Conclusion
Conclusion
Les analyses proposées dans cet ouvrage s’articulent sur ma définition centrale du capitalisme des monopoles généralisés. Ce concept permet de donner leur place et de restituer leur signification à tous les faits saillants nouveaux qui caractérisent le capitalisme contemporain, pour toutes les régions du monde (centres et périphéries). Il donne cohérence à un tableau qui, sans cela, paraîtrait n’être dessiné que par le hasard et le chaos.
La formation première du capitalisme des monopoles remonte à la fin du XIXe siècle, pour ne se constituer véritablement en système aux Etats-Unis qu’à partir des années 1920, puis conquérir l’Europe occidentales et le Japon des « trente glorieuses » de l’après seconde guerre mondiale. Le concept du surplus, proposé par Baran et Sweezy dans les années 1950-1960 permet de saisir l’essentiel de la transformation qualitative du capitalisme apportée par l’émergence dominante des monopoles. Convaincu dès sa publication par ce travail d’enrichissement de la critique marxiste du capitalisme, j’ai amorcé dès les années 1970 sa re-formulation qu’exigeait, à mon avis, la transformation du capitalisme des monopoles « premier » (1920-1970) en capitalisme des monopoles généralisés, analysé comme une phase qualitativement nouvelle du système.
Ma première re-formulation du capitalisme des monopoles généralisés remonte à 1978 lorsque je proposais une lecture des réponses du capital au défi de sa nouvelle longue crise systémique, qui s’ouvrait à partir de 1971-1975. Dans cette lecture je plaçais l’accent sur les trois directions de cette réponse attendue, alors à peine amorcée : la centralisation renforcée du contrôle de l’économie par les monopoles, l’approfondissement de la mondialisation (et la délocalisation des industries manufacturières en direction des périphéries) et la financiarisation. L’ouvrage que nous publiions ensemble – André Gunder Frank et moi-même – en 1978 (« N’attendons pas 1984 »), est passé inaperçu, probablement parce que nos thèses étaient en avance sur le temps. Mais aujourd’hui les trois caractéristiques en question sont devenues des évidences aveuglantes pour tout le monde.
Il fallait donner un nom à cette phase nouvelle du capitalisme des monopoles. Capitalisme des monopoles « tardif » (« late monopoly capital » en anglais) ? J’ai pensé que ce qualificatif, un peu comme le préfixe « post », devait être évité parce qu’il ne donne par lui-même aucune indication positive concernant le contenu et la portée de ce qui est nouveau. Le qualificatif de « généralisé » précise celui-ci : les monopoles sont désormais dans une position qui les a rendu capables de réduire toutes les « activités » économiques » (ou presque) au statut de sous-traitants. L’exemple de l’agriculture familiale des centres capitalistes que j’ai donné dans cet ouvrage en constitue le plus bel exemple.
Ce concept de capitalisme des monopoles généralisés permet de situer la portée des transformations majeures concernant la configuration des structures de classe et les modes de gestion de la vie politique.
Dans les centres du système (la triade Etats-Unis-Europe occidentale-Japon) le capitalisme des monopoles généralisés a entraîné la généralisation de la forme salariale. Les cadres dits supérieurs, associés à la gestion de l’économie par les monopoles, sont désormais des salariés, dont j’ai montré qu’ils ne participaient pas à la formation de la plus-value, dont ils sont devenus des consommateurs, méritant de ce fait d’être qualifiés de segment constitutif de la bourgeoisie. A l’autre pôle de la société la prolétarisation généralisée que la forme salariale suggère s’accompagne de la multiplication des formes de la segmentation du front du travail. Autrement dit le « prolétariat » (dans les formes qu’on lui a connues dans le passé) disparaît au moment même où la prolétarisation se généralise.
