Introduction
Introduction
Parvenu au stade contemporain de son évolution, le capitalisme des monopoles généralisés, financiarisés et mondialisés (je préciserai plus loin le sens de ces qualifications) n’a plus rien à offrir à l’humanité autre que la triste perspective de l’autodestruction, à laquelle conduit inexorablement la poursuite du déploiement de l’accumulation du capital. Le capitalisme a donc fait son temps; il a préparé les conditions qui permettent de concevoir le passage nécessaire à une étape supérieure de la civilisation. L’implosion de ce système, produite par la perte de contrôle de ses contradictions internes, en cours, constitue de ce fait « l’automne du capitalisme ».
Mais cet automne ne coïncide pas avec « un printemps des peuples » qui implique que les travailleurs et les peuples en lutte aient pris la mesure exacte des exigences non pas de « sortir de la crise du capitalisme », mais de « sortir du capitalisme en crise » (titre d’un de mes ouvrages récents). Ce n’est pas le cas, ou pas encore.
L’écart qui sépare l’automne du capitalisme du printemps possible des peuples donne au moment actuel de l’histoire tout son caractère dangereusement dramatique. La bataille entre les défenseurs de l’ordre capitaliste et ceux qui, au-delà de leur résistance, peuvent engager l’humanité sur la longue route au socialisme, conçu comme un stade supérieur de la civilisation, est à peine engagée. Toutes les alternatives sont alors possibles, les meilleures comme les plus barbares.
L’existence même de l’écart exige explication. Le capitalisme n’est pas seulement un système fondé sur l’exploitation du travail par le capital; il est également un système fondé sur la polarisation de son déploiement à l’échelle mondiale. Capitalisme et impérialisme constituent les deux faces indissociables de la même réalité, celle du capitalisme historique. La remise en cause de ce système s’est déployée durant tout le 20 ième siècle, jusqu’en 1980, dans une longue vague de luttes victorieuses des travailleurs et des peuples dominés. Les révolutions conduites sous les étendards du marxisme et du communisme, les réformes conquises dans la perspective d’une évolution socialiste graduelle, les victoires des mouvements de libération nationale des peuples colonisés et opprimés, ont toutes et ensemble construit des rapports de force moins défavorables aux travailleurs et aux peuples qu’ils ne l’avaient été jusque-là. Mais cette vague s’est essoufflée sans parvenir à créer les conditions de son dépassement par de nouvelles avancées. Cet essoufflement a permis alors au capital des monopoles de reprendre l’offensive et de rétablir son pouvoir absolu et unilatéral, alors que les contours de la nouvelle vague de remise en cause du système se dessinent encore à peine. Dans la grisaille du paysage de la nuit qui n’est pas achevée alors que le jour n’a pas encore percé, se dessinent des monstres et des fantômes. Car si le projet du capitalisme des monopoles généralisés est effectivement monstrueux, les réponses des forces du refus sont encore largement fantomatiques.
Le système du capitalisme contemporain est fondé sur des prémisses fausses, selon lesquelles les « marchés » seraient auto-régulateurs, alors qu’ils sont explosifs par nature. Néanmoins le déséquilibre des forces qui s’affrontent est tel qu’il permet le succès d’une idée aussi sotte. Dans les moments caractérisés par un équilibre relatif des forces en conflit, comme cela était le cas durant le déploiement de la vague du siècle dernier, les acteurs sociaux sont contraints de développer leur intelligence, condition de la consolidation de leurs avancées. En contrepoint le déséquilibre absolu donne une prime à la stupidité, permettant au capital d’imaginer qu’il peut faire tout ce qu’il veut pour l’éternité, l’histoire étant parvenue au terme de son développement après la défaite « définitive » du socialisme. L’étonnante médiocrité des personnels politiques de notre époque est le pâle reflet de cette prime à la sottise.
J’ai toujours considéré, contre « l’air du temps », que ce système n’était pas viable. L’examen des différentes facettes de son inexorable implosion, en cours, constitue la matière de cet ouvrage : contradictions de plus en plus difficiles à maîtriser entre les exigences de la financiarisation indissociable de la domination du capital des monopoles généralisés et celles de la poursuite de la « croissance »; implosion du système européen, inscrit dans cette forme de mondialisation; conflits grandissant en perspective entre les pays émergents et l’ordre mondial; explosions violentes de colère des peuples condamnés à la soumission à un modèle de « lumpen/développement ».
