1. Quelques définitions : économie et entrepreneuriat, social et/ou solidaire
Le terme d’entrepreneuriat social gravite au milieu d’un ensemble d’autres termes. Certains lui sont associés tels que : économie sociale, économie solidaire, économie sociale et solidaire, économie populaire, mouvement populaire. D’autres termes visent plus à marquer un contraste ou une opposition tels que : économie capitaliste, entreprise privée, entreprise nationale. Tous ces termes et quelques autres, parfois employés l’un pour l’autre, recouvrent des réalités différentes mais reliées.
Pour la clarté de l’exposé, il importe de préciser la signification de ces termes et leurs rapports. L’annexe I donne la liste de ces termes dans un ordre logique, une définition pouvant faire référence à un terme précédemment défini. Toutefois les termes essentiels à appréhender sont ceux d’économie et d’entrepreneuriat social et/ou solidaire. Ils sont analysés dans ce chapitre. Ces clarifications permettront ainsi de mieux circonscrire notre objet de réflexion qu’est l’entrepreneuriat social qualifié d’alternatif.
1.1 Économie ou entreprise sociale
Ni ONG, ni secteurs public et privé
Disons d’abord ce que l’économie sociale n’est pas. Ce terme fait référence à l’économie, c’est-à-dire à l’activité de production et circulation continue de richesses par les humains, sous forme de biens et services répondant à des besoins, et permettant éventuellement de générer des revenus. N’en font donc partie que des organisations exerçant une telle activité économique. En sont par conséquence exclues les organisations ayant uniquement des activités dites de plaidoyer, de promotion d’une cause, comme le font certaines ONG ou associations visant à faire changer les idées et les comportements ou les politiques publiques.
Il en est de même des groupements dont l’objet est la défense des intérêts d’une catégorie sociale, comme les syndicats de travailleurs ou une association de consommateurs. Ces organisations peuvent certes avoir un effet sur le fonctionnement de l’économie, mais elles n’ont pas comme telle d’activité économique.
Ces organisations de plaidoyer ou de défense font partie de ce qu’on peut appeler le mouvement populaire, dont les organisations de l’économie sociale sont aussi membres. Ensemble, toutes ces organisations visent à réaliser des transformations sociales bénéfiques aux classes populaires, et ont donc un intérêt commun à s’unir éventuellement dans une organisation plus large.
Par ailleurs l’étiquette de « sociale » accolée à l’économie peut aussi se comprendre comme faisant référence à la « société civile », entendue comme ce qui est extérieur à l’État. Sont alors exclus de l’économie sociale les organismes publics exerçant une activité économique telles que les entreprises publiques, ainsi que tous les ministères et agences en éducation, santé, transport, etc. offrant des services dits sociaux ayant un impact économique évident. Cet ensemble constitue l’économie ou le secteur public, exclu aussi de l’économie sociale.
En dehors des secteurs associatif/OSBL et public, ce qui reste, c’est le secteur dit « privé », où les organisations résultent d’initiatives citoyennes. Cependant le secteur privé est plus généralement et correctement considéré comme signifiant l’économie et les entreprises capitalistes. Or celles-ci, et la suite de l’exposé le démontrera, ne font certes pas partie de l’économie sociale, laquelle, tout en étant « privée », n’est pas pour autant capitaliste, elle en est même l’exact contraire.
Les deux critères essentiels
Si donc négativement l’économie sociale n’est ni les associations, ni les OSBL, ni les structures étatiques, ni les entreprises privées capitalistes, alors qu’est ce qui la distingue positivement? La pratique de l’économie sociale et la réflexion sur son histoire conduisent à affirmer que l’ensemble de ses traits distinctifs peuvent être regroupés sous deux et essentiellement deux catégories de critères. Alors que certains acteurs de l’économie sociale s’en tiennent à un seul type de critères, en réalité ces catégories constituent les deux aspects intrinsèques, indissociables, dialectiquement liés, de la réalité de l’économie sociale. Ces deux critères, exprimés de la façon la plus succincte possible, sont la finalité sociale et le fonctionnement démocratique.
