasse, c’est toujours avec quelques variantes, donc quelques « innovations » même mineures. Le refrain sur l’innovation technique à tout crin n’est qu’une ruse techniciste de l’idéologie capitaliste de l’entrepreneuriat pour faire porter l’intérêt sur la seule question des moyens de la « réussite » et détourner ainsi de la vraie question, celle de la finalité sociale.
Territoire
Le dogme bien connu de la Banque mondiale et du FMI pour le développement des pays du Sud peut se résumer : hors de l’exportation point de salut! Comme il ne s’agit que de faire du chiffre d’affaires, et que les clients solvables se trouvent surtout au Nord, alors mieux vaut produire pour l’exportation, c’est-à-dire pour les riches, là où ils se trouvent au lointain, plutôt que pour les pauvres à côté de soi. Ce serait la seule façon d’obtenir une plus grande croissance du PIB, seul critère concevable de progrès.
Ce qu’occulte cet argumentaire est que cette croissance recherchée est avant tout celle des profits, lesquels sont ensuite massivement rapatriés au Nord quand ils appartiennent à des enclaves locales des multinationales. L’histoire a démontré le caractère inégal d’un développement basé sur l’intégration dans la mondialisation impérialiste toujours polarisante, et la paupérisation relative et absolue qu’il génère.
C’est pourquoi, pour une entreprise sociale, s’agissant de déterminer le territoire sur lequel elle entend déployer ses activités productrices et commerciales, c’est d’abord celui de sa propre nation qu’elle choisit d’emblée. Il ne s’agit pas de proscrire l’exportation, mais de s’en servir tactiquement. L’idée est de se servir d’abord avant de servir les autres. L’interdépendance ne peut se gérer que sur la base d’une autonomie et d’une indépendance certes relatives, mais optimales, car le développement c’est aussi la prise en charge de son propre destin et non pas la promesse jamais remplie d’un bien-être qui serait apporté de l’extérieur.
Une tendance du mouvement de l’entrepreneuriat social pousse toutefois ce raisonnement à son autre extrémité et considère que le territoire ne peut être que local, au niveau du village, du quartier, de la région administrative. Ces « localistes » se trouvent ainsi à négliger tout projet qui aurait d’emblée une envergure nationale. Certes toute action doit bien démarrer et être ancrée en un lieu, mais la pérennisation et l’impact sociétal exigent souvent une perspective nationale et même au-delà, que l’entreprise sociale n’a aucune raison de se refuser.
Car à l’inévitable objection de l’étroitesse du territoire national (voulant dire du marché solvable national), la réponse est nécessairement : national ET régional. Le territoire que contemple l’entrepreneur social est aussi celui de la région où se situe son pays. Or cette perspective est toute naturelle dans le contexte africain où le réflexe régional pour ne pas dire panafricain est si spontané.
En somme une entreprise sociale voit son activité comme une contribution au développement d’une économie nationale souveraine, c’est-à-dire : d’une part intégrée dans le sens où les interrelations entre les entreprises nationales sont intenses, les unes étant les fournisseurs ou clients principaux des autres; d’autre part autocentrée et déconnectée de la mondialisation, pour employer les termes de Samir Amin, parce que ses relations économiques extérieures sont subordonnées aux exigences de son indépendance et de son autonomie optimales, plutôt qu’à celles de l’impérialisme des pays du centre.
Usagers
Dans le même esprit, les usagers de ses produits et services, le « marché » en terme capitaliste, que vise prioritairement l’entreprise sociale sur le territoire national et régional, c’est, pour faire court, le peuple. Pour chaque entreprise, selon la nature particulière de ses produits et services, ce seront évidemment certaines couches populaires, certains « segments de marché » ou catégories sociales qui seront ciblés.
Contrairement à l’entreprise capitaliste dont le choix de clientèle dépend avant tout de son portefeuille, l’entreprise sociale relève le défi de répondre avant tout aux besoins des classes populaires, celles situées à « la base de la pyramide sociale ». Malgré leurs moyens limités, ces classes ne sont pas dénuées de toute ressource financière, et formant la grande majorité de la population, elles représentent un pouvoir d’achat appréciable si on prend la peine de proposer la bonne offre au bon prix.
En parallèle et tactiquement, l’entreprise sociale peut très bien, sans perdre son âme, ne pas renoncer aux opportunités offertes par les classes plus fortunées, externes ou internes. Il s’agit de vivre sur le dos de l’ennemi sans se compromettre avec lui. Il s’agit aussi de garder le contact avec les classes moyennes pour s’en faire des amis ou au moins des sympathisants.
Concurrence
Face aux autres entreprises qui interviennent dans son secteur, l’entreprise sociale fait une distinction fondamentale entre d’une part les oligopoles, monopoles ou transnationales comme on voudra les nommer, et d’autre part les autres entreprises, moyennes et petites. Malgré les fabulations de la science économique pure qui raisonne sur l’hypothèse fausse d’une économie basée sur la concurrence, la réalité concrète du capitalisme est celle d’oligopoles toujours moins nombreux et plus gigantesques qui dominent chaque secteur de l’économie mondiale. Toute entreprise sociale se doit d’identifier ces quelques monopoles qui dominent son secteur d’activité et en dernière analyse va tout faire pour l’empêcher d’exister le jour où elle lui ferait ombrage. La première règle de toute stratégie est de savoir identifier clairement ses ennemis. Or ces monopoles doivent être désignés pour ce qu’ils sont, des ennemis. Par exemple, une entreprise sociale du secteur de l’édition numérique lutte pour un monde « sans Amazon », comme d’autres entreprises sociales d’autres secteurs voient leur avenir dans un monde « sans Wall Street », « sans Monsanto », etc.