Dans les périphéries – diverses à l’extrême comme toujours puisque leur définition est négative (les régions qui ne se sont pas constituées en centres du système global) – les effets de la domination (direction indirecte) du capital des monopoles généralisés n’en sont pas moins visibles. A la diversité tant des classes locales dominantes que des statuts des classes dominées se superpose le pouvoir d’une super-classe dominante qui émerge dans le sillage de la mondialisation concernée. Cette super-classe est tantôt celle des « affairistes compradore », tantôt celle de la classe politique (ou classe-Etat-parti) gouvernante, ou un mélange des deux.
Le pouvoir de domination de l’économie par le capitalisme des monopoles généralisés a exigé et permis à son tour la transformation des formes de gestion de la vie politique. Dans les centres une culture politique nouvelle de « consensus » (apparent peut être, mais néanmoins actif), synonyme de « dépolitisation », a été substituée à la culture politique antérieure fondée sur la confrontation droite/gauche qui donnait sa portée à la démocratie bourgeoise et à l’inscription contradictoire des luttes de classes dans son cadre. Loin d’être synonymes, le « marché » (c'est-à-dire en réalité le « non-marché » qui caractérise la gestion de l’économie par les monopoles généralisés) et la « démocratie », sont, au contraire, antinomiques. Dans les périphéries le monopole du pouvoir accaparé par la super-classe dominante locale à laquelle j’ai fait référence plus avant, implique lui aussi la négation de la démocratie. Celle-ci conforte à son tour des formes de dépolitisation de formes apparentes diverses mais néanmoins identiques par leurs effets. Wang Hui (ouvrage cité) en a fournit une superbe analyse pour la Chine contemporaine, post 1989 (Tien An Men). J’ai essayé d’en fournir une autre, propre aux pays victimes de la montée de l’Islam politique.
Je propose de faire un pas de plus dans l’analyse du capitalisme des monopoles généralisés, en le qualifiant de triomphe du « capital abstrait ». Le capitalisme, dans la forme achevée qu’il avait pris à partir de la révolution industrielle et dans son déploiement au XIXe siècle, correspondait à une réalité historique concrète dans ses dimensions décisives pour comprendre la logique de son modus operandi. La nouvelle classe maîtresse du devenir économique, s’érigeant progressivement au rang de classe dominante dans le système politique, était constituée d’hommes et de familles attachés à des unités économiques déterminées et définies; ils étaient propriétaires du capital (ou de l’essentiel de celui-ci) d’usines, de maisons de commerce ou de maisons financières particulières. Ils constituaient une « bourgeoisie concrète », assumant directement par leur propriété privée la gestion économique. Celle-ci était alors une gestion par la concurrence effective à laquelle se livraient les capitaux (et donc les capitalistes, les bourgeois). C’est cette concurrence concrète que Marx analyse pour comprendre la transformation du système des valeurs en système de prix. Enfin au plan de la gestion macro l’ordre permettant de transcender le chaos de la concurrence s’imposait par l’utilisation d’une monnaie marchandise concrète – l’or. Cette gestion des intérêts collectifs du capitalisme, transcendant ceux des capitalistes, opérait dans le cadre politique de l’Etat national, assurant ainsi la cohérence entre l’accumulation du capital et la gestion politique de la nation, idéalement par la démocratie bourgeoise.
Aujourd’hui sur chacun de ces plans décisifs la réalité est toute autre. Le concret disparaît pour faire place à une reproduction abstraite du capital.
