Chapitre un
Le capitalisme des monopoles généralisés
Remise en place des réalités nouvelles dans le capitalisme contemporain
Le capitalisme des monopoles généralisés
Le capitalisme contemporain est un capitalisme de monopoles généralisés. J’entends par là que les monopoles constituent désormais non plus des îles (fussent-elles importantes) dans un océan de firmes qui ne le sont pas – et qui, de ce fait, sont encore relativement autonomes – mais un système intégré et que, de ce fait, ces monopoles contrôlent désormais étroitement l’ensemble de tous les systèmes productifs. Les petites et moyennes entreprises, et même les grandes entreprises qui ne relèvent pas elles-mêmes de la propriété formelle des ensembles oligopolistiques concernés – sont enfermées dans des réseaux de moyens de contrôle mis en place en amont et en aval par les monopoles. Leur marge d’autonomie s’est rétrécie de ce fait comme une peau de chagrin. Ces unités de production sont devenues des sous-traitants des monopoles. Ce système des monopoles généralisés est le produit d’une étape nouvelle de la centralisation du capital dans les pays de la triade (les Etats-Unis, l’Europe occidentale et centrale, le Japon) qui s’est déployée au cours des années 1980 et 1990.
Simultanément ces monopoles généralisés dominent l’économie mondiale. La « mondialisation » est le nom qu’ils ont eux-mêmes donné à l’ensemble des exigences par lesquelles ils exercent leur contrôle sur les systèmes productifs des périphéries du capitalisme mondial (le monde entier au-delà des partenaires de la triade). Il ne s’agit de rien d’autre que d’une étape nouvelle de l’impérialisme.
Le capitalisme des monopoles généralisés et mondialisés constitue un système qui assure à ces monopoles la ponction d’une rente de monopole prélevée sur la masse de la plus value (transformée en profits) que le capital extrait de l’exploitation du travail. Dans la mesure où ces monopoles opèrent dans les périphéries du système mondialisé cette rente de monopole devient une rente impérialiste. Le procès d’accumulation du capital – qui définit le capitalisme dans toutes ses formes historiques successives – est, de ce fait, commandé par la maximisation de la rente monopolistique/impérialiste.
Ce déplacement du centre de gravité de l’accumulation du capital est à l’origine de la poursuite continue de la concentration des revenus et des fortunes, au bénéfice de la rente des monopoles, largement accaparée par les oligarchies (« ploutocraties ») qui gouvernent les groupes oligopolistiques, au détriment des rémunérations du travail et même des rémunérations du capital non monopolistique.
Ce déséquilibre en croissance continue est lui-même, à son tour, à l’origine de la financiarisation du système économique. J’entends par là qu’une fraction croissante du surplus ne peut plus être investie dans l’élargissement et l’approfondissement des systèmes productifs et que le « placement financier » de cet excédent croissant constitue alors la seule alternative possible pour la poursuite de l’accumulation commandée par les monopoles. La mise en place de systèmes permettant cette financiarisation opère par différents moyens inventés et imposés à cet effet : (i) la soumission de la gestion des firmes au principe de la « valeur actionnariale », (ii) la substitution de systèmes de retraites par capitalisation (les Fonds de Pension) aux systèmes de retraites par répartition, (iii) l’adoption du principe des « changes flexibles », (iv) l’abandon du principe de la détermination du taux de l’intérêt – le prix de la « liquidité » – par les banques centrales et le transfert de cette responsabilité au « marché ». La financiarisation a transféré à une trentaine de banques géantes de la triade la responsabilité majeure dans la commande de la reproduction de ce système de l’accumulation. Ce qu’on appelle pudiquement « les marchés » ne sont alors rien d’autre que les lieux où se déploient les stratégies de ces agents dominants la scène économique. A son tour cette financiarisation, qui accuse la croissance de l’inégalité dans la répartition des revenus (et des fortunes), génère le surplus grandissant dont elle se nourrit. Les « placements financiers » (ou encore les placements de spéculation financière) poursuivent leur croissance à des rythmes vertigineux, sans commune mesure avec ceux de la « croissance du PIB » (elle-même devenue de ce fait largement fictive) ou ceux de l’investissement dans l’appareil productif. La croissance vertigineuse des placements financiers exige – et alimente – entre autre celle de la dette, dans toutes ses formes, et en particulier celle de la dette souveraine. Lorsque les gouvernements en place prétendent poursuivre l’objectif de « réduction de la dette », ils mentent délibérément. Car la stratégie des monopoles financiarisés a besoin de la croissance de la dette (qu’ils recherchent et non combattent) – un moyen financièrement intéressant d’absorber le surplus de rente des monopoles. Les politiques d’austérité imposées, « pour réduire la dette » dit-on, ont, au contraire, pour conséquence (recherchée) d’en augmenter le volume.
Dans cette perspective d’analyse de la transformation du capitalisme des monopoles il m’est paru nécessaire de reformuler la théorie du surplus (un concept distinct de celui de la plus-value et, en étendant son champ d’action au système mondial, de faire apparaître la nature de la rente des monopoles/rente impérialiste qui désormais exerce sa dictature unilatérale sur le procès de l’accumulation à l’échelle mondiale.
Au-delà de la plus-value, le concept de surplus
Le surplus est le produit d’une croissance de la productivité du travail social supérieure à celle du prix payé à la force de travail. Imaginons par exemple que le taux de croissance de la productivité du travail social soit de l’ordre de 4,5% par an, assurant un doublement du produit net sur une période d’une quinzaine d’années, correspondant à la durée moyenne de vie des équipements. Imaginons que la croissance des salaires réels soit, en longue durée, de l’ordre de 3,5% par an, assurant donc son augmentation à concurrence de 70% par période de 15 ans. Au terme d’un demi-siècle d’évolution continue et régulière du système le surplus (qui définit le volume du département III par rapport au revenu net, lui-même somme des salaires, profits réinvestis et surplus) absorbe les deux tiers du produit net (mesuré en gros par le PIB). C’est à peu près ce qui s’est passé effectivement au cours du XXe siècle pour les centres « développés » du capitalisme mondial (la triade Etats-Unis, Europe, Japon).
L’analyse des composantes qui correspond au concept de surplus fait apparaître la diversité des statuts qui commandent leur gestion. Aux départements I et II de Marx correspondent approximativement les secteurs définis dans les comptabilités nationales respectivement comme « primaire » (production agricole et exploitation minière), « secondaire » (industries de transformations) et une fraction des activités dites « tertiaires » qu’il n’est pas toujours facile à repérer dans les statistiques (qui n’ont pas été conçues à cet effet), même si la définition de leur statut ne prête pas à confusion. Doivent être retenus comme participant – indirectement – à la production des départements I et II : les transports de matériels, de matières premières et de productions finales, le commerce de ces produits, les coûts de la gestion des institutions financières à leur service. Ne sont pas à retenir au titre d’éléments constitutifs de la production directe et indirecte des départements I et II, et doivent donc être considérés comme des éléments du surplus : les dépenses publiques, les transferts sociaux (éducation, santé, sécurité sociale, pensions et retraites), les services correspondant aux coûts de vente (publicité), les services aux particuliers couverts par la dépense du revenu (logement inclus). Le caractère privé ou public de la gestion des « services » en question, agglomérés ensemble dans la comptabilité nationale au titre des « activités tertiaires » (avec la distinction possible parmi celles-ci d’un nouveau secteur qualifié de « quaternaire ») ne définit pas par lui-même l’appartenance au département III (« le surplus »).