Aucune alliance ou collaboration n’est possible avec les oligopoles : pas de partenariat d’affaires, boycott de leurs concours de RSE, a fortiori pas de cession, fusion ou « joint venture ». Il est triste de voir des petites et moyennes entreprises qui n’ont pas encore découvert l’entrepreneuriat social, afficher avec fierté les logos de ces multinationales dans leur documentation commerciale. Autant qu’à une commandite d’Al Qaida, l’entreprise sociale répugne à l’idée d’une telle association publique et éprouverait de la honte plutôt que de la gloire d’avoir à se pavaner ainsi dans la cour des grands.
Ceci dit, il faut savoir faire la distinction entre stratégie et tactique. Un monopole peut être un simple fournisseur ou client comme un autre, on peut par une subvention d’une Fondation récupérer partiellement de l’argent somme toute mal acquis et vivre ainsi sur le dos de l’ennemi, sans que cela implique un renoncement à son orientation, ou un ravalement au statut de sous-traitant, L’art est de mener la relation, garder son autonomie, préserver l’avenir, tout en étant efficace.
Face aux autres entreprises moyennes et petites du secteur, l’intransigeance disparaît au profit de l’ouverture et de la recherche de la plus grande collaboration possible, ce qui n’empêche pas une saine émulation. L’entreprise sociale n’a aucune ambition de devenir un monopole dans son secteur, le soleil y brillant pour tout le monde. La venue d’un nouveau joueur y est vue comme un fait bénéfique. Elle ne se refuse pas pour autant l’ambition d’exercer un leadership, plus d’ailleurs par les avancées sociétales que par les innovations technologiques. Ce faisant elle évalue comment ses initiatives impactent sur ses collègues de l’industrie, qu’elle ne cherche pas à éliminer mais à renforcer, ce qui n’exclut pas la fermeté face aux opportunismes. C’est que l’entrepreneur social, on l’a vu, n’est satisfait que s’il contribue à développer l’ensemble de son industrie. Aussi cherche-t-il non seulement à préserver l’existence de ses pairs, mais aussi à renforcer entre eux les interrelations, les échanges, les collaborations. Celles-ci sont d’autant plus opportunes que ces autres entreprises du secteur sont aussi des entreprises sociales.
3.3 Opérations et gestion
Les opérations et la gestion concernent le comment de l’entrepreneuriat social au quotidien. Elles concernent l’utilisation des diverses ressources requises pour exercer son métier et lui permettre ainsi de mettre en œuvre sa stratégie. Or une entreprise sociale ne s’opère ni ne se gère comme une entreprise capitaliste.
Acquisitions
La fonction d’acquisition fournit à l’entreprise les intrants qui lui permettent de produire et de travailler : matières premières et autres fournitures ou services les plus divers. Si la prise en compte du rapport qualité-prix ne peut être absente, un autre critère prévaut : celui de l’achat chez nous, dans sa région, dans son pays. Ce dont l’entreprise a besoin s’y trouve-t-il? Ce souci du consommer local est un acte concret de patriotisme économique, composante de l'entrepreneuriat social, tout en rejoignant une préoccupation écologique. Avant d’être obligé d’acquérir des produits importés, l’entrepreneur social s’impose de considérer ses options locales : existent-t-elles, ou son besoin crée-t-il justement chez des fournisseurs potentiels une opportunité pour s’y intéresser? Cela n’exclut pas la nécessité du bon jugement : si un approvisionnement local s’avère manifestement impossible ou créerait un trop grand risque pour la réalisation du projet, il faut se résigner à l’importation.
Une fois celle-ci inévitable, le pays d’origine constitue un autre critère de sélection, Dans les limites des contraintes de qualité et de prix, l’entreprise sociale choisit selon que les biens importés ont été produits, par ordre de priorité, dans la région, sur le continent, dans un pays du Sud. Il s’agit ainsi de contribuer au développement des relations économiques Sud-Sud.
Si en plus les biens recherchés s’avèrent disponibles auprès d’une autre entreprise sociale, qu’elle soit du Sud ou du Nord, alors une telle relation d’affaires se conçoit comme une forme d’internationalisme permettant d’avancer vers un réseautage mondial des entreprises sociales.
Technologies
Les choix technologiques de l’entreprise sociale ne sont pas davantage neutres. Les pays des centres développés utilisent leur monopole de la technologie comme l’un des moyens de contrôle de la planète. L’entreprise sociale part du principe que les monopoles internationaux n’ont pas l’exclusivité des connaissances et des techniques, ni que celles-ci seraient par définition les plus pertinentes dans le contexte parce que les plus nouvelles. Aussi cherche-t-elle a priori à valoriser les savoirs locaux en les intégrant dans ses processus techniques. En Afrique par exemple des « techno-praticiens », regroupés en associations, et des centres de recherche, foisonnent d’inventions et de procédés apportant des solutions à des problèmes réels vécus par la population. Cela certes est moins glorieux que de s’afficher à la fine pointe du progrès technologique occidental, mais la vanité est étrangère à l’entrepreneur social.