Le pouvoir économique émietté, et de ce fait concret, des familles de bourgeois propriétaires, laisse la place au pouvoir centralisé exercé par les dirigeants des monopoles et la cohorte de leurs serviteurs salariés. Car le capitalisme des monopoles généralisés n’implique pas la concentration de la propriété, laquelle au contraire est disséminée plus que jamais, mais celle du pouvoir de sa gestion. C’est pourquoi le qualificatif de « patrimonial » attaché au capitalisme contemporain est trompeur. Le règne des « actionnaires » n’est qu’apparent. Les monarques véritables qui décident en leur nom sont les dirigeants des monopoles. Cette gestion à son tour annihile le modus operandi ancien de la concurrence des capitaux, que constituait le fondement du mode de régulation de l’accumulation du capital. Elle lui substitue un mode de gestion fondé sur l’alternance de la coopération négociée et du conflit brutal des monopoles (qui met en œuvre des moyens qui ne sont pas ceux de la « concurrence transparente et loyale » comme on veut le faire croire). Le pouvoir, au sens le plus abstrait du terme prend la place de la concurrence effective concrète. Par ailleurs l’approfondissement de la mondialisation du système annihile la logique holiste (c'est-à-dire à la fois économique, politique et sociale) des systèmes nationaux sans lui substituer pour autant une logique mondiale quelconque. C’est l’empire du chaos (titre d’un de mes ouvrages publié en 2001, repris par d’autres par la suite) : dans les faits la violence politique internationale prend la place de la compétition économique, tandis que le discours veut faire croire que la régulation du système est le produit de cette dernière.
L’évolution du système capitaliste dans ces directions pose problème à la théorie de la valeur.
Marx avait construit sa critique du capitalisme et de la théorie économique qui en légitimait le déploiement à l’époque du capitalisme concurrentiel du XIXe siècle. La théorie de la valeur et celle de la transformation du système des valeurs en système des prix constituaient l’axe de cette critique. Les économistes bourgeois avant Marx (l’économie vulgaire de Bastiat) et surtout après lui se sont employés à vouloir démontrer que la soumission de la société aux exigences du déploiement des marchés concurrentiels généralisés produirait un « équilibre général » favorable au progrès de tous aux échelles nationales et à celle du monde. Les deux grandes tentatives de produire cette démonstration (Walras et Sraffa) ont échoué à le faire (voir mon livre La loi de la valeur mondialisée). Par ailleurs la réalité du système mondial a démontré que le capitalisme ne produirait pas l’homogénéisation des conditions économiques à cette échelle, mais son contraire la polarisation grandissante.
Baran et Sweezy avaient déjà démontré il y a un demi-siècle que l’abolition de la concurrence par les monopoles (ou tout au moins la transformation radicale du sens de ce terme, de son modus operandi et de ce qu’elle produit) avait déconnecté le système des prix de son fondement, celui des valeurs. Le système des monopoles fait perdre de vue, sans néanmoins pouvoir l’effacer, le cadre des références qui définissait la rationalité du capitalisme.
Cette perte des points de repère fondamentaux (les valeurs) a été concomitante à l’abandon progressif de l’autre point de repère solide du capitalisme historique – la monnaie marchandise (le métal, l’or). Abandon progressif, amorcé par le chaos de la première guerre mondiale. La tentative de retour à l’or dans l’entre-deux guerres a mal fonctionné. La solution apportée par le système de Bretton Woods (1945-1971) n’a elle-même été efficace que tant que les Etats-Unis assumaient seuls les fonctions de l’économie hégémonique (le dollar, équivalent à l’or) et disparaît avec l’abandon de la convertibilité du dollar en or en 1971. Depuis, les changes flottants ont introduit une raison supplémentaire de chaos permanent.
J’avais esquissé (1957 puis 1973) une critique de la transformation de la logique de l’accumulation produite par la perte du repère que la monnaie/métal avait constituée. Cette perte de repère entraînait l’apparition d’un mode nouveau de gestion de l’accumulation, associé au désordre de l’inflation désormais possible. Aujourd’hui la volonté affirmée d’abolir toute perspective inflationniste sans pour autant retourner à la monnaie/métal mais par la mise en œuvre de politiques monétaires « déflationnistes » permanentes (volonté affirmée par l’Allemagne plus que par les autres) invite à revenir et à approfondir l’analyse du concept de monnaie dans le capitalisme. La perte de vue du repère solide de la monnaie métal aurait pu être compensée par la gestion centralisée du crédit, exercée par l’Etat. Cette solution a été en partie mise en œuvre durant les trente glorieuses de l’après-guerre (1945-1975). L’entrée en crise du système (à partir de 1975) et la réponse qui lui a été donnée en termes d’approfondissement de la mondialisation (et pour l’Europe d’une construction inscrite dans la mondialisation en question) ont conduit à l’abandon de cette gestion du crédit par l’Etat et sa dévolution au pouvoir direct des monopoles. Mais la stagnation et le chaos qui en ont résulté ont remis en selle le fétiche-or, illustrant par ce fait qu’aliénation économiste et permanence d’un fétiche indispensable sont indissociables.