La finalité sociale
La finalité sociale signifie que la raison d’être essentielle d’une organisation de l’économie sociale réside dans le mieux-être et l’épanouissement individuels et collectifs des utilisateurs des biens et services offerts par l’organisation. Ce qui importe avant tout dans cette offre, c’est la plus grande valeur possible d’utilité pour le bien-être commun de tous les humains. Le défi à relever par une organisation de l’économie sociale est alors de traduire concrètement cette finalité sociale dans une stratégie, des opérations et une gestion qui soient cohérentes avec cette finalité.
On voit tout de suite que ce postulat de la primauté des buts sociaux est en contraste avec la finalité des organisations de l’économie privée non sociale, c’est-à-dire capitaliste, pour qui ce qui compte uniquement sinon principalement, c’est la valeur monétaire du bien ou service vendu, qu’il soit utile ou futile, du moment qu’il permet une accumulation maximale des profits par la vente auprès d’une partie seulement des humains, à savoir la clientèle solvable.
Au sein de l’économie sociale, on peut donc trouver certaines organisations sans but lucratif (OSBL) qui au-delà du plaidoyer, exercent aussi une activité économique, offrent des biens et services utiles et gracieux, maintenus hors du secteur marchand, et éventuellement financées par des dons ou des subventions. Mais la primauté de la finalité sociale ne signifie pas pour autant que les biens et services d’une économie sociale ne puissent pas aussi avoir une valeur marchande. Tant que l’abondance et des choix politiques sociétaux n’assureront pas, par la production et une distribution réfléchies et par la gratuité, l’accessibilité générale aux biens et services nécessaires et utiles pour satisfaire les besoins humains, la génération de revenus et d’un surplus demeurera nécessaire pour permettre à une organisation économique de réaliser sa mission sociale en ne comptant que sur elle-même.
Au sein donc de l’économie sociale, on peut donc distinguer un secteur lucratif et un secteur non lucratif. Le secteur lucratif de l’économie sociale, c’est celui des entreprises sociales. Le terme d’entreprise connote d’ailleurs l’idée de la recherche d’une rentabilité, même si celle-ci n’est pas conçue comme une fin en soi, mais comme un moyen nécessaire pour réaliser, pérenniser et accroître les bénéfices sociaux qui sont son but véritable. Faire les bons arbitrages entre ces deux exigences parfois contradictoires est le défi de l’entrepreneur social.
Le fonctionnement démocratique
Le deuxième trait distinctif de l’économie sociale est la recherche d’un fonctionnement démocratique. Il repose sur l’idée que les êtres humains sont individuellement et collectivement responsables de leur devenir. Le principe est que tous les agents reliés à l’activité concrète d’une organisation de l’économie sociale (ses fondateurs, dirigeants, travailleurs, bailleurs, fournisseurs, bénéficiaires, etc.), doivent, en fonction de leur statut et rôle, participer aux décisions qui les concernent.
Comme pour la primauté de la finalité sociale, ce souci démocratique de l’économie sociale est en contraste avec le principe opposé de la « propriété privée des moyens de production » dans l’économie capitaliste, où seuls ceux ayant le statut de propriétaires/actionnaires ont le monopole de toute décision finale sur les enjeux essentiels.
La mesure dans laquelle les critères de finalité sociale et de démocratie interne se vérifient dans la réalité des organisations de l’économie sociale est une question d’évaluation d’une situation concrète. Dans la réalité, une organisation n’est pas dans un état binaire d’être ou de ne pas être sociale. Elle ne peut l’être qu’à un certain degré, l’étant plus sur tel aspect et moins sur l’autre, avec des avancées et des reculs dans le temps, avec une intention renforcée ou affaiblie en fonction des rapports entre ses acteurs internes, chez qui inévitablement deux points de vue auront tendance à se former.