La recherche de solutions locales n’empêche pas en même temps de savoir profiter des technologies venues du Nord quand ce sont celles qui conviennent, en l’absence d’alternative locale. Encore faut-il s’assurer que ces technologies soient adaptées aux conditions locales, en termes notamment de génération d’emploi, de maintenance, d’approvisionnement en pièces de rechange. Les cimetières africains de machines en panne sont là pour rappeler cette leçon de choses jamais assimilée, dont les exportateurs, les importateurs et les bailleurs publics de ces machines n’ont cure, puisque que l’important pour eux est seulement que la vente soit faite et puisse donc entrer dans les statistiques de la coopération internationale.
Qu’elles soient locales ou adaptées, les technologies les meilleures demeurent celles intensives en main d’œuvre, celles qui créent de l’emploi. Le semi-industriel plutôt que l’automatisation à outrance, c’est la préférence de l’entrepreneur social. La fermeté sur les choix stratégiques n’empêche pas la souplesse tactique et les compromis quand il le faut. Le bon jugement garde toujours sa place, avec les erreurs possibles, sans garantir contre les glissements.
Production
Rien de bon ne s’obtient sans la rigueur. C’est aussi vrai pour l’entreprise sociale dont l’efficacité dans l’organisation du travail et la fluidité de la chaîne de production sont d’autant plus nécessaires que ses ambitions sont élevées. Les outils de conception et de suivi des processus métier ont ici toute leur place. A quoi s’ajoute le souci de l’enrichissement des tâches pour diminuer autant que possible la pénibilité ou la monotonie du travail.
La finalité de la méthode de production demeure la qualité des produits ou services, spécifiés par des caractéristiques identifiables dans une fiche technique ou un devis. Pour une entreprise sociale, le trait majeur de ses produits et services ne peuvent être que la qualité et la fonctionnalité optimales. Utiliser des composants déficients pour diminuer ses coûts sans réduire le prix, l’obsolescence programmée, ou autres manœuvres similaires seraient des procédés incompatibles avec l’entrepreneuriat social. Si les normes ISO s’appliquent, il faut chercher à les appliquer. Encore une fois, le bon sens est de mise car le niveau des prix demeure une contrainte.
Conditions de travail
Les personnes qui sont au cœur de l’entreprise, dirigeants et travailleurs, sont autre chose que de simples « ressources », humaines en l’occurrence, comme voudrait le faire penser le management à la capitaliste. Ce sont les acteurs mêmes de l’entreprise. Il demeure que les conditions de travail sont un enjeu face auquel ce collectif doit se déterminer. La formation continue, l’enrichissement des tâches, la responsabilisation individuelle et collective, la santé et sécurité, la parité hommes-femmes, le temps de travail, les congés et maladies, voilà autant de questions et d’autres encore qui peuvent se résoudre par un équilibre négocié entre les exigences contradictoires mais complémentaires de justice sociale et de viabilité économique. Dans l’entreprise sociale, cet équilibre est d’autant plus facilement atteint qu’est forte l’adhésion commune à l’objet social de l’entreprise, dont la grandeur a pour effet de relativiser les questions pratiques, ce qui n’empêche pas qu’il faille les traiter attentivement et les résoudre correctement.
Il est toutefois un point qui mérite d’être précisé, c’est celui de la rémunération. On parle bien ici de rémunération quelle qu’en soit la forme et pas seulement de salaire. Le principe appliqué par l’entreprise sociale est celui de l’écart maximal des rémunérations : le revenu le plus élevé ne peut être au-delà d’un certain multiple du revenu le plus faible. Le philosophe Platon énonçait déjà ce principe et fixait le multiple à 4. De toute évidence les oligarchies qui contrôlent les oligopoles mondialisés ne sont pas platoniciennes. Pour l’entreprise sociale, le débat reste ouvert pour déterminer dans chaque contexte un multiple raisonnable, par exemple entre 4 et 7 pour donner un ordre de grandeur, basé sur les différences réelles de qualification et de responsabilité,
Distribution
Tant la nécessité de réduire les coûts que celle de contrôler son empreinte écologique, justifient pour l’entreprise sociale de chercher à diminuer le plus possible le nombre d’intermédiaires entre le producteur et l’utilisateur (« utilisateur » est en entrepreneuriat social un terme plus adéquat que consommateur ou client). Il est vrai qu’en Afrique les multiples activités de courtage, d’une utilité parfois toute relative, sont les seules qui permettent aux plus démunis de trouver de façon légitime une rémunération de survie. Elles jouent ainsi un certain rôle de redistribution de la richesse. Cette considération peut sans doute être prise en compte conjoncturellement, sans qu’elle remette en cause le principe de la recherche de circuits courts dans la distribution.
Promotion
L’entreprise sociale doit faire connaître son offre. Sans entrer dans les détails de la panoplie des moyens traditionnels et numériques disponibles pour diffuser ses messages, cela peut tout à fait se faire en formulant des messages véridiques mettant en évidence les bienfaits réels des produits et services offerts, et sans les faux frais d’une publicité faisant appel aux passions tristes des humains.