Toujours est-il qu’aujourd’hui le volume du « tertiaire » constitue déjà à lui seul largement plus que celui des activités primaires et secondaires, dans les pays du centre développé (mais aussi dans beaucoup de ceux des périphéries, mais cette question – différente – n’est pas la nôtre ici). Par ailleurs la somme des impôts et des cotisations obligatoires atteint à elle seule – ou dépasse – 40% du PIB de ces pays. On peut donc estimer sans crainte d’erreur majeure que le « surplus » (le département III) constitue la moitié du PIB, ou en d’autres termes qu’il est passé de 10% de celui-ci au XIXe siècle à 50% dans la première décennie du XXIe siècle. Et si donc – au temps de Marx – une analyse de l’accumulation réduite à la considération des départements I et II faisait sens, ce n’est plus le cas.
Encore une fois « tout », dans ce surplus, n’est pas à « condamner » comme parasitaire et inutile. Loin de là. Au contraire la croissance d’une bonne fraction des dépenses associées à ce département III mérite d’être soutenue et, dans un stade plus avancé de déploiement de la civilisation humaine, serait appelée à prendre encore davantage d’importance, comme l’éducation, la santé, la sécurité sociale et la couverture des retraites, ou même d’autres « services » associés au déploiement de formes de la socialisation par la démocratie se substituant à la socialisation par le marché (transports publics, logement et autres). Par contre certains éléments constitutifs du département III – comme les « coûts de vente » en croissance fabuleuse au cours du XXe siècle - sont d’évidence de nature parasitaire. On peut également traiter de la même manière certaines dépenses publiques (armement) ou privées (polices privées, armées de juristes etc.). Une fraction du département III est certes (devrait-on dire « était » ?) constitué d’avantages qui bénéficient aux travailleurs et complémentent leur salaire direct (sécurité sociale, pensions). Néanmoins ces avantages, conquis de haute lutte par les salariés des classes populaires, ont été remis en question au cours des trois dernières décennies, les uns sérieusement écornés, les autres transférés d’une gestion publique assise sur le principe de la solidarité sociale à des gestions privées fondées sur de prétendus « droits individuels » librement « négociés ». Ce mode de gestion, dominant aux Etats-Unis, en progression en Europe, ouvre des espaces supplémentaires à des placements du surplus, à leur tour fort bien rémunérés !
Mais il reste que dans le capitalisme la totalité de ces emplois du PIB – « utiles » ou non – remplissent la même fonction : celle de permettre la poursuite de l’accumulation en dépit de la croissance insuffisante des revenus du travail. De surcroit la bataille permanente livrée sur le terrain du choix de la gestion – par la substitution de la gestion privée à la gestion publique de nombreux éléments constitutifs du département III ouvre au capital des opportunités supplémentaires de « faire du profit » (et d’augmenter par là même le volume du surplus !). La médecine privée fait dire que « si le malade doit être soigné, il doit aussi et surtout rapporter de l’argent (à la clinique privée, aux laboratoires, à l’industrie pharmaceutique et aux assurances) ! La conclusion qui s’impose est alors qu’une proportion importante des activités gérées dans ce cadre sont effectivement parasitaires et gonflent le PIB, lui faisant perdre une bonne partie de sa signification comme indicateur du degré réel de « richesse » de la société.
En contrepoint la mode est aujourd’hui de considérer la croissance accélérée de ce département comme l’indicateur de la transformation du capitalisme, passant de « l’âge industriel » à celui de « l’économie cognitive ». La poursuite sans fin de la valorisation du capital retrouverait alors sa légitimité. L’expression de « capitalisme cognitif » est elle-même un oxymore. L’économie de demain, celle du socialisme, sera bien « cognitive »; le capitalisme ne peut l’être. Imaginer que le développement des forces productives, par lui-même, met en place – dans le capitalisme – l’économie de demain, comme l’inspirent des écrits de Negri et de ses élèves, n’est correct qu’en apparence. Car la valorisation du capital, fondée nécessairement sur la soumission du travail, annihile la portée transformatrice progressiste de ce développement. Cette annihilation est au cœur de la définition du département III, conçu pour absorber le surplus indissociable du capitalisme des monopoles.
Gardons-nous donc de confondre la réalité d’aujourd’hui (le capitalisme) et l’imaginaire concernant l’avenir (le socialisme). Le socialisme n’est pas une forme plus efficace du capitalisme, proposant encore davantage mais toujours du même, de surcroît plus équitable dans la répartition des revenus. Le paradigme qui le commande –la socialisation de la gestion de la production directe de valeurs d’usage- implique alors précisément un développement puissant de certaines dépenses qui aujourd’hui, dans le capitalisme, participent de la fonction principale d’absorption du surplus.
Dans son déploiement mondialisé le capitalisme est indissociable de l’exploitation impérialiste de ses périphéries dominées par ses centres dominants. Dans le capitalisme des monopoles cette exploitation prend la forme d’une rente de monopole qui est elle-même largement une rente impérialiste (en termes vulgaires les superprofits des transnationales).
L’ordre de grandeur de la fraction calculable de la rente impérialiste, produite par le différentiel des prix de la force de travail (à productivité égale), est d’évidence considérable. Je ferai ici, pour tenter d’en donner un ordre de grandeur, l’hypothèse que le PIB mondial est partagé à concurrence des deux tiers pour les centres (20% de la population de la planète) et d’un tiers pour les périphéries (80% de la population). Je fais l’hypothèse d’un taux de croissance du PIB de 4,5% l’an pour les centres et les périphéries et d’une croissance des salaires au taux de 3,5% pour les centres et zéro pour les périphéries (revenus du travail stagnants). Au terme de quinze années de développement de ce système le volume de cette rente impérialiste serait de l’ordre de la moitié du PIB apparent des périphéries, soit 17% du PIB mondial ou encore 25% de celui des centres. Cette rente est partiellement masquée par les taux de change. Il s’agit là d’une réalité bien connue qui rend les comparaisons internationales incertaines (PIB mesuré aux « taux de change du marché », ou aux taux de change assurant l’équivalence des « pouvoirs d’achat » ?). Par ailleurs la rente n’est pas intégralement « transférée » au bénéfice des centres. La rétention d’une fraction de celle-ci par les classes dominantes locales est la condition même pour que celles-ci acceptent de « jouer le jeu de la mondialisation ». Mais il reste que les bénéfices matériels tirés de cette rente, au profit non seulement du capital dominant à l’échelle globale, mais également à celui des sociétés opulentes des centres sont plus que considérables. Aux avantages calculables associés au différentiel des prix de la force de travail s’ajoutent ceux qui ne le sont pas, mais n’en sont pas moins décisifs, fondés sur l’exclusivité de l’accès aux ressources de la planète, aux monopoles technologiques et au contrôle du système financier mondialisé.
Bien entendu la fraction de la rente impérialiste transférée des périphéries vers les centres accentue à son tour le déséquilibre global et constitue un motif supplémentaire de gonflement du surplus qui doit être absorbé. Le contraste que l’on constate dans la phase actuelle de crise entre la croissance molle des centres (Etats-Unis, Europe, Japon) et celle, vigoureuse, des pays émergents de la périphérie n’est déchiffrable que dans une analyse qui parvient à associer celle des moyens d’absorption du surplus et celle de la ponction de la rente impérialiste.
La dictature des monopoles généralisés est au cœur de la transformation des structures de classes dans les centres dominants comme dans les périphéries dominées, bien qu’ici elle soit confrontée à des politiques qui remettent en cause sa domination. Pour voir clair dans ces transformations il me paraît nécessaire de faire le détour par une reformulation de la théorie de Marx concernant le travail abstrait. Cette reformulation permet de faire apparaître la frontière qui sépare ceux qui produisent de la plus-value, tant dans les productions matérielles qu’immatérielles, des bénéficiaires du système en leur qualité de consommateurs de plus-value.