Le caractère abstrait du capitalisme contemporain est donc synonyme de chaos permanent insurmontable. L’accumulation capitaliste par sa nature même a toujours été synonyme de « désordre », au sens que Marx avait donné à ce terme : un système qui se déplace de déséquilibre en déséquilibre (au gré des luttes de classes et des conflits inter puissances) sans jamais tendre à l’équilibre. Mais ce désordre était maintenu dans des limites raisonnables par le caractère effectif de la concurrence de capitaux émiettés, par la gestion du système productif exercée par l’Etat dans le cadre de la nation, par le respect des exigences de la monnaie/métal. Avec le capitalisme abstrait contemporain ces frontières disparaissaient; la violence des déplacements de déséquilibre en déséquilibre est renforcée.
La théorie économique bourgeoise s’emploie à tenter de répondre au défi, en en niant l’existence. Pour ce faire elle poursuit son discours conventionnel, qui parle de « concurrence transparente et loyale », en fait inexistante, et de « prix vrais ». On a vu dans l’exemple de l’agriculture que ces « prix vrais » correspondent à des rémunérations nulles du travail des agriculteurs, qui ne sont compensées que grâce aux subventions publiques. On parle de « moins d’Etat » alors qu’en fait la part publique prélevée sur le PIB non seulement n’a jamais été aussi importante, mais qu’elle constitue la condition sine qua non de la survie du système ! Mais en parallèle à ce discours creux et irréel la théorie prétend reconstruire le théorème (faux) de l’auto régulation des marchés en transférant l’analyse de la décision économique, attribuée sans preuve aux « individus », aux « anticipations » de ceux-ci. La boucle est ainsi bouclée : la théorie économique, toujours celle d’un système imaginaire (et non celle du capitalisme réel), est de surcroît celle qui permet de prévoir tout et n’importe quoi, en fonction des « anticipations », dont la conformité à la réalité reste toujours inconnue. La théorie économique est, plus que jamais, un discours idéologique (au sens le plus platement négatif du terme) destiné à faire accepter les décisions des seuls décideurs : les monopoles généralisés.
L’objet de cet ouvrage était simplement d’analyser la réalité du capitalisme contemporain des monopoles généralisés. Et, par là même, de démontrer que ce système n’est pas viable et que son implosion, en cours, est inévitable. Dans ce sens le capitalisme contemporain mérite le qualificatif de sénile que je lui ai attribué : l’automne du capitalisme.
Je n’ai pas voulu aller plus loin et proposer des stratégies politiques d’action permettant la construction d’une alternative positive. Relever ce défi aurait exigé l’examen de questions fondamentales qui ne sont pas abordées dans le livre, en particulier celle des sujets sociaux actifs. Je me suis donc contenté, dans le dernier chapitre de l’ouvrage, d’esquisser les grandes lignes des défis, qui, selon moi, ne pourront être relevés qu’à la condition que se reconstituent des gauches radicales audacieuses. Alors et alors seulement l’automne du capitalisme et le printemps des peuples pourront coïncider.
Ce n’est pas (encore ?) le cas. Ce que je constate seulement c’est l’implosion/explosion attendue du système. Celle-ci se manifeste par les révoltes de peuples du Sud (Amérique latine, monde arabe et autres), la montée des conflits entre les pays émergents et les centres de la triade impérialiste historique, l’implosion du système européen et la montée de luttes nouvelles dans les centres eux-mêmes. Tout cela augure de la possibilité de repolitisation, elle-même condition d’une renaissance de gauches radicales à la hauteur des défis.