En résumé donc, l’économie sociale regroupe les organisations qui en vue de la réalisation d’une finalité sociale, exercent démocratiquement une activité économique, que celle-ci génère des revenus (ce sont les entreprises sociales), ou non. N’en font pas partie les organisations de défense et de plaidoyer (avec qui toutefois elles constituent toutefois le mouvement populaire), ni le secteur public de l’économie, encore moins le secteur privé capitaliste.
Ces clarifications mettent en lumière que le terme de « social » est préférable à celui de « populaire », l’économie populaire étant souvent associée en Afrique au secteur dit « informel ». Or quantité d’entreprises informelles n’ont rien de social, par exemple celles actives dans l’importation où elles n’agissent que comme agents de multinationales, et freinent le développement d’entreprises nationales potentiellement sociales.
1.2 Économie ou entreprise solidaire
L’épithète de « solidaire » vient tantôt remplacer, tantôt compléter celle de « sociale » à côté du mot économie. S’est ainsi répandue l’expression d’économie sociale et solidaire, ou en abrégé d’économie solidaire. Référons-nous à ce texte de 2011 du Réseau intercontinental pour la promotion de l'économie sociale solidaire (RIPESS) pour exprimer l’idée que vent rendre le terme de solidaire :
L’économie solidaire cherche à changer tout le système social et économique … Elle poursuit la transformation du système économique capitaliste néolibéral qui donne la priorité à la maximisation du profit et à la croissance aveugle vers un système qui met les gens et la planète au cœur…. L’économie solidaire cherche à réorienter et à donner de nouvelles formes à l’État, aux politiques, au commerce, à la production, la distribution, la consommation, l’investissement, la monnaie et la finance, ainsi que les structures de propriété de manière à servir le bien-être des peuples et de l’environnement. (cité dans Économie sociale solidaire et concepts apparentés, Yvon Poirier, juillet 2014).
Ainsi donc l’intention avec le terme de solidaire est d’associer l’économie sociale à un projet de transformation globale de la société. On pourrait alors donner comme synonyme de solidaire le terme de « sociétal ». Chaque organisation d’une économie sociale solidaire ne se limiterait donc pas à la seule poursuite, de façon démocratique, des objectifs sociaux spécifiques liés à son secteur d’activité. Elle contribuerait aussi à la réalisation progressive d’un projet de société alternatif au « système économique capitaliste néolibéral », une société « qui met les gens et la planète au cœur » de la vie en société. Remontant dans la chaîne des « pourquoi », cet élargissement de la perspective donnerait ainsi un sens, une finalité à l’économie sociale elle-même, devenue aussi solidaire.
Ce besoin d’ajouter l’épithète de solidaire est indirectement une façon de reconnaître que certaines organisations de l’économie sociale ne sont pas solidaires. Elles peuvent en effet considérer que le capitalisme est un système, sinon bon en soi, du moins acceptable, voire inévitable, et que leur rôle est de le compléter, de corriger ses faiblesses, de le rendre plus humain en solutionnant les problèmes sociaux que ni le marché, ni l’État libéral non interventionniste ne peuvent résoudre. L’économie sociale non solidaire se contenterait de « lutter contre la pauvreté », sans remettre en cause explicitement et volontairement le système capitaliste lui-même, générateur de cette pauvreté. Tel est par exemple le point de vue de Mohamed Yunus, fondateur de la microfinance et entrepreneur social notoire, pour qui « Social business is the missing piece of the capitalist system ». Il y a ainsi des OSBL et des entreprises sociales qui sont solidaires, et d’autres qui ne le sont pas. En somme les débats au sein des mouvements sociaux ont fait naître le besoin d’ajouter le terme de solidaire pour démarquer entre des organisations de l’économie sociale qui se positionnent comme tolérantes et compatibles avec le capitalisme, et d’autres qui lui sont opposées, et cherchent à bâtir au sein de l’économie capitaliste une alternative post-capitaliste.