Prix
Le modèle économique de l’entrepreneuriat social, c’est la gratuité. A terme, le but est que tout bien et service répondant à des besoins réels des humains soit aussi disponible et accessible que l’oxygène que l’on respire. Or ce but longtemps considéré comme une utopie irréaliste est devenu avec l’essor de la technologie et des capacités productives, une possibilité réelle : nourrir l’humanité entière est objectivement possible pour peu que la répartition soit organisée. La civilisation supérieure à l’avènement de laquelle l’entrepreneuriat social veut contribuer est celle où tout bien ou service se présente pour ce qu’il est véritablement : un objet utile adéquat pour satisfaire un besoin humain légitime, rien de plus.
En attendant que l’abondance généralisée soit correctement répartie, l’offre de l’entreprise doit avoir une valeur marchande pour générer les revenus monétaires nécessaires pour rencontrer ses charges et assurer sa croissance. L'entreprise sociale est donc astreinte à fixer un prix, donc un obstacle à l’acquisition de ce qu’elle souhaiterait pouvoir donner. Elle fixe donc des prix, qui dans le contexte sont les plus bas possibles, tout en étant compatibles avec l’équilibre économique de l’entreprise.
Une autre solution, quand elle est possible, est la socialisation, c’est-à-dire faire supporter le coût par toute la société, par exemple par l’État ou ses démembrements, comme pour l’éducation et la santé, quand ils sont considérés comme des « droits ». Transformer le statut de ses biens et services de celui de marchandise à celui de bien commun, telle est la perspective que poursuit l’entreprise sociale.
Empreinte écologique
L’entrepreneuriat social est aussi un entrepreneuriat « durable », dans le sens qu’a pris ce terme d’exprimer le souci d’une exploitation sage des richesses finies de la nature, qui prenne en compte les besoins des générations futures. Le souci écologique de l’entreprise sociale va s’exprimer concrètement selon les impacts environnementaux possibles découlant de ses activités propres : économies d’énergie, recyclage, emballages dégradables, bilan carbone minimal, préservation de la biodiversité, etc.
Financement
Un élément distinctif d’une conception rigoureuse de l’entreprise sociale concerne son financement. Comme toute entreprise, une entreprise sociale a besoin d’un apport de ressources financières pour démarrer et fonctionner couramment.
Quelles sont donc les modalités de financement rémunéré que doit appliquer l’entreprise sociale? La réponse générale est simple : une entreprise sociale ne peut se financer que par la finance sociale. Qu’est-ce alors que la finance sociale?
La finance sociale
Une finance ne peut prétendre être sociale que si d’abord elle finance des entreprises sociales. On suppose évidemment que les critères de sélection appliqués soient ceux d’une véritable entreprise sociale, comme ceux proposés dans le présent essai.
Cependant, malgré l’opinion répandue, la destination et les bénéficiaires des financements ne suffisent pas pour qualifier une finance de sociale. Si des banques pudiquement désignées de « conventionnelles » ou « classiques », c’est-à-dire capitalistes, se mettaient soudainement (le risque est très minime, rassurons-nous …), à financer des entreprises sociales, cela ne signifierait pas pour autant qu’elles feraient de la finance sociale. Des établissements de microfinance peuvent aussi s’intéresser aux entreprises sociales, la réalité est cependant qu’elles le font avec les mêmes méthodes que les banques. Le statut de l’institution de financement, mutuelle, coopérative, n’a aussi rien à voir avec le caractère social ou non de la finance que cette institution pratique.
Outre donc le fait évident que la finance sociale s’adresse aux entreprises sociales, ce qui fait qu’une finance est sociale, c’est aussi son mécanisme interne spécifique. Le terme de participatif qualifie le mieux le mécanisme de la finance sociale. Celui-ci est participatif, et cela dans deux sens, d’une part quant aux sources de rémunération du financement, et d’autre part quant au partage de cette rémunération. Sur ces deux plans, la finance sociale est le contraire de la finance capitaliste.
Dans celle-ci, les sources essentielles de rémunération du capital financier sont l’intérêt ou usure, le gain spéculatif et la rente. L’usure, exprimé sous forme d’un pourcentage sur une somme d’argent, la spéculation qui parie sur la hausse future d’une valeur quelconque (terrain, monnaie, actions, produits financiers), et la rente qui repose sur un rapport de force basé sur un monopole, sont en réalité des formes d’enrichissement sans cause, sans effort, sans responsabilité : comme si l’argent, du seul fait de son existence, pouvait auto générer une valeur monétaire supplémentaire. On peut qualifier ces formes de rémunération d’antisociales et immorales parce que non méritées.
La finance sociale part au contraire du principe, et de la réalité de fait, que seul le travail humain est créateur de richesse, en particulier sous sa forme de valeur marchande. La rémunération du financement ne peut donc provenir que du résultat de ce travail : or ce travail génère de la plus-value, et au final, pour faire court, des profits. Autrement dit en finance participative, la rémunération du financement ne peut provenir que des profits issus de l’activité productive, plus spécifiquement les profits après impôts réserves et réinvestissement, c’est-à-dire au final les bénéfices.
Cette source de rémunération du financement, il faut ensuite l’attribuer. En finance capitaliste, le financeur, soit accapare tous les bénéfices (seul l’actionnaire touche les dividendes, seul le spéculateur encaisse la plus-value ou la rente), soit se sert le premier (le prêteur réclame son intérêt, qu’il y ait ou non profit). En finance sociale, le financeur ne s’approprie pas seul la source de rémunération du financement. Au contraire, les bénéfices sont partagés entre tous les partenaires au projet, dont le financeur est l’un d’eux, à côté des autres parties prenantes internes de l’entreprise, c’est-à-dire les entrepreneurs/dirigeants et les travailleurs. Et pour éviter toute ambiguïté ou désaccord futur, la clef de répartition est déterminée avant même le début des opérations pouvant générer les bénéfices.