Mais ce n’est pas tout. La période en cours est celle d’une transition chaotique (« l’Empire du chaos », titre de mon livre publié en 1991). Face aux destructions associées à l’implosion du système dominant, les réponses des victimes –les travailleurs et les peuples- demeurent en deçà des exigences du défi. Je ne crois pas possible de répondre à ce défi en proposant des formules toutes faites d’un modèle quelconque de « socialisme du 20 ième siècle ». Par contre je crois nécessaire et possible de définir les contours de l’audace dans la pensée et l’action, condition de la renaissance de gauches radicales. Je fais dans ce livre quelques propositions allant dans ce sens, entendues comme des contributions au débat concernant les perspectives des luttes amorcées.
Le discours concernant les réalités nouvelles
Il y a bien entendu du « nouveau », et même du « nouveau/important » au sens que les transformations dans le capitalisme contemporain exigent une remise à jour des définitions et des analyses concernant entre autre les classes sociales, les luttes de classes, les partis politiques et les mouvements dits sociaux, les formes idéologiques dans lesquels ils s’expriment, leurs modes d’interventions dans la transformation des sociétés etc. Mais les vocables utilisés pour désigner ce « nouveau » – la société post industrielle, la révolution informatique, la croissance de la production dite « immatérielle » ou « non matérielle », l’économie des connaissances, la société de services etc. – demeurent vagues et méritent donc d’être revus dans une perspective critique du capitalisme.
Société post industrielle ? Ou nouvelle étape dans l’industrialisation du monde ?
L’utilisation du préfixe post cache généralement une difficulté à désigner avec précision positive le phénomène concerné (post capitaliste, post moderne, post industriel).
La société contemporaine des pays du centre (Etats-Unis, Europe, Japon pour l’essentiel) paraît bien être post industrielle au sens banal que la proportion de la force de travail employée dans les industries de transformation et celle de la valeur ajoutée par ces industries dans le PIB sont en décroissance visible. Mais simultanément des productions manufacturières similaires sont en croissance accélérée dans les périphéries émergentes majeures (Chine, Inde, Brésil et autres). Il semble même que les deux proportions évoquées plus haut soient ici en croissance, même si la première de celle-ci (la proportion des travailleurs de l’industrie) demeure modeste. Celle-ci l’est d’autant plus lorsque l’émergence est associée à un mode de lumpen-développement et encore davantage lorsque le processus dit de développement se réduit à ce dernier (voir plus loin : émergence et lumpen-développement).
A l’échelle du système mondial la mesure « exacte d’une évolution éventuelle « post capitaliste » reste donc à faire. Et quand bien même serait-elle faite que cette simple description des faits enregistrés exigerait une explication que les utilisateurs du vocable ne proposent pas (je reviendrai sur les hypothèses que je propose à cet effet).
Classes ou catégories sociales ? luttes de classes ou mouvements sociaux ?
La mode qui accompagne le discours sur la société post industrielle s’est empressée de déclarer « dépassés » les concepts de classes et de luttes de classes. On propose donc (Touraine pas exemple) de substituer les luttes des acteurs qui animent les mouvements sociaux - des luttes dirigées principalement contre l’Etat - à la vision traditionnelle du marxisme (de ce fait considérée comme dépassée) de la lutte des classes (entre autre celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie).
Là encore, et même dans l’hypothèse où les faits observés donneraient quelque crédibilité à la description concernée, il resterait à expliquer pourquoi il en est ainsi. L’explication donnée par Touraine et les autres est tautologique : il en est serait ainsi parce que la société moderne post industrielle est caractérisée par l’émiettement du travail (salarié), la différenciation des statuts, des qualifications et des conditions de l’emploi, le triomphe de l’individualisme etc. Ces caractéristiques, associées aux transformations des façons de produire, elles-mêmes produites par les révolutions technologiques (et en particulier l’informatique), annihileraient la réalité des grandes classes englobantes (comme le prolétariat de l’époque industrielle) pour leur substituer un nombre grandissant de « catégories » sociales qui expriment leurs ambitions à travers des mouvements aussi divers que le sont ces catégories. L’individualisme de son côté promeut le citoyen, ou le genre (« les femmes »), ou la communauté (les émigrés d’origine x) au rang d’acteurs de la transformation. Il s’accompagne de l’adoption de nouvelles postures dans les mouvements sociaux, qui substituent à l’objectif stratégique de la conquête du pouvoir d’Etat comme moyen de transformation de la société, des objectifs particuliers qui visent à réduire le pouvoir d’Etat au bénéfice de celui exercé directement par la « société civile ».