Pourtant, si les deux critères fondamentaux de l’économie sociale sont acceptés (la finalité sociale et la démocratie interne), alors on pourrait dire que l’économie sociale est nécessairement solidaire. En effet, chercher à limiter et à terme éliminer la marchandisation du monde en lui opposant l’utilité sociale mise de l’avant par la priorité de la finalité sociale d’une part; vouloir d’autre part, au sein des entreprises, remplacer le salariat et le pouvoir absolu des détenteurs des capitaux par une démocratie collective des acteurs, c’est, au fond, s’attaquer aux deux socles du capitalisme, à ce qui en constitue l’essence même. En théorie donc, l’économie sociale, si on reste rigoureux, est nécessairement anti et post capitaliste, donc solidaire en ce sens. Mais dans la réalité bien des entreprises sociales n’en sont pas conscientes ou n’ont pas cette ambition.
1.3 Économie ou entreprise sociale alternative
Le terme de solidaire, retenu pour signifier l’ambition d’une transformation sociétale profonde et globale, n’est peut-être donc pas le mieux choisi. Le dictionnaire Larousse définit la solidarité comme un « sentiment d'un devoir moral envers les autres membres d'un groupe, fondé sur l'identité de situation, d'intérêts ». La solidarité exprime une volonté de prendre soin des autres et de la planète. Or au fond, c’est précisément ce que signifie la primauté de la mission sociale, une des deux caractéristiques d’une organisation de l’économie sociale. Les termes de social et de solidaire apparaissent ainsi comme redondants.
Pour exprimer l’intention d’une transformation globale de la société, un autre terme serait plus approprié. À une autre époque on aurait sans hésiter parler d’une économie socialiste ou communiste. Or les échecs historiques des premières tentatives de création d’une société post-capitaliste, le ralliement au néo-libéralisme des partis historiques dits socialistes, de même que les lieux communs de l’idéologie libérale, font que ces termes ont perdu leur signification originelle, créent la confusion, et prêtent flanc à des critiques faciles non fondées.
Quel terme donc employer pour désigner une économie sociale, qui soit solidaire dans le sens défini ci-haut. S’inspirant du titre d’un ouvrage de Samir Amin, Du capitalisme à la civilisation, le présent essai propose par souci de rigueur intellectuelle le terme de civilisé. La définition du verbe « civiliser » est « amener un groupe humain à un état de développement social considéré comme plus évolué ». « Civilisé » se définit aussi comme « ce qui est conforme aux règles sociales », et connote les termes de éduqué, raffiné, évolué. L’historien des civilisations Arnold Toynbee définit une civilisation comme « une tentative de créer un état de société dans lequel toute l’humanité pourra vivre ensemble et en harmonie comme les membres d’une seule et même famille ». C’est bien toutes ces notions que recouvre le concept d’économie sociale solidaire, en opposition et en alternative à la barbarie capitaliste. Il ne s’agit pas de mener une bataille de mots, mais seulement d’être clair, et pouvoir ainsi mener le combat de la façon la plus lucide possible. Parlons donc d’économie « sociale et solidaire », ou « civilisée », comme l’on voudra, du moment qu’est admise la nécessaire contribution de l’entrepreneuriat social à une transformation globale de la société et de la culture, du fait d’entreprendre autrement que ne le fait l’entreprise capitaliste.
C’est donc cette conception d’un entrepreneuriat alternatif, oeuvrant à l’avènement d’une civilisation supérieure, qui est l’objet spécifique du présent essai. Comment, de façon très concrète et pratique, l’entrepreneuriat social concoure-t-il à ce but? C’est à cette question que des réponses sont ici proposées.
Dans la suite du texte et pour éviter de l’alourdir, l’expression d’entrepreneuriat ou entreprise social(e) est employé comme équivalent d’entrepreneuriat ou entreprise social(e) alternatif(ve), la thèse étant que le véritable entrepreneuriat social doit être alternatif (et donc civilisé).