C’est ainsi que la finance sociale est doublement participative, par une rémunération basée sur la participation aux résultats financiers de l’entreprise (bénéfices), et par la participation des parties prenantes de l’entreprise au partage de ces bénéfices.
La finance islamique
Or il ne faut pas réinventer la roue. Historiquement, la finance participative a été mise au point à partir des années 60 : c’est la finance islamique. Explicitée dans des normes internationales, elle se présente sous forme de contrats de financement. Bien que basée sur la loi chariatique, elle n’est nullement réservée aux seuls musulmans. Comme telle, elle n’est qu’un ensemble de règles contractuelles utilisables par quiconque, et qui aboutissent à mettre en œuvre des modalités d’un financement véritablement alternatif à la finance capitaliste.
En l’état actuel de la doctrine, la finance islamique repose sur les principes suivants, dont on voit qu’ils correspondent largement (mais pas entièrement), à ceux de la finance sociale post-capitaliste. En fait il serait plus exact de dire que c’est la finance sociale, venue plus tard, qui incorpore la finance islamique en son état actuel de développement.
1. Interdiction de « riba ».
La « riba » en Islam est de façon générale tout revenu non justifié par l’effort humain. Quoi de plus injuste que certains touchent un revenu non justifié par aucun travail, alors que d’autres doivent gagner une maigre pitance à la sueur de leur front. Tel est le cas de l’intérêt sur prêt, qui rend possible et même inévitable dans bien des situations que les difficultés de remboursement du débiteur le forcent à payer un multiple extravagant du capital prêté. Tel est le cas aussi de la rente, revenu basé sur la détention d’un monopole. Prenons le cas d’une ressource limitée et donc rare comme le sol. Si, la loi ou des privilèges permettant la propriété privée de parcelles du sol, une personne possède un terrain, unique par nature, situé dans une zone affectée à un développement particulier, alors cette personne se trouve être en position de pouvoir hausser artificiellement son prix et empocher ainsi un revenu de rente, sous prétexte de soumission à une soit-disant loi de l’offre et de la demande.
2. Interdiction de « maysir ».
Le « maysir » est la spéculation, autre source de revenus non justifiés, similaire à une opération de pari mutuel ou de casino. Dans le capitalisme « patrimonial » de l’époque actuelle, la plus-value spéculative est la principale forme de revenu des oligarchies financières qui dominent le monde. Or la finance sociale existe pour financer des entreprises sociales de l’économie productive réelle, non pas pour faire un coup d’argent en bourse.
3. Interdiction de « gharar ».
Le « gharar » est l’incertitude. L’incertitude n’est pas l’inconnu. Personne ne peut prédire l’avenir. Cela n’empêche pas, autant que cela est possible et toute chose égale par ailleurs, de convenir, entre partenaires d’une opération et le plus précisément possible, de ce qui se passera lorsque tel ou tel évènement surviendra. C’est pourquoi la finance islamique comme la finance sociale, requiert des contrats écrits et signés, non pas de simple ententes verbales ou de vagues promesses du genre « nous nous entendrons ». C’est pourquoi des sujets sensibles comme les clefs de répartition des bénéfices et des pertes doivent être convenus, et ce avant et non pas après les faits. C’est pourquoi aussi il faut des contrats séparés pour des enjeux différents pour éviter que la solution d’une question ne dépende de la solution d’une autre (par exemple, la rémunération versus le remboursement d’un capital).
4. Interdiction de « haram ».
Pour des raisons religieuses, mais au fond reposant aussi sur un souci de bien-être réel des humains, certains secteurs de l’économie sont considérés comme interdits par la finance islamique. Il en est ainsi des intoxiquants (drogues, alcool, pornographie), de l’armement, des banques pratiquant l’intérêt. Loin d’être en contradiction avec le principe de l’entrepreneuriat social voulant que tout secteur lui soit ouvert, ces interdits correspondent largement à des activités dommageables pour l’humanité et donc exclues de ce fait de l’entrepreneuriat social.
En fait ce principe de la finance islamique est même son point faible. Car cette prescription est seulement négative. Or l’éthique islamique distingue quatre cas types de prescriptions : ce qui est interdit, déconseillé, recommandé, et obligatoire. Si l’obligatoire est plutôt réservé au culte, on s’attendrait logiquement à ce que la doctrine de la finance islamique inclut aussi des recommandations quant au choix des activités économiques à financer.
De cette lacune découle le fait que, toute participative qu’elle soit, la finance islamique, en son état actuel dans le monde, finance essentiellement des projets capitalistes. Pour cette raison, la finance islamique, participative dans son mécanisme, n’est pas nécessairement sociale dans sa destination. C’est que le concept d’entrepreneuriat social est encore étranger à la finance islamique, il n’a apparemment guère pénétré la pensée islamique. Ce n’est sans doute qu’une question de temps, tant les principes de responsabilité et de justice sociale sont au cœur de l’Islam. À mesure que se développera un effort de réflexion (« ijtihâd ») sur un « entrepreneuriat islamique », l’association de la finance islamique avec l’entrepreneuriat social est prévisible. Pour le moment, la pensée de la finance sociale est plus complète en prescrivant qu’elle doive soutenir des entreprises sociales, tout en appliquant le mécanisme participatif du financement.