Travail simple, travail complexe, travail abstrait
L’unité de travail abstrait (une heure, un an de travail social abstrait) est une unité composite associant dans des proportions données des unités de travail simple (sans qualification) et complexes (qualifiées).
Choisissons un échantillon de cent travailleurs dans une société homothétique dans sa répartition entre les différentes catégories de travailleurs (de qualifications diverses) de ce qu’elle est dans la société concernée (dont la population active est par exemple de 30 millions d’individus). Supposons que le travail simple concerne 60% de l’échantillon (60 travailleurs) et le travail complexe 40% (40 travailleurs). Nous prenons en considération le coût de la formation supplémentaire des travailleurs qualifiés. Celle-ci s’étendra par exemple sur dix années et coûtera chaque année, pour chacun des travailleurs concernés, l’équivalent de deux années de travail social, destiné à la couverture des coûts des enseignants, des équipements utilisés et de l’entretien de l’élève. Tandis que le travailleur non qualifié travaillera 30 ans, le qualifié ne travaillera que 20 ans, ayant consacré ses dix premières années à sa formation. Les coûts de cette formation (au total 20 ans/travail social) seront récupérés sur les 20 années de son travail par la valorisation du travail complexe. Autrement dit l’unité de travail complexe (heure ou an) vaut deux unités de travail simple.
L’unité composite de travail abstrait est donc constituée à raison de 60% par l’équivalent d’une unité de travail simple et de 40% par celui d’une unité de travail complexe (qui vaut deux unités de travail simple). Autrement dit l’unité de travail abstrait fournie par le collectif vaut 1,4 unités de travail simple.
J’attire l’attention sur les remarques suivantes :
-La valeur d’une marchandise doit être mesurée par la quantité de travail abstrait qu’elle a nécessité pour sa production car aucun des travailleurs n’opère seul, isolément; il n’est rien en dehors de l’équipe à laquelle il appartient. La production est collective et la productivité du travail est celle du travail social (collectif), non celle des individus qui composent l’équipe considérés séparément les uns des autres.
-Je n’ai pas fait intervenir dans le raisonnement la hiérarchie des salaires réels reçus par chacune des catégories de travailleur, mais seulement le coût de leur formation, qui est le seul « prix » que la société ait à payer pour disposer de la force de travail convenable à sa production.
Production de plus-value, consommation de plus-value
La valeur de la production annuelle de l’équipe et la mesure de l’extraction d’une plus- value à cette occasion doivent être calculés en quantités de travail abstrait. Dans notre hypothèse le salaire du travailleur qualifié est le double de celui du non qualifié, comme la contribution du premier à la formation de la valeur du produit est bien le double de celle du second. Les uns et les autres contribuent également à l’extraction de la plus-value dans la même proportion. Le taux de la plus-value est ici de 100%. Pour une heure de travail horaire fourni par un travailleur simple celui-ci reçoit un salaire qui lui permet d’acheter des produits de consommation d’une valeur égale à une demi-heure de travail abstrait. L’heure de travail fourni par un travailleur qualifié vaut le double et est payée par un salaire également double qui permet d’acheter des produits de consommation d’une valeur égale à une heure de travail abstrait.
Introduisons maintenant une échelle de salaires différente de celle qui impliquerait l’égalité entre le salaire et la contribution à la formation de la valeur. Dans cette hypothèse le salaire retenu pour le travailleur qualifié est 4 fois celui du travailleur simple (au lieu du double). On constate alors dans cette hypothèse que seuls les travailleurs non qualifiés contribuent à la formation de la plus-value; les travailleurs qualifiés « mangent » la plus-value qu’ils contribuent à former.
Il est bien évident alors que si l’échelle des salaires pour les différentes catégories de travailleurs qualifiés se déploie sur un éventail large, allant disons de 1,5 fois à 2 fois le minimum vital (salaire du non qualifié) pour beaucoup, 3 ou 4 fois pour certains et un multiple beaucoup plus fort pour une petite minorité, dits « extra-qualifiés », on constaterait que si la plupart des travailleurs contribuent à la formation de la plus-value, bien que dans des proportions différentes (et dans ce sens l’expression de « sur exploités » pour la majorité – deux tiers des salariés – prend tout son sens), il existe une catégorie de prétendus « sur qualifiés » (ils le sont peut être parfois réellement) qui consomment davantage de plus-value qu’ils ne contribuent à former.
Quelques réflexions conclusives
Dans l’analyse proposée il n’existe qu’une seule « productivité », celle du travail social défini par « les quantités » de travail abstrait contenues dans le bien marchand produit par un collectif de travailleurs. L’économie bourgeoise découpe artificiellement cette productivité en « composants » attribués à chacun des « facteurs de production ». Bien que ce découpage soit sans valeur scientifique et ne repose que sur un raisonnement tautologique, il est « utile » parce qu’il est le seul moyen de légitimer le profit du capital. Si maintenant on se transfert du modèle abstrait d’un capitalisme complet et fermé à celui constitué par le système mondial du capitalisme, on constate que ce système, fermé par définition, d’une part intègre des modes d’exploitation du travail divers (aux côtés des salariés du capital la soumission de petits producteurs indépendants en apparence – les paysans par exemple), et d’autre part donne à la valeur de la force de travail des prix différents (en particulier entre ses prix dans les centres dominants et dans les périphéries dominés du système).
Dans ces conditions l’analyse de la production de valeurs et de plus-values d’une part et de sa répartition entre le capital et les travailleurs de la planète entière d’autre part fait apparaître une « rente impérialiste » qui n’est pas seulement à l’origine des surprofits des monopoles mais encore constitue la condition de reproduction de ce système dans son ensemble. Dans et par cette reproduction se manifeste la loi de la paupérisation associée à l’accumulation du capital, avec une force inégalée, plus marquée encore que Marx ne l’avait imaginé.
La hiérarchie des salaires dans le capitalisme réel n’est pas déterminée par les coûts de formation des travailleurs qualifiés. Elle est largement plus ample et n’a d’autre explication que par la prise en considération de l’histoire des formations sociales concrètes et des luttes de classes. La tentative de la légitimer par les « productivités marginales » des apports des différentes catégories de travailleurs repose sur la méthode tautologique.
Au stade actuel du capitalisme des monopoles généralisés la domination du « capital abstrait » se substitue à celle de capitalistes/bourgeois concrets. Dans ces conditions une fraction importante du profit est déguisée sous la forme de « salaires » (ou para salaires) des couches supérieures des « classes moyennes » dont les activités sont celles de serviteurs du capital abstrait. La séparation entre la formation de la valeur, l’extraction de plus-value et sa répartition prend davantage d’ampleur.
La reproduction du capitalisme est fondée sur l’extraction de la plus-value. La production de valeur (et non de richesse) définit l’horizon de sa vision du monde. Il faut donc se garder de confondre valeur et richesse. D’ailleurs, l’accumulation continue (la valorisation du capital) détruit progressivement les bases de la reproduction de la richesse : l’être humain et la nature. Concevoir une gestion sociale qui place la vraie richesse (l’être humain et la nature) aux postes de commande implique sortir de la logique du capitalisme, inventer le socialisme. Tenter de concilier valeur et richesse enferme dans l’impasse théorique et politique.
Nous sommes maintenant équipés pour saisir la nature des transformations des structures sociales, ce que j’appelle la diversification du « prolétariat généralisé ».
L’oligarchie financière et la prolétarisation généralisée
La formation du capitalisme des monopoles généralisés a produit la transformation des structures des classes dominantes et dominées. Dans les centres dominants la polarisation sociale prend désormais la forme extrême de l’opposition entre une oligarchie financière, soutenue par de nouvelles classes moyennes, et un ensemble de classes dominées constitué de segments dont les statuts diversifiés masquent leur appartenance commune à ce que j’appelle un prolétariat généralisé. Dans les périphéries la polarisation prend des formes différentes selon que le pays concerné est émergent ou ne l’est pas.