Tout cela est correct en apparence : tous ces phénomènes sont indiscutablement visibles. Mais ces réalités posent problème. La question qu’on doit se poser concernant par exemple l’émiettement des conditions de travail doit nous permettre de savoir si celle-ci est bien le produit nécessaire des révolutions technologiques ou si elle est celui des stratégies du capital instrumentalisant à son profit ces révolutions. Concernant le triomphe de l’individualisme la question est de savoir si les marges réelles qu’il offre à l’exercice de la liberté des individus concernés sont bien celles qu’ils imaginent et, s’il n’en est pas ainsi (ce qui paraît également être le fait constatable) pourquoi et comment l’idéologie de l’individualisme s’est imposée. Question complémentaire : quelle est la distance réelle entre ce qui peut être transformé par les avancées des mouvements sociaux et ce qui ne peut pas l’être sans transformation du pouvoir d’Etat.
Production « on matérielle » ? « Société de services » ? ou capitalisme des monopoles généralisés ?
Là encore il faut aller au-delà de la constatation des faits : la croissance incontestable de productions qualifiées malencontreusement « d’immatérielles » par les uns, plus correctement de « non matérielles » (production de services) par les autres. Constatation indiscutablement correcte pour ce qui concerne les centres capitalistes avancés et dominants, discutable pour ce qui concerne les périphéries, caractérisées par la croissance d’activités d’apparence également non matérielles mais de natures fort différentes de celles qui caractérisent les transformations dans les centres.
Si les productions matérielles, définies comme étant celles qui traitent des matières premières physiquement existantes, avec des équipements tout également visibles pour en fabriquer des produits finis physiques, constituent un ensemble homogène (elles répondent toutes à cette définition) en dépit de leur diversité, il n’en est pas de même des productions immatérielles. On associe ici trop facilement des activités de natures profondément différentes. Car certains de ces services, « immatériels » par nature, sont directement articulés aux productions matérielles. Par exemple le transport et le commerce des produits matériels, les activités financières au service de la production matérielle et des services concernés ici. D’autres produits « immatériels » ne sont pas en rapport avec la production matérielle, ou ce rapport n’est que lointain. Par exemple l’éducation générale (en la distinguant de la formation directement nécessaire pour disposer de la main d’œuvre qualifiée requise) ou, encore mieux, la santé.
Le rapport que les équipements nécessaires pour ces activités immatérielles diverses entretiennent avec le travail de celui qui les utilisent est lui-même divers selon les catégories de productions immatérielles considérées. L’équipement nécessaire pour les transports (infrastructure et matériels de transport) ou pour le commerce (bâtiment et stocks de marchandises) se situe dans une relation au travail direct (des personnels de transport et du commerce) analogue à celui qui régule la relation équipements/travail direct dans la production matérielle. Par contre l’ordinateur de l’enseignant ou les appareils sophistiqués du médecin ne constituent pas des équipements de même nature. Ici l’équipement (produit du travail indirect) n’est pas un substitut au travail direct (comme dans le cas de mécanisation plus poussée dans une usine) mais le complément du travail direct (de l’enseignant, du médecin).
L’amalgame de l’ensemble de ces productions « immatérielles » (qui ont toujours existé d’ailleurs) qui permet d’en tirer la conclusion simple qu’elles sont en croissance beaucoup plus forte que celle des productions matérielles, ne donne pas satisfaction à quiconque est curieux de savoir pourquoi (et dans quelle mesure vraie) il en est ainsi.
Il n’est pas possible de séparer cette question – l’observation des croissances comparées des productions matérielles et immatérielles – de celles qui concernent leur articulation au fonctionnement du système (c'est-à-dire du capitalisme) pris dans son ensemble. J’ai tenté pour ma part de rétablir cette jonction, ignorée par les discours post modernistes. Ce faisant j’ai placé l’accent sur deux séries de questions distinctes. Premièrement la question du surplus grandissant produit par le fonctionnement du capitalisme des monopoles et de son absorption par la croissance d’un département III qui s’ajoute aux deux départements du Capital de Marx. Deuxièmement la question de l’utilité sociale de certaines activités immatérielles, tant dans la société capitaliste que – et – à plus forte raison – dans le projet socialiste de construction d’une société plus avancée en termes de qualité de la civilisation qu’elle propose. Les développements concernant ces deux questions sont repris plus loin.