5. Partage des profits et des pertes.
La finance islamique, comme la finance sociale, prescrit que l’entreprise et le financeur participent solidairement aux résultats de l’entreprise. Le partage des bénéfices se fait selon une clef de répartition négociée librement et convenue avant les opérations. Autrement dit cette clef n’a aucun obligation de correspondre aux apports en capitaux comme dans les Sociétés commerciales qui ne voient que des rapports entre capitaux et non entre personnes. Ces apports en capitaux ne sont qu’un des éléments parmi d’autres à prendre en compte dans les pourcentages de répartition. D’autres facteurs tels que l’idée et le plan d’affaires apportés par l’entrepreneur peuvent aussi justifier la part qui lui reviendra. Ainsi en est-il de l’engagement des travailleurs qui font aussi partie de l’entreprise. En ce qui concerne les pertes, la finance islamique précise qu’elles sont partagées au prorata des apports en capitaux, ce qui est logique : si le financeur perd son capital, les dirigeants et les travailleurs perdent les fruits de leurs apports non financiers. Bref en finance islamique comme sociale, financeur et entreprise gagnent ensemble et perdent ensemble, sans qu’une partie ne dispose d’un avantage ou d’une garantie que l’autre n’aurait pas.
6. Adossement à un actif tangible.
La finance islamique s’adresse à des activités portant sur des objets économiques réels présentant une valeur monétaire et d’utilité sociale répondant à un besoin réel des humains. Elle ignore toutes les trouvailles virtuelles de la finance capitaliste (produits financiers dérivés), inventées pour trouver des débouchés aux capitaux hors de l’économie réelle. Elle rappelle que la finance existe pour contribuer à la création de richesse utile qui répond aux besoins matériels et spirituels de l’humanité, non pas pour permettre à des riches de devenir toujours plus riche.
Toutes ces prescriptions de la finance islamique ont un même fil conducteur : permettre que se développent entre les humains des relations de coopération, pacifiques et harmonieuses. En effet, l’interdiction des secteurs illicites et le lien nécessaire avec l’économie réelle rappellent que la raison d’être de la finance est l’amélioration du bien-être économique. Le partage des bénéfices à la place des revenus d’intérêt de spéculation et de rente visent à empêcher des rapports d’exploitation et de domination des uns sur les autres et la création d’inégalités économiques inacceptables, sources inévitables de conflits. Des contrats écrits et séparés avec les clauses sensibles convenues d’avance préviennent les désaccords futurs. Ce souci de paix et d’harmonie sociale ne peut qu’être partagé par la finance sociale.
Le contrat de mousharaka
La finance sociale participative se pratique en fin de compte par l’utilisation de certains modèles de contrat mis au point par la finance islamique et qui conviennent particulièrement au financement des entreprises. L’un de ces contrats de financement est emblématique de la finance participative islamique : c’est le contrat de « mousharaka ». C’est le contrat le plus adapté au financement à moyen et long terme des entreprises sociales.
Le point central du contrat de mousharaka est le partage des pertes et des bénéfices entre le financeur et l’entreprise. L’idée qu’un patron partage les bénéfices avec les employés non actionnaires est difficilement acceptable par l’idéologie libérale dominante. L’objection fuse immédiatement que le financeur prend un risque, celui de perdre son apport en capital si l’affaire échoue. Mais en réalité, dans un projet d’entreprise, est-il le seul à prendre un risque? L’entrepreneur qui fait un investissement personnel généralement lourd en temps et sacrifices de toute sorte pour concevoir, préparer et mener son projet ne met-il pas aussi en jeu tout cet effort? Et les travailleurs dont le gagne-pain dépend de leur emploi ne risquent-ils pas plus gros que le bailleur d’argent qui en cas d’échec ne perd qu’un surplus, alors que pour les travailleurs, c’est leur survie même qui est en cause?
En vérité chaque partie prenante prend des risques dans un projet d’entreprise. Le risque n’est que ce qui donne à chaque partie prenante son statut d’acteur reconnu pour la réalisation d’un projet d’entreprise. Il exprime et prouve l’engagement de chacune à l’égard du projet. Nullement une cause de création de richesse, le risque, ainsi partagé, est seulement ce qui donne un droit au partage des surplus, comme aussi à la participation aux décisions dans l’entreprise.
Puisque donc la finance sociale repose sur un partage des bénéfices entre toutes les parties prenantes de l’entreprise, exposées chacune à sa manière à un risque, une clé de répartition doit être convenue entre ces parties, exprimée sous forme de pourcentages. Contrairement aux prêts à intérêts, ces pourcentages s’appliquent alors non pas sur un apport en numéraire (sous forme généralement de prêt ou d’obligations), mais sur les bénéfices nets partageables (en gros les profits après impôts, réserves et réinvestissement), générés par l’entreprise. Les gains du financeur dépendent donc des résultats de l’entreprise, comme pour les autres parties prenantes, qui ont droit aussi de recevoir leur part de bénéfices (indépendamment et en plus de leur rémunérations en tant que dirigeants ou travailleurs dans l’entreprise).