La ploutocratie, nouvelle classe dirigeante du capitalisme sénile
La logique de l’accumulation est celle de la concentration et de la centralisation croissantes du contrôle du capital. J’insiste sur cette distinction que je fais entre la propriété et le contrôle du capital. La propriété formelle peut être disséminée (comme celle des « propriétaires » de parts de droits à la retraite dans les fonds de pension), alors que la gestion de cette propriété est contrôlée par le capital financier.
La concurrence, dont l’idéologie du système vante les vertus réelles mais tout également imaginaires, opère toujours; mais elle n’est plus que la concurrence entre un nombre de plus en plus restreint d’oligopoles. Elle n’est ni la concurrence « parfaite », ni la « transparence » qui n’ont jamais existé et dont le capitalisme réellement existant s’éloigne toujours davantage au fur et à mesure de son développement.
Nous sommes parvenus à un niveau de centralisation des pouvoirs de domination du capital tel que les formes d’existence et d’organisation de la bourgeoisie telles qu’on les a connues jusqu’ici sont abolies. La bourgeoisie était constituée de familles bourgeoises stables. D’une génération à l’autre les héritiers perpétuaient une certaine spécialisation dans les activités de leurs entreprises. La bourgeoisie construisait et se construisait dans la longue durée. Cette stabilité favorisait la confiance dans les « valeurs bourgeoises », leur rayonnement dans la société toute entière. Dans une très large mesure, la bourgeoisie, classe dominante, était acceptée comme telle. Pour les services qu’elle rendait, elle paraissait mériter son accès aux privilèges de l’aisance ou de la richesse. Elle paraissait aussi largement nationale, sensible aux intérêts de la nation, quels qu’aient été les ambiguïtés et les limites de ce concept manipulé. La nouvelle classe dirigeante s’écarte brutalement de cette tradition. Certains qualifient la transformation en question de déploiement d’un actionnariat actif rétablissant pleinement les droits de la propriété (voire d’un actionnariat populaire). Cette qualification laudative et trompeuse qui légitime le changement, omet de rappeler que l’aspect majeur de la transformation concerne le degré de concentration du contrôle du capital et de centralisation du pouvoir qui lui est attaché.
Sans doute la grande concentration du capital n’est-elle pas chose nouvelle. Dès la fin du XIXe siècle ce que Hilferding, Hobson et Lénine qualifieront de capitalisme des monopoles est une réalité. Sans doute cette concentration a-t-elle été – depuis – toujours en avance aux Etats-Unis sur les autres pays du capitalisme central. La formation de la très grande firme, devenant transnationale, est amorcée aux Etats-Unis avant la seconde guerre mondiale et se déploie triomphalement après; l’Europe suit. Sans doute également l’idéologie étatsunienne du « self made man » (les Rockefeller, Ford et autres) tranche-t-elle avec le conservatisme familial dominant en Europe. Comme également le culte de la concurrence « vraie », quand bien même n’existerait-elle pas; ce qui explique les lois « anti trusts » précoces – dès 1890 ! Mais par-delà ces différences réelles dans les cultures politiques concernées, la même transformation dans la forme d’existence de la nouvelle classe dirigeante du capitalisme caractérise aussi bien l’Europe que les Etats-Unis.
La nouvelle classe dirigeante ne se compte plus que par dizaines de milliers et non par millions, comme c’était le cas de l’ancienne bourgeoisie. De surcroît une bonne proportion de celle-ci est constituée de nouveaux venus qui se sont imposés plus par le succès de leurs opérations financières (notamment en bourse) que par leur contribution aux percées technologiques propres à notre époque. Leur ascension ultra rapide fait contraste avec celle de leurs prédécesseurs, qui s’étalait sur de nombreuses décennies. Le foisonnement de l’apparition de « nouvelles pousses » (start up en anglais) présente également une caractéristique nouvelle – l’instabilité extrême entraînant l’échec de pratiquement tous ces ambitieux naïfs, en dépit de la rhétorique élogieuse inconsidérée développée à leur endroit.
La centralisation des pouvoirs, encore plus marquée que la concentration des capitaux, renforce l’interpénétration des pouvoirs économiques et politiques. Encore une fois non que cette interpénétration soit chose nouvelle. Après tout la nature de classe du pouvoir – fut-il démocratique- signifie que la classe politique dirigeante est au service du capital. Inversement la fortune capitaliste a toujours invité certains hommes du pouvoir à en partager les bénéfices. Mais désormais cette interpénétration tend à devenir quasi homogénéisation, ce qui est nouveau, et trouve son expression dans les transformations du discours idéologique.
L’idéologie « traditionnelle » du capitalisme plaçait l’accent sur les vertus de la propriété en général, en particulier de la petite – en fait moyenne ou moyenne grande- considérée par sa stabilité comme porteuse de progrès technologique et social. En contrepoint la nouvelle idéologie encense les « gagnants » et méprise les « perdants » sans autre considération. La rhétorique dominante propose en trompe l’œil l’image de succès pour renvoyer les échecs à des circonstances personnelles et par là même évacuer la responsabilité du système social. Doit-on faire observer ici que cette idéologie qui évoque une sorte de « darwinisme social » (la référence à Darwin étant en fait inappropriée, comme l’a démontré Anton Pannekoek) est proche de celle qui règle les rapports à l’intérieur d’une association de malfaiteurs ? Car le « gagnant » a ici presque toujours raison, même lorsque les moyens qu’il a mis en œuvre, s’ils ne tombent pas sous le coup de la loi pénale, frisent l’illégal et en tout cas ignorent les valeurs morales communes.
La traduction concrète du jugement porté ici s’appelle connivence monde des affaires/institutions chargées de l’audit et de la « notation », comme elle s’appelle complicité au moins tacite des pouvoirs publics. Ces agences, payées par les monopoles, s’imposent comme un parti au-dessus des autres, qui aurait seule compétence pour fixer les règles du jeu, les frontières que la démocratie ne doit pas franchir ! Accorder la moindre attention à ces agences, c’est capituler à l’avance. Une politique de gauche digne de ce nom se doit de jeter à la poubelle les « notes » de ces agences. On peut alors reformuler la question comme elle doit l’être dans une démocratie : définir les intérêts sociaux en conflit, formuler des propositions de compromis sociaux qui bénéficient d’un soutien populaire large et en imposer les conditions au capital des monopoles.
Les spécificités du mode de financement des entreprises aux Etats-Unis, c’est à dire comme on sait le recours au marché financier (émissions en bourse d’actions et d’obligations) préféré au soutien des banques et/ou de l’Etat (par le canal d’institutions publiques spécialisées), sont, dit-on, à l’origine de cette conjonction. C’est partiellement vrai. Car il reste que les modèles allemand et japonais qui privilégient l’intégration financière banques/entreprises ou celui de la France assis sur les interventions des institutions financières d’Etat, n’ont pas préservé les systèmes européens en question des évolutions en cours allant dans le même sens. S’il en est ainsi c’est parce que la raison fondamentale de ces évolutions réside dans le niveau élevé de centralisation du contrôle du capital, sans commune mesure avec ce qu’il était il y a trois décennies. La « connivence » entre le pouvoir « économique » et le pouvoir « politique » qui fusionnent pour devenir le pouvoir tout court renvoie à ce que Marx et Braudel ont dit du capitalisme : qu’il n’est pas réduisible au « marché » (comme le répète ad nauseam le discours dominant), mais au contraire s’identifie dans les pouvoirs « au-dessus du marché » (les oligopoles, l’Etat). Que cette connivence aujourd’hui, dans le « nouveau capitalisme », soit d’une force équivalente à ce qu’elle était aux débuts du capitalisme (dans la République de Venise administrée comme une société anonyme des plus riches marchands, ou à l’époque « colbertiste » et « élizabethienne » des Monarchies absolues), après avoir été fortement atténuée aux XIXe et XXe siècles, témoigne seulement que le système est bien devenu obsolète, entré dans la phase de sénilité.