Toujours est-il que dans la société capitaliste la matérialité sociale des activités de production matérielles et immatérielles réside dans le temps de travail social dépensé pour obtenir un produit quelconque, matériel ou immatériel. Et dans la mesure où la rémunération du travail (salarié pour l’essentiel) est identique (ou comparable) dans toutes ces activités telles qu’elles sont conduites dans le capitalisme des centres développés, c'est-à-dire dans la mesure où cette rémunération ne donne droit à l’accès qu’à une consommation d’un ensemble de biens et services qui n’exigent pour leur production qu’un temps de travail inférieur à celui fourni par le travailleur concerné, toutes ces activités matérielles et immatérielles participent à la création de la plus- value (au sens de Marx) et donc du profit.
Il reste que la mesure de la productivité du travail social dans certaines des productions immatérielles est l’objet de difficultés et d’incertitudes qui leur sont particulières. Dans la production matérielle, dans le court terme, l’amélioration de la productivité du travail social est aisément mesurable : tant de mètres de cotonnades produites aujourd’hui avec une quantité de travail social (direct et indirect) inférieure à ce qu’elle était hier. Mais comment mesurer la productivité du travail de l’enseignant ou du médecin : au nombre des élèves et des patients ? Ou à la qualité des résultats ? Néanmoins, dans le capitalisme, toutes les activités immatérielles lorsqu’elles sont l’objet d’une privatisation capitaliste ont bel et bien une productivité visible pour le capital qui en gère la production, qui est le volume des profits qu’on peut en tirer. Mais ici la productivité en question est une productivité privée qui peut être en conflit avec la productivité sociale de l’activité concernée; alors que dans la production matérielle il y a confusion entre les deux productivités privée et sociale.
La croissance apparente des activités immatérielles est elle-même indissociable de l’évolution de la division du travail. Dès lors que la conception, le design et/ou le contrôle du marché sont extériorisés, c'est-à-dire opérés par des établissements autres que celui qui fournit un produit matériel ou immatériel donné, la production immatérielle se trouve gonflée par cette extériorisation même. Car d’une manière générale l’externalisation pratiquée par les entreprises donne à certains des éléments de leur production le statut de services de sous-traitance.
De surcroît la croissance des activités immatérielles dans les centres dominants est indissociable du partage inégal de la division internationale du travail entre les centres et les périphéries. La délocalisation dans les périphéries de productions matérielles accentue la croissance dans les centres des activités immatérielles assurant le contrôle des premières (par la concentration dans les centres des moyens de contrôle des technologies, de la finance mondialisée, des communications etc.).
Le discours sur la société post capitaliste, post moderne, de services est associé aux développements à la mode concernant l’économie dite cognitive qui dissocie les connaissances scientifiques et les maîtrises technologiques du travail direct pour en faire un facteur de production en soi. Marx, en contrepoint, associe (et non dissocie) les différentes dimensions de cette même réalité qui est le travail social et conceptualise tout autrement sa productivité.
Le travail social met en œuvre les savoirs particuliers et généraux qui permettent à sa productivité d’être ce qu’elle est. Faut-il rappeler ici l’importance que Marx attribue à ce propos ce qu’il appelle le « general intellect » ? De tous temps l’économie a toujours été « cognitive » car la production a toujours impliqué la mise en œuvre de savoirs, même chez le plus « primitif » des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire. Qu’on reconnaisse que les connaissances mises en œuvre dans la production d’aujourd’hui soient infiniment plus avancées que celles exigées par les productions du passé, et même du passé proche de l’industrie du XIXe siècle, il n’y a là qu’une évidence qui demeure plate tant qu’on n’a pas répondu à la question : qui commande le développement des connaissances dans la société contemporaine ? Comment ces connaissances sont sélectionnées pour être mise au service du capital ?
Pour ma part je ne crois pas avoir négligé la prise en compte des réalités décrites plus avant. Je ne me suis pas non plus arrêté à la critique des discours dominants qui les concernent. J’ai tenté d’aller plus loin en les intégrant dans une analyse d’ensemble qui seule permet de les situer, de les remettre à la place qui leur revient. L’axe central de l’analyse qui permet de donner cohérence à l’ensemble de ces phénomènes est constitué par ce que j’appelle le capitalisme des monopoles généralisés dont l’analyse est l’objet de cet ouvrage.