Cette clé de répartition résulte d’une libre négociation entre des personnes, celles dont la collaboration rend possible l’activité de l’entreprise. Elle ne dépend pas automatiquement, comme le stipule le droit des Sociétés de capitaux, de l’apport en capital. Autrement dit le rapport social entre les acteurs de l’entreprise est direct et non pas occulté par un rapport entre sommes d’argent. En effet les partenaires d’une entreprise sociale conviennent de collaborer parce qu’ils visent d’abord un objectif commun non financier, à savoir la réalisation de la mission et de la vision de l’entreprise. Par la même occasion, ils espèrent réaliser un gain financier, qui est un effet recherché, sans être le but premier visé. Il s’agit donc pour le collectif des parties prenantes de l’entreprise d’apprécier l’apport réel de chaque membre à l’atteinte de l’objectif commun, cet apport pouvant être sous forme d’argent, de temps, de travail, de connaissances, ou de toute autre ressource. Et c’est sur cette base objective que la clé de répartition peut être librement négociée.
Le contrat de mousharaka assure la bonne application du partage. Pour éviter tout désaccord futur éventuel, la clé de répartition est fixée dans une clause, avant le déboursé, et ne peut ensuite être changée, sauf accord unanime des parties. Le partage porte aussi sur tout gain sur le capital de l’entreprise, autrement dit sur la valeur de l’entreprise si celle-ci était vendue à un tiers.
Un autre aspect de la mousharaka concerne sa durée. Un financeur participatif peut très bien proposer à l’entrepreneur, qui peut l’accepter, une association permanente, ou du moins à durée indéterminée. On a alors une mousharaka permanente. Le financeur reçoit alors sa part de bénéfices tant aussi longtemps que dure l’entreprise. Les actionnaires d’une Société associée à une entreprise sociale sont dans cette situation.
Mais exerçant d’abord le métier d’investisseur apporteur de la ressource financière, le financeur peut préférer un partenariat temporaire, le temps d’appuyer la réalisation du projet d’entreprise, d’obtenir un rendement satisfaisant sur son investissement, pour ensuite réinvestir ses fonds dans d’autres projets. C’est le cercle vertueux du financement social.
Dans les termes de la finance islamique, on a alors une mousharaka dégressive où le retrait de l’investisseur se fait progressivement par le remboursement de son capital investi. Ce remboursement se fait à partir des bénéfices de l’entreprise, sur la base d’un pourcentage autre que celui pour la rémunération. L’entente est établie dans un contrat distinct de celui pour la rémunération pour ne pas mélanger les choses et risquer de faire dépendre la rémunération du remboursement : encore une fois un souci de clarté pour éviter les désaccords. Progressivement ainsi, l’investisseur retrouve son apport initial. En contraste avec le capital risque capitaliste, c’est une option de sortie plus souple qu’un retrait planifié de l’investisseur à une date future arbitraire et à des conditions financières prédéterminées, sans que l’on puisse savoir à l’avance si l’entreprise sera alors en mesure de les rencontrer, sans lui causer un préjudice sérieux pour la poursuite de ses activités.
La part relative de l’investisseur dans le capital de l’entreprise diminue ainsi progressivement. Cette diminution a une conséquence sur le pourcentage de sa rémunération. En effet celui-ci, qui était convenu au départ, doit alors diminuer proportionnellement au remboursement de l’apport de l’investisseur. Si cet apport était par exemple de 100 unités, accordant un droit initial de 20% des bénéfices, si en fin d’une année 10 unités sont remboursées, soit une diminution de 10% de l’apport, alors son droit de 20% sur les bénéfices diminuera aussi de 10%, passant à 18%. Ce taux s’appliquera alors aux bénéfices de l’année suivante, et ainsi de suite jusqu’au remboursement total de l’investisseur. Parallèlement, la part des bénéfices restant pour les autres parties prenantes de l’entreprise augmentera jusqu’à atteindre 100%, une fois effectué le remboursement intégral de l’apport de l’investisseur.
Dans le financement participatif donc, l’investisseur se comporte en véritable partenaire de l’entrepreneur, il perd ou gagne avec lui. Autrement dit, il ne bénéficie d’aucun privilège particulier, comme la garantie d’obtenir une somme forfaitaire en rémunération de son apport, ou un pourcentage sur le montant de son investissement comme dans un prêt à intérêt, indépendant des résultats réels de l’entreprise. Il reçoit sa part librement négociée des bénéfices.
L’entente de financement ayant fixé les modalités de remboursement et de rémunération de l’investissement, l’investisseur peut alors savoir, en supposant que les résultats prévus au plan d’affaires se réalisent, dans combien de temps il sera remboursé, et quel sera son gain. Dans le chiffrier des prévisions financières du plan d’affaires d’une entreprise sociale, un onglet peut et doit faire ce calcul. Parions que dans un contexte d’entrepreneuriat social, ce gain sera le plus souvent supérieur à celui obtenu d’un placement boursier spéculatif ou d’un prêt à intérêt, sans compter l’impact sociétal obtenu en sus et qui demeure l’essentiel.
En cas de perte, la mousharaka prévoit qu’elles sont supportées entre l’investisseur et l’entreprise en fonction, non pas de la clé de répartition des bénéfices, mais proportionnellement aux apports en capitaux, comme expliqué ci-haut.