Le capitalisme contemporain est devenu par la force de la logique de l’accumulation, un « capitalisme de connivence ». Le terme anglais- « crony capitalism » - ne peut plus être réservé aux seules formes « sous développées et corrompues » de l’Asie du Sud-est et de l’Amérique latine que les « économistes » (c’est à dire les croyants sincères et convaincus des vertus du libéralisme) fustigeaient hier. Il s’applique désormais aussi bien au capitalisme des Etats-Unis et de l’Europe contemporains. Dans son comportement courant cette classe dirigeante se rapproche alors de ce qu’on connaît de celui des « mafias », quand bien même le terme paraîtrait insultant et extrême.
Le « système » ne sait pas réagir à cette dérive, tout simplement parce qu’il n’est pas en mesure de remettre en question la centralisation du capital. Les mesures qu’il prend rappellent alors étrangement les lois « anti trusts » de la fin du XIXe siècle (le Sherman Act), dont on connaît les limites de l’efficacité. En parfait accord avec la tradition des Etats-Unis, la société riposte par un recours renforcé au moralisme et au gouvernement des juges. On sait que dans l’affaire Enron le procureur de New York, Eliot Spitzer, s’est taillé une belle popularité en exhibant, dans un show médiatique bien préparé, des milliardaires menottes aux poings. Du jamais vu aux Etats-Unis. La loi (Saranes Oxley Act) légitimera à l’avenir une plus grande intervention des juges dans la vie des entreprises. Gageons que ces interventions finiront par s’inscrire dans le jeu des connivences qu’elles prétendent éradiquer.
A plus long terme une cristallisation nouvelle de la gauche radicale européenne, dans la lignée de sa culture politique, serait évidemment capable de remettre en question cet alignement et la dérive qui l’accompagne. Mais alors il est probable que cela ne puisse se faire sans par là même remettre en question le capitalisme dans certains de ses aspects essentiels. Les avancées démocratiques par lesquelles cette recomposition de la gauche pourrait s’imposer, à leur tour remettraient en question les modèles des pouvoirs oligarchiques centralisés en place. Mais la gauche européenne n’est malheureusement pas engagée sur cette voie.
Le système politique du capitalisme contemporain est désormais un système ploutocratique. Celui-ci s’accommode de la poursuite de la pratique de la démocratie représentative, devenue « démocratie de basse intensité » : vous êtes libre de voter pour qui vous voulez, cela n’a aucune importance puisque c’est le marché et non le Parlement qui décide de tout ! Il s’accommode aussi ailleurs de formes de gestion autocratique du pouvoir ou de farces électorales.
Ces transformations ont modifié le statut des classes moyennes et leur mode d'intégration dans le système global. Ces classes sont désormais largement constituées de salariés et non plus de petits producteurs marchands comme naguère. Cette transformation prend l'allure de crise des classes moyennes, marquée par une différenciation croissante : les privilégiés (hauts salaires) sont devenus les agents directs de la classe dominante des oligopoles, tandis que les autres sont paupérisés. Plus haut, en proposant une analyse du partage des travailleurs (largement salariés) entre ceux qui produisent la plus-value et ceux qui en sont des consommateurs, j’ai suggéré le moyen par lequel on pourrait identifier celles des « couches » moyennes qui appartiennent au boc social dominant.
Les affairistes, nouvelle classe dominante dans les périphéries
Le contraste centres/périphéries n’est pas nouveau; il a accompagné l’expansion capitaliste mondialisée dès ses origines, il y a cinq siècles. De ce fait les classes dirigeantes locales des pays du capitalisme périphérique, qu’il s’agisse de pays indépendants ou même de colonies, ont toujours été des classes dirigeantes subalternisées mais néanmoins alliées par les bénéfices qu’elles tiraient de leur insertion dans le capitalisme mondialisé.
La diversité de ces classes, en grande partie issues de celles qui dominaient leurs sociétés avant leur soumission au capitalisme/impérialisme, est considérable. Leurs transformations du fait de cette intégration/soumission n’en sont pas moins considérables : anciens maîtres politiques devenus grands propriétaires fonciers, anciennes aristocraties d’Etat modernisées etc. La reconquête de l’indépendance a souvent entraîné la substitution à ces classes subordonnées anciennes (collaboratrices) de nouvelles classes dirigeantes – bureaucraties, bourgeoisies d’Etat – plus légitimes aux yeux de leurs peuples (au départ) du fait de leur association aux mouvements de libération nationale.
Mais ici encore, dans ces périphéries dominées par l’impérialisme ancien (les formes antérieures à 1950) ou par l’impérialisme nouveau (celui de la période de Bandoung jusque vers 1980), les classes dirigeantes locales bénéficiaient d’une stabilité relative visible. Les générations successives d’aristocrates et de nouveaux bourgeois, pendant longtemps, puis la génération nouvelle issue des forces politiques qui ont dirigé les libérations nationales, adhéraient à des systèmes de valeurs, morales et nationales. Les hommes (plus rarement les femmes) qui en étaient les représentants bénéficiaient de légitimité à des degrés divers.
Les bouleversements entraînés par le capitalisme des oligopoles du centre impérialiste collectif nouveau (la triade Etats-Unis/Europe/Japon) ont véritablement déraciné les pouvoirs de toutes ces anciennes classes dirigeantes des périphéries pour leur substituer ceux d’une nouvelle classe que je qualifierai « d’affairistes ». Ce terme est d’ailleurs en circulation spontanée dans beaucoup de pays du Sud. L’affairiste en question est un « homme d’affaires », pas un entrepreneur créatif. Il tient sa richesse de ses relations avec le pouvoir en place et les maîtres étrangers du système qu’il s’agisse de représentants des Etats impérialistes (de la CIA en particulier) ou des oligopoles. Il opère comme un intermédiaire, fort bien rémunéré, qui bénéficie d’une véritable rente politique dont il tire l’essentiel de la richesse qu’il accumule. L’affairiste n’adhère plus à un système de valeurs morales et nationales quelconque. A l’image caricature de son alter-ego des centres dominants il ne connaît plus que la « réussite », l’argent, la convoitise qui se profile derrière un prétendu éloge de l’individu. Là encore les comportements maffieux, voire criminels, ne sont jamais éloignés.
Certes des phénomènes de ce genre ne sont pas tout à fait nouveaux. La nature même de la domination impérialiste et de la soumission des classes dirigeantes locales à celle-ci encourageait l’émergence de ce type d’homme de pouvoir. Mais ce qui est certainement nouveau, c’est que le genre en question se retrouve aujourd’hui occuper la presque intégralité de la scène du pouvoir et de la richesse. Ce sont les « amis », les seuls amis de la ploutocratie dominante à l’échelle mondiale. Leur fragilité tient au fait qu’ils ne bénéficient pas d’une légitimité quelconque aux yeux de leurs peuples, ni de celle que conférait la « tradition », ni de celle que donnait la participation à la libération nationale. Ce qu'on appelle la « crise des classes moyennes » dans les périphéries du système s'inscrit dans ce cadre.
La constitution de la classe nouvelle des affairistes est indissociable du déploiement des formes de lumpen-développement qui caractérisent largement le Sud contemporain. Mais l’axe principal du bloc dominant n’est constitué par cette classe que dans les situations de « non émergence » du pays concerné. Dans les pays émergents le boc dominant est autre.
Plus loin je tenterai d’identifier les conditions de l’émergence et de faire apparaître les combinaisons possibles entre celle-ci et le déploiement de la paupérisation associée à ce que j’ai appelé le lumpen-développement. Les blocs sociaux dominants dans les périphéries ne sont donc pas seulement spécifiques à chacun de ces pays, ce qu’ils ont toujours été, mais encore de nature différente selon que le pays est émergent ou pas. Le mode de gestion politique est lui-même différent dans les pays émergents de ce qu’il est dans ceux qui ne le sont pas. Le pouvoir d’Etat réel et sa mise au service d’un projet de transformation sociale (quelles qu’en soient les limites) donne au régime une certaine légitimité, annihilée dans les pays qui demeurent intégralement soumis au déploiement du capital impérialiste. On peut parler ici d’Etat compradore, complément de la bourgeoisie compradore.
Les classes dominées : un prolétariat généralisé mais segmenté
Marx a défini le prolétaire d’une manière rigoureuse (l’être humain contraint de vendre au capital sa force de travail) et reconnu que les conditions de cette vente (« formelles » ou « réelles » pour reprendre les termes mêmes de Marx) ont toujours été diverses. La segmentation du prolétariat n’est pas chose nouvelle. On comprend alors que la qualification ait été plus visible pour certains segments de la classe, comme les ouvriers de la nouvelle machinofacture du 19 ième siècle ou mieux encore de l’usine fordisée du 20 ième. La concentration sur les lieux de travail facilitait la solidarité dans les luttes et la maturation de la conscience politique, alimentant l’ouvriérisme de certains marxismes historiques. L’émiettement de la production produite par les stratégies du capital mettant en œuvre les possibilités offertes par les technologies modernes sans pour autant perdre le contrôle de la production sous-traitée ou délocalisée, affaiblit bien entendu la solidarité et renforce la diversité dans la perception des intérêts.
Le prolétariat semble donc disparaître au moment même où il se généralise. Les formes de la petite production autonome, les millions de petits paysans, d’artisans, de petits commerçants disparaissent pour laisser la place à des statuts de sous-traitance, aux grandes surfaces etc. Le statut formel de salarié devient celui de 90% des travailleurs, tant pour la production matérielle qu’immatérielle. J’ai tenté plus haut d’illustrer les conséquences de la diversification des rémunérations, qui loin d’être homothétiques des coûts de formation des qualifications requises, les amplifie à l’extrême. Il n’empêche que le sentiment de solidarité est en voie de renaissance. « Nous, les 99% » disent les mouvements d’occupation. Quand bien même en réalité ces 99% ne seraient que 80%, ils constituent la majorité écrasante du monde du travail. Cette double réalité – l’exploitation de tous par le capital et la diversité des formes et de la violence de cette exploitation – interpelle la gauche qui ne peut ignorer les « contradictions au sein du peuple » sans renoncer à faire converger les objectifs, ce qui implique à son tour la diversité des formes d’organisation et d’action du nouveau prolétariat généralisé. L’idéologie du « mouvement » ignore ces défis. Passer à l’offensive exige la reconstruction incontournable de centres capables de penser l’unité des objectifs stratégiques.
L’image du prolétariat généralisé dans les périphéries émergentes ou pas est différente sur au moins quatre plans :
- par la progression de la « classe ouvrière », visible dans les pays émergents;
- par la persistance d’une paysannerie nombreuse mais néanmoins de plus en plus intégrée dans le marché capitaliste et de ce fait soumise à l’exploitation du capital, fut-elle indirecte;
- par la croissance vertigineuse des activités de « survie » produites par le lumpen développement;
- par les postures réactionnaires de couches importantes des classes moyennes, lorsque celles-ci sont les bénéficiaires exclusifs de la croissance.
Le défi pour les gauches radicales est ici « d’unir les paysans et les ouvriers », pour reprendre la manière de s’exprimer de la Troisième Internationale, d’unir le peuple des travailleurs (« informel » inclus), l’intelligentsia critique et les classes moyennes dans un front anti compradore.
Les formes nouvelles de la domination politique
Les transformations de la base économique du système et des structures de classes qui les accompagnent ont modifié les conditions d’exercice du pouvoir. Nous sommes parvenus à un stade que j’appelle celui du « capitalisme abstrait ». J’entends par là que le capitalisme ne s’incarne plus dans des familles de propriétaires bourgeois, mais s’exprime directement et exclusivement par le contrôle de « l’argent ». Telle est la raison pour laquelle je considère que la qualification du régime de « capitalisme patrimonial » (Aglietta) est trompeuse. La financiarisation, en donnant l’illusion que « l’argent fait des petits », sans passer par la production, exprime au degré extrême le caractère abstrait du capitalisme contemporain.
La domination politique s’exprime désormais à travers une « classe politique » de style nouveau et un clergé médiatique, l’un et l’autre au service exclusif du capitalisme abstrait des monopoles généralisés. L’idéologie de « l’individu-roi » et les illusions du « mouvement » qui pourraient transformer le monde, voire « changer la vie » !, sans poser la question de la prise du pouvoir par les travailleurs et les peuples confortent ce mode d’exercice du nouveau pouvoir du capital.
Dans les périphéries la forme caricaturale extrême est atteinte lorsque le lumpen développement confie l’exercice du pouvoir à un Etat et une classe d’affairistes compradores. Par contre, dans les pays émergents des blocs sociaux d’une autre nature exercent un pouvoir réel qui tient sa légitimité du succès économique des politiques mises en œuvre. Les illusions que l’émergence « dans le capitalisme mondialisé et par des moyens capitalistes » permettra le rattrapage, les limites de ce qui serait possible en fait dans ce cadre, les conflits sociaux et politiques, ouvrent la porte à des évolutions différentes possibles allant vers le meilleur (en direction du socialisme) ou le pire (l’échec et la re-compradorisation).
Le clergé médiatique et la nouvelle classe politique
J’ai emprunté la qualification de clergé médiatique à une phrase que j’ai entendu prononcer au colloque du M’PEP organisé en octobre 2011. Un parallèle saisissant me paraît en effet s’imposer entre notre monde d’aujourd’hui et l’état de la France à la veille de 1789. Alors le pouvoir décisif était celui de l’aristocratie foncière (la noblesse, rangée derrière son Roi). Aujourd’hui c’est celui de la « ploutocratie » financière aux postes de commande dans le capitalisme des monopoles généralisés. Ce pouvoir était servi par une « noblesse de robe » - une bourgeoisie drapée dans les habits de l’aristocratie. Aujourd’hui le pouvoir des monopoles est servi par une « classe politique » constituée de véritables débiteurs (y compris au sens financier banal du terme), où se retrouvent associés les politiciens de la droite classique et de la gauche électorale. A son tour le pouvoir politique aristocratique/monarchiste de l’Ancien Régime était soutenu par un clergé (catholique en France) dont la fonction était de lui donner l’apparence de légitimité par le développement d’une rhétorique casuistique appropriée. Aujourd’hui les médias sont chargés de cette fonction. Et la casuistique qu’ils développent pour y parvenir et donner l’apparence de légitimité au pouvoir dominant en place est caractéristique des méthodes traditionnelles mises en œuvre par les clergés religieux. La question de la « noblesse de robe » que la classe politique d’aujourd’hui représente pourrait faire l’objet d’un traitement parallèle.
Le pouvoir médiatique existe-t-il ?