La forme juridique sous laquelle un investissement participatif peut se réaliser est une question de technicalité juridique qui peut être résolue selon les circonstances particulières du partenariat. Par exemple, ce pourrait être sous forme d’un prêt participatif indexé sur les bénéfices, ou de la détention dans la Société associée à l’entreprise d’une catégorie d’actions définie comme participantes (aux bénéfices) et non votantes mais consultatives. Dans ce dernier cas, un pacte entre les actionnaires et les autres parties prenantes de l’entreprise (voir chapitre IV), définirait les modalités particulières de l’entente (clef de répartition des bénéfices, pouvoir consultatif de l’investisseur).
Naturellement, pour qu’il y ait un financement social participatif, il faut des financeurs, que l’on qualifiera aussi de sociaux, organisés dans des institutions de financement dédiées aux entreprises sociales. Ce point est abordé ci-après (voir section 7.5).
Gestion comptable et financière
La comptabilité n’est pas une technique neutre. La comptabilité capitaliste est toute orientée vers une donnée : la « ligne du bas » (bottom line), c’est à-dire le profit. Cette loi du capitalisme s’est renforcée avec la financiarisation de l’économie (concentration et centralisation du capital financier au sein d’oligopoles), qui a fait de la valorisation du capital patrimonial la finalité principale de l’activité managériale, au détriment de toutes les autres fonctions de l’entreprise. À cette fin, des dispositifs comptables et des indicateurs et ratio financiers ont été promus ou mis au point pour mesurer la « valeur créée pour l’actionnaire » (en fait pour l’oligarchie financière), seul critère présumé de la santé de l’économie et du bien-être collectif.
Pour l’entreprise sociale, ces pirouettes comptables n’ont guère d’intérêt. Pour elle ce qui compte essentiellement, ce n’est pas le profit, c’est la valeur ajoutée créée par l’entreprise, qui est le chiffre d’affaires moins les matières premières et les services consommés. La valeur ajoutée, c’est le revenu de l’entreprise, la valeur de la richesse qu’elle a créée, le PIB étant constitué par la somme des valeurs ajoutées par chaque entreprise de la nation.
Cette valeur ajoutée (VA) doit au minimum permettre de couvrir les coûts de la structure de production (CSP), c’est-à-dire les salaires des dirigeants et des travailleurs, l’amortissement des équipements et les coûts de financement du fonds de roulement, ces charges étant supportées pour réaliser les diverses fonctions de l’entreprise (direction, production, achat, vente, etc.). Si VA>CSP et que les ventes récupèrent le coût des intrants, alors l’entreprise est économiquement viable. Si en plus la valeur ajoutée produit un excédent, alors des surplus (profits) sont dégagés qui, rapportés aux ressources utilisées mesurées par le coût de la structure productive, mesurent la rentabilité de l’entreprise. Ces surplus sont ensuite répartis entre impôts, réserves, remboursement de l’investissement initial, réinvestissements, et bénéfices. Le schéma en annexe illustre les relations entre ces grandeurs financières qu’un système de comptabilité sociale doit ensuite mettre en œuvre, en ajustant le plan comptable et en générant les rapports financiers appropriés.
Répartition des surplus
Dans un contexte d’entrepreneuriat social, l’affectation des surplus nets après impôts s’impose d’elle-même. La priorité étant la mission sociale, il est évident que celle-ci doit être la première servie. La plus grande part des surplus, ou son entièreté si nécessaire, sert d’abord à consolider les opérations de l’entreprise et à la développer. La constitution de réserves permet de faire face aux imprévus, et de se donner la nécessaire liberté d’action. La part attribuée au réinvestissement permet la croissance.
Ultimement, restent les bénéfices. L’entreprise sociale exerçant des activités économiques lucratives, elle est susceptible de générer des bénéfices. Son principe est la lucrativité optimale, non pas maximale comme dans l’entreprise capitaliste, ni nulle comme avec les OSBL. Le grand art est de trouver le point d’équilibre permettant au mieux d’accomplir et de perpétuer la mission sociale de l’entreprise, tout en permettant un enrichissement légitime de ses acteurs en considération des efforts fournis. Légitime mais aussi modéré car dans le contexte de l’entrepreneuriat social, cet enrichissement n’est pas destiné à des consommateurs compulsifs, type idéal de l’individu dans le capitalisme, mais à des personnes qui se satisfont d’un confort décent, et pratiquent une frugalité volontaire dans l’acquisition de biens utiles et non futiles.
Anticipant sur la distinction entre Société et entreprise expliquée au chapitre 4, les bénéfices dans l’entreprise sociale n’appartiennent pas aux seuls actionnaires de la Société associée à l’entreprise, mais à celle-ci, et donc à ses parties prenantes : entrepreneurs, travailleurs et actionnaires/investisseurs. Les bénéfices sont ainsi répartis entre eux tous.
Grâce au mécanisme participatif du financement, la part revenant aux actionnaires/investisseurs ne peut faire l’objet d’aucun contentieux. C’est la clef de répartition convenue dans le contrat de mousharaka qui s’applique. Dans ce contexte, le rapport entre le bénéfice de l’actionnaire et son apport en capital (ROE ou « return on equity »), est une considération privée qui ne concerne que le seul actionnaire et nullement l’entreprise.
Quant à la part qui revient à l’entreprise, sa répartition entre les acteurs internes de l’entreprise, dirigeants et travailleurs, est décidée au sein des structures de démocratie participative mises en place au sein de l’entreprise (voir chapitre 4).