Un regard rapide sur la réalité du monde, à toutes ses époques, révèlerait la coexistence de pouvoirs multiples. Par exemple dans notre monde moderne le pouvoir économique des grandes entreprises et les pouvoirs politiques – législatifs exécutif, judiciaire – exercés dans un cadre institutionnel défini, « démocratique » ou non. Par exemple les pouvoirs que les idéologies et les croyances (religieuses entre autre) exercent sur les peuples. Par exemple enfin le pouvoir des médias qui diffusent les informations, les sélectionnent, les commentent. La reconnaissance de cette pluralité relève de la banalité extrême. Car la vraie question qui doit être posée est la suivante : comment ces pouvoirs, dans leur diversité, s’organisent pour se compléter dans leurs effets de construction du tissu social, ou au contraire entrent en conflit sur ce terrain. Bien entendu la réponse à cette question ne peut être que concrète, c'est-à-dire concerner une société donnée à un moment donné de son histoire.
Un mot encore concernant le pouvoir médiatique. Une littérature abondante s’emploie à analyser, parmi les qualifications diverses de l’être humain celle de son caractère d’homo comunicans. On entend par-là que le volume et l’intensité des informations auxquels l’homme moderne a accès, sans commune mesure dit-on avec ce qu’ils étaient dans le passé, auraient véritablement transformé l’individu et la société. C’est peut être aller un peu vite car, depuis les origines, l’être humain se définit précisément par l’usage de la parole, moyen de communication par excellence. Il reste que l’affirmation de ces propositions concernant le volume et l’intensité de l’information est par elle-même correcte et qu’elle donne de ce fait aux médias qui sont à son origine une puissance et une responsabilité, morale, politique et sociale décuplées. Mais cette constatation n’élude pas la question fondamentale posée : comment s’articule ce pouvoir avec les autres.
Le pouvoir médiatique dans le capitalisme contemporain, mythe et réalités
Le pouvoir médiatique, pas plus que les autres, n’est pas – n’a jamais été, ne peut pas être – « indépendant ». Je n’entends certainement pas par là qu’il est « aux ordres », l’exécutif d’un autre pouvoir (politique, religieux ou économique). Non le pouvoir médiatique peut être – et même est – largement autonome. J’entends par là qu’il est soumis dans son fonctionnement à l’autonomie de la logique qui est la sienne, et qui est distincte des logiques de reproduction des autres pouvoirs. C’était le cas des modes de fonctionnement du clergé catholique dans la France de l’Ancien Régime, comme de tous les autres clergés religieux de l’époque. C’est aujourd’hui le cas des modes de fonctionnement du nouveau clergé médiatique. Cette autonomie des médias se manifeste également par ses règles propres de déontologie. Et dans ce sens, s’il existe des médias « aux ordres », il en existe tout également qui ne le sont pas. Néanmoins cette autonomie – vantée par l’idéal démocratique sinon toujours sa pratique – n’est pas synonyme d’indépendance, qui est un concept absolu, alors que l’autonomie implique l’articulation (l’interdépendance) entre les différents pouvoirs, dont le médiatique. La question de cette articulation reste donc centrale, incontournable.
Dans le capitalisme contemporain un pouvoir suprême tend à s’imposer à tous les autres, qu’il subordonne en les articulant aux exigences de son propre déploiement. Je parle bien entendu d’une tendance – forte – et non d’un état de fait accompli. Car les résistances au déploiement de cette tendance sont puissantes et peut être même se renforcent-elles au fil du temps. Le pouvoir suprême auquel je fais référence ici est celui des « monopoles généralisés, mondialisés et financiarisés ». Cette transformation qualitative a réduit l’espace d’autonomie relative dont bénéficiait traditionnellement le pouvoir politique dans la triade concernée (laquelle autonomie donnait son sens et sa portée à la « démocratie bourgeoise », les visions de la vie, les idées courantes, les « consensus » voire même les conceptions religieuses, en un mot « l’air du temps »). Autrement dit ce qui est en construction ce n’est pas comme on le dit vulgairement « une économie de marché », mais bel et bien une « société de marché ».
Dans ce cadre les médias – tout comme le politique – voient les espaces de leur autonomie relative rognés. Sans devenir nécessairement des instruments « aux ordres », ils se trouvent invités (et contraints) à remplir des fonctions utiles et nécessaires pour assurer le succès du déploiement du pouvoir suprême des monopoles généralisés. Nous ne vivons donc pas un moment d’avancées démocratiques mais au contraire nous assistons à sa défiguration et au recul de la démocratie. Le citoyen capable d’appréhender la réalité est soumis à un bombardement qui le dépolitise or il n’y a pas de démocratie sans citoyens politisés, de ce fait capables d’imagination créatrice, de production d’alternatives cohérentes et différentes. On lui substitue l’individu passif (dépourvu donc de toute liberté authentique) réduit au statut de consommateur/spectateur. On lui propose de s’aligner sur un consensus, en réalité un faux consensus qui n’est que la traduction des exigences du pouvoir suprême et exclusif des monopoles généralisés. L’élection tourne à la farce dans laquelle s’affrontent des « candidats » (dont le style présidentiel de l’organisation du pouvoir accuse le caractère « para-personnel ») alignés sur ce même consensus. Le stade suprême de la farce est désormais atteint dès lors que des « agences de notation » (c'est-à-dire des employés de ces mêmes monopoles) tracent les frontières de ce qui serait « possible ».
Or, hélas, les médias dominants participent activement à la distillation de cette pensée unique, le contraire absolu de la pensée critique. Certes ils ne le font pas en pratiquant toujours le mensonge. Les médias respectables s’en gardent bien. Mais ils sélectionnent et leurs commentaires s’inscrivent dans ce qu’on attend d’eux. Leur autonomie se réduit alors à la mise en œuvre d’une casuistique fonctionnelle pour légitimer l’ordre en place. C’est dans ce sens que je prétends que le pouvoir de l’aristocratie financière appelle en complément celui du clergé médiatique. On pourrait multiplier les exemples de cette casuistique, qui permet de placer au-devant de la scène du front « démocratique » arabe le sultan de Qatar et le Roi d’Arabie Saoudite. Pourrait-on imaginer une farce plus accomplie ! Exemple de la casuistique du clergé médiatique : la question des interventions (militaires, humanitaires, sanctions économiques etc.) des puissances impérialistes dans les affaires des pays du Sud. Il est interdit d’ouvrir le débat sur les objectifs réels de ces interventions, comme l’accès aux ressources naturelles des pays en question, ou l’établissement de bases militaires. Il faut accepter à l’avance que les motifs invoqués par les puissances sont les seules raisons de leurs interventions. S’agissant de « pouvoirs démocratiques » il faut les croire sur parole : les « démocrates » ne mentent pas ! Il faut accepter de croire – ou faire semblant de croire – que ces interventions sont décidées par la « communauté internationale », étant entendu qu’il est interdit de rappeler que celle-ci n’est représentée par personne d’autre que l’ambassadeur des Etats-Unis, suivi dans les minutes qui suivent par ceux de ses alliés subalternes de l’Union Européenne/Otan, parfois soutenu par quelques comparses, comme le Qatar ! Il faut croire, ou faire semblant de croire, que les objectifs réels de l’intervention sont ceux dans lesquels se drapent les interventionnistes : libérer un peuple d’une dictature sanglante, promouvoir la démocratie, venir en aide « humanitaire » aux victimes de la répression. Les médias acceptent d’emblée de se situer dans ce cadre d’ « analyse » (en fait de non analyse de la réalité). On acceptera alors de discuter pour savoir si les objectifs proclamés ont été atteints ou pas, s’il y a eu « bavures », si des obstacles « imprévus » ont empêché d’atteindre les objectifs. Belle casuistique qui évite de porter le débat sur son terrain réel : quels sont les objectifs véritables de ces interventions.
Des médias travaillant à la re-politisation des citoyens, sont nécessaires
Dans la Révolution française des représentants du « bas clergé » s’étaient désolidarisés des hiérarchies débitrices de l’aristocratie de l’époque pour contribuer à la construction du nouveau citoyen doté d’une capacité de pensée critique réelle. Un processus analogue se dessine peut être dans les médias contemporains. Sans doute les militants du renouveau des médias authentiquement démocratiques sont-ils confrontés à la concurrence inégale des « grands médias », bénéficiaires de moyens financiers fabuleux. On ne peut donc ici que saluer – et soutenir – les contributions de cette minorité. Un pouvoir médiatique honorable conçoit sa responsabilité comme celle de citoyens indépendants et politisés, contribuant par là même à la construction de ce que j’ai appelé, avec les collègues du Forum Mondial des Alternatives, la convergence des luttes dans le respect de leur diversité. Il ne s’agit pas de substituer à une pensée unique – celle qui s’emploie à légitimer les pratiques des monopoles généralisés – une « autre pensée unique ». Il ne s’agit pas non plus de « juxtaposer » des pensées et des projets divers qualifiés d’emblée d’également légitimes. Il s’agit, par un travail patient et continu, de contribuer au développement de la pensée critique, capable de ce fait, de donner un sens aux luttes sociales et politiques qui s’inscrivent dans la perspective d’émancipation des esprits et des êtres humains, pris dans leur individualité et dans les collectifs qu’ils créent par leurs luttes. La diversité en question ne concerne pas exclusivement le choix des champs de bataille, forcément spécifiques. Elle concerne tout autant l’appréciation des instruments de la théorie sociale proposée pour l’approfondissement de l’analyse du monde réel. Elle concerne aussi le sens donné par les uns et les autres à la perspective d’émancipation recherchée. Alors et alors seulement les médias peuvent acquérir un pouvoir responsable qui doit leur être reconnu dans la recherche et la définition des objectifs immédiats des luttes et dans celle de la perspective à plus long terme dans lesquelles celles-ci veulent s’inscrire.
La nouvelle classe politique
La démocratie bourgeoise du long 19 ième siècle, jusqu’à l’émergence du capitalisme des monopoles généralisés (exactement entre 1975 et 1990), était réelle parce qu’elle traduisait des compromis historiques associant la bourgeoisie capitaliste tantôt aux anciennes aristocraties, tantôt aux paysanneries, plus tard à la classe ouvrière (dans le Welfare State de l’après deuxième guerre mondiale). Des partis politiques en concurrence représentaient les segments concernés du bloc hégémonique. Les hommes politiques (peu de femmes à l’époque) étaient caractérisés par un ancrage social, et souvent territorial, visible. Il en était de même des partis et organisations (syndicales entre autre) des exclus des blocs dominants.
Il n’en est plus ainsi. « La » politique est devenue un métier, celui de courtiers des monopoles généralisés. Les partis ne représentent plus honnêtement les intérêts sociaux différents présents dans la société. Ils sont devenus des groupes d’intervention, spécialistes dans le façonnement du « consensus » de l’opinion générale, en développant des rhétoriques particulières, mais finalement complémentaires, en réponse à la diversité des « sensibilités », sans plus. Cette recherche du consensus annihile la portée du contraste droite/gauche.
Le capitalisme sénile et la fin de la civilisation bourgeoise
Les caractères des nouvelles classes dominantes décrits ici ne sont pas de la nature de phénomènes conjoncturels passagers. Ils correspondent rigoureusement aux exigences de fonctionnement du capitalisme contemporain.
La civilisation bourgeoise – comme toute civilisation – ne se réduit pas à la logique de la reproduction de son système économique. Elle intégrait un volet idéologique et moral : l’éloge de l’initiative individuelle certes, mais aussi l’honnêteté et le respect du droit, voire la solidarité avec le peuple exprimée au moins au niveau national. Ce système de valeurs assurait une certaine stabilité à la reproduction sociale dans son ensemble, empreignait le monde des représentants politiques à son service.
Ce système de valeurs est en voie de disparition. Pour faire place à un système sans valeurs. Beaucoup de phénomènes visibles témoignent de cette transformation : un Président des Etats-Unis criminel, des pitres à la tête d’Etats européens (Berlusconi, Sarkozy, les jumeaux polonais etc.), des autocrates sans envergure dans nombre de pays du Sud qui ne sont pas des « despotes » éclairés » mais des despotes tout court, des ambitieux obscurantistes (les Talibans, les « sectes » chrétiennes et autres, les esclavagistes bouddhistes). Tous sont des admirateurs sans réserve du « modèle américain ». L’inculture et la vulgarité caractérisent une majorité croissante de ce monde des « dominants ».
Une évolution dramatique de cette nature annonce la fin d’une civilisation. Elle reproduit ce qu’on a déjà vu se manifester dans l’histoire dans les époques de décadence. Un « monde nouveau » est en voie de construction. Mais non pas celui (meilleur) qu’appellent de leurs vœux beaucoup de mouvements sociaux naïfs qui certes mesurent l’ampleur des dégâts mais n’en comprennent pas les causes. Un monde bien pire que celui à travers lequel la civilisation bourgeoisie s’était imposée.
Pour toutes ces raisons, je considère que le capitalisme contemporain des oligopoles doit être désormais qualifié de sénile, quelles que soient ses succès immédiats apparents, car il s’agit de succès qui enfoncent dans la voie d’une nouvelle barbarie. (Je renvoie ici à mon étude, Révolution ou décadence ? vielle de près de 30 ans).
Le capitalisme des monopoles généralisés en crise
Le système qualifié vulgairement de « néolibéral », en fait le système du capitalisme des monopoles généralisés, « mondialisés » (impérialistes) et financiarisés (par nécessité imposée pour sa reproduction) implose sous nos yeux. Ce système, visiblement incapable de surmonter ses contradictions internes grandissantes, est condamné à poursuivre sa course folle.
La « crise » du système n’est pas due à autre chose qu’à son propre « succès ». En effet jusqu’à ce jour la stratégie déployée par les monopoles a toujours donné les résultats recherchés: les plans « d’austérité », les plans dits sociaux (en fait antisociaux) de licenciement, s’imposent toujours, en dépit des résistances et des luttes. L’initiative demeure toujours, jusqu’à ce jour, dans les mains des monopoles (« les marchés ») et de leur serviteurs politiques (les gouvernements qui soumettent leurs décisions aux exigences dites du « marché »).
Le système des monopoles généralisés est entré dans une crise qui démontre que la poursuite de son développement ne peut être stabilisé. Il s’agit donc d’une crise de civilisation (de la civilisation capitaliste) qui inscrit à l’ordre du jour du nécessaire et du possible la construction d’une étape supérieure de la civilisation, c’est-à-dire l’engagement dans la longue transition au socialisme.
L’analyse des luttes et des conflits amorcés et replacés dans la perspective de la remise en cause de la domination impérialiste permet à son tour de situer le phénomène nouveau de « l’émergence » de certains pays du Sud.
Références :
Certains des thèmes repris dans ce chapitre ont été développés dans les ouvrages suivants de l’auteur :
Délégitimer le capitalisme (Contradictions, Bruxelles, 2011) : surplus et rente impérialiste (pp11-16,39-40), travail abstrait (pp95-103).
Du capitalisme à la civilisation (Syllepse, 2008) : la productivité du travail social (pp75-95).
Le virus libéral (Le temps des cerises, 2003) : les aspects idéologiques de la question
Sortir de la crise du capitalisme ou sortir du capitalisme (T d C, 2009) : les monopoles généralisés.
Surplus in monopoly capital and imperialist rent, Monthly Review, Vol 64,n°3,2012.
Référence également à :
Anton Pannekoek, Patrick Tort, Darwinisme et marxisme, ed Arkhé 2011.
Wang Hui, The end of the revolution; Verso 2012.
Jean Claude Delaunay, La Chine, la France; note de la Fondation Gabriel Péri, 2012